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Gérer le temps qui reste :
lorganisation du travail scolaire
entre persécution et attentisme
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
2000
Entre attentisme et persécutionSavoir optimiser les processus dapprentissage
Donner plus de temps aux élèves lents ?
Lemploi optimal du temps scolaire et lorganisation du travail
Pour conclure : la gestion du temps entre efficacité et autonomie
Organiser un cursus détudes, planifier le travail scolaire et lorganiser au quotidien, cest adopter un rapport plus ou moins tendu au temps qui reste. Cette tension, entre persécution et attentisme, est lobjet de cet article.
A quel niveau se joue-t-elle ? Le système éducatif semble imposer une organisation temporelle aux enseignants et aux élèves : programmes structurés en années ou en cycles, structuration de lannée et de la semaine décole, grille horaire attribuant des temps protégés aux disciplines. On pourrait en conclure que la structuration institutionnelle du temps scolaire contraint ou préfigure lorganisation du travail. En réalité, les choses sont plus complexes, pour au moins deux raisons :
la structuration institutionnelle du temps scolaire, comme le programme qui lui correspond, laissent de larges marges dinterprétation ; dans cette mesure, lorganisation fine du temps dépend des modes dorganisation du travail adoptés par les enseignants, individuellement ou collectivement, dans leur sphère dautonomie professionnelle ;
à longue échéance, la structuration institutionnelle du temps scolaire se calque sur les pratiques des enseignants et le mode dominant dorganisation du travail dans les classes ; si la structuration du temps mettait de nombreux enseignants en difficulté, elle serait aménagée pour tenir compte des contraintes du travail quotidien.
Je me propose donc ici danalyser le temps scolaire à partir des pratiques et des problèmes dorganisation du travail. Jadopterai en outre un angle de vue particulier : les pédagogies différenciées et les cycles dapprentissage pluriannuels, innovations défendues dans de nombreux pays développés, appellent une autre organisation du travail scolaire, donc du temps, ce qui avive danciens dilemmes ou en crée de nouveaux.
Un jour, les élèves quittent lécole. Peut-être y retourneront-ils quelques années plus tard ou sengageront-ils dans une formation destinée aux adultes. Une chose est sûre : plus ils quittent lécole faiblement instruits, blessés par des échecs successifs, brouillés avec le savoir, plus les chances de les retrouver en formation dadultes samenuisent. A lécole, ils ont pris conscience, selon la formule de Bourdieu (1966), de leur " indignité culturelle ", on leur a fait comprendre quils " nétaient pas faits pour les études ". Lécole produit un paradoxe, un de plus : ceux qui tirent le moins de profit de la scolarité de base sont ceux qui ont à la fois le plus grand besoin et la plus faible envie de reprendre des études.
Il sensuit que les enseignants et responsables scolaires qui refusent le fatalisme de léchec (CRESAS, 1981) ont intérêt à se soucier du temps qui passe et à optimiser lusage du temps qui reste, notamment pour les élèves qui la quitteront avant davoir atteint un niveau suffisant pour affronter la vie qui les attend.
Plus il est conscient de la nécessité doptimiser le temps qui reste, plus un enseignant vit dans un compte à rebours permanent. Cela peut devenir obsessionnel et générateur de stress, par exemple lorsque le souci de ne pas perdre de temps exerce une pression insupportable sur les élèves les moins rapides. Lécole est souvent écartelée entre la peur de perdre du temps et la conscience des limites à respecter pour que la condition des élèves reste vivable. Selon les périodes, les pays, les âges, mais aussi les écoles et les enseignants, cette tension est plus ou moins forte. On bascule à lextrême, dun côté dans lattentisme inefficace, de lautre dans une " persécution " non moins stérile.
Persécution : ce vocable peut sembler inutilement dramatique. La persécution par le temps ne prend pas en général le sens le plus fort retenu par le Robert : " Traitement injuste et cruel infligé avec acharnement ". La pratique correspond mieux au sens plus large, que le Robert date de 1680 : " Mauvais traitement dont on est la victime ". Le Robert renvoie assimile persécution à maltraitance. Or, " maltraiter ", cest notamment " Traiter avec rigueur, inhumanité. Brimer, malmener, rudoyer ".
Dune émission de la télévision belge, jextrais le dialogue suivant entre un instituteur, qui mène linterview, et deux enfants de dix ans. Ce ne sont pas ses élèves. Il les interroge, hors de leur classe, sur leurs camarades qui nont pas de difficultés :
Enfant A : Ils sont intelligents, alors ils sont en tête et nous on est à la queue. Alors, eux, quand ils ont fini ils demandent plus, ils demandent plus parce quils aiment bien. Mais nous, si on est à la queue on est en retard, on est en retard, de plus en plus, puisque plus en plus queux, ils avancent, plus en plus nous on reste au même point ben, il insiste, Monsieur, à travailler ; puisquil, Monsieur, il dit : " Ben cest bien ça, une classe parfaite ". Mais nous, si on nest pas parfait, on traîne derrière, on sait rien faire.Enfant B : On na pas le temps de quand on a fini on na pas le temps de de souffler un coup, tout de suite grammaire, faites grammaire, devoirs, grammaire.
Enfant A : Des fois on na pas fini et il nous donne à achever pour la maison. Mais Valérie et Sébastien, ils ont fini, hein. Eux, ils sont contents, mais nous on est derrière. Parce que sils ont fini, tant mieux, mais nous si on na pas fini cest pour la maison et on fait autre chose ; alors les devoirs quon a quand on rentre chez soi, heu, cest pas la joie. Moi des fois je reste jusquà huit heures pour faire mes devoirs.
Instituteur : Tu penses qu'on en demande trop aux enfants ?
Enfant A : Cest pour quils soient bien préparés pour lannée prochaine.
Instituteur : Donc cest bien, vous souffrez mais c'est pour votre bien ?
Enfant A : On souffre pour notre bien mais on peut souffrir dune autre manière. Cest pas souffrir parce quon a mal.
Instituteur : Cest quoi alors ?
Enfant A : Cest souffrir parce quon est débordé, parce ce quon en a marre de faire de trop ! Alors on aimerait bien ralentir mais ça, Monsieur, il ne comprend pas puisquil dit cest comme avant on travaillait tout doucement, mais on travaillait quatre en plus que nous. Mais Monsieur, avant il travaillait quatre heures en plus mais tout doucement. Alors maintenant il dit, alors maintenant il dit que
Enfant B : On va perdre du temps.
Enfant A : Cest une sorte de révolution, tout doit aller plus vite. On na pas le temps à perdre et tout. Ben lui il se dit : " Ben les gosses, ils semmerdent jusque, jusquà six heures à lécole ". Alors lui il dit : " Trois heures et demie ça suffit mais alors il faut accélérer ! " Mais nous cest tout le contraire pour nous quil faut : il faut travailler doucement, bien apprendre, tout doucement, calmement, et travailler jusquà six heures. Parce que trois heures et demie mais on a deux heures et demie en moins alors il faut boulotter deux fois plus vite.
Instituteur : Tu aimerais des journées plus longues ?
Enfant A : Oui, et moins travailler et travailler moins vite. Mais seulement Monsieur, il veut pas perdre cette idée, alors sil nous demande de travailler plus longtemps, on ne pourra même pas achever sa phrase quil va nous dire : " Travaillez plus longtemps, mais plus vite ! " Mais ça va plus ça, hein !
Ce dialogue illustre une souffrance qui souvent, hélas, naccède pas à une verbalisation aussi lucide et se vit comme une tare plutôt que comme la résultante dune organisation déraisonnable du travail. Lobsession de ne pas perdre de temps marginalise les élèves en difficulté et produit de léchec, en édifiant un rapport au savoir qui ne peut que détourner dune reprise des études. Les élèves lents et en échec se souviennent de linvitation réitérée à avancer dans leur travail et dans le programme mieux que du contenu des enseignements. La persécution nest pas ici lexpression dun quelconque sadisme. Il ny a pas volonté de faire souffrir. " Monsieur " pense au contraire au bien de ses élèves. Il ne se rend probablement pas compte de la souffrance quengendre la pression quil exerce. Cela ne la rend pas moins réelle ! Et le sentiment dagir pour le bien des élèves empêche la prise de conscience ou minimise les effets de la pression. Noublions pas quune partie des éducateurs pensent encore que, pour apprendre, il faut souffrir !
En miroir, dans certaines classes qui se réclament des droits de lenfant et des pédagogies nouvelles dans leurs acceptions les plus molles, on affecte une tranquillité sans faille, on " laisse du temps au temps ", on " attend que cela se décroche ". Cest évidemment plus fréquent en début de scolarité. On observe le même " détachement " dans certaines filières de relégation, lorsque les élèves nont plus grand chose à perdre.
Quel est le juste milieu ? Existe-t-il ? On sait que le forcing ne produit que du dressage, sans développement durable, mais on sait aussi quapprendre ne va pas sans phases de déséquilibre et de tension. " Si je roule à mon rythme, je ne roule pas ", dit le Chat, juché sur une bicyclette. Ce personnage du dessinateur Philippe Gelück exprime une partie du dilemme de lécole ; en faisant violence aux " apprenants ", on les empêche de construire des savoirs ; en les laissant tranquilles, on les en empêche aussi. Quel est donc la bonne mesure ?
On traite cette question, au moins implicitement, au moment de rédiger les plans détudes, puisquils tracent un chemin censé correspondre à la progression dun élève standard, variante scolaire du sujet épistémique de Piaget. Du seul fait dentretenir cette fiction, on se trouve dans une impasse :
Le problème naît de linsistance des systèmes éducatifs à faire entrer chaque élève dans le lit de Procuste dune progression standard. Aussi longtemps quon ne répond à la diversité que par le redoublement ou une progression accélérée dans le cursus, on napporte quune réponse fruste et partielle au problème. Le redoublement est une mesure globalement inefficace (Crahay, 1996, Paul, 1996).
De nombreux systèmes éducatifs ont introduit depuis peu ou sapprêtent actuellement à instituer des cycles dapprentissage pluriannuels, qui paraissent offrir une solution plus souple et prometteuse en permettant une diversification " intelligente " des parcours de formation et des rythmes de progression. On peut espérer de la sorte placer moins délèves dans des situations absurdes, les uns parce quils navancent pas et sennuient, les autres parce que cela va trop vite pour eux.
Le problème nest pas entièrement résolu par la mise en place de telles structures. Elles ont cependant le mérite dobliger à traiter ouvertement deux questions majeures :
1. Comment induire et maintenir une tension optimale pour chacun ? Philippe Meirieu dit " Les différences, je ne les respecte pas, jen tiens compte " (1995), signifiant par là que le respect absolu des différences enferme chacun dans sa culture et son identité dorigine et abdique la mission de lécole, qui est de déplacer les élèves. Cela vaut pour les différences de " rythme " comme pour les autres. Un pédagogue naurait quun élève serait confronté à cette question !
2. Comment éviter que les écarts entre élèves lents et élèves rapides se creusent au point dêtre irréversibles ? Si la diversification des parcours amenait certains individus à maîtriser facilement à 12 ans ce que dautres maîtriseront laborieusement à 24 ans, on aurait atteint une forme dégalité des acquis, mais on voit bien quelle serait assez fictive, car les uns obtiendraient un titre universitaire au moment où les autres atteindraient enfin les objectifs de lécole primaire
Les deux questions sont liées : pour optimiser le temps de parcours du programme de la scolarité de base, il faut trouver et maintenir une tension optimale tout au long de lenfance et de ladolescence, trouver un compromis acceptable entre persécution et attentisme. Notons que, dans des parcours diversifiés, le rapport au temps peut aussi persécuter les élèves les plus rapides : à force daccélérer leur instruction au mépris de leur socialisation, de leur développement, de leur équilibre et de leur appartenance à un groupe dâge, on crée dautres souffrances. Cest le drame dune partie des enfants dit doués ou surdoués. Lattentisme est une menace plus insidieuse, car ses effets dexclusion et de déni de soi ne se manifestent que plus tard, lorsquon sort du cocon protecteur dune classe ou dune école.
Si le système éducatif dominait ces problèmes, cela se saurait. Au mieux, on peut progresser dans la façon de les poser. Si lon renonce à sabriter derrière lidée que chaque enfant a un rythme " naturel " quil suffirait de " respecter ", on en vient à penser que le rythme optimal dapprentissage dépend certes de lélève, mais tout autant des situations dapprentissage et de la relation pédagogique dans lesquelles il se trouve placé.
Il y sans doute, pour un élève donné, une limite " psychobiologique " au rythme dapprentissage, au-delà de laquelle on tombe dans le dressage et la violence. La médecine est confrontée à ce problème : la cicatrisation dune plaie ou le processus dostéosynthèse après une fracture passent pas des processus impossibles à accélérer au-delà dun certain seuil : il faut, comme ont dit, que la nature fasse son travail ; la nature est ici dordre bio-physico-chimique. En pédagogie, les limites incompressibles tiennent à la fois au temps de développement, pour tous les apprentissages qui sont à la limite de la zone proximale, et au temps de réorganisation ou daffinement des concepts, des connaissances, des émotions ou des gestes dans lesprit et dans le corps de lapprenant. Nous en savons évidemment beaucoup moins sur ces rythmes que sur ceux qui intéressent la médecine
Peut-on sapprocher davantage de cette limite, par une prise en charge plus fine, soutenue et pertinente des élèves ? Cest un problème bien connu en médecine mais aussi dans tous les métiers où, tout en restant dépendant de la nature ou de processus endogènes, on peut infléchir ou accélérer lévolution spontanée en intervenant à bon escient. Comme les éleveurs ou les cultivateurs sont attentifs à lévolution de leurs bêtes ou de leurs plantations, un médecin suit de près lévolution de ses patients. Pour optimiser lévolution, un professionnel de lintervention sur des systèmes vivants ayant leur dynamique propre doit savoir où en sont les choses et que faire pour accélérer ou infléchir le processus sans prendre de risques inconsidérés.
On a donc affaire à deux ressources complémentaires :
Sur ce second point, on se heurte dabord à un problème de ressources humaines et de surcharge cognitive. Un médecin militaire qui, sur le théâtre dun conflit, doit soccuper à lui seul de dizaines de blessés ne pourra poser pour chacun un diagnostic pointu, prendre une option thérapeutique sereine et faire un suivi efficace : le décalage est trop grand entre le nombre de problèmes à traiter et la capacité de traitement disponible, si bien que le praticien va soit abandonner à leur sort désespérés une partie de ses patients, soit prendre soin de chacun, mais de façon rapide, donc superficielle et souvent insuffisante. Certes, même et peut-être surtout dans ces conditions extrêmes, la compétence professionnelle du praticien fait une différence, mais pas au point de compenser une charge de travail surhumaine ou une organisation du travail désastreuse.
En pédagogie, du moins si lon rêve dindividualiser les parcours de formation et de différencier les prises en charge, on se rapproche de la médecine militaire davantage que de la médecine de ville. Le nombre délèves à encadrer et de " fronts " sur lesquels lenseignant est censé sengager en parallèle peuvent donner limpression que le système éducatif manque avant tout de forces, donc de postes et de ressources. Les enseignants disent volontiers " Ah, si javais tout mon temps pour prendre en charge tel élève, tout irait beaucoup mieux ". On peut questionner cette évidence : un clinicien médiocre le reste, même sil na quun patient. Un enseignant qui ne sait ni observer, ni intervenir finement sur les processus dapprentissage, ne fera guère de prodiges si on lui confie un seul élève.
A linverse, si chaque enseignant avait au plus haut degré la compétence doptimiser les processus dapprentissage de chacun, il lui resterait encore à la mettre en uvre au profit dun grand nombre délèves, dans des conditions dencadrement qui vont en se dégradant dans létat actuel des budgets de léducation scolaire. À moins dune improbable embellie économique, les seules variables changeables sont le niveau de compétence des enseignants et lorganisation du travail scolaire au sein de chaque établissement.
Optimiser lun de ces deux facteurs ne peut entièrement compenser linsuffisance de lautre. Le travailleur le plus compétent ne peut neutraliser les effets désastreux dune organisation du travail qui le priverait des informations, des outils, des occasions, des coopérations et de lautonomie sans lesquelles ses compétences ne peuvent se déployer. À linverse, une bonne organisation du travail peut rendre plus efficace, dans certaines limites, des travailleurs de compétences assez moyennes. Encore faut-il quelles soient bien utilisées, que le travail soit intelligemment conçu et partagé, bien encadré et enrichi à bon escient par lappel à des expertises plus pointues et plus rares.
À moyen terme, ces facteurs peuvent sinfluencer réciproquement : lorganisation du travail peut contribuer à développer des compétences, voire à en faire émerger de nouvelles. Contrairement à ce quon imagine souvent, elle nest pas entièrement dépendante des compétences initiales des acteurs, elle peut les transformer et les rapprocher dun optimum, à certaines conditions qui renvoient aux notions dorganisation qualifiante ou apprenante (Zarifian, 1999). Dans lautre sens, les compétences initiales des acteurs peuvent ou non les préparer à analyser et améliorer lorganisation du travail, soit parce quelle est directement sous leur contrôle, soit parce quils peuvent faire des propositions, dans lesprit par exemple des cercles et démarches de qualité.
Jexaminerai dans la suite de cet article trois aspects :
1. Les connaissances et compétences requises pour optimiser les processus dapprentissage scolaire.
2. Les impasses où mène lidée de donner simplement plus de temps détude aux élèves lents.
3. Loptimisation de lemploi du temps scolaire et lorganisation du travail.
Je reviendrai plus globalement, dans la conclusion, sur la gestion du temps qui reste et sur le rapport au temps dans une perspective de lutte contre les inégalités devant lécole.
Optimiser les processus dapprentissage, cest intervenir à bon escient pour infléchir leur déroulement. Cela rejoint une conception de la pédagogie différenciée selon laquelle " différencier, cest organiser les interactions et les activités de sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui " (Perrenoud, 1995, p. 29). Cest à la fois très simple à comprendre et très difficile à faire.
Le premier niveau doptimisation touche à lactivité et à lengagement intellectuel dans une tâche précise. La présence en classe nest pas le gage des acquisitions et on ne saurait sen contenter que dans la perspective du gardiennage. Lécole a de plus hautes ambitions. Toutefois, si lon sattache à suivre de près les faits et gestes dun élève durant une certaine période, on constatera quil est très souvent inactif, alors même que lon se trouve dans un temps denseignement et que lenseignant a limpression que chacun travaille. On revient à ce que les Anglo-Saxons ont appelé " time on task ". Si, durant une journée ou une semaine décole, le temps investi dans des tâches susceptibles dengendrer des apprentissages est faible, il est inutile de chercher plus loin les sources de léchec. Si lécole veut optimiser lemploi du temps qui reste, elle a intérêt à traquer les temps dinactivité, les temps morts, les temps étrangers aux apprentissages.
Il ne suffit pas de traquer les " pertes de temps " objectives, car lemploi optimal du temps dépend du sens des savoirs et du travail pour les apprenants. Pour être actif, intellectuellement, il faut être disponible et trouver un minimum dintérêt à dépenser de lénergie, à se confronter à une tâche exigeante. Rendre lélève actif (Perrenoud, 1996 b), cest donc jouer sur son désir de savoir et sa volonté dapprendre (Delannoy, 1997) mais aussi sur le sens du travail quotidien (Perrenoud, 1994) et sur son rapport aux savoirs scolaires (Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Or, ces attitudes et représentations se construisent non seulement en fonction de lorigine sociale et dautres appartenances " lourdes ", mais aussi selon les moments, les contextes, les partenaires, les personnes, les relations. Il existe donc un espace possible dintervention pédagogique. Encore faut-il linvestir. Dans cette perspective, la différenciation de laction pédagogique sattachera au sens du travail et au rapport au savoir avant même de porter sur la difficulté cognitive des tâches, leur cadrage ou leur étayage. En amont, on peut encore rappeler limportance de conditions plus élémentaires mais fondamentales pour apprendre : se sentir en sécurité, estimé, aimé, capable dapprendre (Perrenoud, 1999).
Cette stratégie atteint des limites, à la fois parce que lénergie des élèves nest pas inépuisable, parce que le sens nest jamais donné " une fois pour toutes ", en amont de lactivité et parce que lactivité elle-même ne suffit pas. Toute activité ninduit pas des apprentissages, et encore moins les apprentissages scolaires souhaités. Une situation nest productrice dapprentissage que si elle confronte lapprenant à un " défi surmontable ". Si lapprentissage suppose une avancée du développement intellectuel, la tâche devra se situer dans ce que Vygotsky a appelé la " zone de proche développement ". Autrement dit, travailler les fractions ordinaires peut avoir du sens même pour les élèves qui ne maîtrisent pas totalement les opérations formelles, cela les aidera même à y parvenir. Il est en revanche absurde de proposer une telle tâche à des élèves pour lesquels la maîtrise des opérations formelles est encore lointaine et ne saurait être provoquée par la simple confrontation à des problèmes qui " les dépassent ". Lapport de Vygotsky est important. Il signifie que, contrairement à ce quune stricte orthodoxie piagétienne pouvait sous-entendre, il nest pas nécessaire de faire du développement opératoire un préalable absolu aux apprentissages scolaires, que ces derniers peuvent au contraire stimuler le développement. Cela ne fonctionne toutefois que dans certaines limites et loptimisation des processus dapprentissage consiste notamment à renoncer aux tâches qui se situent au-delà de la zone de proche développement, ou à les aménager en conséquence, par exemple par un étayage substantiel.
La prise en compte du développement intellectuel nest pas la seule contrainte. Même lorsque le niveau de développement requis est atteint, tout apprentissage sancre dans des acquis préalables et un rapport au savoir qui, sils font défaut ou obstacle, empêchent dapprendre, aussi sûrement quun développement intellectuel inadéquat. Un enseignement de physique théorique naura aucune efficacité, quelle que soit lintelligence de ses destinataires, sils ne possèdent pas les connaissances nécessaires, autrement dit une culture scientifique de base et des notions suffisantes de physique.
Bien entendu, le même enseignement napprendra rien aux physiciens les mieux formés, même sil suivent le cours avec attention. Lactivité intellectuelle ne produit des apprentissages que si elle exige et permet à la fois un dépassement de létat initial des savoirs. Il nest sans doute jamais inutile de consolider et dexercer ce que lon sait, mais dans ce cas, lactivité dengendre guère dapprentissages nouveaux.
À lécole, selon les moments ou les élèves, on pêche soit par excès, soit par défaut. Certains élèves - y compris parmi les plus faibles - sont par moments confrontés à des tâches répétitives qui ne les font plus guère progresser ; à dautres occasions, il napprennent pas davantage pour la raison inverse : ils ne comprennent même pas la question et nont aucune idée de la façon de sen saisir ou même dexprimer leur désarroi.
Lécart entre la tâche et les moyens qua lélève de sen saisir est bien entendu lun des ingrédients du sens de la situation et du travail scolaire (Perrenoud, 1994), qui fluctue au gré des obstacles rencontrés lorsquon se confronte à la tâche. On peut " embarquer " des élèves dans une énigme ou une activité de prime abord séduisante. Leur enthousiasme ne fera quun feu de paille si, une fois " au pied du mur ", ils nont aucun moyen de comprendre le problème et de le travailler et, peu à peu, de le résoudre. Cest là que létayage et la régulation interactive jouent un rôle décisif. Cest pourquoi il nest pas raisonnable de penser quon peut calibrer entièrement les tâches en amont. Meirieu a plaidé pour une différenciation interne aux situations parce quil émet les doutes les plus vifs sur une conception de la différenciation qui consisterait à cerner au préalable les caractéristiques de lélève pour lui proposer des tâches sur mesure :
Autrement dit, l'idéal de la différenciation dans cette perspective serait de pouvoir faire passer, en préalable, une série de tests qui permettraient d'identifier pour un élève donné, son niveau de développement cognitif, son rapport social au savoir, la nature de ses stratégies personnelles d'apprentissage, son rapport avec les adultes, s'il s'entend mieux avec un homme ou une femme, s'il travaille mieux avec un jeune ou un vieux, toute une série de tests qui permettraient de cerner une sorte de profil psychopédagogique. Et, à partir de ces tests-là, on produirait un ensemble d'outils pédagogiques qui seraient adaptés d'une manière précise aux besoins d'un individu donné, tels qu'ils auraient été évalués par ces tests préalables. Cette tendance est dominante dans la pédagogie différenciée et, au départ, on la trouve très présente chez des gens comme Claparède qui, dans " l'école sur mesure " défend extrêmement vigoureusement ce point de vue. C'est une tendance qu'on va voir reprise chez un certain nombre de gens qui s'inscrivent dans la mouvance de Skinner et de l'enseignement programmé, et elle est également présente aujourd'hui dans un certain nombre de travaux qui sont effectués autour d'une certaine conception de la pédagogie de la maîtrise.Pour ma part, c'est une conception de la différenciation que je considère comme impossible et dangereuse. Impossible parce qu'elle suppose la connaissance préalable de l'élève. Or, ce qui caractérise précisément la pédagogie, c'est qu'il n'y a jamais de connaissance préalable de l'élève ; on ne connaît l'élève qu'après avoir travaillé avec lui. " Comment saurais-je s'il est musicien, disait Alain, tant que je n'aurais pas tenté de lui apprendre à jouer du piano. Et comment saurais-je si j'ai fini d'explorer toutes les méthodes qui lui permettraient d'apprendre à jouer du piano ? " Autrement dit, une des caractéristiques essentielles de la pédagogie, c'est que la plupart des connaissances que nous avons sur l'élève viennent de nos initiatives, de notre action à l'égard de l'élève. La pédagogie a cette caractéristique que la connaissance sur l'élève est produite par l'interaction que j'engage avec lui : je ne sais pas si l'élève avec lequel je vais travailler va réagir de telle ou telle manière à ce que je vais lui proposer, tant que je ne lui ai pas proposé et je ne le sais pas parce que ce que je vais lui proposer ne peut pas être déduit mécaniquement d'une analyse de ses besoins, puisque cela ressort de mon inventivité didactique (Meirieu, 1995, pp. 13-14).
Cette position ne diminue en rien, au contraire, lexigence dune compétence dobservation fine des élèves. Mais cette observation ne porte pas sur des prédicteurs de la réussite, mais sur les obstacles qui surgissent au gré de la confrontation de lélève à une tâche difficile. Bien entendu, personne ne plaide pour des tâches proposées au hasard. Il reste indispensable danticiper les difficultés et de ne pas placer délibérément les élèves devant des " missions impossibles " ou des exercices vides de sens et namenant aucun progrès. Laccent mis sur la régulation interactive, létayage et lintervention en situation dissuadent toutefois de mettre des espoirs démesurés dans lanticipation des obstacles et lorientation infaillible des élèves vers des tâches optimales. Lanticipation la plus pointue ne dispense pas de la régulation, au mieux, elle lui permet de se concentrer sur lessentiel.
Ladhésion a une conception interactive de la différenciation a des incidences majeures sur lorganisation du travail et la gestion de classe. Jy reviendrai. Notons dabord quelle appelle des compétences didactiques pointues, qui renvoient aux thèmes et aux démarches de lécole nouvelle - démarches de projet, pédagogie de la découverte, démarche expérimentale, pédagogie coopérative, rôle formateur du travail - aussi bien quaux apports plus récents et pointus :
On saisit facilement que lessentiel des gains possibles passe par une formation plus pointue des enseignants dans le champ de la construction et de la régulation de situations dapprentissage. Accélérer les processus dapprentissage, cest optimiser les décisions pédagogiques, donc former et professionnaliser davantage les enseignants. Il importe sans doute de leur proposer de bons outils, des moyens denseignement bien conçus, des grilles dévaluation praticables et surtout des objectifs qui soient de vrais outils de pilotage des progressions individuelles. Ces outils nauront deffets que maniés par des professionnels de haut niveau, qui sachent les choisir à bon escient, les adapter, voire sen détacher. Lobservation formative, la régulation interactive dépendent dabord de la perspicacité, de la rapidité de raisonnement et de réaction, des intuitions et des savoirs, bref des compétences et des postures des enseignants.
Je dis cela sans jeter la pierre à quiconque : aux médecins de Molière, on pouvait reprocher leur suffisance et leur volonté de paraître plus compétents quils nétaient. Il aurait été injuste de les rendre responsables de létat historique des savoirs de lépoque et donc des lacunes de leur formation. Du temps de Molière, cest la médecine qui était peu efficace, plutôt que tel ou tel médecin.
On se trouve, en éducation, dans une situation à certains égards comparable. On ne dispose pas aujourdhui de toutes les connaissances requises pour optimiser la tension entre les objectifs et lapprenant. Cela tient au développement insuffisant des sciences humaines. Nul ne peut accélérer lhistoire par décret, mais il serait trop facile dinvoquer la fatalité : la recherche en éducation reste le parent pauvre dans de nombreux systèmes éducatifs, la formation des enseignants est la plupart du temps en retard sur les acquis de la recherche et surtout, demeure prisonnière des carcans disciplinaires et de lhypertrophie des savoirs à enseigner. Je ne soutiendrai donc pas que nul nest responsable de létat actuel des pratiques. Et chacun porte une part de la responsabilité collective, y compris les enseignants qui résistent à la formation, les formateurs qui font limpasse sur ce quils ne maîtrisent pas, les chercheurs qui protègent leur splendide isolement. Il serait en revanche absurde de demander à chacun davancer plus vite que le métier lui-même. Létat de lart est un construit collectif.
On peut en revanche regretter le peu de partage des savoirs experts construits sur le terrain par des praticiens réflexifs et le faible usage des acquis limités mais réels des sciences humaines par la majorité des enseignants, notamment au secondaire. On se trouve donc dans une situation doublement défavorable : les professionnels et les chercheurs les plus pointus sont très loin davoir fait le tour de la question ; or, le système éducatif ne se sert même pas de leurs premiers acquis, à en juger par les offres et les dispositifs de formation et de diffusion des savoirs, ce qui ne stimule pas le développement des savoirs experts et de la recherche Rompre ce cercle vicieux est un enjeu majeur, dans le champ de la formation et de la professionnalisation des enseignants, et de leur rapport aux sciences humaines et à la recherche en éducation.
Tout en tentant dinfléchir les formations, cherchons à identifier plus précisément les savoirs et compétences en jeu dans loptimisation des situations et processus dapprentissage, dans le registre de la didactique comme de lorganisation du travail.
Chevallard (1991) a souligné le décalage entre le temps de lenseignement et le temps de lapprentissage, notamment en mathématiques. Souvent, alors que lenseignant croit travailler telle notion, cest une autre idée que lélève comprend enfin, alors quelle appartient au programme des années antérieures. Cest lune des raisons de rompre avec la structuration des programmes en étapes annuelles. Aucun savoir important ne se construit en une seule fois, il doit être repris, remanié, intégré à des champs conceptuels plus vastes. Maîtriser la continuité, cest assurer un suivi cohérent des apprenants et des apprentissages sur plusieurs années, qui correspondent à ce quon appelle un cycle dapprentissage pluriannuel. Sur le papier, cette cohérence du suivi nest pas incompatible avec la succession de degrés annuels confiés à des enseignants différents, pour peu quils partagent les mêmes objectifs, adoptent des démarches proches et accueillent les élèves tels quils sont pour continuer le travail entrepris dans la classe précédente. On peut craindre quen pratique cette continuité ne soit pas la règle.
Un cycle dapprentissage ne lassure pas magiquement. Il ninduit aucun progrès si les enseignants se partagent les années et reconstituent des degrés informels et invisibles, pour que rien ne change. Cest hélas un scénario possible. Pour sen éloigner, il importe de considérer un cycle comme un unique espace-temps de formation, confié de préférence à une équipe, qui en dispose à son gré pour atteindre des objectifs de fin de cycle et rend des comptes sur ce seul critère. Dès le moment où, pour préserver lautonomie traditionnelle de chacun, on découpe à nouveaux ces objectifs en étapes annuelles, en attribuant une tranche à chacun, on perd le principal bénéfice dun cycle dapprentissage : permettre des progressions diversifiées, en fixant le " rendez-vous " assez loin dans le temps pour autoriser cette " dispersion " sans compromettre légalité des acquis de base en fin de cycle. Cest pourquoi les cycles de trois ou quatre ans sont sans doute plus intéressants que ceux de deux ans : cette longue durée éloigne plus encore léchéance, et en même temps impose presque " naturellement " un travail en équipe et une autre organisation du travail.
Linstauration de cycles ne règle pas ipso facto la question de la durée du parcours pour les élèves. Certes, si lon assortit un cycle de quatre ans dobjectifs spécifiques, cela veut dire quon espère et quon pense quune partie importante des élèves pourront atteindre ces objectifs en quatre ans ou, plus modestement, pourront sen rapprocher suffisamment pour quon ose les laisser progresser au cycle suivant. Cela ne dit pas encore si lon autorisera les plus rapides à parcourir le cycle en trois ans et si lon obligera symétriquement les plus lents à y rester cinq ans, voire davantage.
Coexistent, sur ce point, deux positions extrêmes. Pour les uns, le fondement même des cycles est de favoriser des parcours de durée inégale, considérant que cest LA réponse à lhétérogénéité des rythmes et des niveaux. On rompt alors avec le redoublement proprement dit, mais on maintient des vitesses inégales de progression dans le cursus, certains élèves " gagnant " un ou deux ans sur le cursus " normal ", dautres " perdant " le même nombre dannées.
La position inverse consiste à dire : la scolarité a la même durée pour tous, donc tous les élèves passent quatre ans dans un cycle de quatre ans, ni plus, ni moins. On admettra dans ce cas que certains élèves atteindront les objectifs de fin de cycle de justesse, in extremis et auront besoin dune consolidation, alors que dautres, au même âge, les auront atteints confortablement, en élargissant leurs acquis grâce à des options ou dautres activités de développement.
On peut se rallier à cette seconde vision pour des raisons liées au respect des âges de la vie, à la solidarité des générations, considérant que lécole publique nest pas là pour faire progresser chacun le plus vite possible mais pour éduquer et instruire ensemble ceux qui ont le même âge et grandissent ensemble. Tout en adhérant à cet argument, je développerai une autre raison : une durée standard de parcours est la seule façon de sobliger à rechercher dautres axes de différenciation. Il nest donc pas question de prendre son parti des inégalités, mais de différencier selon dautres axes que le temps, de sorte que tous les élèves atteignent les objectifs en un nombre égal dannées.
La possibilité de prolonger dun ou deux ans le séjour de certains élèves dans un cycle ne peut que favoriser la réinvention dune forme déguisée de redoublement (Allal, 1995) et surtout de fatalisme. Sachant que les élèves qui nont pas atteint les objectifs au bout de quatre ans " bénéficieront " dune année supplémentaire, il est humain que les enseignants, les parents et les élèves comptent sur cette possibilité et lintègrent à leur plan. Si lenfant est en difficulté dès le début dun cycle, on dira " Bah, ne rêvons pas, il le fera en une année de plus. Ce nest pas un drame ".
Sinterdire cette " facilité ", est-ce faire un saut dans la pensée magique ? Nullement. Cest une façon délibérée et qui doit être assumée collectivement et institutionnellement de se lier les mains pour ne pas suivre la plus forte pente de tout système éducatif. On sait que les joueurs invétérés peuvent - librement - demander quon leur interdise lentrée des maisons de jeu, pour les aider à ne pas succomber à la tentation. On se trouve ici dans un cas de figure un peu semblable : sinterdire lallongement du parcours pour sobliger à chercher dautres manières de différencier. Cela ne doit pas conduire à une absurde rigidité : le temps passé dans un cycle dapprentissage devrait pouvoir être allongé ou abrégé à titre exceptionnel, pour tenir compte de situations singulières.
À cet égard, les cycles de deux ans rendent la tâche paradoxalement plus facile, car on voit bien quon ne peut autoriser à parcourir chaque cycle en un ou trois ans. Il est en effet exclu que la durée totale de la scolarité obligatoire varie par exemple de cinq à quinze ans, les plus " doués " parcourant chaque cycle en un an, les plus lents restant trois ans dans chacun La question est alors de savoir à quel stade du cursus lallongement ou son contraire se justifient. Dès lors quun seul cycle peut bénéficier dune dérogation, tous peuvent aussi bien sen passer !
Quelle que soit la longueur des cycles, il reste à sorganiser pour rendre possible un parcours de durée standard pour limmense majorité des élèves. Ce qui pose une question cruciale et difficile : si lon vise à standardiser le nombre dannées passées dans chaque cycle, que peut-on faire varier pour ne pas transformer les différences entre élèves en inégalités ?
On peut jusquà un certain point faire varier les objectifs, mais cest une voie piégée. Sans doute, dans le curriculum, tous les chapitres nont-il la même importance. On peut donc renoncer à certains acquis sans compromettre lavenir scolaire des élèves, alors que dautres sont des fondements pour les études ultérieures ou des outils indispensables dans la vie.
Sur ce point, il importe que le système définisse les acquis essentiels de façon rigoureuse et concertée, faute de quoi chacun taillera à sa manière dans les programmes ou, faisant courir tous les lièvres aux élèves lents, les condamnera à nen attraper aucun. Cest pourquoi les objectifs de fin de cycle ne peuvent être la simple addition des programmes des degrés annuels réunis dans le même cycle. Rédiger des objectifs de fin de cycle, cest sortir de la logique dune programmation institutionnelle des étapes intermédiaires, pour remettre la planification des progressions aux équipes denseignants. Cest surtout se centrer sur lessentiel.
Cette entreprise a des limites : les deuils de certains contenus sont douloureux et les groupes disciplinaires montent la garde. On peut du coup craindre divers effets pervers :
Cest pourquoi il est indispensable daccompagner les cycles dune réécriture du curriculum en termes dobjectifs de fin de cycle et de choisir le langage des compétences et des notions-noyaux plutôt que lénoncé encyclopédique de tout ce quil faut avoir " vu ". Cela ne suffira pas à mettre les élèves à égalité. En fait, la principale vertu de ces objectifs est de donner des références précises et partagées pour le pilotage des progressions individualisées. La clarification des objectifs et leur centration sur lessentiel sont que des conditions nécessaires dune pédagogie différenciée. Ce ne sont pas des axes de différenciation.
Quels sont alors les registres de différenciation sur lesquels jouer ? Si lon sinterdit dajouter des années, on pourrait envisager de jouer sur une autre dimension du temps : le temps passé en classe et le temps de travail à la maison. Si tous les élèves passent 25 ou 30 heures par semaine en classe, durant le même nombre dannées et le même nombre de semaines par ans, il est probable que, quels que soient les objectifs, les plus rapides avanceront plus vite que les autres. Si, lors dune course, chacun courant aussi vite quil le peut, lon arrête la compétition après trois minutes, on ne sétonnera pas que les positions atteintes à ce moment reflètent assez exactement la hiérarchie des forces.
Si lécole avait pour seule logique de faire atteindre certains objectifs de développement et dapprentissage à un certain âge, elle naurait pas besoin de scolariser les élèves durant le même nombre dheures. Si lon ne peut ou ne veut faire varier le nombre dannées de scolarité, pourquoi ne pas envisager de différencier le nombre de semaines décole dans lannée ou le nombre dheures détude dans la semaine ?
Dans une certaine mesure, cest bien ce qui se passe de facto, lorsque les élèves en difficulté sont envoyés en cours dappui, lorsquils passent plus de temps que les autres à faire leurs devoirs et notamment à achever le travail commencé en classe, ou encore, si le temps daccueil est souple, lorsquils sont souvent invités à venir en classe plus tôt que les autres, pour " ne pas perdre une minute " et bénéficier dune prise en charge plus individualisée. Si bien que la semaine dun élève lent est en réalité plus longue que celle dun élève rapide.
Lennui, cest quon a calibré les programmes de sorte que, pour atteindre les objectifs, il faille au moins 25, 30 ou 35 heures à un élève moyen, selon les ordres denseignement et les traditions nationales. Si lon ajoute les activités parascolaires et les devoirs, on arrive à des semaines plus lourdes que celles de la plupart des salariés. Ce qui signifie que la marge est faible, quon flirte avec loverdose et que différencier en allongeant les heures de présence des élèves lents ou faibles ne peut que contribuer à accroître leur fatigue, leur dégoût et leurs ruses pour résister à cette pression.
Si lécole nexigeait les heures de présence actuelles que pour les élèves les plus lents, sachant que les mêmes acquis pourraient être atteint en nettement moins dheures pour les autres, on pourrait aller vers une différenciation vivable. On sen doute, lécole nest pas près daller dans ce sens. On connaît la litanie des obstacles classiques :
De nombreux acteurs saccorderont en outre à trouver détestable une école stigmatisant aussi visiblement les élèves lents et donnant du temps libre aux élèves rapides. Il y a donc peu de chances quon aille vers des horaires diversifiés, pour des raisons intelligibles, mais qui séloignent toutes dune stricte rationalité pédagogique.
Là est bien le paradoxe : à qui veut apprendre à conduire, à skier, à jouer dun instrument, on propose un temps de formation individualisé, en fonction de ses acquis de départ, de son rythme de progression, de ses ambitions. Il ny a que lécole pour estimer que les mêmes objectifs peuvent être atteints dans le même temps par des élèves différents. Sa seule flexibilité, paradoxalement, se compte par années entières ! Quun enfant passe une année de sa vie à redoubler entièrement un degré, sans efficacité garantie, fait apparemment moins scandale que de libérer quelques heures par semaine les élèves les plus rapides. Lécole sinterdit en quelque sorte le registre le plus évident dans toutes les autres activités finalisées : la durée du traitement nécessaire pour atteindre un résultat défini. Cela pour de bonnes et de moins bonnes raisons. De bonnes lorsquil sagit de ne pas stigmatiser des enfants, de moins bonnes lorsquon vise un équité apparente, une gestion plus simple des publics scolarisés ou lorsquon transforme lécole en coûteuse garderie
Explorons donc dautres registres de différenciation, touchant non au nombre dannées, de semaines ou dheures passées à lécole, mais à lemploi plus ou moins heureux dun temps de présence en classe relativement identique pour tous. On rejoint alors, dune façon explicite ou voilée, la question du rendement : comment, dans le même temps, optimiser une tâche de production ? La question se pose dans les autres sphères de lactivité humaine, notamment dans le travail, en particulier lorsquil y a des enjeux de concurrence. Les artisans traditionnels peuvent encore dire " Ce sera fini quand ce sera fini ". Sils ont un talent irremplaçable, ils conserveront des clients. Dans le cas contraire, on se passera de leurs services. Dans toutes les entreprises, on a cherché, bien avant le taylorisme, à accroître lefficience ou le rendement du travail, autrement dit le rapport entre le temps et la production. On naccorde davantage de temps à un processus de production que lorsquon a atteint les limites des autres façons daccroître le rendement.
Or, gagner du temps, cest, en tout cas dans les métiers faiblement qualifiés, accroître les cadences, donc, à salaires constants, lexploitation des travailleurs. On comprend que lextension de cette perspective à lécole ne suscite guère denthousiasme, surtout dans une époque où le système éducatif se vit comme lun des derniers remparts contre la société marchande, la compétition, le productivisme et laliénation par le travail. De plus, il ny a aucune raison de penser quaccroître les cadences (faire plus dexercices, par exemple) augmenterait en proportion les apprentissages. Il sagirait plutôt de " densifier " lemploi du temps, déliminer les temps morts et les activités inutiles, daccroître la pertinence et le sens des tâches et des régulations. Même alors, on peut heurter une forme dhumanisme et exercer une pression incompatible avec le respect de lenfant et de ses droits
Où lidentification de ces divers obstacles nous mène-t-elle ? Si lon ne veut pas jouer sur les heures détudes, si lon ne veut pas optimiser lemploi du temps dans le travail scolaire, il faut renoncer à lutter contre léchec scolaire par une pédagogie différenciée et accepter que lécole, génération après génération, transforme les différences initiales en inégalités dapprentissage et de réussite scolaires. Je propose donc de ne pas se voiler la face, de ne pas perdre de vue des aspects humains, de ne pas prendre modèle sur le monde de lentreprise, mais de regarder les choses lucidement : si lon souhaite que les élèves les plus lents atteignent les mêmes maîtrises que les élèves rapides, en autant dannées, en passant grosso modo le même nombre dheures à lécole, la seule variable changeable, cest lemploi de ce temps standard.
Plus précisément, il faut viser ce quon appellera faute de mieux une optimisation de cet emploi du temps, donc des décisions et des activités. On rejoint ici le thème de la compétence : toutes choses égales, cest évidemment lacteur le plus compétent qui comprend le plus vite, décide le plus vite, agit le plus vite, régule le plus vite sans perdre pour autant en qualité. On sait quon peut se servir de linformatique comme dun escalier roulant : soit pour aller plus vite avec la même dépense dénergie, soit pour dépenser moins dénergie pour le même résultat. La compétence joue le même rôle : elle permet de faire la même chose plus vite ou, dans le même temps, de faire mieux, qualitativement ou quantitativement.
On peut aussi repenser lorganisation du travail dans la même perspective. Cette expression nest pas habituel dans le monde scolaire, qui parle plutôt de " gestion de classe ". Sans récuser cette formule, notons deux de ses limites :
Je parlerai donc plutôt dorganisation du travail (Perrenoud, 2000). Cela ne conduit en rien à calquer lécole sur lentreprise. Il est souhaitable partout, dans les secteurs les plus marchands comme dans les autres, de se demander comment on sorganise pour être efficace. Lefficacité peut entrer en conflit avec dautres valeurs et ne pas devenir la logique unique, ni même la principale. Cela ne dispense pas de poser ouvertement la question de loptimisation de lorganisation du travail scolaire. Lorsquau nom de lhumanisme, on de dispense, dans lécole, de se demander comment on sorganise pour faire apprendre, on fait tout simplement le jeu des inégalités.
Si, pour apprendre de façon optimale, chaque élève doit être très souvent dans la situation dapprentissage la plus féconde pour lui, il faut se demander pourquoi on ne parvient pas à honorer constamment cette condition et comment on pourrait sen approcher davantage. On la vu, les compétences des enseignants sont un atout majeur. Mais, à compétences données, que dire de lorganisation du travail scolaire ?
On peut imaginer lenseignant comme un funambule doublé dun jongleur qui tiendrait toutes les situations " à bout de bras ", les créant, les attribuant, les animant en personne ou les régulant de loin. Cet enseignant constamment " au four et au moulin " incarne un modèle dorganisation du travail dont toutes les composantes résident entièrement dans la tête de lorganisateur en chef : il a pensé à tout, tout prévu, il voit tout et intervient constamment de la façon à la fois la plus judicieuse et la plus économique.
Sans nier lexistence de tels enseignants-orchestres, on ne peut prêter à tous les praticiens le don dubiquité et un talent dimprovisation qui les dispenserait de planifier, de créer des institutions internes et des dispositifs. Même le chef dorchestre le plus créatif ne compose pas en temps réel la symphonie quil dirige. Il délègue en outre lessentiel de linterprétation aux musiciens et à leurs partitions, se contentant dun rôle clé, mais limité : coordonner le tout. Une organisation du travail robuste repose sur plus dun acteur, cest une forme dintelligence répartie ou collective, qui suppose donc une culture, des règles, une division du travail, des modèles de coopération, de communication et de décision.
Dans toute structure qui doit tenir des échéances, lorganisation du travail est censée gérer au mieux un compte à rebours. Idéalement, une planification parfaite dispenserait de toute régulation : les étapes seraient calculées et les opérations programmées en fonction de lobjectif à atteindre, du temps attribué et des ressources disponibles. Le plan se déroulerait ensuite sans accroc. Dans toute activité complexe, confrontée à limprévu, à des urgences, à lincertitude (Perrenoud, 1996 a, 1999 c), à la résistance du réel et des acteurs, mieux vaut abandonner lidée quun plan bien conçu suffit. Il faut à la fois sen donner un et admettre que son sort sera assez souvent dêtre mis en échec par les événements. Les acteurs engagés dans des entreprises longues et complexes ont donc pris lhabitude de " faire avec " un environnement changeant et des obstacles imprévus, parfois en révisant leurs objectifs, plus souvent encore en modifiant leurs stratégies et leur calendrier.
Les enseignants les plus traditionnels développent cette compétence, sinon en formation initiale, du moins au gré de lexpérience. Ils savent quaucune année scolaire nest écrite davance, que des problèmes de santé, des désordres, des conflits, des crises, des résistances peuvent perturber lavancement dans le programme. Même si tout se passe dans le calme, lannée nest pas jouée : lenseignant propose, les élèves disposent, en fonction de leur niveau scolaire, mais aussi de leur degré dengagement dans les tâches. Cela nempêche pas toute planification. Avant chaque rentrée, un enseignant consciencieux découpe le programme en chapitres successifs, pour dessiner une progression idéale scandée par des périodes de révision et dévaluation. Que ce découpage soit prévu par le programme, à titre indicatif ou impératif, quil soit suggéré par les manuels ou quil soit " inventé " par lenseignant nest pas sans importance. Quelle quen soit la source, la planification ainsi élaborée permet despérer " retomber sur ses pieds " en fin dannée scolaire.
Puis lannée commence et une " partie " sengage, qui nest pas entièrement sous le contrôle de lenseignant. De plus, il se surprend lui-même en flagrant délit dincohérence, accordant plus de temps quil navait prévu à un chapitre, parce que les élèves y entrent difficilement ou au contraire manifestent un intérêt inattendu. Ou parce que ce chapitre le séduit plus que dautres, correspond mieux à ce quil trouve important ou intéressant dans telle ou telle discipline. Il se peut aussi quun peu las, mal préparé ou préoccupé, un enseignant " occupe " ses élèves à des tâches peu fécondes, qui ne les poussent pas véritablement à avancer dans le programme.
De tels décalages deviennent dautant plus problématiques quon avance dans lannée, que le temps qui reste samenuise. La régulation consiste à survoler, voire à ignorer complètement dautres chapitres. On connaît des enseignants qui, de peur dêtre en déséquilibre, planifient lannée scolaire en lamputant au départ dun ou deux mois, se disant que sils prennent du retard, ce " coussin de sécurité " leur permettra tout de même de " finir le programme ".
Certains enseignants vivent cette tension en permanence et chaque moment est mis sous le signe du temps qui passe, dautres alternent entre moments de détachement et moments de stress. Certains ont langoisse communicative et affolent parents et élèves, dautres " prennent sur eux ". Par delà la diversité des angoisses et des mécanismes de défense, tous les enseignants vivent une tension (Reviol, 1999) par rapport aux échéances de fin dannée, tension quils ne peuvent entièrement apaiser ex ante au prix dune planification sans faille,
Tous développent donc des compétences de gestion du temps qui reste. Lennui, cest quelles portent sur la progression de la classe dans le programme et non sur la progression de chaque élève vers les objectifs. Il ny a hélas aucune transposition automatique dun registre à lautre. Il existe nombre de classe où lenseignant a parcouru le programme, mais en laissant un quart ou un tiers des élèves sur le bord de la route. Eux nont pas " fait le programme ", si faire, cest maîtriser, et non " voir passer ".
Les enseignants les plus consciencieux ou les plus révoltés par léchec scolaire ne se sont jamais contentés de parcourir le programme sans se soucier de ce que les élèves apprenaient. Même un enseignant particulièrement sélectif ou désinvolte ne peut se permettre de parcourir le programme en abandonnant tous les élèves en chemin, à la manière dun guide arrivant seul au sommet. Il faut au moins quil soit accompagné dune fraction " convenable " de sa classe. Toutefois, la convenance est à géométrie variable, elle varie selon les systèmes éducatifs, des âges, les filières, les établissements. À en juger selon les taux de redoublement ou de décrochage scolaire, on ne peut tenir pour acquis que tous les enseignants aient à cur damener limmense majorité de leurs élèves à maîtriser lensemble du programme. Enseigner le programme reste le contrat de base, lenseignant sera irréprochable pour peu quun nombre " décent " délèves atteignent les objectifs. Il y a même des écoles et des filières où un professeur qui amènerait tous ses élèves à la maîtrise des objectifs serait soupçonné de laxisme !
Les cycles dapprentissage posent la question de lorganisation du travail en dautres termes, du moins dans la perspective dune pédagogie différenciée. De tes cycles nont en effet que sil permette doptimiser lusage du temps qui reste pour chaque élève, en fonction non pas du groupe, mais de la distance qui lui reste à parcourir jusquà la maîtrise des objectifs. On se trouve donc placé devant un problème dorganisation du travail triplement inédit, du moins pour beaucoup denseignants :
1. Il faut gérer un espace-temps de formation plus long et prendre en charge un plus grand nombre délèves appartenant à deux, trois ou quatre classes dâges.
2. Lenseignant nest plus le seul maître à bord après Dieu, du moins sil travaille en équipe. Lorganisation devient une affaire coopérative.
3. Le pilotage par la progression dun groupe dans un programme denseignement doit céder la place à un pilotage de chaque parcours individuel de formation par rapport à des objectifs de fin de cycle.
Cela pourrait suffire à mettre en crise plus dun enseignant chevronné, même sil adhère au principe des cycles. Sil sy oppose, il trouvera dans cette complexité tous les arguments voulus pour dire que cest impossible ou interpréter les cycles de sorte quon puisse y réinvestir, presque inchangée, lactuelle organisation du cursus et du travail.
Mon propos nest pas ici de réfléchir sur les stratégies de formation et de changement, sinon pour dire que si lon laisse dans lombre la problématique de lorganisation du travail, il ne faudra pas sétonner, quelques années plus tard, que lintroduction de cycles dapprentissage pluriannuels nait rien changé aux pratiques denseignement et dapprentissage.
Jai développé ailleurs (Perrenoud, 1997 a) deux modèles contrastés dune organisation du travail dans un cycle, un modèle de gestion intégrée et un modèle de gestion modulaire. Ces deux modèles ont des implications fort différentes du point de vue du temps qui reste. Lorganisation modulaire reconstitue des échéances rapprochées, mais en assignant à chaque module du temps groupé et en combattant le zapping scolaire (un peu de tout tout le temps). Le modèle de gestion intégré joue sur des groupements plus diversifiés et rend loptimisation du temps plus difficile.
Dans les deux cas, la question de base reste la même : comment faire en sorte que chaque apprenant soit aussi souvent que possible placé dans une situation dapprentissage féconde pour lui ?
Sans entrer dans le détail, on dira quil faut optimiser plusieurs temps :
Ce découpage, aussi schématique soit-il, aide à distinguer des problèmes.
Le temps de lobservation : si lon ne veut pas attribuer des tâches au hasard, il faut en apprendre le plus possible sur chaque élève : ses acquis, ses progrès, son environnement scolaire et extrascolaire, sa façon daborder les obstacles, ses intérêts, ses projets, ses difficultés, ses blocages, ses ressources, etc. À cette fin, léquipe enseignante, sans se transformer en police, doit tenir à jour, pour chaque élève, un dossier décrivant ses acquis, les difficultés éprouvées, les activités déjà engagées ou envisagées et les problèmes quil rencontre en ce moment. Ce dossier, faut-il le dire, est un outil de travail des enseignants et nest pas accessible à des tiers.
Le temps de la décision : il ne suffit pas de savoir ; le monde des organisations est riche dinformations dont personne ne se sert, faute dy penser, de pouvoir y accéder ou de savoir sen servir. Entre une équipe hyperactive qui remet tout en jeu chaque jour et une équipe sclérosée, qui attribue les élèves à des activités et à des groupes pour de longues périodes, indépendamment de leur niveau et de leurs besoins, il reste à trouver une ligne médiane.
Le temps de lactivité : ce devrait être le temps principal, quantitativement ; on revient là à des problèmes classiques de didactique ; conception des tâches, des consignes, des contraintes, des ressources (aide humaine, documentation, technologie) et du dispositif ; chacune de ces options prise contribue à faire perdre ou gagner du temps ; une activité qui amène les élèves à des déplacements permanents dans lespace ou à des négociations interminables sur des problèmes dinterprétation de la tâche ou de leadership nest pas une tâche féconde, car lessentiel du temps est mangé par dautres logiques que lapprentissage.
Le temps de la régulation : une fois engagé dans une activité, lélève nest pas pour autant en train dapprendre ; seuls les exercices les plus simplistes et répétitifs peuvent fonctionner longtemps sans régulation ; toute approche constructiviste de lapprentissage privilégie des tâches interactives et complexes, donc fragiles et gourmandes en régulation ; si lessentiel du temps de lenseignant consiste à expliquer des consignes mal conçues ou à suppléer aux défauts du matériel, on dira quil y a trop dinvestissement dans une régulation dont on aurait pu faire léconomie par une meilleure préparation ; à linverse, une confiance aveugle dans les tâches proposées peut rendre les enseignants inaccessibles durant le travail, ce qui paralyse régulièrement une partie des élèves.
Pour conclure : la gestion du temps
entre efficacité et autonomie
" Le temps qui reste " : cest le titre dun essai de Jean Daniel qui ne porte pas sur lécole, mais parle du temps de vivre et donc de la mort qui nous attend tous.
À lécole, sans être aussi métaphysique, la gestion du temps qui reste nest jamais purement technique. Elle mobilise des rapports au temps fort subjectifs, ancrés dans des histoires de vie et des cultures familiales et professionnelles différentes.
Loptimisation du temps et de lemploi se heurtera donc toujours à des obstacles non seulement techniques, mais philosophiques, à des valeurs antagonistes. Comment un homme daffaire agité et un adepte du Zen pourraient-ils sentendre sur lemploi du temps ?
Toutefois, sans espérer faire léconomie de tout conflit entre visions du monde, peut-être pourrait-on progresser ensemble vers la connaissance du temps que prennent effectivement les processus à luvre dans une école (enseigner, former, décider, observer, évaluer, réguler, organiser, etc.) et des paramètres qui dilatent ou condensent le temps pour chacune de ces opérations complexes. Une partie des divergences ne sont pas philosophiques, mais portent sur la conception des processus dapprentissage et du temps didactique.
Personne ne souhaite perdre du temps pour le plaisir d'en perdre, nul ne choisit délibérément d'être inefficace, Ce qui bloque le débat, c'est plutôt la méconnaissance des incidences d'une organisation du travail sur les personnes, leurs processus cognitifs, leur rapport au savoir, le sens de leur existence, leur adhésion au projet d'instruire et de s'instruire. On fantasme d'autant plus facilement sur les excès de taylorisme ou du productivisme qu'on n'a jamais analysé de près le travail des enseignants et des élèves, notamment sous l'angle du rapport au temps. De ce point de vue, toute approche descriptive du métier d'enseignant, inspirée de l'ergonomie, de la psychologie ou de la sociologie du travail (Durand, 1996 ; Perrenoud, 1996 a, 1999 c ; Reviol, 1999; Tardif et Lessard, 1999 ) peut contribuer à davantage de réalisme, comme les études plus didactiques sur les tâches, le temps de l'enseignement, le temps de l'apprentissage. De même, toute comparaison avec d'autres pratiques professionnelles de gestion du temps dans des environnements dynamiques (Cellier, De Keyser et Valot, 1996) met en évidence des contraintes et des stratégies récurrentes communes à plusieurs métiers.
Il se peut quune optimisation du temps et de lemploi du temps scolaire se retourne contre la liberté des acteurs, les pousse à ruser encore plus pour sauvegarder des marges dautonomie. Dans toute observation formative, dans toute pédagogie différenciée (Perrenoud, 1998), il y a le risque daccroître le pression sur les personnes, de rendre plus visibles leurs difficultés, en quelque sorte de les " coincer " davantage. Le privilège du cancre est de rêver et de ne pas se soucier du temps qui passe. Cest aussi son malheur et ce qui lexclut de laccès aux sources durables de lautonomie, les savoirs et les compétences. On ne peut gagner sur tous les tableaux. Mieux vaut peser le pour et le contre en connaissance de cause, questionner aussi bien le stress inutile quinduisent les pédagogies les plus productivistes que lapparence de sérénité des pédagogies du moment présent.
Entre attentisme et persécution, lenjeu est donc dabord éthique, mais la seule façon de ne pas exercer de violence sans renoncer à faire apprendre consiste à rechercher lusage optimal du temps qui reste, en conciliant souci de rendement et respect des personnes, ce qui renvoie solidairement aux compétences des professionnels et à lorganisation du travail scolaire.
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