L’esprit de solidarité chez l’enfant et la collaboration internationale (1931) a 🔗
L’idéal contemporain de coopération internationale, qu’il s’agit de faire pénétrer dans l’éducation des nouvelles générations, repose sur les deux grandes notions de solidarité et de justice. Comment donc rendre ces notions sensibles à l’intelligence et au cœur des enfants ? Il va de soi qu’un enseignement théorique et verbal sur les buts et l’œuvre de la Société des Nations, si bien donné soit-il, et quel que soit le souci du pédagogue de l’appuyer sur des exemples concrets ou sur un matériel tangible (illustrations, cinéma, etc.) ne saurait suffire à cette tâche. Certes, un enseignement relatif à la Société des Nations est utile et indispensable, et c’est un signe réjouissant que de voir combien, dans tous les pays, les éducateurs se sont mis à l’œuvre pour faire connaître à leurs élèves la signification et le mécanisme des institutions internationales. Mais un tel enseignement doit venir à son heure dans l’évolution des intérêts de l’enfant, et surtout il doit être préparé par tout un esprit insufflé à l’éducation entière. En effet, une leçon n’a de portée que si elle répond à un besoin, et elle ne répond à un besoin que si les connaissances qu’elle apporte correspondent à des réalités expérimentées et spontanément vécues par l’enfant lui-même. Faire comprendre aux écoliers ce qu’est la solidarité et la justice internationales, comment s’y sont pris les peuples pour introduire quelque organisation dans le chaos des intérêts et quelque unité dans la diversité des points de vue, cela n’est possible que si l’enfant, dans le concret de son existence scolaire, a l’occasion d’éprouver lui-même la nécessité de la solidarité ou de la justice et de découvrir ainsi, par son activité propre, les lois élémentaires de la vie sociale. Autrement dit, il importe de faire profiter l’éducation internationale des méthodes de la pédagogie nouvelle et de partir de la psychologie de l’enfant : à cette condition seulement, l’esprit international deviendra une réalité pour les jeunes générations. Il faut bien se dire, en effet, que l’éducation est un tout : il ne saurait y avoir un casier pour l’intelligence, un casier pour la morale et un casier pour la coopération entre les peuples. Ce qu’il faut, c’est que le travail de l’enfant, dans tous les domaines — qu’il s’agisse de mathématique et de grammaire ou d’histoire et d’instruction civique — , se fasse dans une atmosphère de réciprocité et de coopération aussi bien intellectuelles que morales. Il faut que la classe soit une société vraie, pratiquant la discussion libre et la recherche objective, et alors seulement les grands idéaux de solidarité et de justice, vécus avant d’être objets de réflexion, pourront donner lieu à un enseignement profitable.
Mais une telle méthode soulève dès l’abord une question préjudicielle qui est d’ordre psychologique : existe-t-il chez l’enfant des tendances spontanées à la solidarité et à la justice ? Sous l’influence de quels facteurs se développent-elles et quelles sont les lois de leur évolution ? Une étude minutieuse de ces problèmes est de nature, nous semble-t-il, à conditionner la pédagogie morale et internationale, dans la mesure où, avec l’éducation nouvelle, on s’efforcera d’utiliser la psychologie de l’enfant lui-même.
Bornons-nous, pour aujourd’hui, au problème de la solidarité, et cherchons à l’envisager sous son double jour moral et intellectuel. Pour ce qui est du premier de ces deux aspects, nous étudierons brièvement la structure des sociétés d’enfants et en particulier le développement de la notion de règle. Quant au côté intellectuel de la question, nous examinerons le problème des échanges de pensée et des discussions entre enfants. Nous aboutirons ainsi, par deux méthodes convergentes, à cette conclusion que les procédés « actifs » de self-government et de travail collectif sont les mieux faits pour cultiver chez l’enfant l’esprit de solidarité intellectuelle et morale.
I.đź”—
Comment se développe l’esprit de solidarité chez l’enfant ? Rien n’est plus propre à résoudre cette question que l’étude des sociétés spontanées d’enfants et spécialement des sociétés qui se donnent des règles stables comme le font les sociétés de joueurs. Examinons, de ce point de vue, l’évolution des règles d’un jeu quelconque, telles que les règles du jeu des billes chez les garçons.
Cette étude nous démontre d’emblée qu’il existe dans les sociétés d’enfants, au moins deux types de solidarité, dont les effets moraux et sociaux sont bien différents sur la conduite des individus et qu’il importe ainsi de bien distinguer au point de vue pédagogique.
Le premier type est ce que nous appellerons la solidarité externe : les individus sont solidaires les uns des autres parce qu’ils obéissent ensemble à une règle extérieure, laquelle est absolue et intangible. L’unité du groupe repose ainsi sur une même obéissance, et non sur la décision commune qui résulte d’une volonté de s’entendre et de coopérer. Le second type, que nous nommerons solidarité interne est, au contraire, caractérisé par le fait que les individus, sans être soumis à une règle sacrée et transcendante, élaborent eux-mêmes des lois, qui leur sont donc intérieures et qui sont sujettes à révision et à réajustement continuels.
Il faut donc savoir, pour comprendre ces faits, ce qu’est une « règle », que ce soit au point de vue social, moral, grammatical, juridique, ou qu’il s’agisse simplement d’une règle de jeu. Une règle n’est pas une simple habitude individuelle, car l’habitude, si elle peut être contraignante à des degrés divers, ne se présente jamais, en tant seulement qu’habitude, comme obligatoire. Une règle est un fait social, supposant un rapport entre deux individus au moins. Et ce fait social repose sur un sentiment unissant ces individus les uns aux autres, qui est le sentiment du respect : il y a règle lorsque la volonté d’un individu est respectée par les autres ou lorsque la volonté commune est respectée par tous.
Seulement, il existe deux types de respect. Il y a respect « unilatéral » lorsqu’un individu donné en respecte un second sans être respecté en retour. Dans ce cas, la volonté du second devient obligatoire pour le premier, et, comme l’a fort bien montré l’un de nos meilleurs pédagogues contemporains, c’est là que l’on peut trouver l’explication scientifique du fait de l’obligation de conscience. Mais l’on peut aussi parler de respect dans un deuxième cas, lorsque deux individus se respectent mutuellement. Ce respect « mutuel », loin d’entraîner une contrainte spirituelle, comme le premier type, constitue le point de départ de la « coopération ».
Or, nous prétendons que les deux types de solidarité dont nous parlions à l’instant se laissent expliquer par les deux variétés de respect que nous venons de distinguer. Il y a « solidarité externe » dans un groupe donné, lorsque les individus de ce groupe acceptent une règle extérieure, par le fait qu’ils éprouvent un respect unilatéral pour certains individus supérieurs qui imposent cette règle (ceux-ci pouvant d’ailleurs avoir reçu et accepté la règle de la même façon). Il y a, au contraire, « solidarité interne » lorsque les individus d’un groupe élaborent eux-mêmes la règle et l’acceptent dans la mesure où ils se respectent mutuellement. Si l’on peut se permettre de comparer les petites choses aux grandes et se servir, pour la psychologie de l’enfant, de termes consacrés par la tradition adulte, on peut dire que ce second cas représente l’esprit démocratique par opposition aux contraintes gérontocratiques de quelque variété qu’elles soient.
Revenons maintenant aux sociétés d’enfants. Le premier type de solidarité s’observe chez les petits, jusque vers 10-11 ans en moyenne. En effet, lorsque les plus jeunes apprennent à jouer, ils sont entièrement dominés par le respect « unilatéral » qu’ils éprouvent pour les grands. Ce qui prime, c’est le prestige des aînés, lesquels sont en possession d’une « vraie » règle et l’imposent aux néophytes. Dès lors, ceux-ci s’efforcent de se conformer à la tradition, de se soumettre aux exemples reçus et de participer à cette réalité supérieure et respectable qu’est le système authentique des règles du jeu. Une communion s’établit ainsi entre les détenteurs et les imitateurs de l’usage traditionnel, et entre ces imitateurs eux-mêmes, communion dont le principe est la règle extérieure, reposant sur la contrainte spirituelle des aînés et sur le respect unilatéral.
Ce respect pour la règle va même si loin que les enfants de 6-8 ans considèrent bien souvent la règle du jeu comme éternelle et intangible. Je demande, en effet, aux enfants examinés si, au cas où ils seraient capables d’inventer une nouvelle règle, cette nouvelle règle se trouverait valable comme les autres. Cette question est la plus propre à mettre en évidence le respect que le sujet éprouve pour la règle. Or, les petits répondent très nettement qu’il est facile d’inventer une nouvelle règle, mais que jamais celle-ci ne pourra devenir une « vraie » règle : « Pourquoi ? — Parce que ce n’est pas une vraie règle. — Et si tous les enfants qui apprennent à jouer adoptent cette nouvelle règle ? — Ce ne sera quand même pas une vraie règle. — Et si plus tard on oublie les anciennes règles et qu’on ne joue plus jamais qu’avec la nouvelle ? — Ce ne sera quand même pas une vraie règle. » Bref, la règle traditionnelle a une valeur absolue, de droit divin pour ainsi dire, et indépendante de l’usage : si même l’usage oublie tout de la règle ancienne, c’est pourtant celle-ci qui prime celui-là . Lorsqu’on demande à l’enfant pourquoi la règle traditionnelle est seule « vraie », la réponse est qu’elle existe depuis le commencement du monde : « on a toujours joué ainsi », et ce sont les papas qui ont imposé ces règles à leurs enfants. Les sujets que nous avons interrogés ont été jusqu’à nous dire que les règles du jeu de billes avaient été révélées par le bon Dieu lui-même ou par les premiers hommes, par le gouvernement, etc.
Tels sont les caractères psychologiques de cette solidarité externe qui se présente chez les petits : respect pour une règle conçue comme imposée d’en-haut et comme ayant, par son origine même, une valeur absolue.
Tout autre est la manière de se comporter des grands. Chez eux, le prestige des aînés cède le pas au besoin d’accord mutuel. La solidarité ne réside plus dans la participation commune à une réalité transcendante, mais dans la volonté commune de respecter les décisions prises. Dès lors, la règle se présente, non plus comme une réalité s’imposant du dehors, mais comme une discipline autonome. Il est facile de changer les règles, répondent les enfants, à condition de s’entendre : si tout le monde accepte l’innovation, elle a force de loi. En fait, la chose arrive souvent : « On se dispute un peu, m’explique un garçon, et puis après on s’arrange ».
Telle est, très schématisée, l’évolution de l’enfant de 5 à 12 ans : passage de la solidarité externe à la solidarité interne ou contractuelle. Cette évolution est-elle un progrès ou une décadence et peut-elle être utilisée au point de vue pédagogique ? Au premier abord, il semble qu’il y ait régression. La solidarité des petits, c’est, toutes proportions gardées, le conformisme obligatoire des sociétés dites primitives avec leur peur de toute nouveauté (leur « misonéisme »), mais aussi avec leur sens du collectif et de la tradition. La solidarité interne des grands, c’est au contraire l’esprit démocratique avec tous ses dangers : c’est la menace continuelle d’une rupture du lien social lui-même ! Mais que l’on se rassure. Si, de l’examen des attitudes internes de l’enfant, c’est-à -dire des sentiments qu’il éprouve pour la règle, nous passons à l’étude de la conduite réelle de nos sujets, c’est-à -dire de la mise en pratique effective de la règle, les choses changent.
En réalité, les petits, dont le respect pour la règle est cependant si net, jouent à peu près comme ils l’entendent. Il leur suffit d’une vague imitation de l’exemple reçu pour les satisfaire. Quant au reste, ils s’arrangent à leur idée, ne se contrôlent nullement les uns les autres, mais jouent chacun pour soi. En effet, jusque vers 7 ou 8 ans, tout le monde gagne à la fois, étant donné que le jeu n’est pas encore social. Le vrai lien social de l’enfant, c’est le sentiment interne qu’il a de faire comme les grands : quant à ce que fait le voisin, cela n’a pas d’importance.
Les grands, au contraire, mettent dans leur jeu une honnêteté remarquable. Non seulement ils possèdent tout un code de règles très compliquées, et s’appliquent minutieusement à en respecter les articles, mais encore il y a toute une jurisprudence qui définit la procédure à suivre en cas de conflits. Il arrive fort souvent, en effet, que les interprétations divergent ou même que les règles invoquées soient contradictoires. Mais la solidarité du groupe n’est pas atteinte pour autant : les arrangements à l’amiable ou les arbitrages sont là pour remédier à cet état de choses. Rien n’est aussi instructif, pour la pédagogie du self-government, que l’étude psychologique de ces conflits en miniature, et nul n’est mieux préparé, pour participer à l’administration de la classe et même pour comprendre les principes juridiques réglant les sociétés adultes, que le joueur honnête qui, vers 11-12 ans déjà , met en pratique sans le savoir les normes de réciprocité et de justice qui définissent la solidarité interne.
Il y a cependant un paradoxe dans cette évolution des sociétés d’enfants. Il est curieux de constater que le respect unilatéral caractéristique de la solidarité externe va de pair avec une conduite demeurant égocentrique, alors qu’on se serait attendu à une obéissance pratique proportionnelle à ce respect intérieur. Il est curieux, d’autre part, de voir les enfants les plus disposés à changer les règles, et à les considérer comme le simple produit d’un accord mutuel, être beaucoup plus scrupuleux dans l’action elle-même. Comment donc expliquer cette union du respect mystique de la loi avec l’égocentrisme pratique, et du respect mutuel avec l’obéissance et la discipline ?
C’est qu’en réalité la règle, dans le cas de la solidarité externe, demeure étrangère à la personnalité de l’enfant, parce qu’il n’a point participé à son élaboration. Dès lors, l’obéissance reste extérieure et, par conséquent, tous les compromis demeurent possibles entre l’observance des lois et la fantaisie du moi individuel. Au contraire, dans le cas de la solidarité interne, la règle est le produit de la coopération même des individus, c’est-à -dire que le groupe l’élabore ou la reconnaît, en pleine autonomie, et que chaque enfant peut la considérer en partie comme sa chose : aussi fait-elle corps avec la personnalité des individus, et la discipline qu’elle exerce est acceptée par chacun.
On voit tout ce que ces faits nous enseignent en ce qui concerne la pédagogie du self-government. Non seulement le self-government apparaît comme possible dès 10 ou 11 ans, puisqu’il se développe spontanément dans les sociétés de joueurs, mais encore il semble évident, d’après ce que nous venons de constater, que le type de solidarité auquel il conduit est plus vrai est plus profond que toute solidarité imposée ou simplement prêchée par l’adulte : par la force même des choses, une solidarité venant d’en haut demeurera « externe », tandis que la solidarité véritable ne peut résulter que des rapports « internes » que les enfants eux-mêmes établiront peu à peu entre eux. On a beaucoup parlé d’un enseignement de la solidarité : toutes les méthodes verbales d’éducation morale, qu’il s’agisse de préparer l’enfant à la vie sociale, à la vie nationale ou à la compréhension des réalités internationales, réservent une place essentielle aux développements relatifs à cette notion. Mais les leçons les meilleures resteront lettre morte si elles ne reposent sur l’expérience elle-même, de même que l’intelligence des lois de la physique est impossible sans le maniement d’un matériel concret. Or, l’expérience de la solidarité, il est nécessaire que l’enfant la refasse lui-même, car les expériences des autres — dans le domaine spirituel encore plus que dans le domaine matériel — n’ont jamais instruit personne, et par une fatalité de la nature humaine, chaque nouvelle génération est appelée à réapprendre ce que les autres avaient déjà découvert pour leur compte. Dans la mesure donc où l’on songe à développer la solidarité entre enfants de différents milieux nationaux — par les correspondances interscolaires, la Croix-Rouge de la jeunesse et tant de moyens excellents, récemment expérimentés — dans la mesure surtout où l’on donne, à l’enfant un enseignement proprement dit sur les institutions internationales, il faut que l’esprit même de l’école soit pénétré des idéaux de réciprocité et de justice, et pour cela une vie sociale en classe, inspirée des tendances propres à la psychologie de l’enfant, nous paraît indispensable. C’est pourquoi, si humbles et dépourvus de signification que semblent les menus faits que nous avons décrits tout à l’heure, leur étude et leur utilisation ne sauraient être négligées.
II.đź”—
Passons maintenant à l’aspect intellectuel du problème de la solidarité. Ce côté de la question n’est pas le moins important pour l’éducation internationale de l’enfant. Bien au contraire, on peut dire sans exagérer que la compréhension entre individus de races ou de nationalités différentes est l’objet le plus essentiel que doive poursuivre l’éducateur soucieux d’un rapprochement des peuples. En effet, on ne créera jamais un esprit international par l’enseignement de quelques vagues principes généraux ou par la culture d’une nouvelle sentimentalité que l’on superposera aux manières de penser ou de sentir nationales. À supposer que la chose soit possible, nous retomberions dans une « solidarité externe » qui ne modifierait en rien les égocentrismes individuels ou collectifs. Ce qu’il nous faut, c’est un esprit de coopération tel que chacun comprenne tous les autres, c’est une « solidarité interne » qui n’abolisse pas les points de vue particuliers, mais les mette en réciprocité et réalise l’unité dans la diversité. Le devoir d’un enfant suisse, ce n’est pas de se faire une mentalité planétaire ou mondiale qu’il plaquera tant bien que mal sur la sienne, c’est de situer son point de vue parmi les autres possibles et de comprendre le petit Allemand, le petit Français, etc., aussi bien que lui-même. C’est cette mise en relation des points de vue que nous appelons coopération, par opposition à leur uniformisation ou à la recherche utopique d’un point de vue absolu.
Or, cette compréhension réciproque est affaire d’éducation intellectuelle autant que d’éducation morale. Il y a donc une éducation de la solidarité intellectuelle qu’il importe de poursuivre et dont il faut étudier les données psychologiques.
À cet égard, deux vérités doivent être rappelées. La première c’est que — contrairement à ce que l’on croit encore généralement — il entre un élément social dans la constitution de la raison humaine. Les travaux combinés des sociologues et des psychologues ont montré que si les individus ne vivaient pas en commun, leur pensée serait tout autre qu’elle n’est dans nos sociétés adultes et civilisées. La vie collective n’a pas seulement pour effet de permettre la science, c’est-à -dire une accumulation de connaissances que l’individu seul serait incapable de réunir, elle a surtout pour résultat — et là est le commencement de la science — de transformer la pensée individuelle dans la structure même, c’est-à -dire de la rendre objective et logique. La pensée purement individuelle, c’est, outre les adaptations sensori-motrices de degrés divers, la rêverie et le jeu, c’est-à -dire le règne de la fantaisie et du caprice égocentriques. C’est la pensée du petit enfant, lorsqu’il pense pour lui seul, avant de savoir discuter, écouter et éprouver, bref avant de penser socialement. La pensée individuelle, c’est quelque chose d’analogue à ce que serait la conduite de l’individu si les règles de la morale ne la canalisaient pas. Dans la mesure, au contraire, où les individus pensent en commun, c’est-à -dire cherchent à se comprendre et apprennent à discuter, certaines règles d’objectivité et de cohérence s’imposent à eux et constituent la logique. C’est la coopération, sous ce nouvel aspect, aspect intellectuel et non plus uniquement moral, qui façonne ainsi la raison humaine et en fait un instrument de vérité, par opposition à la pensée individuelle qui est avant tout recherche de satisfaction.
Or, s’il en est ainsi, il y a une solidarité intellectuelle des individus et l’on peut présumer, à voir le spectacle du monde contemporain, que cette solidarité n’en est qu’à ses débuts et demanderait encore quelques corrections et quelque éducation. Quelles sont les personnes avec lesquelles nous coopérons vraiment, en pensée ou en fait ? Les êtres que nous avons connus au cours de notre développement individuel, les hommes de notre génération, quelques auteurs choisis, bref une très petite société, qui a constitué notre pauvre raison et nos instruments fragiles de contrôle et d’objectivité. Mais, dès que nous sortons de notre entourage intellectuel, dès que nous entrons en contact avec d’autres mentalités, d’autres habitudes de pensées que les nôtres, quelles difficultés et quelle tendance secrète à faire primer le point de vue égocentrique sur tout autre ! La solidarité intellectuelle, qui est cependant le milieu vital de la raison elle-même et qui a produit cette réalité étonnante qu’est la science, n’en est encore qu’au début de ses conquêtes, et l’un des problèmes centraux de l’éducation internationale est de la faire régner jusque dans les esprits individuels. C’est pourquoi l’on ne saurait trop répéter que l’enseignement verbal ne suffit pas et qu’un esprit nouveau doit pénétrer l’école, esprit de réciprocité et de coopération, aussi bien intellectuelles que morales.
La seconde remarque à faire, avant d’en revenir à l’enfant, c’est que, psychologiquement parlant, la logique et la morale sont des réalités parallèles. La logique est une morale de la pensée comme la morale est une logique de l’action. Il y a un égocentrisme intellectuel, comme il existe un égoïsme moral. Il se produit des contraintes collectives sur la raison et le sens critique, de même qu’il s’est constitué une morale de la règle extérieure : l’opinion, comme la coutume, l’emporte ainsi souvent sur le vrai et sur le bien. Il y a enfin une coopération intellectuelle parallèle à la coopération morale, et c’est pourquoi l’éducation de la solidarité est aussi bien affaire d’intelligence que de conduite.
Revenons maintenant à l’enfant et demandons-nous comment se développe la solidarité intellectuelle des enfants entre eux et comment on peut l’utiliser au point de vue pédagogique. Les remarques qui précèdent nous font immédiatement comprendre pourquoi nous allons trouver, dans le domaine intellectuel, des résultats exactement parallèles à ceux que nous avons décrits dans le domaine de la conduite. Il y a, chez l’enfant, évolution de la solidarité intellectuelle, et évolution qui procède d’un stade initial de solidarité « externe » à un stade terminal de solidarité « interne ». Au début, le principe essentiel de solidarité intellectuelle, c’est le respect « unilatéral » que les enfants éprouvent en commun pour la parole des adultes ou pour celle des aînés. Il y a une vérité toute faite : c’est ce que disent les grands ; et il suffit de la répéter pour communier dans le vrai. Mais, de même que la solidarité externe des petits, dans le cas des règles du jeu, n’abolissait en rien leur conduite égocentrique, de même, le respect de la parole adulte n’exclut nullement chez l’enfant les habitudes de pensée égocentriques : aussi voyons-nous les petits ne pas savoir discuter entre eux et ignorer les procédés les plus élémentaires de coopération intellectuelle, tels que la logique des relations. Chez les grands, au contraire, les habitudes de discussion et de vérification priment peu à peu le respect de l’autorité et ce « respect mutuel » d’individus égaux qui échangent leurs pensées sur un pied de libre critique, conduit l’intelligence enfantine à des procédés nouveaux de recherche et de compréhension, qui constituent proprement la raison. C’est cette solidarité interne et évoluée qui nous paraît être l’instrument pédagogique par excellence de coopération et de compréhension entre mentalités différentes.
Voyons les faits. La première période, ou période de solidarité « externe » est donc en pratique une période de carence de la solidarité entre enfants : la vraie solidarité, durant ce stade, c’est celle de l’enfant avec l’adulte, avec la Loi au point de vue moral et le Verbe au point de vue intellectuel. Cette solidarité externe aboutit en fait à une absence relative de solidarité intellectuelle entre enfants ; autrement dit, elle ne suffit nullement à refouler l’égocentrisme intellectuel spontané.
Cela est visible, tout d’abord, dans la logique même de l’enfant. Rien n’est plus instructif, à cet égard et au point de vue de l’éducation de la solidarité internationale, que de remarquer comment l’enfant raisonne lorsque son point de vue propre est aux prises avec d’autres points de vue. On peut dire que, de manière générale, l’enfant considère son point de vue propre comme absolu, parce qu’il ignore encore le maniement de l’instrument de réciprocité intellectuelle qu’est la « logique des relations ». « As-tu un frère ? » demandons-nous à un enfant de 7 ans. Réponse : « Oui, il s’appelle Paul. — Et Paul a-t-il un frère ? » Dans les trois quarts des cas l’enfant répondra : « Non » et si l’on insiste, il ira jusqu’à dire : « C’est seulement moi qui ai un frère. Lui n’en a pas. » Ou encore, l’enfant de 5 ans peut montrer sa main gauche et sa main droite, mais il faut attendre à 8 ans en moyenne pour qu’il désigne correctement la main droite de l’interlocuteur assis en face de lui : jusque-là , il intervertit les rôles en se plaçant exclusivement à son propre point de vue. Il faut même attendre à 11 ans pour que l’enfant comprenne qu’un objet situé entre deux autres puisse se trouver à la fois à gauche de l’un et à droite de l’autre, tant il est habitué à considérer la gauche et la droite comme des absolus ou comme ne dépendant que de sa propre perspective. Ou encore, et ceci nous rapproche de l’égocentrisme national si l’on peut dire, et non seulement individuel : « Qu’est-ce qu’un étranger ? » demandons-nous aux petits Genevois. — « C’est un homme d’un autre pays que Genève, un Savoyard ou un Français. — Et toi, es-tu un étranger ? — Non, je suis Suisse. — Mais pour un Savoyard, es-tu un étranger ? — Mais non, puisque je suis Suisse », etc. Ou encore : « Qu’est-ce qu’un ennemi ? C’est un méchant homme », etc.
Ces assertions puériles sont d’une portée plus grande que l’on ne pourrait croire au premier abord. Elles nous enseignent avant tout que l’individu se considère spontanément comme étant le centre du monde et qu’il lui faut un ensemble de procédés spéciaux de pensée, analogues dans le domaine du raisonnement à ce que sont les lois de perspective en géométrie ou les notions de relativité en physique, pour arriver à unifier les points de vue et à définir ce qu’on appelle en logique leurs « relations ». Mais elles nous montrent aussi qu’il faut à l’individu toute une technique systématique d’objectivité, d’oubli de soi, bref de solidarité, pour conquérir cette logique des relations et devenir capable de réciprocité intellectuelle. Et là est le grand enseignement pour l’éducateur soucieux des problèmes internationaux : s’il faut une éducation sociale pour que les individus se comprennent en ce qui concerne les relations les plus simples, comme celles dont nous venons de parler, quel ne doit pas être l’effort de la pédagogie afin de mettre les individus dans l’esprit voulu pour comprendre les autres, lorsque l’ensemble des facteurs affectifs et des traditions collectives font pression sur leur pensée et les mettent hors d’état de raisonner objectivement.
De ce point de vue, il n’y a qu’un remède : la coopération entre enfants, coopération dans le travail comme dans le jeu. D’où viennent, en effet, ces caractères propres à la logique du petit enfant ? De son égocentrisme, c’est-à -dire de sa difficulté de coopération dans la pensée. Il est extrêmement frappant, en effet, de constater que les habitudes égocentriques de pensée sont en corrélation étroite, quant à leurs lois psychologiques de développement, avec les attitudes sociales elles-mêmes. Nous avons déjà parlé de ce mélange d’égocentrisme et de solidarité externe qui caractérise le jeu des petits. Pour les rapports sociaux de nature intellectuelle, tels que conversations, discussions, etc., il en va exactement de même.
L’exemple le meilleur est celui des difficultés de compréhension entre enfants, dans le cas où l’un des enfants fait un récit aux autres. Il y a là une expérience bien instructive au point de vue pédagogique comme au point de vue psychologique, expérience dont il est possible de se servir en classe pour faire saisir aux élèves les déformations dont fourmillent les traditions orales, comme aussi les malentendus possibles entre gens de bonne foi. Nous racontons, par exemple, à un garçon de 8 ans l’histoire de Niobé métamorphosée en rocher par Latone pour s’être vantée du nombre de ses enfants (mais nous faisons de Latone une « fée » pour ne pas encombrer la mémoire de l’enfant) 1. Une fois au courant de l’histoire, ce garçon de 8 ans la raconte à un camarade de 8 ans également, qui nous la rapporte.
Voici comment le premier enfant fait le récit au second : « Il y avait une fois une dame qui s’appelait Niobé, qui avait douze garçons et douze filles, et puis une fée, un garçon et une fille. Et puis Niobé voulait avoir plus de fils [que la fée. L’enfant veut dire par là qu’elle rivalisait avec la fée]. Alors elle [la fée] s’est fâchée. Elle [la fée] l’avait attachée [Niobé] après une pierre. Il [Niobé] est devenu un rocher et puis les larmes ont fait un ruisseau qui coule encore aujourd’hui. » Voici maintenant comment le second enfant répète immédiatement cette histoire : « Il y avait une fois une dame qui s’appelait Vaïka. Elle avait douze fils. Une fée n’en avait qu’un. Une fois, un jour, son fils [à qui ?] a fait une tache à un caillou. Sa maman pleura pendant cinq ans. Ça [la tache] a fait un rocher et ses larmes ça a fait un ruisseau, qui coule encore aujourd’hui. »
Ceci n’est naturellement qu’un exemple et il est possible de varier indéfiniment l’expérience, en substituant aux récits imaginaires des histoires vraies, ou ce que l’on voudra. Mais tel qu’il est, l’exemple est représentatif. Nous constatons que le premier enfant ne sait se faire comprendre du second, parce qu’il parle à son point de vue propre et comme si le second savait d’avance l’histoire et la comprendrait par simple allusion. D’où le style elliptique, l’absence d’explications, etc. Quant au second enfant, il croit d’emblée tout comprendre et substitue des interprétations personnelles aux données de l’histoire elle-même. Bref, nous sommes en présence de deux individus, incapables de se comprendre dans la mesure où chacun a l’habitude de penser et de parler pour lui-même.
Or, ce petit fait n’est-il pas gros d’enseignements ? La compréhension entre êtres humains n’exige-t-elle pas une technique dont l’école devrait se soucier ? Lorsque l’enfant — et l’adulte lui-même — a saisi sur le vif les difficultés énormes de l’échange véritable de pensée, lorsqu’il constate la peine qu’il éprouve à se faire comprendre, n’est-il pas plus apte à comprendre autrui, et cette réciprocité intellectuelle ne constitue-t-elle pas l’instrument le plus précieux de toute pacification, quelle qu’elle soit ?
Peut-être que l’expérience suivante de psychologie de l’enfant, si banale puisse-t-elle paraître, rendrait quelques services. Découpez un fait divers dans un journal, faites-le lire au premier élève d’une classe scolaire, lequel le raconte à voix basse au second, qui le raconte au troisième, etc. Notez ces vingt ou trente narrations et, l’expérience terminée, lisez-les à la classe entière : rien n’est plus approprié à faire comprendre aux enfants ce qu’est une opinion publique se satisfaisant d’à peu près, ce que sont les récits de la presse et même ce qu’est l’histoire en général, lorsqu’elle n’est pas contrôlée par une sévère critique historique.
Mais, bien entendu, ce n’est pas avec de telles leçons que l’on amènera les hommes à se comprendre mieux. Il y a là un problème pédagogique fondamental, qu’il faut discuter dès le principe : comment l’enfant apprend-il à comprendre autrui ? Deux sortes de rapports sociaux conditionnent les lois de cette compréhension : rapports avec les adultes et rapports des enfants entre eux. Chez les petits, la solidarité intellectuelle est externe, c’est-à -dire que le premier, de ces rapports l’emporte sur le second. Chez les grands, la solidarité est surtout interne, c’est-à -dire que le second rapport commence à primer. Quels sont les effets de cette situation sur la compréhension de l’enfant ?
Quant à la période de la solidarité « externe », nous venons de constater que, si les petits considèrent la parole adulte comme vérité révélée, ce respect de l’autorité intellectuelle des grandes personnes ne suffit pas à abolir l’égocentrisme des enfants ni à assurer une compréhension véritable entre eux. Suffit-il du moins à établir une compréhension de l’adulte lui-même, autrement dit, l’enfant comprend-il, sans plus, ses parents et ses maîtres ? Nous nous trouvons ici en présence de phénomènes exactement parallèles à ceux que produit la contrainte morale de l’adulte, c’est-à -dire que si, dans les grandes lignes, il est indispensable au développement de l’enfant que celui-ci ait au-dessus de lui des éducateurs qui lui prescrivent des règles et lui communiquent un certain savoir, cette pression spirituelle est susceptible de toutes sortes de déviations. Or, de même qu’au point de vue moral la contrainte exercée par l’adulte, lorsqu’elle n’est pas tempérée par la coopération, conduit à une morale légaliste, de même, au point de vue intellectuel, la parole de l’adulte, lorsqu’elle se présente sous la forme coercitive d’une « leçon » et non sous la forme coopérative d’une discussion avec l’enfant, conduit à un verbalisme dont l’école ne ressent que trop les effets. La raison en est simple. Habitué par ses procédés égocentriques de pensée à affirmer sans preuve et à se contenter d’interprétations subjectives, l’enfant, qui écoute l’adulte sans avoir acquis par lui-même la technique de la discussion et du contrôle logique, accepte sans difficulté toutes les affirmations et manie sans se troubler les termes abstraits dont il ne comprend pas le sens objectif, mais auxquels il attribue dans son esprit des significations vagues qui le satisfont à peu de frais. On a trop étudié partout et trop déploré ce verbalisme pour que nous ayons à y revenir ici. Bornons-nous à constater qu’il constitue le produit inévitable d’une éducation dans laquelle le Verbe adulte l’emporte exclusivement sur la coopération entre enfants. Bref, le stade de la solidarité « externe » est une étape nécessaire, durant laquelle l’enfant s’adapte peu à peu aux réalités sociales, grâce à un compromis entre le respect des grands et son propre égocentrisme. Mais ce n’est qu’un stade, et si l’on tire de ses lois particulières le principe de toute l’éducation, on retarde plus que l’on n’accélère la compréhension entre les humains.
Le remède est donc à chercher dans la solidarité « interne ». Dès l’âge de 8 ou 9 ans, et surtout à partir de 10 ou 11 ans, il est en effet très frappant de constater que les enfants, non seulement acquièrent toute une technique de la coopération intellectuelle, mais encore recherchent le travail en commun, dans les écoles où ils ont la possibilité de le faire, et le pratiquent systématiquement. En ce qui concerne la technique de l’échange de pensée, on observe, en effet, le développement graduel des procédés de discussion, de contrôle réciproque et une meilleure compréhension entre enfants. Or la pratique de la discussion et de la critique mutuelle est d’une importance capitale pour le développement de la logique elle-même. Comme les psychologues l’ont montré, la réflexion n’est autre chose qu’une discussion intérieure, que l’on soutient avec soi-même, par opposition à l’impulsivité des croyances immédiates qui caractérisent la pensée égocentrique. Bref, dans la mesure où ils travaillent en commun, les enfants prennent conscience de la solidarité intellectuelle des individus, en même temps qu’ils élaborent leur propre raison. Bien plus, par le fait même qu’une discussion entre égaux exclut tout élément d’autorité et de soumission, elle développe le sens critique et constitue la meilleure éducation de l’objectivité. Enfin et surtout, l’échange des points de vue entraîne la constitution de cette logique des relations dont nous avons déjà parlé et qui est l’instrument par excellence de la réciprocité intellectuelle.
Il va de soi, d’ailleurs, que la coopération entre enfants et la solidarité « interne » qu’elle développe ne sont nullement exclusives d’une coopération entre enfants et adultes. Bien au contraire, c’est dans la mesure où les enfants savent se comprendre entre eux qu’ils comprennent les grands, tandis que la contrainte morale ou intellectuelle de l’adulte a pour effet non seulement de consolider l’égocentrisme enfantin, mais encore — et par là même — d’exclure toute solidarité vraie entre les grands et les petits. En bref, nous rejoignons ainsi, par l’analyse de la solidarité intellectuelle, ce que nous avons vu de la solidarité morale : de même que ce n’est pas le respect en commun d’une règle extérieure qui crée la solidarité, mais la collaboration dans la constitution d’une règle commune, de même ce n’est pas le respect collectif de la parole adulte qui crée la compréhension, mais la discussion et le contrôle mutuel dans la recherche du vrai. Et de même que la règle extérieure qui s’impose d’en haut, dans le cas de la solidarité externe, ne suffit pas à entraîner une obéissance effective, mais se borne à constituer un légalisme non exclusif de l’égocentrisme des individus, de même la vérité toute faite qui émane de l’adulte ne suffit pas à façonner la raison, mais demeure entachée d’un verbalisme non contradictoire avec les manières infantiles de penser.
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Il nous reste Ă conclure.
L’éducation internationale, et en particulier l’éducation de la solidarité, ne saurait se réduire à un enseignement oral que l’on donnerait une fois pour toutes aux enfants : ce qu’il nous faut, c’est la constitution d’un esprit nouveau de collaboration et de justice, qui rende les individus susceptibles de coopérer indépendamment des divergences de races et de nationalités. Et cet esprit nouveau, ce n’est pas un ensemble de croyances, d’opinions ou de sentiments bien définis que l’on superposerait sans plus aux idéaux collectifs propres à chaque société particulière. Cet esprit nouveau n’est autre chose qu’une méthode de réciprocité intellectuelle et morale permettant à chacun, sans sortir de son point de vue, de comprendre le point de vue des autres. C’est une norme ou un groupe de normes conduisant chacun à se situer dans une perspective d’ensemble et à transformer par cela même son égocentrisme en objectivité.
Cet esprit nouveau implique une pédagogie. Il faut conduire l’enfant de l’individuel à l’universel. Et le seul moyen de le faire, c’est de « diriger la nature en lui obéissant », c’est-à -dire d’utiliser la psychologie de l’enfant. Or, par une rencontre inattendue et presque émouvante, il se trouve que cette ascension de l’individuel à l’universel correspond aux processus mêmes du développement intellectuel et moral de l’enfant. Non que la nature soit en elle-même parfaite, ni que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais parce que, dans l’ensemble des virtualités de l’esprit de l’enfant, il en est de canalisables dans la voie même que nous trace l’évolution des sociétés contemporaines. L’individuel, c’est l’égocentrisme enfantin, l’universel c’est la coopération, c’est-à -dire la solidarité « interne ».
Mais l’universel ne saurait se ramener sans plus au social, car il y a social et social. Sont sociales, les contraintes de l’opinion et de la coutume, qui s’imposent aux individus indépendamment de leur raison et de leur conscience, et les empêchent précisément d’atteindre à l’universel vrai. Mais est sociale, d’autre part, la méthode de réciprocité morale et de mise en relations intellectuelles qui conduit à l’universel. C’est pourquoi nous avons distingué deux types de solidarité, la solidarité externe reposant sur la contrainte spirituelle ou matérielle et la solidarité interne ne reposant que sur la coopération.
Or, cette distinction est d’une importance capitale en pédagogie. La contrainte spirituelle, c’est l’autorité exclusive du maître sur l’élève, autorité qui est source de règles morales et de croyances intellectuelles. La coopération, c’est le recours à la collaboration des écoliers, et la part faite à leur autonomie dans le self-government et dans la recherche du vrai. Les fins de la pédagogie et particulièrement de l’éducation internationale étant précisément de former des personnalités autonomes susceptibles de coopérer entre elles, en se libérant à la fois de leur égocentrisme et de la tyrannie des contraintes collectives, le problème est de savoir si c’est par l’autorité ou par la coopération elle-même que l’on aboutira à ce résultat.
À cet égard, la psychologie de l’enfant nous donne une indication nette. Si l’enfant débute par la solidarité externe, c’est-à -dire accepte dans les premières années une certaine autorité des aînés et des adultes et respecte cette autorité, il tend néanmoins à la solidarité interne et à la pratique des règles de coopération. N’est-il donc pas indiqué, du point de vue d’une pédagogie « fonctionnelle », c’est-à -dire cherchant à utiliser les tendances propres de l’enfant, de mettre en valeur de telles manifestations ? C’est ce dont se sont préoccupés les protagonistes de deux méthodes actuellement répandues, celle du self-government au point de vue moral et celle du « travail par groupes » au point de vue intellectuel. Laisser les enfants collaborer dans leur travail et participer eux-mêmes à la constitution d’une discipline réglant ce travail, tels sont les deux principes très simples sur lesquels reposent ces méthodes. Qu’elles soient fondées psychologiquement, c’est ce que tout notre exposé tend à démontrer. Qu’elles soient réalisables pratiquement, c’est ce que maintes expériences ont déjà mis en évidence. Mais la plus grande prudence s’impose si l’on veut juger objectivement des résultats actuels de ces méthodes, comme d’ailleurs de toutes les méthodes en pédagogie. Lorsqu’on passe du domaine relativement serein de la recherche psychologique au domaine des réalisations elles-mêmes, tant de facteurs interviennent, dus au milieu social, à la personnalité des maîtres, aux influences familiales, à la méthodologie des différentes branches, etc., qu’une minutieuse enquête est toujours nécessaire avant de conclure.