Réponse à M. Ph. Müller (1948) a

L’aimable étude critique que M. Ph. Müller a bien voulu consacrer à ma Psychologie de l’intelligence appelle quelques mots de réponse que me demande notre rédaction. M. Müller soulève, en effet, la délicate question de l’explication en psychologie, et il vaut toujours la peine de méditer sur ce sujet.

J’ai cherché pour ma part à expliquer le développement de l’intelligence par les interactions entre le sujet et les objets : interactions tendant vers certains états d’équilibre mobile caractérisés (comme tous les états d’équilibre) par la réversibilité. Cette explication me paraît présenter deux avantages. Le premier est qu’elle permet d’éviter le recours, à titre de seul facteur explicatif, aux pressions de l’expérience extérieure sur le sujet, et cela en conservant un rôle à cette expérience. En réduisant tout contact entre le sujet et les objets, à une assimilation de ceux-ci aux activités du sujet, j’ai toujours entendu exprimer ce fait que le sujet ne subit pas sans plus les influences externes, mais qu’il les utilise en fonction de ses structures, biologiques ou mentales, selon le niveau de celles-ci. L’assimilation comporte donc certains facteurs de maturation autant que d’exercice et elle implique surtout la continuité entre les facteurs organiques héréditaires et le mental. Le second aspect du schéma explicatif auquel je me suis rattaché est la notion d’équilibre mobile : l’assimilation des objets à l’action du sujet et l’accommodation de celle-ci aux données de l’expérience tendent vers un équilibre toujours plus mobile et plus réversible. Le grand avantage de cette notion de mobilité réversible paraît être de rendre compte à la fois de la réversibilité graduelle des mécanismes intellectuels (s’étageant de la perception à l’intelligence) et de la réversibilité logique ou rationnelle (réciprocité, et opérations directes et inverses) qui caractérise en fin de compte tout système d’opérations cohérentes parvenu au terme de son organisation.

M. Ph. Müller veut bien adopter ce schéma d’ensemble à titre de description, mais il ne le trouve pas explicatif. J’accepterais volontiers cette remarque si M. Müller nous proposait mieux ou nous indiquait une voie dans laquelle de nouvelles expériences aboutiraient à des explications plus poussées. Mais, chose étrange, la « théorie plus large et biologiquement autrement fondée » qu’esquisse M. Müller pour y incorporer la mienne, me paraît ne contenir exactement rien de plus que ce que tout biologiste admet aujourd’hui comme évident, et en particulier rien de plus que mon propre schéma explicatif.

Je comprends les réserves que mon ami Wallon a faites à mes explications, dans le chapitre qu’il a bien voulu consacrer à mes premiers travaux (voir De l’acte à la pensée). C’est que, se plaçant à un point de vue à la fois purement organiciste et sociologique, Wallon attribue tout ce qui n’est pas collectif en l’homme aux paliers successifs de la maturation nerveuse. Mais si l’objection semble jouer pour les stades élémentaires, il restera toujours à expliquer comment la maturation aboutit aux opérations logiques et mathématiques et dans son livre sur Les Origines de la pensée chez l’enfant. Wallon est bien obligé d’attribuer un rôle de plus en plus grand au jeu des opérations proprement dites et à leur réversibilité, m’accordant ainsi à partir d’un certain niveau ce qu’il me refusait au début.

Seulement si, comme le reconnaît M. Müller, il est « illusoire » de chercher dans l’hérédité de l’homme « des structures préformées que la maturation révélerait comme le bain chimique que révèle l’image inscrite dans la pellicule », alors que devient l’explication proposée ? L’homme diffère de l’animal, nous dit textuellement M. Müller, « parce que son organisation biologique conditionne au moins » … « et peut-être nécessite » l’apparition des structures intelligentes. Mais comment cela se passe-t-il ? Soit à cause de sa cérébralisation, « soit en raison d’une mutation inscrite dans l’équipement génétique sur laquelle la lumière n’est pas encore faite, l’homme n’est pas rigidement doué de conduites instinctives, automatiques et préadaptées, mais est condamné à se construire son comportement sur le mode de l’organisation technique », etc. Et voilà pourquoi l’intelligence se développe !

M. Müller n’est vraiment pas difficile. Il lui suffit d’invoquer les différences héréditaires du système nerveux entre l’homme et l’animal — évidence sur laquelle il est vraiment impossible de ne pas tomber d’accord — pour que s’expliquent du coup les opérations intellectuelles sans recourir ni à l’équilibre progressif ni à la préformation ! Comment donc M. Müller ne s’aperçoit-il pas qu’il énonce tout simplement le problème sans la moindre esquisse d’une solution se référant à un mécanisme causal défini ?

Dire que l’espèce humaine est sortie d’une mutation modifiant son comportement, ce n’est rien de plus que de constater un fait. Le fait que par exemple le petit de l’homme peut apprendre à parler, tandis que le singe en demeure incapable, etc. Mais ce fait soulève deux problèmes qu’il s’agirait précisément de résoudre pour aboutir à une explication proprement dite (et notamment à une explication psychologique). 1° Le problème du mode de production des mutations. La mutation n’est qu’une transformation héréditaire en apparence discontinue. Mais quel est son mode de formation : hasard, préformation, interaction avec le cytoplasme (donc avec le milieu), etc. ? Ceci n’est pas du ressort de la psychologie, mais c’est de la solution de ce problème que dépendront sans doute toutes les explications psychologiques futures 1. 2° Le problème embryologique : comment la structure héréditaire de départ détermine-t-elle le développement ? C’est ici, et ici seulement, que l’on peut concevoir aujourd’hui une explication partielle à la fois biologique et psychologique. Tout le problème (celui de la psychologie génétique comme celui de l’embryologie causale) est, en effet, de comprendre comment des structures héréditaires contenues dans les gènes vont se transformer ou s’intégrer dans des formes de plus en plus complexes, aboutissant à l’état adulte. C’est en vue de résoudre cette question que les facteurs de maturation, d’influence du milieu (expérience), d’assimilation et d’organisation, de plasticité et d’équilibre, sont à analyser expérimentalement un à un et dans leur synergie ; et c’est seulement une fois achevé un tel travail que l’on pourra parler d’explication proprement dite.

Dans le cas des rapports entre la perception, l’habitude et l’intelligence, M. Müller nous objecte que l’intelligence ne sort pas de la perception « comme un produit ou comme une forme d’équilibre qui s’impose plus ou moins d’elle-même ». Il croit alors ajouter quelque chose en « renversant les termes du problème » ; le fait que la perception humaine est un comportement relevant de l’hérédité propre à l’homme expliquerait ainsi qu’elle se développe peu à peu en intelligence. Mais tout le problème subsiste précisément de savoir en quoi consiste ce développement : s’il n’est ni préformé en entier, ni dirigé par un but final, l’hérédité de départ n’exclut en ce cas nullement l’intervention d’un mécanisme embryogénétique causal ni l’équilibration progressive des processus génétiques. Au contraire, l’un de ces facteurs appelle les autres : une mutation ne saurait déterminer un état adulte qu’au travers de mécanismes qui restent entièrement à débrouiller. Si le biologiste spécialisé dans l’étude de l’hérédité seule peut se passer de discuter ce problème, ni l’embryologiste ni surtout le psychologue généticien n’ont le droit de le considérer comme résolu par le simple appel à l’existence de la mutation de départ (sur laquelle tout le monde est d’accord).

Le cas du langage est particulièrement clair à cet égard. Dire que l’espèce humaine est seule à posséder les mécanismes nécessaires à l’acquisition d’une langue articulée est un premier point. Mais il reste tout le problème psychologique du développement de la fonction symbolique et tout le problème psycho-sociologique de la création collective et de la transmission externe des langues 2. Or, l’« explication » de M. Müller reviendrait à renvoyer dos à dos psychologues, linguistes et sociologues en leur disant : « Attention ! Vous oubliez l’essentiel : il y a une mutation, d’ailleurs encore mystérieuse, au point de départ de tout cela, et, grâce à cette mutation, je vais vous expliquer pourquoi le langage est préfiguré dans les cris du bébé et non pas en ceux du petit Chimpanzé. » Bien sûr, mon cher collègue, mais si l’on n’y insiste pas sans cesse, c’est que cela est à la fois évident et insuffisant. Tout biologiste accordera que, ce fait une fois admis, il reste à résoudre le problème du mode d’action des facteurs héréditaires et de leur interaction avec le milieu, au cours du développement embryologique lui-même. C’est à l’embryologie des opérations intellectuelles que j’ai pour ma part borné mes ambitions. Je n’ai certes pas la prétention de tenir une « explication », mais j’ai la ferme conviction d’avoir compris, en étudiant les faits d’expérience, certains mécanismes expliquant le détail de phénomènes jusque là peu compréhensibles : par exemple le rôle de la réversibilité dans le passage des actions aux opérations. Lorsque M. Müller après avoir énoncé le problème même que chacun cherche à résoudre ajoute « du même coup s’éclairciraient des difficultés et des paradoxes que toute description génétique de l’intelligence rencontre inéluctablement », son optimisme me réjouit et me désarme vraiment. Mais il m’inquiète aussi : à vouloir reconstruire une science avant d’avoir fourni soi-même de nouvelles contributions expérimentales, on risque le verbalisme et j’ai peur d’en trouver quelque trace dans la manière dont M. Müller se satisfait à si bon compte. La psychologie a besoin d’une distinction nette entre l’activité du professeur qui bâtit des systèmes et celle de l’expérimentateur qui travaille en laboratoire. M. Müller esquisse un beau programme qui est d’ailleurs celui de tous les psychologues expérimentaux d’aujourd’hui. Ceux-ci souhaitent sincèrement trouver en notre nouveau collègue un collaborateur effectif.