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Obligation de compétence et analyse du
travail :
rendre compte dans le métier
denseignant
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
2000
I. Ne pas faire abstraction des apprentissages des élèvesII. Contre une obligation de procédure
III. Obligation de compétence et analyse du travail
IV. Du travail prescrit au travail réel
Dès lors quil obtient un travail en contrepartie duquel il reçoit un revenu, nul salarié nest dispensé de rendre des comptes à propos de ses méthodes et/ou de ses résultats. Il en va de même pour lindépendant qui accepte un mandat. On parle aujourdhui volontiers de redevabilité, traduction assez barbare de lexpression anglaise " accountabilitity ". On pourrait simplement parler de responsabilité professionnelle, entendue comme obligation de répondre de ses actes et, dans une certaine mesure au moins, de leurs effets.
Responsabilité ou " reddition de comptes " sappliquent aux personnes, mais aussi aux services, aux établissements, aux organisations. Nous nous limiterons ici à la responsabilité professionnelles des personnes. Dès que lune accepte un mandat ou contrat, sa responsabilité est engagée, la reddition de comptes est de mise. La question délicate est de savoir à quoi est au juste obligé celui qui sy soumet.
Cette question se pose dans tous les secteurs de lactivité humaine, mais sans doute avec plus de force dans les métiers de lhumain et les organisations de prise en charge de personnes, pour plusieurs raisons assez simples : une définition flottante ou conflictuelle des résultats attendus, limpossibilité de les établir et plus encore de les mesurer avec exactitude, enfin la difficulté de faire la part de responsabilité de lacteur dans des domaines où laction est incertaine et se heurte à tant de résistances et daléas.
Quest-il de léducation scolaire ? Comment rend-on compte, que ce soit à léchelle dun système éducatif, dun établissement, dune équipe ou dun enseignant ? A quoi les acteurs individuels ou collectifs sont-ils obligés ?
Il ny a pas convergence automatique entre ceux qui attendent un service et ceux qui le proposent. Ils ne définissent pas toujours de la même manière un rapport équitable entre rétribution et contribution. Doù deux questions indépendantes :
Dans le champ scolaire, alors que la société civile demande des comptes, joue avec les idées defficacité, dindicateurs de performance, dobligation de résultats et dévaluation institutionnelle, les professionnels mobilisent des argumentations défensives qui, au nom de la spécificité de léducation, de lautonomie des établissements et des universités, du caractère sacré du savoir et de la culture, du respect des personnes et des différences, refusent toute innovation dans la façon actuelle de rendre des comptes, pourtant bien peu convaincante.
Du coup, les gens décole donnent facilement limpression quils réclament le privilège déchapper à ce qui semble la condition commune dans le monde du travail et des organisations. Ce privilège apparaît de plus en plus exorbitant en un temps où les budgets publics samenuisent, alors que le contrôle et lévaluation sétendent à toutes les sphères de lactivité humaine. Les parents délèves, par exemple, qui rendent des comptes dans leur propre secteur dactivité, ne comprennent pas pourquoi les enseignants en seraient dispensés. Cela dautant que le système éducatif inflige aux élèves, sans états dâme, une obligation de résultats pure et dure dans le domaine des apprentissages, dont dépendent lorientation et la certification.
Si, sur la question de savoir à quoi les enseignants et les institutions éducatives sont obligés, les divergences se creusent entre professionnels et usagers, il faut sattendre à des tensions croissantes, qui auront de multiples répercussions négatives. Il importe donc, sans tomber dans des dispositifs absurdes, de cesser desquiver le problème.
Si je me limite ici aux enseignants, ce nest pas pour signifier quils sont les seuls ou mêmes les premiers responsables. Certes, les apprentissages se construisent dans le face à face pédagogique, dont la responsabilité première revient aux enseignants. Des enseignants faiblement engagés et peu efficaces peuvent neutraliser les meilleurs programmes, les moyens denseignement et les équipements les mieux conçus, les effectifs par classe les plus bas du monde. Mais le contraire est vrai : les enseignants les plus investis dans leur tâche et les plus efficaces ne peuvent faire de miracle sils doivent subir des programmes aberrants, une organisation irrationnelle du cursus et des horaires, des conditions de travail inadéquates. Sintéresser au travail des enseignant nest donc pas ici une façon de leur faire " porter le chapeau ". Ils sont formés, nommés, encadrés, soutenus, contrôlés et évalués par dautres personnels. Et leur travail sinscrit dans un système et une organisation dont ils ne sont pas seuls comptables, quand bien même la tendance à lautonomie des établissements et à la création de cycles dapprentissage pluriannuels leur donne davantage de prise et donc de responsabilité quant à la détermination des contenus et de lorganisation du travail.
Si je choisis de parler de la façon dont les enseignants rendent compte individuellement, ce nest pas pour les accabler, mais parce que cest le problème le plus spécifique et le plus difficile. En partie parce que les intéressés ne veulent pas entendre parler de changements. Ils tolèrent linspection à condition quelle soit de moins en moins présente, en particulier lorsque leur avancement dans la carrière en dépend. Au-delà, le statu quo leur convient.
Personne n'aime être évalué, ou, plus exactement, chacun préférerait n'être évalué que lorsqu'il est sûr de faire bonne figure et de recevoir un feed-back positif. Les professionnels et leurs syndicats ne se montrent donc jamais très coopératifs quand il s'agit de concevoir et surtout de mettre en uvre un système efficace d'évaluation. Qui voudrait donner les verges pour le battre ? On peut le comprendre, d'autant que l'évaluation s'inscrit souvent dans un rapport de force et que lui résister paraît une façon de s'opposer au pouvoir en place et à ses orientations, ou à une aggravation des cadences ou des conditions de travail.
Aucun enseignant raisonnable ne conteste d'ailleurs ouvertement le principe d'une certaine évaluation de son travail. Comment prétendre qu'on n'a de comptes à rendre qu'à soi-même alors qu'on a accepté un contrat ? Pourtant, dans l'enseignement, la réticence à rendre des comptes semble plus vive que dans les autres métiers de l'humain. Pourquoi, dans l'enseignement, paraît-il plus scandaleux et/ou impossible qu'ailleurs d'évaluer le travail des professionnels ? Est-ce en raison de sa nature, jugée " à nulle autre pareille " ? des incertitudes et des controverses sur les finalités et les priorités ? de l'opacité des pratiques ? de l'état des savoirs ? du degré de formation professionnelle des professeurs ? du manque de courage des évaluateurs ? de l'absence de dispositifs à la hauteur de la tâche ?
Quelles qu'en soient les racines, cette résistance profonde à toute évaluation " sérieuse " du travail des enseignants favorise une certaine mauvaise foi dans l'analyse des obstacles techniques, juridiques, éthiques ou économiques à vaincre pour mettre en place des dispositifs d'évaluation à la fois rigoureux et équitable du travail de chaque professeur. Est-il possible de traiter ce problème autrement que sur le mode noir blanc ? Peut-on, comme le propose Philippe Meirieu, ne pas choisir entre l'irresponsabilité sociale et le consumérisme, entre l'école " vache sacrée ", intouchable, et l'école jouet du néo-libéralisme triomphant, soumise à d'absurdes impératifs de rendement ?
Les enjeux sont tels quon peut en douter. Il cependant la peine dessayer. Je vais tenter de montrer :
Dans des travaux antérieurs (Perrenoud, 1996 b ; 1997, 1998), javais avancé quatre conditions pour quil soit à la fois possible et légitime dexiger des résultats définis davance dans un métier donné :
1. Que le problème à résoudre soit purement technique, autrement dit que les finalités de laction soient parfaitement claires et que les professionnels naient dautre tâche que de chercher les meilleurs moyens datteindre des objectifs sans équivoque.
2. Que laction des professionnels ne dépende que marginalement de la coopération ou de la mobilisation de personnes ou de groupes indépendants de lorganisation qui les mandate.
3. Que létat des savoirs savants et professionnels rende possible une action efficace dans la plupart des situations rencontrées.
4. Que les situations quaffrontent les professionnels de même niveau de qualification soient sinon identiques, du moins relativement comparables.
Il nest pas nécessaire de revenir sur le détail de lanalyse pour constater que ces conditions ne sont pas véritablement remplies dans lenseignement, du moins si les résultats sont jaugés à laune dune norme standard, indépendante du contexte et identique pour tous les praticiens.
Peut-on en conclure que lenseignant na dès lors aucun compte à rendre quant aux apprentissages de ses élèves ? Ne risque-t-on pas, en caricaturant lobligation de résultats, de délivrer à bon compte les professionnels de lhumain de toute responsabilité quant à lefficacité de leur action ?
Nul ne saurait soutenir lidée que le mandat dun enseignant est damener en un an tous ses élèves à maîtriser lintégralité des connaissances et à manifester sans faille toutes les compétences visées par le programme. Chacun sait quil faut faire avec le niveau initial des élèves, les appuis dont ils disposent, leur rapport au savoir, leurs résistance à lintention et à laction de les instruire, la dynamique de la classe, son effectif, les circonstances, les conflits, les incidents qui détournent des apprentissages et du savoir. On peut attendre dun travailleur peu qualifié que, nanti des matériaux et des équipements requis, dans des conditions normales, il découpe un nombre fixé de tôles ou lave un nombre fixé de vitres en respectant un seuil de qualité. On ne peut attendre dun enseignant quil instruise un nombre prescrit délèves en un temps donné.
Cela autorise-t-il à se désintéresser de ce que les élèves apprennent dès lors quil sagit dévaluer le travail des enseignants ? Ce serait reconnaître que toutes les pratiques pédagogiques se valent. On sait bien que cest faux. " Toutes choses égales dailleurs ", les professeurs ne sont pas interchangeables. La " performance " dun enseignant moyen, faisant correctement son travail, se positionne entre deux extrêmes :
Il est bien entendu difficile de chiffrer ces deux seuils extrêmes aussi bien que le niveau de performance attendu dun enseignant moyen. Il nest pas exclu que des travaux sur leffet-maître, leffet-établissement et le poids des variables agrégées, écologiques et contextuelles permettent peu à peu de calculer une performance attendue (moyenne et dispersion) pour chaque classe. Encore faudrait-il que ces bases de comparaison soient solides, comprises et acceptées par les intéressés. On peut calculer un chiffre daffaire raisonnable pour une succursale dune chaîne de distribution, en tenant compte du quartier, de la concurrence, de la date dimplantation, de la conjoncture, etc. Nous sommes loin de pouvoir assurer et faire accepter un tel calcul pour les classes et les enseignants.
Il faut donc renoncer à toute vision technocratique de lobligation de résultats, qui assignerait à chaque professeur des résultats attendus :
Doit-on pour autant déclarer définitivement impossible de juger a posteriori de lefficacité dun enseignant, en tenant compte des élèves, et des circonstances ? Est-il absurde denvisager que lon puisse répondre à la question suivante : dans les conditions de travail quil avait, avec les élèves qui étaient les siens, cet enseignant a-t-il fait, cette année-là, ce quil était possible de faire dans létat de lart et de la science de lenseignement et de lapprentissage ?
Clermond Gauthier indique quaux États-Unis, dans les procédures pour incompétence professionnelle dun professeur, on nexige pas que le praticien soit hors du commun, mais simplement moyen. Il ne sagit donc pas dopposer une inaccessible perfection à une pratique réelle, mais de confronter une pratique défaillante à celle quon pourrait attendre dun professionnel ordinaire placé dans les mêmes circonstances.
Ne nous précipitons pas pour dire que cette norme moyenne est difficile à fixer ou que lécart qui en sépare ne peut être mesuré exactement. Demandons-nous plutôt si nous sommes prêts à soutenir que nul jugement ne peut être porté sur lefficacité dun enseignant dans des conditions de travail spécifiées.
Si lon pense quil est radicalement impossible de juger de lefficacité dune pratique pédagogique, même dûment contextualisée, il faut en accepter le corollaire : lenseignement est un métier sans rationalité commune, sans autres références partagées que les savoirs à enseigner. Cest une aventure singulière, chacun restant enfermé dans sa propre histoire, définissant sa propre forme de professionnalité, construisant sa propre didactique, sa propre pédagogie, sa propre éthique, sa propre manière de faire, incommensurable, incomparable à dautres.
Si lon adhère à cette vision - qui séduira sans conteste les professeurs les plus conservateurs et les moins compétents - on peut en conclure que les chercheurs en éducation et les formateurs denseignants nont plus quà mettre la clé sur la porte. Ou du moins à renoncer à introduire tout élément de rationalité partagée dans le travail dorganisation des apprentissages. On peut du même coup renoncer à toute inspection ou évaluation, ou les limiter aux aspects les plus extérieurs de lacte pédagogique : présence, respect des élèves, suivi du programme et des procédures dévaluation.
À linverse, si lon pense que faire apprendre nest pas un processus aléatoire, que la pratique et les compétences de lenseignant font une différence, si lon admet la réalité de " leffet-maître " et si lon considère quil dépend non seulement des caractéristiques personnelles du professeur, mais aussi et dabord de son action professionnelle, alors on ne peut faire abstraction des apprentissages des élèves et refuser de sintéresser à lefficacité pédagogique dun enseignant. Ce serait faire comme si la qualité professionnelle dun médecin navait " rien à voir " avec le pourcentage de patients quil guérit, la qualité dun ingénieur civil aucun rapport avec le nombre douvrages fiables et fonctionnels quil construit, etc.
On peut rejeter " lobligation de résultats " sans cesser de prendre en compte raisonnablement les résultats. Lobligation de compétences, pour laquelle je plaiderai plus loin, sefforcera donc de réintégrer les apprentissages des élèves comme données pertinentes dans un " tableau clinique " brossé par un expert capable de " faire la part des choses ", de ne pas appliquer mécaniquement des " normes de production ", mais dassumer tranquillement le fait que les enseignants ne sont pas interchangeables et que certains posent des gestes professionnels en moyenne plus justes et efficaces que dautres.
Une autre piste consiste à tenir les enseignants pour comptables, non pas des apprentissages des élèves, mais des moyens mis en uvre pour les faire advenir. Ce qui substitue une " obligation de moyens " à une " obligation de résultats ". Cest ce que propose Philippe Meirieu. Sans prendre le contre-pied de cette position, je voudrais montrer quelle peut conduire à la déprofessionnalisation ou à son contraire selon la conception quon se donne des moyens.
Si les moyens sont connus a priori et font partie des composantes du travail prescrit, on se trouve du côté des métiers de lexécution. Le praticien qui peut apporter la preuve quil a utilisé les bons équipements et les bons produits, fait les vérifications dusage, suivi les méthodes et les procédures standards, se trouve libéré de toute responsabilité morale, civile et pénale quant aux résultats de son action. Le débat sur la faute professionnelle éventuelle (Chateauraynaud, 1991) ne tient évidemment pas pour acquis le respect de toutes les règles. La controverse peut porter aussi sur leur légitimité ou leur publicité. Il est improbable en effet que même dans un métier en apparence simple et peu qualifié, les situations à gérer soient entièrement prévisibles et couvertes par des règles claires. Improbable aussi que, même dans le milieu le plus technique ou juridique, les règles fassent lunanimité, ne serait-ce que parce que lévolution des savoirs, des technologies ou du droit provoque des développements méthodologiques ou normatifs permanents, qui ne sont pas stabilisés sans délai ni débat.
Il serait donc absurde de prétendre quun salarié, aussi peu qualifié soit-il, nexerce aucun jugement et nest donc jamais incriminable pour navoir pas " fait le bon choix " dans une situation qui échappe aux prescriptions ou provoque un conflit de règles. Toutefois, dans un métier peu qualifié, cela se produit à la marge et la responsabilité morale, civile ou pénale est imputée dabord à lorganisation qui structure et prescrit le travail. Dès lors quon peut montrer une défaillance dans la formulation des règles et des procédures, ou dans la formation et linformation visant à en garantir la compréhension et la mise en uvre, le salarié est hors de cause. Il lui suffit de faire la preuve quil a suivi les règles pour se laver de toute faute professionnelle. Ce sont les auteurs de règles et ceux qui les transmettent ou en supervisent lapplication qui assument la responsabilité principale des effets de laction.
Transposé à lenseignement, ce modèle amènerait à dire quun enseignant qui a suivi le programme, utilisé la méthode et les moyens denseignement et dévaluation préconisés nest aucunement responsable si tout ou partie de ses élèves napprennent rien ou beaucoup moins que ce qui était visé !
Sous cette forme un peu caricaturale, la description peut faire sourire. Cest pourtant une pente possible du métier denseignant, et une forme de tentation, car elle délivre du poids de la responsabilité. Contrairement à ce quon imagine souvent, lautonomie dont rêvent la plupart des praticiens - dans lenseignement comme ailleurs - ne consiste pas à réinventer le métier de fond en comble, mais à faire les choses " comme ils les aiment " aussi bien quà ne pas faire certaines choses pesantes ou auxquelles ils ne croient pas. Le métier denseignant favorise cette forme dautonomie, car il sexerce dans une certaine opacité, qui autorise à prendre de " petites libertés " avec le programme, les méthodes orthodoxes, lusage prescrit du matériel ou les procédures dévaluation. Cette liberté, que jai appelé de contrebande (Perrenoud, 1996 c), nexige pas du système éducatif quil reconnaisse aux enseignants une nouvelle professionnalité, assortie dune plus forte responsabilité formelle. Lopacité des pratiques et la difficulté de reconstituer les gestes professionnels peu orthodoxes ou défaillants suffit à garantir limpunité.
Ce dernier élément est particulièrement important. Dans un traitement médical, une seule erreur peut-être fatale : contrôle de routine omis, confusion de formule sanguine, mauvais dosage dun médicament vital, contre-indication oubliée, fausse manuvre opératoire, échange de dossiers. Rien de tel dans lenseignement. Si, jour après jour, un enseignant ignore les questions dun élève ou le ridiculise dès quil se manifeste, les effets ne seront visibles quà long terme et il sera difficile de les rapporter à une décision précise. Si, durant toute lannée, un professeur juge quun élève est inéducable ou que son comportement " ne mérite aucune indulgence ", cela ne se verra pas à lil nu lors dune simple visite de classe et aucune reconstitution dun moment de travail isolé ne pourra objectiver le rapport entre une attitude constante de lenseignant et le processus de marginalisation progressive et de désinvestissement intellectuel quelle induit chez un élève.
Entendue au sens bureaucratique de lexpression, lobligation de moyens ferait régresser le métier denseignant vers la prolétarisation et la dépendance, sans garantir grand chose dans le registre des apprentissages. Ni lamour, ni lintelligence, ni la sollicitude, ni le respect ne sont des " moyens prescriptibles " et même dans le registre plus technique des séquences didactiques et des régulations cognitives, lindication méthodologique na guère de valeur si elle nest pas habitée par une intelligence professionnelle (Carbonneau et Hétu, 1996 ; Jobert, 2000 a).
Ce qui conduit à concevoir tout autrement lobligation de moyens, à la définir comme lobligation de se donner les moyens dune action pédagogique réussie, tous les moyens, ceux qui relèvent des règles, méthodes et techniques connues lorsquelles sont efficaces, et ceux qui passent par une stratégie originale et inventive, voire déviante, lorsque les démarches standards sont sans effets.
Pour éviter toute confusion, je parlerai alors dune obligation de compétence plutôt que de " moyens ". Elle sapplique au praticien, à son expertise, à sa capacité de jugement, à son aptitude à prendre des risques calculés, à ses stratégies denseignement. Lattente se déplace et touche moins aux moyens eux-mêmes quau choix avisé des moyens, autrement dit à lexpertise du professionnel qui en adopte, en adapte ou en développe, pour vaincre les obstacles et atteindre les objectifs.
En conclusion : je propose de renoncer à parler dobligation de moyens dans la mesure où elle peut sentendre comme une obligation de procédure ou de méthode. Il est plus clair de viser une obligation de compétence ou dexpertise. Comme lexpertise pourrait évoquer un niveau dexcellence hors du commun, je parlerai donc désormais dobligation de compétence, celle quon peut attendre dun enseignant moyen, compte tenu de son expérience et de son parcours de formation.
Il resterait à passer dune obligation éthique, morale, celle quévoque lidée de " conscience professionnelle ", à une obligation plus contraignante, à laquelle on ne peut manquer sans conséquences. De là à imaginer des sanctions, par exemple salariales, il y a un pas à ne pas franchir. Si lobligation de compétence devait avoir des conséquence, ce serait dabord, il faut y insister, justement en termes de compétences. Si aucune régulation ne sopère en cas de défaut de compétence, défaut qui ne peut être établi quaprès plusieurs tentatives et en laissant à lintéressé le temps de combler ses manques, il sera sans doute inévitable, en désespoir de cause, den venir à des mesures plus répressives.
En amont, lenjeu est le développement professionnel. Mais on reste dans le registre du contrôle, qui nest jamais sympathique. Dautant quon trouve dans tous les corps de métier des praticiens dont la conscience professionnelle et les compétences sont au-dessus de tout soupçon, qui sappliquent à eux-mêmes des exigences bien plus sévères que les standards moyens et ne cessent de sautoévaluer et de se perfectionner. Affirmer quil faut une " police ", cest faire injure à ces gens dévoués, honnêtes et efficaces, adopter une vue pessimiste, entrer dans lunivers du soupçon. Lidéalisme des pédagogues les porte, plus encore que dans dautres secteurs du monde du travail, à faire confiance à lautocontrôle.
Sans doute, dans le meilleur des mondes, la confiance dispenserait-elle du contrôle. Pourtant, lenseignant qui prétend " savoir ce quil fait " et exige quon lui fasse confiance ne sinterdit pas de vérifier le travail de son garagiste ou du concierge de lécole. Il est plus facile dexiger la confiance que de laccorder. Assimiler le contrôle du travail à une insupportable agression, à un soupçon infamant nest en réalité quune tactique défensive pour se prémunir contre une pratique légitime, à condition quelle respecte la nature des tâches et reste dialogique.
Toutefois, ne nous trompons pas denjeu. Il y a certes dans lenseignement comme dans dautres métiers quelques " brebis galeuses " qui " déshonorent la profession ", des sadiques, des pervers, des " fumistes ", des irresponsables, des pédérastes, des paresseux, des violents, des gens toujours absents. Lobligation de compétence ne vise pas dabord à réprimer ces " déviants ", car leur déviance ne manifeste pas dabord un défaut de compétence, mais un rapport brouillé à leur travail.
Il existe des enseignants intègres, travailleurs, jamais absents, équilibrés, sympathiques et néanmoins inefficaces. Cest dans ce registre quinterviendrait une obligation de compétence. Prise au sérieux, elle amènerait à sassurer que le travail des enseignants manifeste les compétences didactiques et pédagogiques que linstitution est en droit den attendre, au-delà de leur respect des règles de base du métier.
Aller dans ce sens, on sen doute, ne va nullement de soi.
Lorsquon engage un travailleur manuel, mieux vaut le mettre à la tâche plutôt que de linterviewer sur sa pratique : " Cest au pied du mur quon juge le maçon ". On postule que le défaut de compétence se verra alors immédiatement. Plus on va vers des métiers complexes, moins il est évident de juger de la compétence de visu, à partir de quelques performances isolées. Car la plupart de ces tâches sinscrivent dans une stratégie à moyen terme et ne peuvent être appréciées hic et nunc que sous langle de leur accomplissement technique, non de leur pertinence stratégique (Tardif, 1992), autrement dit de leur contribution au plan densemble.
Même en sinstallant durablement dans le lieu de travail, il ne suffirait pas dobserver les gestes posés : une partie essentielle de la compétence se niche dans le jugement professionnel, les questions que le praticien se pose, les hypothèses quil formule dans sa tête, les hésitations quil éprouve, les décisions quil prend, les modulations quil envisage et opère, les interventions auxquelles il renonce délibérément. Bref, sans un accès au raisonnement professionnel, lobservation directe de laction, même de longue haleine, et lenregistrement de ses résultats, ne renseigneront pas véritablement sur les compétences du praticien. Le constat de son (in)efficacité. ne permet pas den saisir les causes.
Ce qui ne veut pas dire quil suffit de sentretenir avec un professionnel pour juger de ses compétences. On sait bien que le discours peut faire illusion, en particulier en pédagogie. Cest ainsi que si lon observe les enseignants qui prétendent - et pensent de bonne foi - faire de lévaluation formative, favoriser la métacognition, travailler à partir des erreurs des apprenants, différencier leurs interventions, on tombe parfois de haut. Essentiellement parce quentre le principe et sa mise en uvre, on observe une déperdition de sens, un appauvrissement conceptuel, une réduction à quelques pratiques stéréotypées.
Évaluer les compétences professionnelles dun enseignant nest donc pas simple et lui proposer des régulations moins encore. Lorientation envisagée ici ne constitue en aucun cas une solution de facilité. Elle me semble en revanche de nature à favoriser une réelle professionnalisation du métier denseignant.
Je ne mattaque pas encore ici à la question des ressources, de la position institutionnelle et des compétences des évaluateurs. En formation initiale, la certification porte sur les compétences, de façon convaincante ou non. Lobligation de compétences fait partie du contrat et son défaut justifie - en principe - le refus de la certification. Une fois les enseignants en fonction, lobligation de compétences appelle une forme dévaluation qui est pour linstant " en quête dacteurs " (Perrenoud, 1996 b). Avant de chercher qui pourrait la prendre en charge, tentons dabord den préciser les contours.
Un bilan de compétences ?
Lorsquon pense " obligation de compétences ", la première idée qui surgit est détablir périodiquement un bilan de compétence. Adossé à un référentiel établi et accepté, il ferait le point sur les compétences construites, en cours de construction ou à construire (Lévy-Leboyer, 1993). Cette logique, à luvre dans nombre dentreprises, se heurterait demblée à de sérieux obstacles dans le monde de lenseignement.
Une question de légitimité
Ce qui est légitime, sinon facile, en formation initiale, devient presque infamant dans le métier denseignant, une fois le praticien titularisé. Un pilote davion ne se formalise pas lorsquon lui demande de refaire régulièrement la preuve de ses compétences, soit en simulateur, soit en vol, sous le regard dun pair instructeur ; dans ce métier, on part du principe que le diplôme obtenu et lacte dengagement ne garantissent pas une fois pour toutes le niveau de compétence optimal :
De la même façon, on demande ou on envisage de demander aux médecins de faire tous les cinq ans la preuve que leurs connaissances et compétences sont à jour. Même pour le permis de conduire, une telle perspective est adoptée, avec les résistances quon imagine !
Les enseignants sont-ils à labri de ces processus de dégradation des compétences ? Nullement. Le défaut de compétence a-t-il moins de conséquences ? Le " crash pédagogique " est simplement moins mortel, visible et global. Pourquoi donc serait-il injurieux de demander aux professeurs de se soumettre régulièrement à un bilan de compétences ?
Certains refusent lidée même quil faut, au-delà de la maîtrise des savoirs à enseigner, des compétences professionnelles spécifiques pour professer une discipline. Mais ils refusent tout autant que leur maîtrise des savoirs à enseigner soit périodiquement vérifiée. La culture académique semble un acquis indélébile, contrairement aux connaissances professionnelles ordinaires.
Parmi ceux qui acceptent lidée dun bilan de compétences, un second obstacle surgit : quelles sont les compétences de référence et quel est pour chacun le seuil qui définit la professionnalité ?
Un introuvable référentiel
Jai analysé ailleurs (Perrenoud, 1999) les clivages que tout référentiel de compétences induit au sein du corps enseignant. Non seulement en raison de désaccords sur telle ou telle compétence, mais dune profonde divergence sur lidée même quon puisse " réduire " le métier denseignant à un référentiel, quel quil soit. Au nom des qualités humaines, des dimensions relationnelles et affectives, de la diversité des personnes, de leurs parcours, de leurs rapports au savoir, du génie propre de chacune, on prétendra quaucun référentiel ne saurait rendre compte de la richesse, de la complexité, de la valeur dune pratique singulière.
Sans doute les métiers techniques se prêtent-ils mieux à linventaire dun certain nombre dopérations quil faut savoir choisir et conduire pour arriver à ses fins. Les savoirs théoriques et méthodologiques font aussi lobjet dun plus grand consensus. En éducation, imposer un référentiel au nom de la connaissance scientifique ou dune autorité administrative naurait guère de sens en létat des savoirs. La seule chance est de le construire en partenariat, en consentant des compromis. Mieux vaudrait, dans le contexte de lévaluation des enseignants, disposer dun référentiel imparfait mais accepté que dun outil de construction plus rigoureuse à laquelle personne nadhèrerait, en dehors de ses auteurs et - éventuellement - de leurs commanditaires.
À supposer établi un tel référentiel, il resterait à fixer des seuils de compétence acceptable. Que signifie, par exemple, gérer des parcours individualisés, pratiquer une observation formative, travailler par situations-problèmes, partir des représentations préalables des apprenants, dialoguer avec les parents, coopérer avec des collègues ? Ces compétences nont guère de sens si lon ne se risque pas à fixer un seuil minimal. Or, selon la façon dont on le fixe, on court le risque soit de mettre en difficulté un grand nombre denseignants, soit de donner à chacun un satisfecit à bon marché.
Le déni des juges
Troisième catégorie dobstacles : à supposer que les professeurs admettent le principe, adhèrent à un référentiel, acceptent des seuils de compétences, il leur resterait à donner le droit à quelquun de devenir juge de leurs compétences. Qui ? Des collègues ? Ce sont des égaux, dont on désapprouve souvent les orientations ou dont on nestime guère la pratique. Des chefs détablissements ? Ils ne paraissent pas plus compétents que les enseignants, plutôt moins, puisquils ont quitté la classe. Des experts, formateurs ou chercheurs ? Ils ont la tête dans les nuages et nont aucune idée de la réalité. Des inspecteurs ? Ils sont tout juste bons à donner une note ou à détecter les moutons noirs de la profession.
Lévaluation ne laisse aucun professionnel serein, le regard de lautre est toujours une menace potentielle, nul nest certain dêtre irréprochable, mais il est sans doute peu de métiers où lon récuse aussi facilement tous les juges.
Une analyse du travail
Sans renoncer au bilan de compétences, peut-être ne faut-il pas lui donner la priorité et en faire plutôt la synthèse dun parcours coopératif sapparentant au débriefing, tel quon le pratique dans certaines activités à hauts risques. Le débriefing seffectue au retour dune mission difficile. Il consiste, dans laprès-coup, à revenir sur les conditions de laction, les décisions prises, les erreurs aussi bien que les options fondées. Non pas tellement pour juger positivement ou négativement, encore moins pour noter ou certifier. Essentiellement pour aider le praticien à comprendre, à porter un regard réflexif sur sa façon de fonctionner, sur les dangers et les effets pervers de ses routines aussi bien que sur les erreurs quil commet sous lempire de lurgence, de lincertitude ou du stress.
Il faudra sans doute une forme de révolution culturelle, surtout dans les traditions les plus bureaucratiques, pour accepter que lenjeu majeur de lévaluation des enseignants ne soit plus de noter pour régler lavancement, mais de faire évoluer les pratiques pédagogiques vers plus de justesse et de justice, plus defficacité, plus de fiabilité.
Analyser pour mieux comprendre et maîtriser ce quon fait
Développer un rapport réflexif et analytique à la pratique est lun des objectifs de la formation des enseignants telle quelle est conçue aujourdhui. Idéalement, un praticien réflexif sollicite un regard externe lorsquil en a besoin, par souci de décentration ou sil a limpression dêtre à la limite de ses ressources propres et de ce que peuvent lui apporter ses interlocuteurs et partenaires habituels.
Dans le monde tel quil est, la pratique réflexive reste une ascèse et il nest pas déraisonnable de la stimuler par des dispositifs fortement incitatifs, voire contraignants. On a, comme souvent, affaire à un double seuil : en deçà dune certains sollicitation externe, la " machine réflexive " ne se met pas en route ; au-delà dun second seuil, elle se bloque et le sujet actionne des mécanismes de défense, des stratégies de dissimulation, de justification, de dénégation.
Il importerait donc que la " culture de lévaluation " soit, dans tous les domaines, mais en particulier dans celui du travail des enseignants, une culture de la confrontation entre points de vue et de lélucidation, de lanalyse et de la théorisation des obstacles quon rencontre dans le travail quotidien aussi bien que des tactiques quon leur oppose.
Cette analyse peut être stimulée par :
Si les deux premières sources sont absentes, on peut douter du poids de la troisième. Lévaluation du travail des enseignants, telle quelle est conçue ici, na véritablement de sens que dans une culture professionnelle qui y prépare. On pourrait dire quon vise une " autoévaluation assistée ", que lintervenant externe ne peut que renforcer les mécanismes réflexifs du sujet, à la manière dun remède homéopathique qui na dautre vertu que de stimuler les défenses " naturelles " de lorganisme.
Dans la phase de transition où se trouve le métier denseignant - à supposer quil progresse véritablement vers la professionnalisation - on peut considérer que des formes dévaluation du travail qui devraient, idéalement, se fonder sur une professionnalité exigeante, peuvent aussi contribuer à la développer. Une des fonctions des dispositifs soutenant une obligation de compétence serait de modéliser des postures et des pratiques réflexives, de leur proposer des instruments et des démarches que les professionnels pourraient sapproprier et utiliser de façon autonome par la suite, seuls ou en équipe pédagogique.
Partir des situations et des problèmes rencontrés
Sans proposer un dispositif, on peut indiquer une orientation. Posons quon reviendra dautant mieux aux compétences quon les oublie provisoirement pour sabsorber dans lanalyse fine dactions situées, autrement dit de situations de travail. Lobservateur ne sempressera pas den déduire des points forts ou faibles, il sabstiendra de juger, il prendra le temps dentrer dans le monde professionnel de son interlocuteur, en respectant sa complexité, sur le mode du débat et de lanalyse dans laprès-coup.
Le but nest pas de dire ce quil aurait fallu faire, ni de louer, ni de blâmer. Cest de faire expliciter un raisonnement professionnel, en adoptant une posture qui ne soit ni de recherche, ni de formation, mais daide à la régulation. Lanalyse devrait en quelque sorte inciter puis aider lenseignant à formuler des éléments de réponse à deux questions :
1. Dans les situations rencontrées, me suis-je donné des moyens suffisants, adéquats de résoudre le problème, de faire face a lobstacle ?
2. De façon plus générale, dans quel registre de savoirs savants, experts ou personnels, dans quel ensemble de ressources, avec quelle prise de risque, quelle ouverture à des apports externes, quelle méthode, quelle énergie et persévérance ai-je cherché les moyens daffronter un problème professionnel ?
Même si chaque enseignant passait deux heures par semaine avec un visiteur disponible, expert, auquel il accorderait sa confiance, avec lequel il aurait construit une complicité et des codes communs, il ne ferait pas le tour des problèmes quil résout au jour le jour. Lanalyse nest donc pas une ressource pour résoudre des problèmes concrets hic et nunc. Si cest un bénéfice secondaire, tant mieux, mais lobjectif vise la prise de conscience dun fonctionnement intellectuel et affectif plus stable. La seconde question est en ce sens plus cruciale.
Un expert entraîné peut, à partir dun petit nombre de situations, aider un praticien à repérer ses habitudes mentales et son univers de ressources. La condition est évidemment que les situations de travail analysées soient fortement significatives, ce qui exige que le praticien joue le jeu, nait pas peur de sexposer et ne mette pas toute son énergie à raconter des " contes de fée ". Cela ne veut pas dire quil faut se limiter aux échecs, aux conflits et aux crises, mais que la situation évoquée doit permettre de remonter à des fonctionnement récurrents, à des zones d'ombre ou dincertitude dans lexercice du métier. Comme dans un contrat de supervision, il appartient au praticien de choisir et de narrer les situations mais il revient à son interlocuteur de ne pas se laisser " mener en bateau ". Il y a évidemment dans une telle analyse une part de tension. Sans toile de fond coopérative, sans un minimum de confiance mutuelle, chacun perd son temps, mais une bonne relation ne garantit pas la transparence absolue et labsence de conflits sur les limites à poser ou à dépasser
Ce travail permettrait de cerner certaines compétences sous la double perspective des ressources mobilisées et de leur mode de mobilisation. Ce nest pas le moyen de dresser un bilan de compétences complet, mais ce pourrait être lamorce dune seconde phase, plus méthodique mais aussi plus superficielle, dans la mesure où le temps fait défaut pour articuler chaque composante dun bilan de compétences à des situations de travail précisément rapportées et analysées en commun.
Lanalyse du travail fonctionnerait en quelque sorte comme un zoom avant, un plan rapproché, autorisant dans un second temps à prendre du champ et à voir plus large. Elle se développera dautant mieux que les " gens décole " apprennent à voir leur travail, à certains égard, comme un travail ordinaire et sapproprient les acquis des sciences du travail, en sappuyant plus spécifiquement sur les travail qui tentent de décrire le travail enseignant au quotidien (Durand, 1996 ; Perrenoud, 1996 a ; Tardif et Lessard, 1999).
Bien entendu, tout cela peut se faire en équipe, en duo, en réseau, en établissements.
Une obligation de lucidité et de régulation
Présenter lévaluation comme une analyse peut sembler aberrant si lenjeu est de noter des fonctionnaires, daccorder des promotions ou des privilèges, voire de proportionner le salaire au mérite.
De ce point de vue, lobligation de compétence nest quune façon de nommer la face contraignante du développement professionnel. En réalité parler dobligation de compétence est encore un raccourci. Ce qui devrait être obligatoire, dans une profession, cest la lucidité du praticien sur lui-même, ses actes, son rapport au travail, son éthique, le sens de ce quil fait, les savoirs dont il dispose, les compétences quil a et celles quil na pas. Et cest aussi la régulation de ce qui peut être amélioré.
Inscrire une obligation de lucidité et de régulation dans le statut des enseignants ne consisterait pas à formuler un vu pie, à en appeler à la bonne volonté, à la conscience professionnelle. Il faudrait quune telle obligation soit assortie de dispositifs, et ne puisse être esquivée, ou du moins pas sans efforts et ingéniosité.
Cest pourquoi il importe de ne pas faire de lévaluation des enseignants un dispositif de répression, donc une menace, mais une ressource, de la même manière quun check-up périodique est une ressource offerte aux patients par les services de soins. Lambivalence ne disparaîtra pas miraculeusement : la lucidité est une figure de la raison, qui a ses lettres de noblesse tout en faisant peur à chacun lorsquil est question de lexercer. La plus forte pente de chacun est de se bercer de lillusion que " tout va bien " ou que " tout sarrangera spontanément ". Les médecins préventistes doivent donc exercer une forte influence, intégrer le check-up à une forme de " contrat moral ", se battre comme la tentation quà chacun de préférer loptimisme ou de remettre lépreuve de vérité au lendemain. De linsistance pressante au dépistage autoritaire, il reste un abîme.
Dans un contrat de travail, lemployeur a, à légard des salariés, davantage de droits quun médecin à légard de ses patients. Le paradoxe est le suivant : sil se sert de son autorité pour imposer unilatéralement une évaluation, elle sera vécue comme une machine de guerre contre le salarié. Ainsi ressentie, lobligation de compétence perdra lessentiel de ses vertus de régulation. À linverse, si lemployeur fait aveuglément confiance à lautoévaluation spontanée, il sera probablement déçu, car ne la pratiqueront que les professionnels les plus courageux ou ceux qui nont rien à craindre.
Il faut donc inventer des dispositifs " fortement incitatifs ", ou plus exactement contraignants dans leur principe, mais non inquisiteurs et dont les salariés peuvent espérer plus davantages que dinconvénients. Toute évaluation constitue une menace et fait courir des risques. Il importe quils soient contrebalancés par des profits pratiques ou symboliques.
On sait que les dispositifs les plus subtils ne servent à rien, voire aggravent les choses, si les intéressés ne les comprennent pas, ny adhèrent pas ou les soupçonnent de cacher des intentions manipulatrices ou répressives. Plutôt que de se hâter dinstituer des dispositifs condamnés à être mal accueillis, on ferait mieux de viser à une transformation de la culture professionnelle des enseignants. Elle ne peut sopérer que lentement, à travers une évolution des représentations, des savoirs, des identités des enseignants.
Faut-il tenter de les gagner à la " culture de lévaluation ", issue du monde du management ? Cela ne me semble pas très prometteur. Ses origines, ses excès, le simplisme de cette " culture " ne peuvent que rebuter le monde enseignant. Je propose de travailler à plus long terme sur deux axes plus ambitieux, qui ont partie liée avec le processus de professionnalisation :
Un détour par la sociologie du travail ordinaire permettrait peut-être de voir le travail enseignant de façon mythifiée.
Pourquoi lévaluation du travail fait-elle peur, dans tous les métiers ? Parce que le monde du travail repose sur une fiction : puisquil occupe un poste, le salarié est censé maîtriser tous les gestes professionnels correspondants. Or, la réalité est souvent plus complexe, en raison des failles du système de formation, des pressions de lencadrement, des effets pervers de la concurrence et de la flexibilité (Sennett, 2000), des conditions concrètes du travail humain et surtout de limpossibilité pratique de respecter toutes les prescriptions tout en assurant la production.
Les organisations ne peuvent guère adopter ouvertement ce point de vue. Lorsquelles le font, cest avec la tentation naïve de rationaliser et de maîtriser cet écart au travail prescrit, de lintégrer aux prescriptions, alors quil ne peut que se déplacer.
Or, cette fiction ruine toute analyse du travail. Un salarié ne peut que se défendre contre une évaluation qui ne sintéresse quà mettre en évidence lécart entre ce quil fait et ce quil devrait faire, pour le stigmatiser, voire le sanctionner. Cest pourquoi la première compétence dun salarié ordinaire est de masquer ses failles, parfois à ses propres yeux, au moins à ceux des usagers, de sa hiérarchie, voire de ses collègues de travail sil na pas confiance en eux. Cela ne signifie pas que la plupart des salariés sont incompétents, mais seulement que chacun sécarte parfois ou souvent des prescriptions, pour de bonnes et de moins bonnes raisons.
Le regard dautrui est dautant plus redouté que lobservateur-évaluateur ne sait ou ne veut pas faire " la part des choses ", autrement dit adopte, naïvement ou non, le point de vue selon lequel le travail réel doit et peut sans cesse sapprocher du travail prescrit, et considère donc tout écart comme une faute professionnelle, un passage à vide ou un signe, soit dincompétence, soit de manque de sérieux ou dinvestissement. Si les salariés demandent à être évalués par " quelquun du bâtiment ", ce nest pas seulement parce quils espèrent une solidarité de corps, mais parce quils imaginent que ceux qui ont fait le même travail ont éprouvé de lintérieur lécart entre le prescrit et le réel et savent quil est inéluctable et souvent fonctionnel. Lun des problèmes que rencontrent une partie des inspecteurs scolaires comme dautres " contremaîtres " issus du métier est de ne pas transformer cette communauté dexpérience en complicité et en indulgence inconditionnelle. Pour que le regard informé reste expert et critique, peut-être faut-il que celui qui observe nait pas à se faire pardonner de ne plus avoir " les pieds dans la glaise "
Si lon adoptait sur le travail une perspective plus proche de lergonomie de langue française ou de la psychosociologie du travail, on verrait que lécart entre le prescrit et le réel est non seulement inévitable, mais quil est nécessaire et souvent bénéfique. Les ergonomes vont jusquà concevoir la compétence comme la capacité de gérer un écart inévitable et nécessaire entre travail prescrit et travail réel
Deux registres normatifs
Dans le travail, il sagit de faire les choses à la fois " comme il faut ", " le mieux possible " et " au moins aussi bien que les autres ", le conformisme aux prescriptions étant le minimum requis, le dépassement de ce minimum donnant des atouts dans la compétition pour lestime et parfois pour des gratifications moins symboliques, un salaire plus élevé, un peu plus dautonomie ou une promotion.
Lévaluation du travail opère dans deux registres normatifs au moins. Lun couvre lensemble de lactivité et prescrit des attitudes, un rapport au travail à lautorité, au temps davantage que des gestes précis. Le second prescrit des procédures à respecter dans des postes et des situations de travail définis.
Dans le premier registre, chaque milieu de travail, chaque métier produit une impressionnante série de normes spécifiques, mais ce sont assez souvent des déclinaisons de principes généraux tels que :
À ces prescriptions générales sajoutent des règles et des recommandations propres à chaque fonction et relatives aux diverses actions à effectuer. Les entreprises et les administrations assortissent chaque poste de travail chaque machine, chaque opération dun ensemble de prescriptions censées garantir le respect de lenvironnement et des outils, la sécurité, la productivité, la coordination des tâches dans le cadre de la division instituée du travail. Tout cela définit la tâche prescrite : comment faire une piqûre ou une vidange, comment disposer un couvert ou une souricière, comment transférer des fonds ou des informations, comment ouvrir un dossier ou une huître, comment fermer un compte ou un magasin, comment contrôler un passeport ou un niveau dhuile, comment construire un abri ou un budget, comment organiser un voyage ou une séquence didactique. Pour chacune de ces tâches, les organisations qui emploient des travailleurs répondent de façon normative, par des prescriptions ou des recommandations édictées par les responsables de lorganisation du travail.
Le nombre, la nature, le caractère impératif ou indicatif des prescriptions varient selon le niveau de qualification. La professionnalisation saccompagne dune diminution des prescriptions édictées par la hiérarchies, mais dautres sy substituent, émanant de la corporation ou dérivant de savoirs établis.
Les sources de lécart
Dans tous les métiers, lobservation montre que toute activité réelle sécarte, parfois spectaculairement, de la tâche prescrite. Doù vient cet écart entre travail prescrit et travail réel ? Ses sources sont multiples :
a. Lécart à la norme est parfois une condition de la réussite de laction dans ses conditions effectives de déroulement. Dans certains cas, si lon observe à la lettre les prescriptions de sécurité, les procédures formelles, les méthodes standards, on est irréprochable, mais on ne maîtrise pas la situation. Dans les professions les plus qualifiées, savoir jouer avec les règles fait partie de la compétence de base ; dans des situations dexception, on attend de chaque salarié quil " prenne des initiatives " et " se montre plus intelligent que la règle ".
b. La pression au rendement est une cause constante décart à la norme. Si les chauffeurs routiers respectaient strictement les limitations de vitesse et les heures de sommeil, si les douaniers faisaient systématiquement les vérifications prescrites, si les caissiers prenaient le temps de compter et recompter les sommes dargent qui passent entre leurs mains, ils mécontenteraient leurs employeurs ou les usagers, ou les deux à la fois. La grève du zèle en est la démonstration par labsurde : la société se bloque si chacun observe scrupuleusement toutes les règles.
c. Lécart entre travail réel et travail prescrit peut trahir une incompétence ou en tout cas une difficulté dagir de façon aussi rapide et sûre que le prévoit le poste de travail. Le job le plus simple suppose au minimum une certaine dextérité. Si elle nest pas présente, le salarié doit feindre de nettoyer, vérifier, livrer ou réparer une partie des objets quon lui confie. Dans les métiers plus qualifiés, le défaut de compétence a des effets plus subtils, il peut par exemple infléchir les choix professionnels, voire le diagnostic des situations.
d. Lécart aux normes professionnelles peut refléter un manque de compréhension de leurs fondements scientifiques ou éthiques, donc des risques et des enjeux. Une partie des accidents du travail ou des erreurs naissent dune vision fausse ou simplificatrice des forces et des processus à luvre, radiations, contamination, courants électriques, produits chimiques, processus économiques ou psychosociologiques. Ce manque de compréhension peut refléter une désinvolture personnelle, mais cest souvent la rançon dun écart entre la qualification des salariés et la complexité quon leur demande de maîtriser.
e. Lécart peut manifester le refus de normes dont le salarié ne voit pas la nécessité, par exemple rester debout derrière un comptoir, porter une cravate ou se laver régulièrement les mains. Il ne méconnaît pas alors les raisons dêtre de la norme, mais il ny adhère pas personnellement ou seulement dans certaines circonstances.
f. Lécart peut naître de la paresse, du refus dinvestir dans son travail lénergie, la rigueur, la concentration, la persévérance exigée du sentiment que sa contribution équilibre sa maigre rétribution financière ou symbolique (Jobert, 2000 b).
g. Lécart peut traduire un manque de courage, desprit de décision. Dans de nombreux métiers, il faut agir dans lincertitude, avant davoir toutes les données et toutes les garanties. Certains praticiens ont peur de prendre ce risque et nagissent jamais quà coup sûr, ce qui peut amener à multiplier les examens et les études, à geler les problèmes, à différer les arbitrages, à laisser les problèmes se transformer pour que quelquun dautre en hérite.
h. Lécart peut résulter dun conflit entre le mandat et le projet personnel dun praticien. La plupart des salariés rêvent dêtre aussi libres quun artisan à son compte, sans courir les mêmes risques économiques. Ils composent donc entre les exigences du poste et ce quils aiment et savent faire, ce qui donne du sens et de lattrait à leur vie professionnelle.
i. Lécart à la norme peut provenir de lirruption dans le monde du travail de pulsions et de passions humaines : désirs, séduction, complicités, histoires de sexe, histoire damour ou damitié mais aussi histoires de haines, de pouvoir, dexclusion, règlements de comptes, manipulations.
j. Lécart peut être la conséquence de maladies, de handicaps ou de troubles de la personnalité quil faut dissimuler le plus longtemps possible pour ne pas perdre son emploi.
k. Lécart peut être une forme de délinquance permettant le travail au noir, lobtention de pots-de-vin ou dautres avantages, le commerce des ressources de lorganisation (matières premières, fichiers, technologies par exemple) ou de plus graves escroqueries encore, détournements de fonds, espionnage économique.
l. Lécart peut encore manifester une opposition, larvée ou ouverte, au pouvoir qui édicte des normes jugées abusives, contraires aux droits de lhomme, par exemple lorsquelles interdisent de bavarder, de sasseoir, daller aux toilettes lorsquon en a besoin. Plus une institution est " totale ", au sens de Goffman (1968), plus elle développe des déviances à large échelle, sans lesquelles il serait difficile de survivre, dans une prison, un asile ou une armée, mais aussi certaines entreprises.
m. Lécart peut être une affaire de solidarité entre collègues ou camarades de travail. La sociologie du travail a montré depuis longtemps quà la norme de lentreprise, guidée par la loi du profit maximal, sopposait une norme émanant des travailleurs et les protégeant de la pression au rendement quils subissent.
Ce dernier point montre que lécart peut exprimer une culture et ne pas être une affaire purement individuelle. Cest vrai, à des degrés divers, de chacune des sources évoquées.
Des écarts à la fois programmés et déniés par lorganisation
Les écarts entre travail prescrit et travail réel sont assez souvent la résultante des contradictions de lorganisation, qui doit à la fois avoir lair de faire les choses dans les règles de lart et " tourner " avec des ressources limitées, soit pour dégager des profits, soit pour faire avec des financements publics en baisse ou qui naugmentent pas en proportion de la demande sociale. Sociologiquement, lécart entre travail prescrit et travail réel est à la fois inévitable et indispensable : cest parce quil y a du jeu que la machine sociale peut tourner. Les systèmes humains sont moins fragiles quun mécanisme dhorlogerie, parce quils continuent à fonctionner avec une dose décart à la norme qui paralyserait toute machinerie. Ce qui apparaît une déviance, pas toujours reluisante, prise cas par cas, permet globalement la coexistence plus ou moins pacifique et la mobilisation densembles immenses de personnes au service de buts collectifs.
Cela nempêche pas - contradiction de plus - lécart entre le travail réel et le travail prescrit de faire lobjet dune réprobation morale ou rationaliste qui fait abstraction des contextes et de la complexité des systèmes sociaux. Cette réprobation empêche toute analyse du travail. Il importe donc que quiconque veut aller dans le sens dune obligation de compétences se départisse de tout jugement moral et donne au contraire à ses interlocuteurs limpression quil connaît les contradictions dans lesquelles ils se débattent, quil sait que chacun ne fait pas ce quil veut et compose avec toutes sortes de contraintes, de limites, dattentes, de circonstances qui justifient un écart entre le prescrit et le réel. Aussi longtemps quon enfermera les acteurs dans la fiction dun travail entièrement rationnel, lévaluation sera vécue comme un danger, une façon de donner à voir la réalité pour la condamner au nom de la norme, pour mieux restreindre les marges de liberté des salariés.
Si lévaluation du travail continue à entretenir la fiction dun travail constamment cohérent, efficace, maîtrisé, conforme aux prescriptions et à létat de lart consacré par quelques experts, elle ne peut qualimenter des stratégies de défense ou de dissimulation. Il en ira de même si elle est vécue comme une atteinte à lautonomie professionnelle, que cette dernière permette de faire son travail ou dy échapper.
La porte est étroite : voir lévaluation comme une pure relation daide serait faire fi du droit au contrôle que tout contrat de travail donne à lorganisation. À linverse, se placer entièrement du côté de la norme met le salarié en position défensive et le pousse à saboter tout système " intelligent " dévaluation, autrement dit tout système qui requière la coopération active des intéressés.
Je ne sais pas si cette contradiction est surmontable. Peut-être le " refus de participer à sa propre évaluation " est-il léquivalent, dans le monde du travail, du droit d'un prévenu de ne pas contribuer à son propre procès. Il se peut que les organisations soient condamnées à pencher, soit vers des évaluations violentes, intrusives, menaçantes et cruelles, comme dans une partie des entreprises, soit vers des simulacres, comme dans les administrations publiques
Une vision plus réaliste du travail des enseignants naplanira certainement pas tous les obstacles, mais cest sans doute une condition nécessaire de lobligation de compétences.
Une obligation de compétences permettrait de concilier une forme dévaluation du travail et le mouvement vers la professionnalisation du métier denseignant. Cette orientation se heurte toutefois à de nombreux obstacles. Lun deux, et je conclurai sur ce point, touche à la part congrue de rationalité partagée dans le métier denseignant.
Dans certains métiers, larbitraire du jugement est limité par une communauté de savoirs déclaratifs et procéduraux qui " mettent daccord " des professionnels par-delà la diversité des places et des valeurs. Aujourdhui, cette communauté est fort restreinte dans le métier denseignant, en particulier lorsquil sagit de " faire partie du problème ". Comme tout métier, lenseignement fabrique des " idéologies défensives " (Dejours, 1993) qui fonctionnent comme des modèles descriptifs et explicatifs du réel. Dans lenseignement, ces idéologies se construisent autour de léchec de lintention dinstruire, et fonctionnent comme justification de limpuissance, que le fatalisme soit biologique - lidéologie du don -, psychosociologique - le mode de vie, le milieu socioculturel, la famille désorganisée - ou encore dans le registre de la psychologie clinique : troubles, carences, faiblesses, manques en tous genres. Dans une école ordinaire, ces stéréotypes fonctionnent dès quun enseignant cherche du renfort ou se pose des questions culpabilisantes.
Lévaluation du travail dans lesprit dune obligation de compétences, na pas pour but premier de confirmer sans examen que nul ne pouvait mieux faire. Elle adopte au contraire, non par suspicion maladive, mais parce que cest son seul sens, lhypothèse quun autre cadrage, un autre diagnostic, une autre stratégie didactique, une autre attitude auraient pu changer quelque chose au cours des événements. Le dialogue va donc conduire à interroger lévidence selon laquelle le praticien " a fait tout ce quil pouvait ", aussi bien dailleurs que lévidence contraire, moins fréquente, selon laquelle il serait responsable de tout ce qui a mal tourné.
Le débriefing, lanalyse ex post, consistent à reprendre patiemment le cours des choses pour trouve non pas une faute, ni même une erreur caractérisée, mais des bifurcations, des raccourcis, des analogies fallacieuses ou des stéréotypes dans le jugement professionnel. Pour conserver une posture analytique, ne pas fuir immédiatement dans la justification ou lautoflagellation, il importe que le praticien ait une théorie du sujet et de laction qui fasse la part de linconscient, des déterminations affectives, des limites de la raison et de la volonté. Lanalyse ne mènera à rien si le praticien refuse de se considérer comme un être faillible, inconstant, avec des intuitions fulgurantes et des aveuglements, des temps de persévérance et dautres dabandon, des moments de lucidité pointue et dautres de pensée magique ou de sens commun, des cohérences obsessionnelles et des contradictions, une part dautonomie mais aussi une culture due à un ancrage culturel et social dont on ne se défait jamais.
Aussi longtemps quun enseignant se juge porteur dun savoir dont il ne met pas en cause la légitimité, fait de son propre rapport au savoir une norme universelle, dénie en lui tout goût du pouvoir au-delà dune autorité didactique fonctionnelle, refuse la part de narcissisme et de séduction dans le rapport pédagogique, prétend navoir aucune préférence parmi ses élèves, pense évaluer en toute impartialité, mésestime la part de routine et darbitraire dans sa planification et sa gestion de classe, affirme navoir jamais peur et ne pas connaître le doute ou la panique, aussi longtemps quil fait fonctionner lillusion de la rationalité et que ce que jai appelé la " comédie de la maîtrise " (Perrenoud, 1995), le dialogue avec un autre professionnel deviendra menaçant sil sécarte de lesprit de corps et de la complicité dans lattribution des difficultés du métier aux élèves, aux familles, aux médias ou à la " société ".
Une partie des enseignants ont construit de tels savoirs par des itinéraires personnels : formation en sciences humaines, expérience de vie, psychothérapie, supervision, contacts intensifs avec des professionnels de la santé ou du travail social, culture familiale. Il reste que ces savoirs et cette vision du sujet ne font pas partie de la culture professionnelle de base des enseignants. Au vu de lhypertrophie des savoirs à enseigner et des didactiques des disciplines dans la plupart des cursus de formation initiale, et de la pauvreté de lapport en sciences humaines et plus encore en sciences sociales, il nest pas sûr que la situation soit en train dévoluer. Il subsiste, dans le métier denseignant, un écart sans pareil entre ce quon fait fonctionner au jour le jour dans la classe et létablissement et les savoirs formels construits en formation professionnelle.
Cela me paraît le principal obstacle à une évaluation du travail visant lanalyse et la régulation des pratiques dans la perspective dune obligation de compétence.
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