La construction psychologique du nombre entier (1939) a

Les logisticiens considèrent en général comme valable la démonstration due à M. Russell et tendant à réduire le nombre entier à la notion de classe logique, chaque nombre constituant la classe des classes équivalentes par correspondance bi-univoque et réciproque. Par exemple, si l’on fait correspondre terme à terme les 12 apôtres du Christ, les 12 maréchaux de Napoléon, les 12 mois de l’année, etc., le nombre 12 serait constitué par la classe de ces classes.

Une telle réduction nous paraît à la fois logiquement contestable et contraire aux données du développement psychologique. Du point de vue logistique, on peut certes concevoir une opération de mise en correspondance bi-univoque et réciproque fondée sur les qualités définissant deux ou plusieurs systèmes de classes (par exemple lorsque l’on fait correspondre terme à terme les pièces du squelette de deux familles de Vertébrés), mais si la correspondance est « quelconque » (et dans l’exemple de Russell il n’existe assurément aucune correspondance qualitative entre les termes considérés, tels que le maréchal Ney, l’apôtre Pierre ou le mois de mars !) alors les termes correspondants sont envisagés non plus à titre de classes singulières qualifiées, mais à titre d’unités toutes équivalentes et cependant distinctes. Or, l’opération au moyen de laquelle l’esprit constitue des unités à la fois semblables et distinctes dépasse précisément la logique des classes et suppose l’itération A + A = 2A, de telle sorte que la démonstration de Russell revient, en dernière analyse, à introduire le nombre dans la classe au lieu de l’en déduire.

Du point de vue psychologique, il est facile de vérifier par l’expérience que la genèse du nombre est plus complexe que celle des classes logiques, et que la correspondance bi-univoque et réciproque n’engendre le nombre entier qu’à la double condition d’éliminer toute référence qualitative et d’unir en un seul tout opératoire l’addition des classes et celle des relations asymétriques (ou sériation).

Tout d’abord, il est facile d’établir expérimentalement que la découverte de la correspondance terme à terme ne conduit nullement d’emblée à la notion de l’invariance des ensembles correspondants. C’est ainsi que les enfants de trois à cinq ans, après avoir placé eux-mêmes 6 fleurs dans 6 vases ne sont plus certains de l’équivalence lorsque les fleurs, une fois sorties, sont serrées ou espacées, au lieu d’être située chacune en regard de son récipient. Ou bien 6 sous échangés un à un contre 6 bonbons ne sont plus considérés comme aussi nombreux lorsque l’échange est terminé, etc. Il existe donc un niveau de correspondance intuitive et non encore opératoire, tel que l’équivalence ne dure pas au-delà des limites du champ perceptif 1.

L’étude de la correspondance sériale ou « similitude » donne les mêmes résultats : 10 bonshommes sériés selon leur taille peuvent être mis en correspondance avec 10 cannes de hauteur progressive sans que les sujets de trois à cinq ans croient à la permanence des relations en jeu lorsque l’ordre est momentanément altéré (par exemple en resserrant les éléments de l’une des rangées).

Comment donc expliquer le passage de ce stade préopératoire en même temps que prénumérique au stade du nombre entier ? Trois processus solidaires caractérisent ce processus génétique.

En premier lieu, l’enfant devient capable, vers 6-7 ans, de grouper les additions de classes tandis qu’un tel « groupement » lui restait inaccessible jusque là. Soient, par exemple, A = 10 perles brunes en bois, A’ = 2 perles blanches également en bois et B = toutes les perles en bois. Avant 6-7 ans, le sujet est incapable de comprendre que l’on a nécessairement B > A tandis qu’au niveau considéré maintenant, il sait construire A + A’ = B ou A = B − A’ ; A’ = B − A, etc.

En second lieu, l’addition des relations asymétriques ou sériation se constitue synchroniquement. Si A, B, C et D sont 4 cailloux de poids progressifs (sans différence visible de volume) et que le sujet ne peut les soupeser que par couples, les petits concluent de A < B et de A < C à la série A < C < B aussi bien qu’à A < B < C tandis que dès 7-8 ans, le problème est résolu.

En troisième et dernier lieu, le sujet devient apte à coordonner en un seul tout opératoire, l’addition des classes et la sériation : or c’est précisément cette synthèse qui constitue le nombre. Soient A, A’, B’, C’, etc. une suite d’objets qualitativement distincts. Il est possible, soit de réunir ces éléments selon leurs qualités communes en classes diverses telles que A + A’ = B ; ou B + B’ = C, etc., soit de les sérier selon leurs différences (couleur, forme, etc.) : A → A’ → B’, etc. Ces deux sortes de compositions demeurent qualitatives et n’intéressent pas le nombre ; de plus, sur le plan de la qualité, il est impossible de les effectuer toutes deux simultanément, car l’une groupe les ressemblances et l’autre les différences. Par contre, si l’on fait abstraction des qualités et que l’on admette ainsi les équivalences A = A’ = B’ = C’ ou A + A’ = B’ + C’, etc. tout en retenant la seule différence qui distingue encore ces éléments conçus comme semblables, c’est-à-dire leur ordre relatif d’énumération, alors les classes A, B, C, etc. constituent par cela même les nombres entiers 1, 2, 3, etc. en même temps que leurs éléments acquièrent un rang relatif A = 1er ; A’ = 2e ; B’ = 3e, etc. C’est cette réunion en un seul tout opératoire de la classe et de la relation asymétrique qui nous parait constituer psychologiquement le nombre naturel ou entier.