Source et copyright à la fin du texte

 

in Lurin, J. et Nidegger, C. (dir.) Expertise et décisions dans les politiques de l’enseignement, Genève, Service de la recherche en éducation, Cahier n° 3, 1999, pp. 7-18.

 

 

 

 

Devenir expert en restant sociologue

Coup de chapeau à Walo Hutmacher

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Sommaire

La passion de décrire

La passion de savoir

La passion d’enseigner

La passion de construire

La passion de vivre

Références bibliographiques

 

En marge d’un colloque sur l’expertise organisé en son honneur, comment ne pas prendre Walo Hutmacher, sinon comme emblème, du moins comme une figure attachante de l’expertise ? Ayant travaillé avec lui de 1979 à 1994 comme directeur adjoint du Service de la recherche sociologique (SRS), j’ai accepté d’écrire ces pages en ayant l’impression, non de rendre un hommage, mais de donner à voir, à travers quelques aperçus d’une trajectoire singulière, une partie de l’histoire des sciences sociales et de la sociologie de l’éducation.

J’ai trop d’amitié et d’estime pour Walo Hutmacher pour gommer les contradictions et l’ambiguïté qu’il a constamment analysées, mais aussi, à ses heures, incarnées. On ne construit pas des institutions seulement avec de bons sentiments, il faut de la ténacité, le sentiment d’avoir raison, un certain goût du pouvoir, un sens stratégique au-dessus de la moyenne. Devenir un expert engagé et écouté, tout en restant un sociologue critique, est un exercice de funambule. C’est autour de cet exercice que s’articulent les quelques éléments retenus ici, qui ne prétendent ni à l’exhaustivité, ni à la neutralité d’une biographie. Chacun des intervenants a, durant le colloque, rappelé que Walo Hutmacher avait de multiples facettes. Je n’en ferai pas le tour. Un chercheur écrit et son œuvre parle pour lui. Walo Hutmacher a fait beaucoup plus que ce que ses nombreux articles laissent entrevoir. C’est peut-être, tout rituel mis à part, une bonne raison de rappeler quelques bribes de ce qu’il a construit, en attendant qu’il écrive ses mémoires. A en juger par son activité débordante de consultant depuis qu’il a pris sa " retraite ", on peut douter que ce soit sa priorité.

***

Le marché de l’expertise est en pleine expansion. Devenir expert n’exige plus des talents exceptionnels. Dans une société développée, tertiaire, complexe, à l’avenir incertain, on ne compte plus les experts-mercenaires, ceux qui ne sont ni des auteurs, ni des chercheurs, ni même des intellectuels, ceux qui mettent leurs méthodes et leurs savoirs au service du plus offrant.

On aurait tort de confondre ces experts anonymes, dont l’expertise est la seule identité, qui font carrière dans l’expertise, avec les chercheurs que leur itinéraire a conduits à s’impliquer par intermittence dans les débats de société et la conduite des affaires humaines.

A quoi reconnaît-on les uns et les autres ? Les experts-mercenaires n’ont pas plus d’états d’âme que de perspectives politiques. Ils passent sans sourciller de l’administration publique aux organisations internationales ou aux entreprises, ils épousent pour un temps, par méthode, sans convictions les finalités, le système de valeurs, les stratégies de leur commanditaire, ils étudient les dossiers, analysent des données, font des propositions raisonnables, s’inclinent devant le réalisme institutionnel et n’entrent pas en conflit avec le pouvoir en place.

Les chercheurs engagés et impliqués, comme Walo Hutmacher, sont des intellectuels, des francs-tireurs, qui prennent le risque d’être éjectés d’un cercle ou d’un autre, et qui le sont, de temps à autre, pour avoir trop abusé de l’esprit critique, avivé ou mis en évidence les contradictions du système, au grand dam de ceux qui veulent faire croire que tout est sous contrôle.

De tels experts sont respectueux de la démocratie, mais pas de la pensée officielle. Ils ne se prennent pas pour des magistrats élus, ni pour des mages légitimes du seul fait de leur savoir. Ils défendent ouvertement des valeurs, une politique, une vision de l’école et du monde, sans les faire passer pour des expressions de la raison scientifique. Leur formation de chercheur les a familiarisés avec la dialectique du savant et du politique. Ils savent que la connaissance objective est un inaccessible idéal, qu’il faut y tendre de façon obsessionnelle, mais qu’aucune méthode n’en est définitivement garante.

Ils savent aussi qu’aucune nécessité absolue ne dicte les thèmes de recherche et qu’on choisit d’éclairer tel ou tel mécanisme parfois parce qu’il est intellectuellement fascinant, souvent parce qu’il est au cœur de ce qui préoccupe les êtres humains : l’égalité, l’autonomie, le sens, le pouvoir, la continuité, le changement, la coexistence pacifique, la maîtrise de l’avenir. Walo Hutmacher s’est rarement intéressé à des domaines sans importance aux yeux des acteurs, que ce soit dans le champ de l’éducation, du travail social, de la planification ou de la politique de la science. Aucun des travaux qu’il a conduits ou suscités n’a appelé cette remarque aigre-douce, que suggèrent certaines recherches : Tiens, il y a des gens payés pour étudier des questions que le commun des mortels ne comprend pas et dont il ne voit pas l’utilité. Même ses intérêts pour l’histoire de l’éducation ont toujours été liés à la passion de comprendre le présent.

Walo Hutmacher

Caricature de Raymond Stockly

 

La passion de décrire

La transparence des phénomènes sociaux a toujours été une des priorités de Walo Hutmacher. Il a compris très tôt que la statistique était trop importante pour qu’on l’abandonne aux statisticiens. Ces derniers ont aujourd’hui des formations universitaires en sciences sociales, qui les rendent capables de juger des besoins et des enjeux. C’est un phénomène récent, qui résulte en partie de l’apport d’économistes, de démographes, de géographes, de politologues, de sociologues, qui ont défendu depuis quelques décennies l’idée que derrière les chiffres, il y avait des concepts, des théories, mais aussi des enjeux de connaissance et de société. Walo Hutmacher s’est engagé dès les années 60 sur le front de la statistique scolaire et de ses outils informatiques. Sans doute, son goût des données quantitatives, de leur conception et de leur analyse, l’a-t-il soutenu dans son investissement constant dans ce champ. L’informatique, les bases de données, les systèmes d’indicateurs sont de beaux jouets technologiques et conceptuels, il est tentant de se prendre au jeu. Walo Hutmacher n’a jamais " viré de bord ", dirait Brassens. Il a flirté avec le monde des statisticiens-techniciens et des statisticiens-technocrates, sans s’y intégrer, alors qu’il aurait pu, à maintes reprises, abandonner la recherche pour construire à plein temps des bases de données ou des indicateurs.

Grâce à lui, les chercheurs en éducation genevois vivent sur une mine de données sans équivalent dans les autres cantons suisses et même dans de nombreux pays développés. Paradoxalement, ils se sont intéressés de plus en plus à la recherche qualitative, ne se servant des données accumulées sur le système éducatif que pour échantillonner des populations ou vérifier des ordres de grandeur. Si bien que des trésors sommeillent encore, largement inexploités par la recherche, dans les bases de données genevoises et suisses. Tous les chercheurs qui ont côtoyé Walo Hutmacher ont été impressionnés par sa capacité d’inventer des tableaux et de les faire parler. Ils ont parfois hésité à rivaliser avec lui sur ce terrain. Peut-être les données qu’il a contribué à construire seront-elles d’autant mieux utilisées qu’il n’est plus le maître des lieux…

La statistique sociale est toujours un peu en retard sur la conceptualisation : on disposait de statistiques d’état lorsqu’on se posait des questions sur les flux, on s’interrogeait sur les carrières au moment où les flux étaient connus et on voulait connecter les cursus aux acquis cognitifs lorsqu’une statistique des carrières devenait possible… En dépit de ce décalage, Walo Hutmacher a toujours su se servir des données pour poser des problèmes émergents et élever le débat politique. Intrigué par les changements, il l’est plus encore par les invariants et les constances que dessinent, sans que personne ne le décide, les effets agrégés de décisions individuelles (bien avant que Boudon ne les baptise " effets pervers ").

Walo Hutmacher n’a jamais été comptable dans l’âme. Les chiffres et les tableaux n’ont pour lui d’intérêt que parce qu’ils parlent des gens et de leurs pratiques, même si cela reste abstrait pour la plupart de ceux qu’un pourcentage rebute. La réalité sociale est en partie statistique et l’on ne comprend rien, par exemple, à l’échec scolaire et aux inégalités si l’on n’est pas capable d’en mesurer l’ampleur, l’évolution et les variations entre systèmes éducatifs.

Sa passion de donner à voir des réalités arides, pour faire comprendre ce qui se joue et se prépare, est une des constantes du rapport qu’a entretenu Walo Hutmacher avec les responsables du système éducatif. Dans les années 60, l’époque héroïque de l’informatique, on sortait à peine des tableaux composés à l’aide d’une trieuse de cartes perforées. Les premiers programmes statistiques développés dans les universités étaient d’une pauvreté désolante pour qui ne voulait pas se limiter à des analyses de variances ou de régression, mais construire des tableaux. Tout juste arrivait-on à construire un tableau à double entrée, à condition d’ajouter les rubriques à la main sur des tableaux dans lesquels des astérisques séparaient lignes et colonnes… Walo Hutmacher a donc conçu &endash; sans les écrire lui-même, la programmation est une des formes de bricolage qu’il n’a pas pratiquées &endash; des logiciels sophistiqués de tabulation, adaptés aux données de la statistique scolaire. On ne fait guère mieux aujourd’hui, même si les tableurs nous ont habitués à un grand confort de mise en page. Walo Hutmacher a suscité le développement de tels outils, en a testé les versions successives et s’en est servi de façon intensive pour décrire les processus de sélection et d’orientation à l’œuvre dans le système scolaire genevois. Il a montré en mille occasions qu’on pouvait rendre un système scolaire " intelligent " en lui présentant des données accessibles. Sans doute, on trouverait des cadres scolaires qui avoueraient qu’ils " n’ont jamais rien compris " à l’Annuaire statistique de l’éducation, que Walo Hutmacher a créé et développé. Il n’empêche que, grâce à ces données et aux analyses qui les accompagnaient, les décideurs du système éducatif genevois qui n’avaient pas peur des chiffres disposent, depuis plus de trente ans, d’outils remarquables de planification et de décision.

Walo Hutmacher n’a jamais cru qu’on pouvait délivrer des données et se retirer du jeu. Il a passé un nombre incroyable d’heures à expliquer les tendances, les différences, à alerter ou à rassurer, de préférence dans le cadre d’un groupe de travail, autour d’un problème très pratique à résoudre : construire ou non un collège, ouvrir ou non de nouvelles classes, créer ou aménager des filières pour modifier les flux, prévoir le nombre d’enseignants nouveaux à engager dans cinq ans, etc.

Cette volonté de donner des bases sérieuses au débat sur l’éducation a conduit Walo Hutmacher à contribuer à la modernisation de la statistique fédérale, puis à s’investir dans le projet de l’OCDE sur les indicateurs de l’enseignement. Comme le souligne Norberto Bottani, qui a œuvré avec lui dans le cadre du projet INES, Walo Hutmacher a joué un rôle déterminant dans le groupe de consultants scientifiques qui a conçu le système d’indicateurs et a accompagné sa mise en œuvre. Les Genevois n’ont pas toujours su mesurer son engagement au plan national et international. Lorsqu’ils l’ont deviné, ils l’ont mis plutôt sur son goût &endash; bien réel &endash; des voyages et des organisations internationales, parfois en se sentant un peu abandonnés, sans comprendre que si l’évolution des systèmes éducatifs se dessine aujourd’hui largement à l’échelle des continents et de la planète, ses acteurs sont aussi &endash; et c’est bien ainsi &endash; des gens engagés dans leurs systèmes nationaux respectifs, qui pensent plus large et voient plus loin que la collectivité qui les emploie. Walo Hutmacher s’est préoccupé de la mondialisation de l’économie et de la culture bien avant que les médias n’en fassent leurs choux gras.

 

La passion de savoir

Son implication dans toutes sortes de projets a offert à Walo Hutmacher des occasions multiples de " migrer " vers d’autres fonctions, de management ou d’expertise pure. Qui n’aurait pas eu, chevillé au corps, le désir de produire et de diffuser des savoirs issus de la recherche, se serait laissé tenter par les Sirènes de la politique, de la haute administration ou des organisations internationales.

Cette fidélité au développement des sciences sociales (la sociologie, mais aussi la démographie, l’économie, l’histoire de l’éducation) est paradoxale : diriger un service de recherche qui, en 1997, au moment où Walo Hutmacher a passé le flambeau à Norberto Bottani, comptait trente collaborateurs, en majorité des chercheurs, c’est se trouver occupé à tout, sauf à faire de la recherche soi-même. C’est une position inconfortable, surtout si on l’a acceptée pour faire de la recherche. Walo Hutmacher a créé le Service de la recherche sociologique en 1966, en autonomisant une section de sociologie qu’il avait constituée quelques années auparavant au sein du Service de la recherche pédagogique, avec la bénédiction de Samuel Roller, qui en était alors le directeur, avant de partir à Neuchâtel, en 1970, fonder avec Jean Cardinet l’Institut romand de recherches et de documentation pédagogiques. A l’époque, le SRS était une petite unité. Elle allait grandir rapidement et compter trois sections : informatique, statistique et recherche. Assez rapidement, dans l’emploi du temps du jeune directeur, la gestion de l’ensemble l’emportait sur l’activité personnelle de recherche. Mais à aucun moment, il ne lâchait le travail méthodologique et théorique, même s’il déléguait le travail sur le terrain, qui prenait à l’époque la forme classique d’enquêtes standardisées, pour s’élargir progressivement à des démarches plus qualitatives d’observation participante ou de recherche-action.

Cette présence, de l’écriture du projet à la publication des résultats, en passant par l’analyse des données et les négociations avec les mandants, n’allait pas sans susciter des conflits, on s’en doute. Les chercheurs ne vivaient pas toujours sereinement le fait d’avoir un interlocuteur aussi actif et exigeant dans leur champ même de compétence, interférant avec leurs choix de méthode ou d’écriture. Ils se sont dit parfois, comme moi sans doute, que Walo Hutmacher était plus heureux dans le " faire " que dans le " faire faire ", qu’il avait trop de plaisir à mettre la main à la pâte pour déléguer sans regret ce qu’il aurait pu accomplir lui-même.

Tout en rêvant parfois d’un directeur qui ignorerait tout du métier et leur ficherait royalement la paix, les sociologues du SRS ont toujours reconnu la détermination et l’habileté de Walo Hutmacher à faire reconnaître la légitimité de la recherche en sciences sociales, en particulier dans l’administration scolaire. A Genève, la partie était loin d’être gagnée et en Suisse, elle reste incertaine. Alors que d’autres centres de recherches cantonaux adoptaient un profil bas et se contentaient d’être pourvoyeurs de données et bureaux d’études au service de l’administration, Walo Hutmacher plaidait d’emblée pour un rôle critique, une position indépendante, une collaboration avec tous les acteurs et une présence de la recherche sur un double marché : le marché intérieur, politico-administratif et le marché scientifique classique, avec des recherches subventionnées par le Fonds national et des partenariats avec les universités (Hutmacher et Perrenoud, 1974).

Cette orientation a été soutenue d’emblée par André Chavanne, qui a été durant vingt-quatre ans chef socialiste du Département de l’instruction publique à Genève, puis par ses successeurs, Dominique Föllmi, démocrate-chrétien et Martine Brunschwig-Graf, libérale. Cet appui politique multicolore a été relayé sans faille &endash; en dépit de quelques moments de fortes tensions &endash; par les secrétaires généraux du même département, dont dépendait le Service de la recherche sociologique, René Jotterand, puis Marie-Laure François. Le soutien et la confiance de ces magistrats et hauts fonctionnaires, ajoutés à l’alliance entre la recherche sociologique et la statistique scolaire et ses outils informatiques ont joué un rôle important dans l’équilibre des rapports entre le service de la recherche sociologique et l’administration scolaire.

La place me manque ici pour retracer l’évolution des problématiques et des méthodes de recherche en sociologie de l’éducation. On se reportera à d’autres sources (Busino, 1982 ; Perrenoud, 1992). Je soulignerai seulement la dimension stratégique et tactique du développement de la recherche. Stratégique, car il s’agissait, bien avant de quêter des fonds ou des autorisations, de rendre légitime, comme pratique professionnelle de recherche, une sociologie que les événements de mai 1968 avaient habitué à voir comme une critique dévastatrice de l’ordre établi, impression que les ouvrages de Bourdieu et Passeron (1970) ou Baudelot et Establet (1971) n’avaient pas démentie. La sociologie " sentait le soufre " et l’engagement idéologique des sociologues travaillant au SRS, notamment en faveur de l’égalité des classes sociales et des sexes devant l’école, ne permettait pas de blanchir la sociologie de l’éducation du soupçon d’être militante. Présence et compétence ont équilibré ce handicap, à la faveur, il faut le souligner, d’une culture citadine et tertiaire autorisant le débat d’idées. Walo Hutmacher, quittant l’Argovie via une maturité à Fribourg, pour faire ses études universitaires à Genève, avait peut-être pressenti que c’était à l’époque le seul endroit en Suisse où la recherche sociologique ne serait pas confinée dans l’Alma Mater…

Présence : si la recherche en éducation dans l’administration publique a conquis une certaine indépendance à Genève, c’est parce que Samuel Roller puis Raymond Hutin au SRP, Daniel Bain, puis Gilbert Métraux, puis Fiorella Gabriel, au CRPP, Walo Hutmacher au SRS, puis au SRED, comme leurs proches collaborateurs, ont toujours considéré que leur travail était non seulement de conduire des travaux utiles et d’en présenter les résultats aux acteurs du système éducatif, mais d’être présents dans tous les débats majeurs, de la réécriture de la loi sur l’instruction publique ou des programmes romands à la planification budgétaire, en passant par toutes sortes de dossiers délicats : horaires scolaires, relations familles-écoles, rénovations de l’enseignement du français, etc.

Il y avait à cela quelques raisons :

Walo Hutmacher a incarné cette présence, en impliquant tour à tour ses collaborateurs. Cela a stabilisé un dispositif de recherche sans pareil en Suisse et qui, globalement, a bien affronté la crise économique et &endash; pour l’instant &endash; celle des finances publiques.

Compétence : à quoi servirait-il d’être présent si l’on n’apporte rien de neuf et de différent ? Walo Hutmacher a toujours revendiqué la posture spécifique de la recherche, affirmé qu’elle ne devait être prisonnière d’aucune obédience, qu’elle ne travaillait pas pour conforter ou mettre à mal les thèses d’une direction ou d’une association, ni pour cautionner une politique, mais pour donner à voir la réalité et participer à son analyse. De plus, les sociologues interviennent parfois trop longuement et utilisent des mots inutilement compliqués pour dire des choses simples. Walo n’a pas échappé entièrement à ce travers, non par souci d’hermétisme, mais pour ne pas renoncer au relativisme, au constructivisme, à la pensée complexe et dialectique qu’exige l’analyse des systèmes sociaux. De telles " prétentions " ne sont supportables que si l’on dit " assez souvent " des choses pertinentes…

 

La passion d’enseigner

Peut-être est-ce la moins connue des passions professionnelles de Walo Hutmacher, un secret entre lui et ses étudiants du cours donné, sans discontinuer, depuis 1973, au premier cycle des études en sciences de l’éducation. Son titre : " Education et société ". Au départ, c’était un intitulé diplomatique, pour ne pas dire " sociologie de l’éducation ", discipline que Roger Girod enseignait encore au Département de sociologie de la Faculté des sciences économiques et sociales. Ancien assistant de Roger Girod, ami des sociologues qui lui ont succédé, Walo Hutmacher a néanmoins été vécu aussi, assez vite, comme un concurrent sur la place genevoise, puisqu’il a construit le seul service de recherche sociologique extra-universitaire qui puisse faire de l’ombre aux travaux académiques…

Finalement, sous ce titre, " Education et société ", s’est développé un enseignement plus large qu’une classique introduction à la sociologie de l’éducation, plongeant ses racines dans l’histoire et l’anthropologie, se nourrissant certes de Pierre Bourdieu, Alain Touraine ou Edgar Morin, mais aussi de Norbert Elias, Max Weber, Philippe Ariès ou Michel Foucault.

Son enseignement a permis à Walo Hutmacher de théoriser oralement, dans l’éphémère de la parole magistrale. Alors qu’il écrivait volontiers, durant la nuit, un rapport de quinze pages sur l’évolution démographique ou l’aggravation de l’inégalité sociale devant le redoublement, alors qu’il pouvait en un week-end jeter les bases d’une statistique originale, l’écriture plus théorique lui a toujours été moins clémente. Peu d’éditeurs d’un ouvrage collectif ont pu, de temps en temps, lui extorquer un chapitre théorique, d’ailleurs au prix d’une infinie patience. Quant à écrire un livre… il aurait fallu qu’il se prenne pour un auteur, ce que ses origines sociales lui interdisaient sans doute. Peut-être devient-on sociologue de l’éducation parce qu’on subit insidieusement l’inégalité sociale devant l’écriture autant qu’on la refuse rationnellement.

L’enseignement universitaire a été et reste pour Walo Hutmacher le registre privilégié de la liberté théorique. Comme si l’oral justifiait une liberté d’expression que l’écrit interdit. Comme si la théorie devait rester improvisée, surgir sans être annoncée, pour conserver l’insoutenable légèreté de la pensée qui se construit au fil de la parole, sans laisser de traces. Il n’est pas sûr que les étudiants découvrant l’invention de la fourchette en Europe aient toujours saisi le rapport avec les différences culturelles dans les écoles d’aujourd’hui, ni compris qu’ils assistaient à une construction originale plutôt qu’à une synthèse d’acquis bien connus. Il reste que des générations d’étudiants ont été initiées à une pensée sociologique sans concession, souvent abstraite, que certains ont rejetée alors que d’autres écoutaient avec ivresse, sidérés, comprenant enfin quelques-uns des mécanismes de socialisation dont ils étaient les produits…

Cette passion d’expliquer les mécanismes sociaux se manifeste aussi dans d’autres cadres, dans des groupes de travail, au bistrot, au détour d’une conversation professionnelle ou amicale. Le propos se transforme parfois en un cours ex cathedra, que nul n’ose interrompre…

 

La passion de construire

Sans doute est-ce la plus perceptible de ses passions, pour qui rencontre Walo Hutmacher pour la première fois. Alors qu’un groupe de travail quelconque tourne autour du pot, il est déjà en train d’échafauder une stratégie et un dispositif, de les proposer, d’emporter l’adhésion.

Le Service de la recherche sociologique est évidemment l’œuvre principale. Giovanni Busino a su, dès 1982, prendre la mesure du travail de bâtisseur de la sociologie accompli par Walo Hutmacher, avec lequel il a partagé dans les années 70 la responsabilité d’une recherche pionnière sur la déviance juvénile :

" Lorsqu’on écrira l’histoire de la sociologie en Suisse romande, on s’apercevra que le SRS a certainement joué un rôle capital dans le développement de la recherche sociale et dans son institutionnalisation. Mettant à la disposition des chercheurs des alvéoles de réflexion, des infrastructures matérielles importantes, une banque de données unique en Suisse romande, il a surtout forgé les conditions pour la création d’une véritable culture sociologique en Suisse.

Ce n’est pas le moindre mérite de W. Hutmacher, le directeur du SRS, que d’avoir réussi, avec une obstination de marin, et avec une sagacité froide et sans illusions, avec son talent de grand administrateur de recherches, là où d’autres ont échoué lamentablement. Il a favorisé la naissance d’un type de sociologue ni fermé sur l’extérieur, ni intellectuel organique à la façon de Gramci, mais un chercheur sachant correctement répondre aux objectifs sociaux de son métier, maintenant pleinement les exigences intellectuelles propres à sa vocation, faisant de la recherche sociologique non pas pour la société, mais dans les réalités du monde actuel agité par les conflits.

Dans un pays où la sociologie n’a jamais eu bonne presse et où les jeunes sociologues ayant quitté les universités sont redoutés autant que les maladies vénériennes, le travail d’organisation accompli par W. Hutmacher me paraît très important et mérite notre reconnaissance " (Busino, 1982, pp. 285-86.).

Ce n’est pas la seule entreprise un peu folle. Les sociologues qui entouraient Walo Hutmacher ont eu à maintes reprises l’impression qu’il allait être happé par les appareils qu’il contribuait à créer et, au début, à animer. Appareils statistiques, mais aussi sociétés scientifiques et appareils politico-scientifiques (Société suisse de sociologie, sociétés suisses des sciences humaines, Société pour la recherche en éducation ou la formation professionnelle, Fonds national, Conseil suisse de la science, programmes nationaux à l’échelle suisse, CERI, groupe de l’OCDE sur les indicateurs, INRP, Association des sociologues de langue française, régions européennes, et j’en oublie, à l’échelle internationale).

Je ne puis décrire toutes ces entreprises, favorisées par sa connaissance des trois langues nationales, sa maîtrise de l’anglais et son goût de la communication entre cultures. Elles sont d’ailleurs restées en partie des aventures personnelles. Je ferai une exception pour la Société suisse de sociologie, que Walo Hutmacher, président de 1971 à 1982, a fait passer, avec la complicité de Jean-Pierre Fragnière, de l’état d’aimable confrérie de notables à celui d’association professionnelle dotée d’une revue, d’une collection d’ouvrages sociologiques chez Peter Lang, d’une stratégie de développement des sciences sociales et du potentiel de recherche. Notre pays reste &endash; relativement à nos voisins &endash; sous-développé dans le domaine des sciences sociales. S’il l’est un peu moins qu’au début des années 70, c’est notamment grâce à Walo Hutmacher, inlassable avocat du développement d’une recherche fondamentale aussi bien qu’appliquée. La création des programmes nationaux de recherche introduisait d’ailleurs une catégorie intermédiaire, que Walo Hutmacher a investi en proposant, en rédigeant, puis en présidant, le Programme national de recherche 33 (PNR 33) sur l’efficience des systèmes de formation. Il a également contribué au développement de la recherche sur la formation professionnelle, parent pauvre, s’il en est, des sciences de l’éducation en Suisse, en nouant un rôle moteur dans le Programme national de recherche 10 (PNR 10), Education et vie active, puis en créant avec quelques autres la Société suisse pour la recherche sur la formation professionnelle (SRFP).

Je ferai une autre exception pour la rénovation de l’enseignement primaire genevois, que Walo Hutmacher a doublement contribué à amorcer :

Cette double influence témoigne, de façon emblématique, d’une articulation forte entre la recherche critique et l’expertise constructive.

Architecte, bâtisseur, entrepreneur : ces métaphores s’imposent. Elles désignent l’art et le désir de construire. Qui pourrait croire qu’ils n’ont aucunement partie liée avec le goût du pouvoir ? Walo Hutmacher n’a été un interlocuteur commode ni pour ses collaborateurs, ni pour ceux qui, dans d’autres institutions, s’opposaient à ses projets ou ne lui accordaient pas assez vite des autorisations ou des crédits. A-t-il été, reste-t-il un " homme de pouvoir " ? Oui, si le pouvoir est un moyen de réaliser des projets, de mobiliser des gens, d’obtenir les coopérations nécessaires. Non, si le goût du pouvoir est nourri du plaisir d’écraser l’autre, de l’humilier, d’annihiler sa liberté. Cela ne veut pas dire que nul n’a souffert : la passion de construire peut favoriser des formes de tyrannie… On le pardonne aux grands chefs d’orchestre, aux architectes un peu visionnaires, pourquoi pas aux sociologues qui construisent leur discipline en l’ancrant dans l’histoire et en la projetant dans l’avenir ?

Le goût des politiques et des institutions s’allie à un vif engagement en faveur du libre débat, du développement de la démocratie, de l’autonomie des établissements et des praticiens. Walo Hutmacher est de ceux qui ont contribué, notamment en collaboration avec les leaders syndicaux genevois et romands, à la professionnalisation du métier d’enseignant et à l’essor des projets d’établissements. Pour ne pas tomber dans l’angélisme, disons tout de même que certains chercheurs ont considéré la " walocratie " comme une forme sophistiquée de monarchie constitutionnelle, l’autonomie n’étant concédée qu’à ceux qui s’en montraient dignes, par une argumentation serrée et grâce à un travail incessant…

 

La passion de vivre

Guy Jobert (1998) vient d’écrire, pour son habilitation, un très bel ouvrage qui sera bientôt publié. Il s’intitule De la compétence à vivre. Cette formule pourrait, s’il fallait n’en retenir qu’une, caractériser assez bien Walo Hutmacher. Cette compétence suppose le projet de changer le monde, qui n’est sans doute pas exempt d’inquiétudes métaphysiques. Mais la compétence à vivre, c’est plus que l’engagement, c’est l’art et la manière, l’énergie, l’utopie, la persévérance, la capacité de survivre aux échecs, de repartir, tout en continuant à aimer les gens et à dialoguer avec eux. La compétence à vivre n’a que faire de l’âge légal de la retraite. La preuve, c’est que Walo Hutmacher n’a jamais été aussi occupé que depuis qu’il n’a, en principe, plus rien à prouver… A-t-il davantage de temps pour faire du bateau ? Je n’en suis pas sûr.

Quels sont les sources de cette énergie ? Des biographes plus sourcilleux, un peu historiens, un peu psy, les découvriront peut-être. Un des moteurs et l’une des limites de l’itinéraire de Walo Hutmacher est sans doute sa mobilité sociale ascendante, racine de ses audaces conquérantes aussi bien que de ses angoisses d’auteur, que l’on peut deviner, mais que l’intéressé est seul à même de dévoiler, entre psychanalyse, sociologie, histoire de vie et roman familial.

Sans le goût de vivre, l’humour et la sérénité de Ruth Hutmacher, Walo Hutmacher serait-il ce qu’il est ? Qu’on ne s’y trompe pas, qu’on abandonne l’image d’une femme au foyer tout entière dévouée au repos du sociologue et à l’éducation de leurs deux filles. Rappelons alors que Ruth Hutmacher, longtemps secrétaire générale de l’ASTURAL, est l’une des figures contemporaines de la Genève du travail social, ce qui explique sans doute les nombreuses incursions de Walo Hutmacher dans ce monde parallèle à l’éducation et les liens qu’il ne cesse de tisser entre formation, déviance, famille, marginalité, prise en charge, ordre social, politiques et institutions.

Ceux qui ont la passion de vivre épuisent ceux auxquels elle fait défaut. Walo Hutmacher est trop remuant pour n’avoir que des amis. Aurait-il fait tout ce qu’il a fait sans amitiés, alliances fortes et complicités durables, connues ou informelles ? Il serait juste de citer ici les noms de tous ceux qui ont souqué dans les mêmes galères, parfois sous ses ordres, parfois à ses côtés. Comme je ne les connais pas tous et que j’oublierais une partie de ceux que j’ai croisés, je me borne à les évoquer. Ils raconteraient sans doute un autre personnage, mettraient d’autres facettes en lumière, auraient appris d’autres choses à son contact. Mais tous conviendraient qu’ils ont côtoyé quelqu’un de bien vivant, à la fois enraciné dans son siècle et la tête dans les nuages !

 

Références bibliographiques

Baudelot, C. et Establet, R. (1971) L’école capitaliste en France, Paris, Maspéro.

Bourdieu, P. et Passeron, J.-C. (1970) La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Ed. de Minuit.

Busino, G. (1982) Réflexions rhapsodiques et asymptotiques en marge des transformations/évolutions de la sociologie de l’éducation en Suisse romande de 1960 à 1982, Revue européenne des sciences sociales, n° 63, pp. 251-302.

Hutmacher, W. (1990) L’école dans tous ses états. Des politiques de systèmes aux stratégies d’établissement, Genève, Service de la recherche sociologique.

Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre l’échec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 36.

Hutmacher, W. et Perrenoud, Ph. (1974) De la recherche en éducation à la pratique scolaire, Études pédagogiques, pp. 38-54.

Jobert, G. (1998) La compétence à vivre. Contribution à une anthropologie de la reconnaissance au travail, Tours, Université François Ralelais, Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches.

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