Quelques explications d’enfants relatives à l’origine des astres (1925) 1 a

Il peut paraître étrange de demander à des enfants d’où viennent le soleil, la lune et les étoiles. L’idée ne nous en est, d’ailleurs, pas venue pendant des années, et, lorsqu’elle s’est présentée à nous, nous avons longtemps tardé à la mettre à exécution, de peur que les enfants crussent que nous nous moquions d’eux. En fait, il n’y a guère de questions absurdes pour les enfants. Imaginer d’où est sorti le soleil ne les embarrasse pas beaucoup plus que d’imaginer d’où viennent les rivières, les nuages ou la fumée. Mais serait-ce là la preuve que les enfants se jouent des psychologues, et que les réponses qu’ils donnent ne correspondent à rien dans leur pensée véritable ? Pas autant que l’on ne pourrait le croire. Nous pensons, en effet, que plusieurs des phénomènes dont l’enquête qui va suivre nous montrera l’existence correspondent à des attitudes spontanées de l’enfant. Les questions des enfants montrent par exemple que leur intérêt s’attache aux problèmes relatifs aux astres, et la manière même dont les enfants posent ces questions indique quelle est la solution qu’ils sont portés à se donner à eux-mêmes. Examinons brièvement ce point, car il est de grande importance de ne pas fausser, par des interrogatoires maladroits, les tendances propres de l’enfant.

Il suffit de collectionner les questions des enfants de 3 à 5 ans pour trouver des questions comme celle-ci : Fran, à 2 ; 9, demande : « Qui fait le soleil ? ». La forme de cette question est artificialiste. Stanley Hall cite les questions suivantes : à 5 ans « Pourquoi il y a une lune ? » — à 3 ½ : « Qu’est-ce qui fait briller le soleil ? » et « Qui est-ce qui met les étoiles au ciel, la nuit ? » —  à 5 ans : « Qui est-ce qui fait briller les étoiles ? ».

En outre, on observe un intérêt spontané pour les phases de la lune, intérêt dont nous verrons le rapport avec l’artificialisme : à 5 ans : « Pourquoi la lune est pas ronde ? Comment elle peut être ronde des fois ? » —  à 9 ans : « Pourquoi elle est grande quelquefois et petite ensuite ? » et « En quoi la lune est faite ? ».

On voit assez, dans ces questions, la tendance à considérer les astres comme fabriqués et à trouver une raison précausale à toutes leurs manifestations. Il en est de même dans le fait suivant :

D’Estrella, l’un des sourds-muets cités par W. James (Philos. Rev., I, 1892, p. 613-24) raconte ce qui suit de lui-même à la troisième personne : « Il croyait que le soleil était une balle de feu. D’abord il croyait qu’il y avait plusieurs soleils, un pour chaque jour. Il ne comprenait pas comment il pouvait se lever et se coucher. Un soir il vit par hasard des garçons qui lançaient en l’air et qui rattrapaient des pelotons de ficelle trempés dans l’huile et allumés. Il pensa de nouveau au soleil et se dit qu’il devait avoir été lancé et rattrapé de la même façon. Mais par quelle force ? Il supposa donc qu’il devait y avoir un homme grand et fort caché de quelque façon derrière les collines (San Francisco est une ville entourée de collines.) Le soleil était la balle de feu qui lui servait de jouet, et il s’amusait à la lancer très haut dans le ciel tous les matins et à la rattraper tous les soirs.

… Il supposa que le dieu [= l’homme grand et fort] allumait les étoiles pour son usage personnel, comme nous faisons des becs de gaz. »

La part faite de la forme logique que d’Estrella donne à ses souvenirs, ils correspondent de trop près aux réponses que nous analyserons tout à l’heure pour que nous ne soyons pas frappés par cette convergence.

En bref, les questions que nous allons poser aux enfants ne sont pas sans correspondre à certaines de leurs questions spontanées. Mais il faut plus, pour que nous puissions faire pleinement créance à la méthode que nous allons employer. Il faut une certaine continuité dans les réponses des différents âges, et il faut que cette continuité soit alliée elle-même à une certaine gradation. Or, c’est bien ce que les faits nous montreront.

On peut, en effet, distinguer dans le développement des représentations relat

ives à l’origine des astres trois stades plus ou moins nets. Durant le premier, l’enfant attribue l’origine des astres à la fabrication humaine (ou divine, mais nous verrons que cela revient au même). Durant le second stade, les astres ont une origine mi-naturelle mi-artificielle : ils sont dus, par exemple, à la condensation des nuages, mais les nuages eux-mêmes sont issus du toit des maisons ou de fumées fabriquées par les hommes. Enfin, durant le troisième stade, l’enfant arrive à l’idée que l’origine du soleil n’a rien à voir avec l’industrie humaine. L’enfant invente une origine naturelle (condensation de l’air, des nuages, etc.), ou, plus rarement, il refuse de résoudre la question d’origine, comme étant trop difficile pour lui.

§ 1. Un cas primitif du premier stade

L’un des cas les plus significatifs que nous ayons obtenus est celui de Roy, dont certains traits primitifs montrent bien la liaison originelle de l’animisme et de l’artificialisme. Nous le citerons presqu’intégralement.

Rev (6 ans) : « Comment le soleil a commencé ? — C’est quand la vie a commencé. — Il a toujours été le soleil ? — Non. — Comment il a commencé ? — Parce qu’il savait que la vie avait commencé. — Comment ça s’est fait ? — Avec du feu. — Comment ça ? — Parce qu’il y avait du feu là-haut. — Il venait d’où le feu ? — Du ciel. — Comment ça s’est fait dans le ciel ? — Parce qu’il y avait une allumette qui s’est allumée. — Elle venait d’où ? — C’est le Bon Dieu qui l’avait jetée. » Un instant après : « Qu’est-ce que c’est la vie ? — C’est quand on est vivant. —  Qu’est-ce qui a fait commencer la vie ? C’est nous, quand on a existé. »

Puis, après un moment, à propos des quartiers de la lune, Roy nous dit : « Elle [la lune] est devenue toute entière. — Comment ça ? — Parce qu’elle pousse. — Comment la lune pousse ? — Parce qu’elle grandit. — Comment ça se fait ? — Parce que nous on grandit. — Qu’est-ce qui la fait grandir ? — C’est les nuages. [Roy nous a dit peu avant que ce sont les nuages qui coupent la lune pour former les croissants : « C’est les nuages qui l’ont coupée. »]. — Ils font comment ? — Ils l’aident à grandir. — Comment ça a commencé la lune ? — Parce que nous on a commencé d’être vivants. —  Qu’est-ce que ça a fait ? — Ça a fait grandir la lune. — La lune est vivante ? — Non… oui. — Pourquoi ? — Parce que nous on est vivant. —  Elle est faite comment, la lune ? — Parce que nous on s’est fait. — Et ça a fait grandir la lune ? — Oui. — Comment ? — … — Pourquoi ? — C’est les nuages qui l’ont fait grandir. » … « Le soleil est vivant ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce que nous on est vivant. — Il sait quand il fait jour ? — Oui. — Comment ? — Il voit quand c’est le jour. »

Trois semaines plus tard, nous revoyons Roy, et nous constatons qu’il a oublié de quoi nous avions parlé précédemment. « Comment le soleil a commencé ? — Avec du feu. — Ça venait d’où ? — D’une allumette. — Comment le soleil est devenu grand ? — Parce que nous on grossit. — Qui fait grossir le soleil ? — Les nuages. — Et nous ? — C’est parce qu’on mange. —  Le soleil mange ? — Non. — Comment les nuages font grossir le soleil ? — Parce que les nuages grossit aussi. » 2

« Et la lune, comment elle a commencé ? — Aussi du feu. — Comment elle a grandi ? — Parce que nous on grandit. —  Pourquoi elle a grandi. — Parce que c’est les nuages qui la font grandir. — Comment ça ? — Parce qu’ils grandissent aussi. — S’il n’y avait pas de nuages est-ce que la lune grandirait aussi ? — Non… oui, elle pourrait quand même parce que nous on grandit. »

Ce cas mérite un examen attentif, parce qu’il montre avec une grande netteté la manière dont l’artificialisme et l’animisme se dégagent simultanément des participations primitives que l’enfant établit entre les choses et l’homme.

On trouve, en effet, trois tendances dans la pensée de Roy : 1° une tendance artificialiste : les astres ont été fabriqués par l’homme ; c’est le feu d’une allumette qui est à l’origine du soleil et de la lune ; 2° une tendance animiste : le soleil et la lune sont vivants, ils savent quand il fait jour, ils savent ce que nous faisons, etc. ; 3° une tendance à établir des participations entre les astres et nous : les astres grandissent parce que nous grandissons, ils ont commencé de vivre « parce que nous, on s’est fait », etc. Cherchons donc à préciser lesquelles de ces trois tendances sont primitives, et quels rapports elles soutiennent les unes avec les autres.

Tout d’abord, il est clair que le mythe artificialiste, selon lequel les astres sont issus du feu d’une allumette, n’est pas primitif par rapport aux sentiments de participation entre les astres et nous : ce mythe dérive de ces sentiments, et non pas l’inverse. Ce mythe est, en effet, plus ou moins fabulé. C’est lorsqu’on sollicite Roy de préciser les origines qu’il invente un mythe, mais, dans sa pensée spontanée, la liaison qui unit les astres à l’homme est beaucoup plus imprécise. Cette liaison revient à ceci : les hommes, en venant à la vie, ont provoqué par cela même l’apparition des astres. Il n’y a donc pas « fabrication » proprement dite des astres par les hommes, il y a simplement participation entre les astres et les hommes, et c’est si l’on demande à Roy de préciser cette participation que Roy recourt à l’artificialisme franc, c’est-à-dire au mythe de fabrication.

Il en est de même pour l’animisme. Pour Roy, les astres « poussent », ils sont conscients, vivants, etc. Mais on n’a aucune raison de supposer que cet animisme soit antérieur au sentiment de participation qu’éprouve Roy : les astres poussent parce que nous grandissons, ils sont vivants parce que nous sommes vivants, etc. Nous avons assez discuté les rapports de l’animisme et de la participation dans les chapitres qui précèdent pour n’y point revenir ici : les participations entraînent l’animisme, et elles lui sont génétiquement antérieures, bien que l’animisme rejaillisse sur les participations pour les consolider.

Restent donc les sentiments de participations qu’éprouve Roy et qui paraissent à la racine des autres manifestations de sa pensée. Mais que sont ces participations ? Dire que la lune grandit « parce que nous on grandit », que la lune est vivante « parce que nous on est vivant », c’est employer des formules qui, au premier abord, font l’effet de simples images ou de simples comparaisons, sans souci d’explication causale. C’est d’ailleurs une manière de parler qui est revenue souvent dans la bouche de Roy, à propos d’autres questions encore : le vent avance, nous a dit Roy, parce que nous on avance aussi, et le soleil ne cherche pas à partir parce que nous, des fois, on part pas. Mais l’étude des croyances relatives à la marche des astres qui nous suivent nous a assez montré qu’un corps céleste qui avance « parce que nous avançons » avance bien à cause de notre propre mouvement. Bien plus, quand Roy prétend que la lune est apparue « parce que nous on a commencé d’être vivants » et que « ça a fait grandir la lune », ou quand Roy précise que, même sans l’aide des nuages, la lune aurait grandi à cause de nous, il semble bien que Roy ait en vue plus que de l’analogie, mais de la causalité proprement dite. Il y a peut-être de l’analogie dans le raisonnement de Roy, mais dans la mesure où Roy confond l’analogie et la cause, à la manière des enfants du stade de la « précausalité » qui confondent le logique ou le moral et le physique.

Or, il se peut que la racine des sentiments de participations relatifs à la naissance des astres soit la suivante. Lorsque Roy dit que les astres ont commencé d’exister « quand la vie a commencé », et « parce que nous on a commencé d’être vivants », il semble que Roy pense de près ou de loin à l’origine des bébés et que ses idées sur l’origine des choses soient fonction de ses idées sur la naissance des hommes. Roy, comme beaucoup d’enfants, a peut-être commencé par s’intéresser à l’origine des êtres humains, puis de là s’est posé toutes sortes de questions sur l’origine de ces choses, avec la tendance implicite à considérer la naissance des choses comme liée à celle des hommes. Nous aurons l’occasion d’examiner ultérieurement des exemples de cette généalogie des intérêts artificialistes. Or, que sont les idées des enfants sur l’origine des bébés ? Les enfants ont d’abord le sentiment de la liaison des bébés avec les parents : ils sentent que ceux-ci ont une part essentielle dans la venue du bébé, soit que les parents aient commandé, soit qu’ils aient cherché ou construit quelque chose. Ensuite l’enfant invente des mythes pour s’expliquer ce sentiment : les parents ont fabriqué le bébé. Dans ce cas, le sentiment de liaison précède donc le mythe et lui donne naissance.

Quoiqu’il en soit de ce rapprochement, dont la suite de cette étude confirmera ou infirmera le bien-fondé, nous comprenons les vrais rapports que soutiennent entre eux les sentiments de participation, l’animisme et l’artificialisme de Roy : les sentiments de participation sont au point de départ, et, lorsque l’enfant s’essaye à les systématiser, il recourt simultanément aux mythes animistes et aux mythes artificialistes.

Ainsi, d’une part, lorsqu’on cherche à faire préciser à Roy le contenu de ses participations, lesquelles semblent à la fois analogie et causalité, Roy recourt à des explications animistes. Par exemple, à propos des nuages, Roy nous dit ceci :

« Est-ce que nous, on peut faire grandir les nuages ? — Non. — Pourquoi ils grandissent ? — Parce que nous ou grandit [Roy accorde donc ce qu’il vient de retirer]. — Tu grandis, toi ; pourquoi ? — Parce que je mange. —  Ça fait grandir les nuages ? — Non, ils grandissent parce qu’ils savent que nous on grandit. » Et, un moment après : « Comment ils ont commencé les nuages ? — Parce que nous on grandit. — C’est nous qui les faisons grandir ? — Non, c’est pas nous, mais les nuages savaient qu’on grandissait. »

Autrement dit, le monde est une société d’êtres vivants, obéissant à un ensemble de règles bien ordonnées ; toute analogie est en même temps relation de causalité, puisque l’analogie est signe de communauté ou d’interactions d’intentions, et que toute intention est cause. On a même l’impression que, pour Roy, il y a imitation nécessaire des êtres les uns par les autres : quand nous grandissons, les astres et les nuages sont obligés de nous imiter. Les participations que sent Roy se développent donc en explications animistes lorsqu’on oblige Roy à préciser sa pensée.

Mais, d’autre part, dans cette société d’êtres vivants qui constituent le monde, Roy met au premier plan les hommes (ou le Bon Dieu, mais cela revient au même, car Roy conçoit le Bon Dieu comme « un Monsieur », qui allume des allumettes et les jette au loin). C’est l’apparition des hommes qui a déclenché celles des astres, des nuages, etc. C’est la croissance des hommes qui entraîne celle des corps, etc. C’est là, proprement, que les participations de type artificialiste se différencient des participations de type animiste, mais sans y contredire le moins du monde, puisque les deux types sont complémentaires. L’artificialisme est donc simplement, au point de départ, la tendance à croire que les êtres humains commandent aux autres êtres ou entraînent leur apparition, ces autres êtres étant conçus comme plus ou moins vivants et conscients. Mais, ici comme à propos de l’animisme, lorsqu’on oblige l’enfant à préciser sa pensée, il invente un mythe. Dans le cas de l’artificialisme, le mythe consistera à raconter comment l’homme a fabriqué la chose. Le mythe de l’allumette qui donne naissance au soleil marque donc un progrès dans l’artificialisme, en ce que Roy précise le comment d’une fabrication dont il se bornait auparavant à sentir l’existence. Mais, au point de départ, l’artificialisme se confond avec ce sentiment, c’est-à-dire avec les participations que l’enfant établit, non pas tant entre son moi et les choses qu’entre ses parents, ou les adultes en général, et le monde.

En conclusion, l’artificialisme de Roy procède de ses sentiments de participation, de la même manière que l’animisme et sans aucune contradiction avec cet animisme. Animisme et artificialisme sont, au point de départ, les deux systématisations complémentaires des mêmes sentiments de participation.

§ 2. Le premier stade : les astres sont fabriqués

Le cas de Roy nous a conduit à quelques hypothèses qui nous serviront de fil conducteur dans notre recherche. Passons maintenant à des cas plus évolués, dans lesquels les mythes artificialistes se dégagent mieux des participations primitives.

Purr (8 ; 8) : « Qu’est-ce que c’est qu’un croissant [de lune] ? — Elle [la lune] s’est coupée. — Comment ? C’est elle qui s’est coupée, ou c’est quelque chose d’autre qui l’a coupée ? — C’est la lune. — Elle a fait exprès ? — Non, c’est quand elle est née, elle est toute petite. — Pourquoi ? — Elle peut pas venir grosse. Comme nous, quand on est petit bébé. Alors, elle fait la même chose. — Toutes les fois qu’il y a des croissants, c’est la même lune ? — Des fois c’est la même, des fois c’est une autre. —  Combien y en a-t-il ? — Beaucoup. On peut pas les compter tous les jours. La lune aussi est en feu. —  Pourquoi elle est coupée ? — Quand elle veut éclairer que dans un endroit… [= elle se coupe pour éclairer simultanément à différents endroits]. — Elle vient d’où ? — Du ciel. —  Comment elle a commencé ? — Depuis le ciel. C’est le Bon Dieu qui l’a née [sic]. — Et le soleil ? — Aussi le Bon Dieu qui l’a né. »

Tacot (6 ½) estime que le soleil est en feu. « Comment il a commencé ? — Tout petit. — Il venait d’où ? — Du ciel. — Comment il a commencé dans le ciel ? — Toujours plus gros. » Le soleil, dit Tacot, est conscient et vivant. Il a poussé comme un être vivant. Ce sont les hommes qui l’ont fait.

Gaud (6 ; 8) : « Elle est comment la lune ? — Ronde. Des fois il y a que la moitié… — Pourquoi il n’y a que la moitié ? — Parce qu’elle commence. —  Elle commence comment ? — Toute petite. — Pourquoi ? — Parce qu’elle commence. — Pourquoi ? — Parce que il fait beaucoup jour [= la lune reste petite pendant le jour et ne croît que la nuit]. — Où est l’autre moitié ? — Parce qu’elle est pas tout à fait faite, pas tout à fait entière. — Elle se fait comment ? — Ronde. — Comment elle commence — Toute petite, puis elle vient toujours plus grosse. — Elle vient d’où ? — Du ciel. » … « Comment elle s’est faite ? — Toute petite. — Elle s’est faite toute seule ? — Non, par le Bon Dieu. — Comment ça ? — Avec ses mains. » Gaud ajoute que la lune est vivante et consciente. Elle nous suit intentionnellement, etc. Le soleil est également vivant et fabriqué.

Moc (10 ; 2, retardé) est un cas très curieux par ses réactions affectives. Il nous dit du soleil : « Il était tout petit, puis après il est venu [= devenu] gros. Il lui prête la conscience et la vie. Mais à la question : « Il vient d’où ? » Moc est pris d’un embarras subit, devient très rouge, détourne la tête, et finit par dire très gêné que le soleil vient « de celui-là qui la fait venir. — Quoi ? — De celui là qui l’a fait. — Qui ? Un Monsieur ou pas un Monsieur ? — Un Monsieur. — Un Monsieur ou le Bon Dieu ? — Le Bon Dieu, un Monsieur, n’importe. » D’où, vient cet embarras ? Certainement pas des difficultés du problème, car il était bien visible que Moc avait déjà sa solution, mais ne voulait pas l’avouer. Une pudeur d’ordre religieux ? Il ne semble nullement. Durant tout l’interrogatoire Moc interchangeait sans aucun système ni aucune recherche le Bon Dieu et les hommes, lorsqu’il s’agissait de trouver l’auteur de tel ou tel phénomène. La seule interprétation de l’embarras de Moc est donc que Moc est gêné qu’on lui parle de la naissance d’un être vivant. Moc a dû apprendre que tout ce qui touche à la naissance est tabou, et notre question relative au soleil lui a paru choquante. C’est ce qui nous a empêché de poursuivre notre interrogatoire plus à fond. On voit, dans un tel cas, combien peut être intime la liaison de l’animisme et de l’artificialisme.

Les enfants précédents assimilent, comme on voit, l’apparition du soleil et de la lune à la naissance d’un être vivant, étant admis, naturellement, que la naissance elle-même est conçue par l’enfant comme une sorte de fabrication, dont on ne peut guère préciser le « comment », mais qui consiste à construire quelque chose de vivant. Tout au moins, les enfants dont on vient de lire les réponses parlent de la croissance des astres, comme si le soleil et la lune commençaient par être « petits » à la manière des bébés.

Les enfants suivants, au contraire, s’essayent à préciser le « comment » de la fabrication du soleil et de la lune, cette fabrication continuant d’ailleurs parfois à être assimilée à une naissance. Tout au moins, comme nous allons le voir, les enfants continuent à considérer le soleil et la lune comme animés et conscients : les tendances animistes et artificialistes sont encore complémentaires l’une de l’autre :

Caud (9 ; 4) : « Comment le soleil a commencé ? — Par la chaleur. —  Quelle chaleur ? — Du feu. — Il était où le feu ? — Au ciel. — Il a commencé comment ? — C’est le Bon Dieu qui l’a allumé avec du bois et du charbon. — Il a pris où ce bois et ce charbon ? — C’est lui qui l’a fait. —  Comment ce feu a fait le soleil ? — C’est le feu qui est le soleil. » Il semble dès lors que Caud ne doive plus être animiste. Mais il n’en est rien : « Le soleil nous voit ? — Non. — Il sent la chaleur ? — Oui. — La nuit, il voit ? — Non. —  Il voit quand c’est jour ? — Oui, c’est sûr ! Il voit puisque c’est lui qui éclaire ! »

Fran (9 ans) : « Le soleil a commencé comment ? — Une grosse boule. — Comment elle a commencé ? — À devenir toujours plus gros, toujours plus gros, puis ensuite ils lui ont dit d’aller en l’air. C’est comme un ballon.  — Cette boule venait d’où ? — Je pense c’est une grosse pierre. Je croyais dire encore que c’est du gravier, une grosse boule [de gravier]. — Tu es sûr de tout ça ? — Sûr. — Comment ça s’est fait ? — Ils l’ont formé comme une grosse boule. — Qui ? — Des Messieurs. » Néanmoins, Fran pense que le soleil nous voit et nous suit intentionnellement. D’autre part, l’identification du soleil avec un caillou n’est pas contradictoire avec l’affirmation que le soleil a grandi, car nous verrons un grand nombre de cas d’enfants qui croient que les pierres ont poussé dans la terre. Ici de nouveau l’artificialisme et l’animisme se combinent intimement.

Quant à la lune, Fran, comme il arrive à plusieurs enfants, croit que c’est le soleil lui-même, mais qui, à cause de la nuit, perd ses rayons ; la lune « c’est le soleil ; c’est à cause que quand il fait nuit il a point de rayons. » Il est vrai que la lune est plus grosse. Mais c’est « parce qu’elle éclaire la nuit. Elle doit être plus grosse parce qu’il y a beaucoup de fois des gens qui reviennent [chez eux]. Alors le soleil [= la lune] il éclaire ».

Deb (9 ans) : « Comment a commencé le soleil ? — Avec des allumettes. — Comment ça a fait le soleil ? — Avec des rayons. — D’où venaient ces allumettes ? — De chez nous ». Le soleil, néanmoins, est vivant et conscient.

Gall (5 ans) est né en 1918, ce qui n’est pas sans importance en ce qui concerne sa cosmogonie ; « D’où est venu le soleil ? — Pendant la guerre. —  Comment il a commencé ? — Quand c’est fini la guerre. — Il a toujours été là le soleil ? — Non. — Comment il a commencé ? — Il est venu une petite boule. —  Et alors ? — Il est devenu gros. — D’où venait cette petite boule ? — Du feu. »

Voici maintenant un cas intermédiaire entre les derniers et ceux du second stade, en ce sens que l’enfant entrevoit déjà la possibilité que les astres soient issus des nuages. Mais, dans les cas particuliers, cette idée est noyée dans un contexte analogue à celui des cas précédents,

Hub (6 ½) : « Le soleil a toujours été là ? — Non, il a commencé. — Comment ? — Par du feu… — Comment ça a commencé ? — Par une allumette. — Comment ? — Ça s’est allumé. — Comment ça ? — En allumant une allumette. — Qui l’a allumé ? — Un monsieur. — Comment il s’appelle ce monsieur ? — J’sais pas. » Quant à la lune, elle est faite « en ciel », c’est-à-dire « en nuages ». — « Comment les nuages ont pu faire la lune ? — Parce qu’il est éclairé [= allumé]. — Qui ? — Le nuage. — Comment ? — Avec du feu. — Il vient d’où ce feu ? — De l’allumette » … « Qui est-ce qui a allumé ? — Un bout de bâton, puis un truc rouge au bout ». Hub pense donc ici aux fusées qu’on vend pour les feux d’artifice ; la lune est un nuage enflammé grâce aux fusées que lancent les hommes. Quant aux nuages, leur origine est aussi artificielle : « Ils viennent d’où les nuages ? — Depuis le ciel. — Comment ils ont commencé ? — En fumée. —  Elle est venue d’où cette fumée ? — Des fourneaux. —  La fumée peut donner des lunes ? — Oui. »

Quant à l’origine des étoiles, les explications du premier stade sont les mêmes que celles que l’on vient de voir en ce qui concerne le soleil et la lune :

Jac (6 ½) estime que les étoiles sont en feu et que ce sont des gens qui les ont faites.

Giamb (8 ½) pense que les étoiles servent à annoncer le temps : « S’il y en a [des étoiles], il va faire beau, quand elles n’y sont pas, il va pleuvoir. » Elles sont en « lumière ». —  « D’où ça vient cette lumière ? — C’est les lumières dehors [les réverbères] qui les éclairent, qui les font venir [qui les produisent]. — Comment elles ont commencé ? — Un monsieur les fabrique. — Elles savent qu’elles brillent ? — Oui. »

Fran (9 ans) : « C’est des messieurs qui ont pris des petits cailloux et ont fait des petits étoiles. »

Grang (7 ; 6) : « Qu’est-ce que c’est les étoiles ? — Des ronds. —  En quoi ? — En feu. » C’est le Bon Dieu qui les a faits.

La raison de cet artificialisme est évidemment dans l’attitude, finaliste qui fait croire à tous les enfants que les étoiles servent à marquer le temps : ça sert « à marquer s’il fera le beau temps demain » (Caud, 9 ; 4). « Les étoiles qu’est-ce que c’est ? — C’est pour annoncer qu’il fera beau le lendemain » (Clerc, 9 ans).

Il est inutile de multiplier les exemples. Examinons brièvement la portée de ces faits, avant de décrire les deuxième et troisième stades. Il est clair que le détail, c’est-à-dire ce qui varie d’un enfant à l’autre, peut être considéré comme fabulé. Mais l’idée centrale, c’est-à-dire la croyance suivant laquelle les astres sont conçus comme fabriqués, doit être considérée comme correspondant à une orientation d’esprit spontanée de l’enfant. Néanmoins deux questions se posent relativement à l’homogénéité de ce premier stade.

Tout d’abord, nous avons constaté l’existence de deux groupes d’enfants : ceux qui parlent de la « naissance » du soleil, sans préciser le comment de cette naissance, et ceux qui précisent peu ou prou la fabrication du soleil. Il pourrait sembler qu’il y ait là deux stades. Mais, d’une part, nous n’avons trouvé aucune différence d’âge entre ces deux groupes d’enfants, et, d’autre part, les enfants de ces deux groupes maintiennent que le soleil et la lune sont vivants et conscients. Dans l’état actuel de la documentation, il ne faut donc voir là que deux types de réponses contemporaines et ayant au fond la même signification, étant donné que la fabrication du soleil avec une allumette et un caillou ou de la fumée n’a sans doute rien de contradictoire avec l’idée que les enfants de cet âge se font de la naissance des êtres vivants. Nous ne pouvons malheureusement que faire cette hypothèse, sans la vérifier directement sur nos enfants. Il serait, en effet, tout à fait déplacé et pédagogiquement dangereux de questionner sans raison ces enfants sur le problème de la naissance des hommes ou même des animaux.

Il est une seconde question que l’on peut se poser. Tantôt nos enfants invoquent comme fabricateur des astres le Dieu de catéchisme, tantôt de simples « messieurs ». Y a-t-il là deux types ou deux stades ? Nous verrons plus loin, en discutant les idées de M. Bovet sur la genèse du sentiment religieux, que, dans les grandes lignes, on peut admettre l’évolution suivante. L’enfant commence par attribuer les attributs caractéristiques de la divinité — en particulier l’omniscience et la toute-puissance — à ses parents puis aux hommes en général. Ensuite, dans la mesure où l’enfant découvre les limites de la perfection humaine, il transfère sur le Dieu, dont l’enseignement religieux a donné la notion à l’enfant, les attributs qu’il retire aux hommes. Dans les grandes lignes, il y aurait donc deux périodes dans l’artificialisme, un artificialisme humain et un artificialisme divin. Seulement, nous ne croyons pas que cette distinction ait une utilité pour le moment, et, en particulier, sur le point spécial de l’origine des astres. Trop d’influences adultes viennent, en effet, bouleverser les représentations spontanées de l’enfant pour qu’on observe une gradation nette avec l’âge.

Mais cette dernière circonstance soulève une très grave question préjudicielle, car de sa solution dépend tout l’intérêt de l’artificialisme enfantin : cet artificialisme est-il spontané, ou bien faut-il attribuer à l’enseignement religieux toutes les représentations enfantines relatives à l’origine des choses ?

En ce qui concerne les phénomènes que nous étudierons dans la suite (origine des nuages, des rivières, des montagnes, des pierres, etc.), la question ne se posera guère, ou se posera tout autrement, car nous verrons l’artificialisme humain se présenter sous des formes si spontanées que l’enseignement religieux n’y est que pour bien peu de chose. Mais en ce qui concerne le soleil, la lune et les étoiles, l’enseignement religieux peut avoir fortement influencé les enfants 3, puisque les astres sont beaucoup plus proches d’un Dieu habitant le ciel que ne le sont les corps situés sur terre. Cependant, nous croyons que l’enseignement religieux n’a influencé qu’une partie de nos enfants, et que, chez ceux-là mêmes dont l’artificialisme a été influencé de la sorte, l’enseignement religieux s’est borné à alimenter une tendance à l’artificialisme qui lui préexistait chez l’enfant et qu’il n’a pas créée.

D’une part, en effet, on trouve, d’après nos statistiques, autant d’enfants du premier stade attribuant aux hommes la fabrication des astres, que d’enfants l’attribuant à Dieu. On répondra peut-être que l’enseignement religieux a pu être mal compris, que l’enfant a rapporté aux hommes ce qu’on lui disait de Dieu, ou que cet enseignement a mis en branle un travail d’imagination qui l’a dépassé. Seulement, on trouve, avant tout enseignement religieux, des questions artificialistes chez des enfants de 2-3 ans : « Qui fait le soleil ? » demande Fran à 2 ;9. D’autre part, si l’enseignement religieux est tenu peur responsable de l’artificialisme humain des enfants de 4-6 ans, il faut convenir que, pour que cet enseignement soit pareillement dévié, il doit exister chez l’enfant une forte tendance originale à attribuer aux hommes la fabrication des corps naturels : l’idée de la croissance et de la « naissance » des astres, l’idée que les quartiers de la lune sont fabriqués à chaque nouvelle lune, ou qu’ils résultent d’une section artificielle de la lune, l’idée des allumettes, des pierres enflammées, des fusées qui embrasent les nuages, etc., sont autant de manifestations de cette tendance, qu’il faut assurément considérer comme spontanée. Enfin, les faits cités par W. James tels que les souvenirs d’enfance du sourd-muet d’Estrella montrent assez qu’il peut exister un artificialisme spontané chez l’enfant, indépendamment de tout enseignement religieux.

D’autre part, même là où nous discernons nettement l’influence de l’enseignement religieux, nous voyons qu’il n’est pas reçu passivement par l’enfant, mais qu’il est assimilé d’une manière originale. Or, s’il en est ainsi, c’est évidemment qu’il préexistait à cet enseignement une tendance spontanée à l’artificialisme, tendance qui seule explique que l’enseignement ait été pareillement déformé. Voici un bon exemple de croyance artificialiste provoquée par l’enseignement religieux, mais dans laquelle l’enfant a mis du sien au point d’altérer gravement ce qui lui avait été inculqué :

Gava (8 ½) : Le soleil est vivant parce qu’« il revient. — Il sait quand il fait beau ? — Oui, parce qu’il peut voir. — Il a des yeux ? — Oh, c’est sûr ! Des jours quand il se lève, il voit qu’il fait mauvais temps, alors il va où il fait beau temps. — Il sait qu’il s’appelle le soleil ? — Oui, il sait qu’on l’aime bien. Il est bien gentil de nous faire avoir chaud. — Il sait son nom ? — J’sais pas. Des fois, il nous entend causer, et il nous entend dire des noms ; après, il sait [son nom]. » Tout cela parait pure fabulation, mais, comme nous allons voir, Gava confond à peu près le soleil et le Bon Dieu : « Quand ton papa était petit, il y avait déjà le soleil ? — Oui, parce que le soleil il est né avant les gens pour que les gens ils puissent vivre. — Comment il a commencé ? — C’est le ciel qui s’est formé. C’est un Monsieur qui a été mort, puis il est monté dans le ciel. C’est ce qu’on appelle à l’école du dimanche le Bon Dieu. — D’où venait ce Monsieur ? — De dedans la terre. — D’où il venait ? — Moi, je sais pas comment il a pu se former. — Comment ça a fait le soleil ? — Le Monsieur a été tout rouge, puis ça a fait de la clarté. Parce que le matin, quand même il y a pas encore le soleil, il y a quand même la lumière. » Autrement dit, le Monsieur (= Jésus-Christ) a embrassé le ciel, et cette lumière a fait le soleil. Gava pense sans doute ici à l’auréole du Christ : il nous a parlé dans la suite d’une image sur laquelle le Bon Dieu était comme un soleil, mais avec des bras et des jambes ! « Il est en quoi le soleil ? — Une grosse boule rouge. — En quoi elle est ? — En nuage… je sais pas. — Il a commencé il y a longtemps ? — Depuis qu’il y a eu des gens. — Pas avant ? — Non, parce qu’il y aurait rien eu à éclairer. — Il a commencé en même temps que les gens ou après ? — D’abord qu’ [= dès que] il y a eu des petits enfants. — Pourquoi ? — Pour que les enfants aient de l’air. — Si on parle au soleil, il nous entend ? — Oui, quand on le prie. — Tu le pries ? — Oui. — Qui t’a appris à prier le soleil ? — À l’école du dimanche, on m’a dit qu’il fallait tout le temps prier le soleil. »

Ce cas remarquable éclaire les trois faits suivants :

Kuf (10 ; 1) nous dit que le soleil avance parce que quelque chose le pousse. « C’est en lui ou en dehors, ce quelque chose ? — Il est en lui. —  Qu’est-ce que c’est ? — C’est le Bon Dieu. »

L’une de nous se rappelle nettement avoir associé pendant des années le soleil et le Bon Dieu, soit que Dieu habitât dans ou derrière le soleil, soit que tous deux fussent conçus comme participant l’un de l’autre. Toutes les fois qu’elle faisait sa prière du soir, elle pensait au soleil, et pensait en particulier à l’espace compris entre deux sommets des Alpes bernoises, sommets qu’elle voyait de sa chambre et entre lesquels le soleil se levait en hiver.

L’un de nous se souvient d’une promenade qu’il faisait avec son père et au cours de laquelle son père et lui regardaient le soleil couchant. Le père prononça quelques paroles sur le fait que le soleil nous faisait tous vivre. L’enfant eut comme la révélation soudaine que le soleil avait quelque chose à faire avec Dieu. Il en conclut surtout que, si son père n’allait pas à l’Église, etc., c’est évidemment qu’il adorait le soleil, ou était lié au soleil par quelque lien plus fort qu’avec Dieu.

De tels faits sont fort instructifs. Ils nous montrent d’abord à quel point l’enseignement adulte peut être déformé par une assimilation originale de l’enfant. Mais ils nous montrent surtout quelles sont les lois de cette assimilation. Nous retrouvons, en effet, trois tendances à la racine de ces déformations, et trois tendances complémentaires les unes des autres. La première est la tendance à considérer les astres comme participant des hommes ou des intentions des hommes. Participations des intentions ou participations dynamiques, tout d’abord : Gava considère l’origine du soleil comme liée à l’obligation d’éclairer les gens ou de donner de l’air aux petits enfants, et l’un de nous considère le soleil comme lié à son père par des liens étroits (soumission, commandement, protection ?). Participations substantielles, ensuite : les trois enfants cités considèrent le soleil comme étant plus ou moins identique au Bon Dieu, tout en en différant, à la manière du sourd-muet de James qui identifiait la lune à sa propre mère. Or, ces participations se prolongent tout d’abord en mythes artificialistes : Gava conçoit le soleil comme issu de l’auréole du Christ. Enfin ces participations se prolongent en animisme : le soleil est vivant, conscient et intentionné. En bref, l’enseignement religieux n’est pas reçu passivement par l’enfant, mais il est déformé et assimilé conformément à trois tendances préexistant à cet enseignement. Ces tendances sont précisément la tendance à créer des participations, la tendance artificialiste et la tendance animiste, dont les recherches précédentes nous ont montré l’importance dans la mentalité de l’enfant.

Concluons donc notre analyse du premier stade en disant que l’artificialisme intégral dont il témoigne est spontané dans ses racines tout en pouvant, dans certains cas, être influencé, quant au détail des représentations, par l’enseignement reçu. Mais, dans les deux cas, cet artificialisme ne s’oppose en rien à l’animisme.

§ 3. Le deuxième et le troisième stades : les astres ont une origine partiellement, puis entièrement naturelle.

La meilleure preuve du caractère spontané des représentations artificialistes de l’enfant est leur continuité et le caractère insensible de leur disparition. Les enfants de 10-11 ans sont arrivés d’eux-mêmes à l’idée que les astres ont une origine naturelle, et, entre ce troisième stade elle premier, il existe tous les cas intermédiaires.

Nous ferons de ces cas intermédiaires le domaine propre du deuxième stade : sont de ce stade les enfants qui attribuent aux astres une origine mi-artificielle mi-naturelle. Dans la plupart des cas (c’est-à-dire dans les cas spontanés), les astres sont censés s’être constitués par un processus naturel, mais à partir de substances d’origine artificielle : ainsi les astres sont sortis tout seuls des nuages, mais les nuages sont issus de la fumée des cheminées et des fourneaux des maisons. Dans d’autres cas plus ou moins influencés par l’enseignement adulte, les astres sont conçus comme du feu issu des volcans ou des mines, etc., l’homme ayant par ailleurs quelque part à cette formation.

Commençons par ces dernières explications, les moins intéressantes d’ailleurs, puisque l’enseignement adulte joue dans leur formation un rôle au moins indirect :

Font (6 ; 9) ; Le soleil est conscient. Il est en feu, il vient « de la montagne. —  D’où ? — Des mines. — Qu’est-ce que c’est ? — Les messieurs vont chercher du charbon dans la terre. » Quant à la lune, « c’est le soleil qui l’a fait. — Comment ? — Avec son feu de la montagne. — Elle sort d’où la lune ? — De la montagne. —  Qu’est-ce qu’il y avait dans la montagne ? — Du soleil. — Il venait d’où ce soleil ? — De la montagne. — Il avait commencé comment ? — Avec du feu. — Et ce feu a commencé comment ? — Avec des allumettes. — Et la montagne ? — Avec de la terre… C’est des gens qui la font. » Font illustre son explication par un dessin représentant une moitié de Lune sortant d’une montagne.

Marsal (débite mental) ; « J’ai pensé que le soleil sortait peut-être des volcans ». Ils se sont mis en éruption et cela a produit une boule de feu. Mais l’originalité de Marsal est de croire que, pour projeter le soleil en l’air, il a fallu l’intervention des hommes ; ce sont « les ancêtres » qui ont lancé le soleil en l’air « comme un ballon ».

Le mécanisme de ces explications est bien clair. L’enfant part de deux faits d’observation : les astres sortent de derrière les montagnes et les astres sont en feu. Comment faire la synthèse et faire sortir du feu des montagnes ? Pour peu que l’enfant soit instruit, il pense alors soit aux mines de charbon, soit aux volcans. Il s’ajoute à cela (et c’est en quoi nos exemples sont du second stade et pas du troisième) l’idée que les hommes ont eu un rôle nécessaire dans cette genèse des astres : ce sont les hommes qui ont construit les mines ou qui ont lancé le soleil en l’air.

Voici maintenant des exemples du type le plus ordinaire et, d’ailleurs, le plus intéressant, car l’influence des choses apprises ne s’y fait pas sentir :

Giamb (8 ½) est encore du premier stade en ce qui concerne les étoiles, mais déjà du deuxième en ce qui concerne le soleil et la lune : « Comment il a commencé le soleil ? — C’est un grand nuage qui l’a fait. — D’où venait ce nuage ? — De la fumée. —  Et cette fumée ? — Des maisons. — Comment ce nuage a fait le soleil ? — Ils [les nuages] se sont collés l’un contre l’autre jusqu’à ce qu’ils sont devenus ronds. — Est-ce que les nuages font du soleil maintenant ? — Non, parce qu’il y en a un déjà. — Comment les nuages ont rendu le soleil brillant ? — C’est une lumière qui fait briller. — Quelle lumière ? — Une grosse lumière. C’est quelqu’un au ciel qui l’allume. [On voit comment Giamb invoque un mythe artificialiste dès qu’il est réduit à quia. La suite va nous montrer que Giamb est sur le point de remplacer ce mythe par l’explication suivant laquelle la fumée peut s’enflammer pour faire briller le soleil]. — Il est en quoi le soleil ? — En pierre. — Et les nuages ? — Aussi. — Pourquoi cette pierre ne tombe pas ? — Non, c’est la fumée des maisons. — Le soleil est à la fois de la pierre et de la fumée ? — Non, rien que de la fumée. [On a l’impression que Giamb juxtapose deux explications : l’une qu’il est sur le point d’abandonner, et suivant laquelle le soleil est une pierre que quelqu’un a allumée, l’autre qu’il est sur le point d’adopter définitivement, et suivant laquelle le soleil est un nuage de fumée enflammé]. — Comment les nuages font le soleil brillant ? — C’est la fumée qui fait briller, parce qu’il y a du feu dans la fumée. » Le soleil est conscient et nous suit intentionnellement. Un moment après : « Comment est la lune ? — Jaune. — Elle est en quoi ? — En nuage. —  D’où vient ce nuage ? — De la fumée, une fois qu’elle est jaune. — D’où vient cette fumée ? — Du chauffage. Des fois, quand il fait froid, la fumée devient jaune. [C’est exact : la fumée des maisons, en hiver, prend une teinte jaune verdâtre]. — Comment la fumée fait la lune ? — La cheminée fait fumer, des fois jaune, des fois blanc. »

Gava (8 ½), qui était du premier stade en ce qui concerne le soleil, appartient au deuxième stade par son explication des croissants de la lune : « C’est l’air qui l’a formée. — Comment ça s’est fait ? — C’est peut-être des nuages qui ont pas pu fondre et puis ça a fait un gros rond. » L’air et les nuages sont, comme on voit, à peu près identiques pour Gava. Un moment après : « La lune est en quoi ? — C’est peut-être des nuages. Les nuages étaient petits, puis ils se sont serrés et ça a formé une boule. —  Il y a longtemps qu’il y a la lune ? — Depuis que la vie a commencé [cf. Roy, voir § 1]. — Comment la lune a commencé ? — En premier lieu elle a été toute petite, et puis après elle a grossi : c’est des autres nuages qui sont venus. —  Ils venaient d’où ? — C’est de la vapeur qui monte au ciel de quand on fait cuire les affaires [= le dîner]. — La lune est vivante ? — Faut bien croire puisqu’elle vient [= revient] tous les soirs ! »

Brul (8 ½) : « Il est en quoi le soleil ? — En nuages. — Comment il a commencé ? — Il a commencé par faire la boule. — Elle venait d’où cette boule ? — Des nuages. — Ils sont en quoi les nuages ? — De la fumée. —  Elle vient d’où cette fumée ? — Des maisons. »

Lug (12 ; 3) : « Comment il a commencé, le soleil ? — C’est du feu. —  Quel feu ? — Du feu qui est dans le fourneau. —  Qu’est-ce qu’il y a dans le fourneau ? — La fumée. — Comment ça ? — La fumée est montée et puis ça a commencé. Ça a pris feu. — Pourquoi ça a pris feu ? — Ça faisait chaud. » Un moment après : « Tu es sûr de tout ça ? — Pas sûr. — Comment il est fait le soleil ? — Une grande boule de feu. — Comment ça a commencé ? — [Il réfléchit longuement]. Par la fumée. — La fumée d’où ? — Des maisons. » La même explication est donnée pour la lune.

De telles explications sont d’un vif intérêt à cause de leur caractère spontané. Elles partent d’un fait d’observation très juste : c’est que la lune, de jour, lorsqu’elle est blanche et parsemée de petites taches d’ombre, ressemble à un petit nuage. La ressemblance est surtout frappante lorsque l’on ne voit qu’une demi-lune, c’est-à-dire lorsque, aux yeux de l’enfant, la lune est en train de « se former ». Or, comme les enfants de ce stade (8-9 ans, en moyenne) admettent que les nuages sont issus de la fumée, l’origine des astres est bien claire pour eux.

Quant aux étoiles, les enfants de ce stade les expliquent de la même manière, ou bien ils les conçoivent comme émanant de la lune ou du soleil, à la manière des enfants du troisième stade.

Entre le deuxième et le troisième stade, la continuité est complète : il suffit de retrancher des explications qui précèdent l’idée que les nuages sont issus des maisons pour obtenir une explication entièrement naturelle de l’origine des astres, c’est-à-dire une explication du troisième stade. C’est ce que nous trouvons, en moyenne, à partir de 9-11 ans, parfois auparavant. Voici quelques exemples typiques : les astres sont issus des nuages et les nuages eux-mêmes sont de l’air comprimé ou de la vapeur d’eau.

Not (10 ans) : « Le soleil est en quoi ? — En flammes. — Elles viennent d’où ces flammes ? — Du soleil. — Comment ont-elles commencé ? Il y a quelque chose qui les a faites ? — Elles se font toutes seules. — Comment ? — Parce qu’il fait chaud. — Comment ça a commencé ? — Il [= le soleil] s’est fait en flammes, en feu. — Comment ? — Parce qu’il faisait chaud. —  Où ? — Dans les deux. — Pourquoi il faisait chaud ? — C’était l’air. » Le soleil est donc le produit d’une incandescence de l’air. La lune également est « en air ».

Re (8 ½) : « Comment ça a commencé le soleil ? — Ça venait. — Comment ? — Parce que ça bougeait. — Il venait d’où ? — Du Jura. — Il est en quoi le soleil ? — Il y a beaucoup de petits nuages. — Ils sont en quoi les nuages ? — Ils sont serrés. — Ils venaient d’où ces nuages, quand le soleil a commencé ? — Du ciel. — En quoi c’est les nuages ? — Quand il y a beaucoup de choses rouges [= les petits nuages rouges au coucher du soleil]. — Où ? — Sur le Jura. » Il prétend avoir vu ces nuages le soir. C’est bien, en effet, sur le Jura qu’on les observe de Genève. Quant à la lune, « comment elle a commencé ? — Un rond. — Un rond en quoi ? — En petits nuages rouges. —  Les nuages d’où ils venaient ? — Du Jura. — Et avant ? — De la montagne. » Pour Re les nuages n’ont rien à faire avec la fumée. Ils se font tout seuls, dans le ciel, lequel est d’ailleurs a en nuages bleus ». Les astres sont vivants et conscients, malgré ce processus de formation entièrement naturel.

Chal (9 ; 5) : « Comment il a commencé le soleil ? — [Il réfléchit] D’abord il était petit et alors il est devenu gros. — D’où il venait ce petit soleil ? — Ça doit être les nuages qui l’a formé. —  Le soleil est en quoi ? — En air. » Quant aux nuages ils viennent aussi de l’air.

Aud (9 ; 8) ; « En quoi est le soleil ? — En nuages. — Comment il a commencé le soleil ? — Pour commencer c’était une boule, et après la boule s’est allumée. » Quant aux images qui ont donné naissance au soleil, ils viennent du ciel ; le soleil est donc « nuage de ciel ».

Aut (8 ½) : « Comment a commencé la lune ? — C’est des étoiles qui se sont rencontrées, et ça a fait la lune. — Et les étoiles d’où elles venaient ? — C’est des flammes qui sont déjà été au commencement. »

Gerv (11 ; 0) : « Le soleil et la lune c’est la même chose. Quand il [le soleil] se couche, il va former la lune qui parait la nuit. » La lune parait à Gerv plus grosse que le soleil : « Le soleil, quand il va se coucher, je l’ai vu qui devenait bien plus gros [pour se changer en lune]. » Nous demandons à Gers s’il n’a jamais vu le soleil et la lune ensemble de jour. Il répond que oui, mais que c’est une illusion : ce qui semble dire la lune est une forme blanche, qui n’est qu’« un reflet » du soleil sur le ciel. Quant à l’origine du soleil Gerv nous dit : « La lune [= le soleil], c’est des éclairs qui se sont entassés, qui ont formé la lune. Suivant les mois, elle est plus grosse, plus petite, partagée. Ça doit être du feu. »

Tous ces cas témoignent d’un effort remarquable pour expliquer les astres par la condensation de l’air ou des nuages, et par l’inflammation spontanée de ces corps condensés. Toutes choses égales d’ailleurs, on voit l’analogie de ces représentations avec les théories des penseurs présocratiques.

Les cas précédents semblent ne faire appel qu’à des connaissances entièrement acquises par l’enfant. Les cas suivants, au contraire, utilisent des connaissances dues au contact des adultes : Mari et Schm ont appris que l’électricité était un « courant » et qu’il y avait de l’électricité dans les nuages ; Jean, Anto, etc., ont appris qu’il y avait du feu dans la terre et que ce feu s’échappe par les volcans, etc. Ces enfants tirent de ces connaissances des explications de l’origine des astres. Ces explications sont donc partiellement et indirectement influencées par les adultes. Il vaut néanmoins la peine de les citer, car elles contiennent un élément de réflexion originale qui est dans la même ligne que les explications par la condensation de l’air ou des nuages.

Mart (9 ; 5) : « Comment le soleil a commencé ? — J’sais pas. On peut pas savoir. —  C’est vrai, tu as raison. Mais on peut deviner. Il a toujours été là le soleil ? — Non, c’est l’électricité qui a grossi toujours plus. — Elle venait d’où cette électricité ? — Depuis sous la terre. De l’eau. — Qu’est-ce que c’est l’électricité ? — C’est le courant. — Le courant de l’eau peut faire de l’électricité ? — Oui. — Il est en quoi le courant ? — En vapeur [la vapeur, l’électricité et le courant semblent ne faire qu’un]. — Comment l’électricité a fait le soleil ? — C’est du courant qui s’est échappé. — Comment a-t-il grossi ? — C’est l’air qui l’a gonflé. » … « Elle [l’électricité] a été gonflée par l’air. »

Schm (8 ; 8) : « Comment le soleil a commencé ? — Avec du feu. C’est une boule de feu, puis ça éclaire. —  D’où vient ce feu ? — Des nuages. — Comment ça ? — C’est l’électricité dans les nuages. » … « Tu crois que c’est quelqu’un qui a fait le soleil ? — Non, il est venu tout seul. » Le soleil est vivant et conscient.

On voit combien ces cas, vocabulaire à part, sont voisins des précédents ; pour Mart, le soleil est de l’air enflammé et, pour Schm, c’est un nuage incandescent. Voici maintenant deux enfants pour lesquels le soleil est censé sortir des volcans ou de la terre :

Jean (8 ; 6) : « Comment a commencé le soleil ? — Par une boule de feu. —  Elle venait d’où ? — De la terre. — Comment ça ? — Elle s’est évaporée. —  Elle sortait d’où ? — De la terre [= du sol]. »

Anto (8 ½) : « Il est sorti de la terre [le soleil]. — Comment ça ? — C’est une flamme qui est sortie de la terre et ça a fait le soleil. — Il y a des flammes dans la terre ? — Oui. — Où ça ? — Dans les volcans. »

Il y a là un appel à des connaissances reçues mais l’utilisation en est originale et montre tout au moins la tendance des enfants de ce stade à expliquer l’origine des astres par un processus entièrement naturel.

Passons maintenant aux explications relatives à l’origine des étoiles. Les enfants de ce troisième stade appliquent naturellement aux étoiles le même souci d’explication naturelle. Les étoiles deviennent, dès lors, des émanations de la lune, des éclairs, etc.

Tacc (9 ; 7) : « Qu’est-ce que c’est les étoiles ? — C’est du feu. — Comment ça ? — C’est des petites étincelles qui se sont mises ensemble et ont fait l’étoile. » Or ces étincelles viennent d’un feu dans le ciel, et ce feu « est venu tout seul ».

Deb (9 ans) : « Qu’est-ce que c’est les étoiles ? — Un petit éclair. — Et les éclairs ? — Quand il y a le tonnerre. — Qu’est-ce qui fait les éclairs ? — Quand deux nuages se rencontrent. »

Stoeck (11 ans) : « Comment ça a commencé les étoiles ? — Par le soleil. »

Marc (9 ; 5) : « D’où sont venues les étoiles ? — Depuis le soleil. »

Il va de soi, d’ailleurs, que les mêmes enfants ne sont pas nécessairement du troisième stade en ce qui concerne les étoiles et le soleil ou la lune. L’explication naturelle des étoiles apparaît même, en général, la première.

Du reste, plus les enfants sont avancés, moins ils formulent facilement une hypothèse sur l’origine des astres. Ce n’est que pour les petits que tout est simple. Vers 11-12 ans, l’enfant répond très souvent « on peut pas savoir » ou « j’ai pas d’idée », etc. L’artificialisme, même devenu immanent, comme c’est le cas dans ce troisième stade où l’activité fabricatrice est retirée à l’homme pour être attribuée à la nature elle-même, aboutit ainsi à une crise ; un agnosticisme provisoire succède aux cosmogonies trop audacieuses.

Démarquons que le sort de l’animisme reste lié jusqu’à la fin à celui de l’artificialisme. Les enfants de ce troisième stade sont fort intéressants à cet égard. La moitié d’entre eux, environ, ne sont plus animistes du tout, alors que plus des trois quarts des enfants du deuxième stade l’étaient encore. L’explication naturelle a tué la croyance en la conscience des astres. Quant à l’autre moitié des enfants, ils restent animistes, mais d’un animisme en quelque sorte immanent. Les astres ne s’occupent plus de nous, ils ne nous suivent plus, etc., mais ils restent conscients de leur marche propre. Enfin, dans certains cas on voit la disparition de l’animisme liée explicitement à celle de l’artificialisme :

Bouch (11 ; 10), par exemple, est un enfant sceptique, qui se plaint d’avoir été trompé par ses aînés. « On m’a bourré », dit-il sans cesse. Aussi n’avance-t-il rien qu’avec circonspection. Nous lui demandons si le soleil sait qu’il avance. « S’il y a un Don Dieu, répond Bouch, il [= le soleil] le sait [qu’il avance]. S’il y en a pas, il le sait pas. »

Cette réponse est très curieuse, et montre assez que la conscience prêtée aux choses est liée à la croyance à un ordre général du monde : si Dieu commande aux choses, les choses sont conscientes, sinon elles agissent automatiquement.

§ 4. Les quartiers de la lune

Il convient de reprendre à part le problème des quartiers de la lune, que nous avons effleuré seulement, à propos de la naissance des astres. Il nous servira d’ailleurs de contre-épreuve en nous montrant si les explications des enfants suivent avec l’âge le même ordre de succession que précédemment. Il n’y a aucune raison pour qu’il en soit nécessairement ainsi, aussi pouvons-nous considérer ce nouveau problème comme partiellement indépendant du précédent, c’est-à-dire comme constituant une légitime contre-épreuve.

En fait, nous retrouvons trois stades analogues aux stades précédents : artificialisme intégral, artificialisme mitigé et explication naturelle.

Durant le premier stade, les quartiers de la lune sont considérés, soit comme des lunes qui naissent, soit comme des lunes que les hommes ont coupées. Ce sont là deux formes de l’artificialisme intégral :

Rappelons d’abord les cas de Roy (6 ans), de Gaud (6 ½) et de Purr (8 ; 8) (voir § 1 et 2) qui considèrent les quartiers de lune comme des lunes qui « commencent », c’est-à-dire qui viennent d’être fabriquées et qui poussent à la manière des bébés. Inutile d’y revenir ici.

Quant à la croyance suivant laquelle les quartiers sont des lunes coupées par les hommes, en voici trois exemples :

Fran (9 ans) : « Comment est la lune ? — Toute ronde — Toujours ? — Non, des fois elle est la moitié. — Pourquoi la moitié ? — Parce que des fois on l’a coupée. — Tu crois ça ? — Je crois. — Pourquoi on l’a coupée ? — Pour qu’elle soit encore plus jolie. — Qu’est ce qui l’a coupée ? — Des messieurs. » … « Elle peut redevenir ronde la lune ? — Non. Après ils vont chercher les autres lunes qui étaient la moitié, et puis ils font la lune entière. »

Bul (7 ½) : « C’est des messieurs qui les ont coupées pour faire la moitié de la lune. »

Dou (5 ans) : « On doit la couper en deux ».

Quant au second stade, il témoigne d’un mélange d’artificialisme et d’explication naturelle :

Hub (6 ½) : « La lune est toujours ronde ? — Non. — Comment elle est ? — En croissant. Elle est très usée. —  Pourquoi ? — Parce qu’elle a éclairé. — Comment elle redevient ronde ? — Parce qu’on la refait. — Comment ? — Avec le ciel ».

Caud (9 ; 4) : « Elle te voit la lune ? — Oui. Des jours elle est ronde. Des fois il y a que la moitié ou le quart. — Pourquoi ? — C’est le Bon Dieu qui la fait faire ronde, ou à moitié, pour marquer les jours. [Cf. la manière dont l’enfant a déformé une explication qui a été évidemment donnée tout autrement]. — On la coupe ? — Non, c’est elle qui se fait ronde, et puis après à moitié ».

On voit dans les deux cas l’union, nullement contradictoire pour l’enfant, d’un processus naturel d’usure ou de sectionnement, et d’un commandement ou d’une fabrication d’ordre humain. Le troisième stade élimine ce second facteur pour donner au phénomène une explication entièrement naturelle. Cette explication peut se présenter sous deux formes, qui caractérisent deux sous-stades successifs. Tout d’abord la lune peut être conçue comme se sectionnant elle-même ou étant coupée par le vent grâce à un dynamisme dans lequel se combinent un artificialisme et un animisme devenus entièrement immanents :

Mart (9 ; 5) : « Pourquoi la lune est en quartier ? — Il n’y a que la moitié. C’est le vent qui l’a partagée. — Pourquoi ? — J’sais pas. — Où est l’autre moitié ? — Tombée sur la terre. — On peut la voir ? — Non, ça donne la pluie. » [La lune étant un nuage, sa transformation en pluie ne fait pas de mystère] « C’est la même lune qui redevient ronde, ou une autre ? — Oui [la même]. Elle regrossit. — Comment ? — C’est le vent qui la fait regrossir. »

Aux (8 ; 7) : « Des fois il y a pleine lune, des fois des quartiers. — Comment ça se fait ? — Ça se partage tout seul. — Puis le reste de la lune ? — Il est caché par les nuages. — Et quand il n’y a pas de nuages ? — Dans le ciel, vers le Bon Dieu. — Pourquoi ça se partage ? — Parce qu’il veut faire mauvais temps, et la pleine lune il veut faire beau temps. »

Re (8 ans) : « Comment ça se fait les quartiers de lune ? — Il y a rien qu’un petit bout. — Où est le reste ? — Sur le Jura. —  Comment ça se fait ? — C’est cassé. — Comment ? — C’est défait. —  Elle s’est défaite seule ou c’est quelqu’un qui l’a fait ? — Toute seule. — Comment elle grandit après ? — Elle se rajoute — Comment ? — Elle va vers l’autre morceau. — Elle le sait, qu’elle va vers l’autre morceau ? — Oui. » … « Pourquoi elle n’est pas toujours ronde ? — Parce qu’elle se fait petite. — Pourquoi ? — Parce qu’elle se fait pas tout le temps grande. — Pourquoi ? — Parce qu’il fait froid. — Pourquoi ? — Parce qu’après il pleut. »

Not (10 ans) : « Il y a une moitié qui va d’un côté et l’autre de l’autre. — Pourquoi ? — Pour indiquer le temps qu’il fera. — Comment ça se fait ? — Parce qu’il fait plus chaud. Ça veut dire qu’il fera mauvais temps ou beau temps. » Or la lune en agit ainsi toute seule et d’ailleurs consciemment.

Ces cas sont intéressants à divers égards. Il va de soi qu’ils sont influencés par des propos adultes, en particulier dans la mesure où l’enfant sait que les phases de la lune sont signes du temps qu’il fera. Mais ces propos adultes ont été assimilés d’une manière originale. Or, de ce point de vue, deux réactions curieuses sont à noter. C’est d’abord la confusion du signe et de la cause : la lune produit le temps tout en l’annonçant et parce qu’elle l’annonce. C’est ensuite le dynamisme finaliste que l’enfant prête à la lune. La lune, le vent le ciel, les nuages sont mus chacun par une force interne tendant vers un but. Et, lorsqu’ils agissent les uns sur les autres, c’est à la manière d’une collaboration intelligente et non d’un système mécanique.

Le second type d’explication des quartiers que l’on trouve durant le troisième stade est plus positif. Le phénomène des quartiers résulte soit d’un mouvement de pivotement de la lune, donnant l’illusion d’un sectionnement, soit d’une obstruction due à un nuage. La lune cesse donc de se partager.

Lug (12 ; 3) ; « Comment est la lune ? — Ronde. — Toujours ? — Non. — Comment aussi ? — Elle est coupée par le milieu. Vers le soir, elle est ronde et le jour elle est coupée par le milieu. — Pourquoi ? — Puisque ça fait jour. — Où est l’autre moitié ? — Elle est partie. — Où ça ? — Dans un autre pays où ça fait nuit. — Comment ça se fait ? — Il faut qu’elle aille dans un autre pays. — Comment ça se fait ? — Une moitié est partie dans un autre pays. — Comment ça se fait ? — Elle s’en va quand c’est jour ici. — Elle se coupe ? — Non. — Qu’est-ce qui se passe ? — Elle éclaire des pays quand c’est nuit [là-bas] et quand c’est jour ici. — Elle est toujours entière ? — Oui. — Jamais en moitié ? — Oui, le jour parce qu’elle est tournée [ !]. — Pourquoi on ne la voit pas ronde, le jour ? — Parce qu’on la voit de face [Lug veut dire « de profil »]. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — La nuit elle brille ; le jour elle se tourne et éclaire un autre pays. » … « La lune est ronde comme une boule ? — Non, comme un gâteau. » On voit que Lug, après avoir hésité à admettre l’hypothèse selon laquelle la lune se partage, en vient à cette explication remarquable, et qui semble très spontanée, que la lune est un gâteau, changeant de forme suivant la manière dont il est orienté.

Schm (8 ; 8) : « Qu’est-ce qu’il y a de drôle, quelquefois, à la lune ? — Elle est ronde, puis elle vient [devient] en croissant. — Comment ça ? — Quand elle vient grosse, ça fait froid. — Où est l’autre partie ? — On la voit pas. Elle est cachée par les nuages, mais elle reste toujours. — Et quand il n’y a pas de nuages ? — Mais il y en a quand même. — Comment elle redevient grosse, la lune. — Les nuages partent. — Ils savent quand il faut s’en aller ? — L’autre partie [de la lune] éclaire, puis ça perce tes nuages. »

Carp (8 ; 7) : « C’est les nuages qui la cachent. — Et l’autre moitié ? — Derrière les nuages. — Elle est coupée ? — Non, derrière les nuages. »

Nous ne savons si ces derniers cas (dont nous avons trouvé de nombreux exemples) sont spontanés ou non. Ils paraissent témoigner d’une part de spontanéité.

En conclusion, nous pouvons admettre que les explications des quartiers de la lune confirment le schéma que nous nous étions donné à propos des explications de l’origine des astres. L’artificialisme intégral, né des participations primitives, cède le pas devant un artificialisme mitigé, et celui-ci est remplacé finalement par des explications naturelles, d’abord dynamiques et finalistes (artificialisme immanent), puis de plus en plus mécaniques.