Psychologie du psychologue. L’homme à la découverte de lui-même (1967) a

Le volume qu’on va lire est d’une richesse exceptionnelle. Il présente des condensés de questions et de résultats rédigés par les meilleurs spécialistes sous la forme la plus simple, la plus claire et la plus incisive ; au point que chaque lecteur intelligent, non parvenu au terme de sa carrière, pourrait bien, à un moment donné de cette initiation, éprouver quelque envie, fugace ou même sérieuse, de tout abandonner pour se faire psychologue s’il ne l’est pas déjà (nous avons connu un éditeur américain dont les affaires étaient florissantes et qui, à force d’avoir envié ses auteurs, a commencé vers cinquante ans ses études de psychologie qu’il a poursuivies jusqu’au doctorat). Seulement il manque à cet ouvrage un chapitre essentiel, non pas oublié, mais dont la rédaction eût été prématurée : celui qui aurait porté sur la psychologie du psychologue lui-même.

Le psychologue est certes en général un homme heureux, admettant difficilement qu’il aurait pu choisir une autre vocation que la sienne. Mais c’est là, pour ainsi dire, un bonheur intime, encore qu’il soit partagé quand le chercheur est en compagnie de ses confrères et surtout de ses collaborateurs ou élèves. Les choses se compliquent quelque peu, mais de façons diverses et qui demanderaient des analyses détaillées, lorsque la vie lui impose (tout arrive) des contacts avec le public, avec les philosophes, avec des représentants de disciplines plus avancées que la sienne (des mathématiques ou de la physique à la biologie) ; ou encore avec des collègues d’autres sciences de niveau de développement à peu près équivalent (les sciences humaines au sens restreint de « sciences de lois » ou « nomothétiques », comme la linguistique, l’anthropologie sociale ou la science économique).

Le public, on peut certes faire semblant de garder avec lui ses distances, mais cela ne correspond nullement à la réalité, preuve en soit que nous nous adressons à lui aujourd’hui. Le mathématicien est à peu près seul à pouvoir l’ignorer, pour ces deux raisons, l’une et l’autre infiniment enviables, qu’il porte la vérité en lui-même et que personne ne fait semblant de le comprendre. Le psychologue se trouve au contraire sans cesse placé dans deux situations paradoxales qui feraient le malheur de sa vie si les progrès de sa science ne rendaient pas son optimisme inébranlable.

La première de ces situations est que tout le monde croit le comprendre, parce que tout le monde se croit psychologue et qu’il faut déjà une culture scientifique assez raffinée pour saisir que la moindre affirmation en psychologie suppose des vérifications expérimentales, et même assez difficiles, étant donné la complexité des facteurs en jeu. Nous avons entendu Einstein à Princeton dire un jour à propos de quelques données de psychologie de l’enfant (il s’agissait en fait de la difficulté de l’enfant à parvenir à des notions de conservations comme celle de la quantité d’un liquide lorsqu’on le verse d’un verre en un autre) : « Comme c’est difficile ! Comme la psychologie est plus difficile que la physique ! » Il ne voulait certes pas entendre par là que le psychologue a besoin d’équations aussi compliquées, ou même plus compliquées, que celles qu’il a inventées pour la théorie de la relativité (encore que cela viendra peut-être un jour) : il comprenait simplement d’emblée qu’une réaction intellectuelle d’un enfant de sept à huit ans, lorsqu’elle porte sur un problème assez central d’opérations logico-mathématiques, suppose un monde de facteurs enchevêtrés et surtout de facteurs dont chacun comporte un très long développement, à partir de composantes biologiques et héréditaires et au cours d’une ontogenèse dont chaque moment historique devrait pouvoir être reconstitué, mais est fort loin de l’être en fait. Seulement, pour saisir du premier coup d’œil la complexité d’un problème de psychologie génétique et l’importance de la genèse dans la compréhension de la pensée adulte et même de la pensée scientifique, il faut la grandeur d’Einstein. Le public, lui, croit en général tout comprendre. Par exemple, si l’on donne une conférence à un auditoire de parents, il arrive à peu près toujours, au cours de la discussion, que quelque personnage vous explique le « vrai » sens des faits que l’on a exposés ou la manière dont on aurait dû s’y prendre pour imaginer de meilleures expériences ; ce qui revient à supposer que le psychologue est complètement inutile et qu’il passe sa vie à raconter des choses que l’on connaît d’avance. Mais surtout, et c’est cela seul qui est grave, car sur ce point le public n’est pas seul à réagir ainsi et c’est même l’attitude naturelle de tout intellectuel quand il n’est pas spécialisé en psychologie, chacun part de la conviction que pour connaître le fonctionnement de l’esprit, il suffit de se regarder soi-même et de « réfléchir » quelque peu. L’opinion courante a plus ou moins compris, grâce à Freud, que la vie affective d’un individu est conditionnée par tout son passé jusqu’à la petite enfance. Mais on est très loin d’apercevoir qu’il en est de même de toute autre fonction mentale et que toute explication valable d’un acte d’intelligence, d’une perception, etc., doit tenir compte de leur mode de formation au cours du développement ; or, à tous les niveaux, du nouveau-né à l’adulte, une telle analyse suppose des expériences minutieuses et des contrôles multiples, dont seuls peuvent se rendre compte ceux qui en ont la pratique quotidienne.

La seconde situation paradoxale de la psychologie face au public tient malheureusement moins à lui qu’à elle-même et à une partie de son passé. La psychologie appliquée joue un rôle de plus en plus essentiel dans la société contemporaine : dans l’industrie ou l’organisation du travail en général, en orientation scolaire et professionnelle, dans un grand nombre de services psychiatriques ou cliniques (c’est même la règle constante aux États-Unis) et dans l’ensemble des domaines éducatifs, on a besoin de psychologues et on fait appel à eux. Cela est si vrai que, dès les débuts de la psychologie scientifique, elle a dû faire face à d’innombrables applications, et le mouvement ne fait que s’accentuer. On peut presque, à cet égard, comparer la psychologie à la médecine qui, par la force des choses, est demeurée sans cesse une science appliquée, tout en se livrant à la recherche et en puisant ses informations dans la biologie et la physiologie générales. Or, dans le cas de la psychologie, cette situation s’est trouvée pleine de dangers qui n’ont pas toujours été évités. Chacun sait, en effet, qu’en des domaines comme ceux de la physique ou de la chimie, les plus fécondes des applications, celles qui ont révolutionné nos modes de vie, ne sont pas toujours nées de recherches organisées en vue même de ces applications, mais sont issues des recherches dites fondamentales, dont l’objectif n’était que la compréhension des phénomènes pour elle-même, autrement dit la théorie. On cite souvent l’exemple des innombrables applications de l’électricité, qui n’ont été rendues possibles que grâce à la découverte par Maxwell de ses fameuses équations : or celles-ci n’avaient en vue aucune utilisation pratique, mais bien et seulement la théorie du courant électrique, et elles ont été rendues possibles par des considérations de symétrie mathématique autant que par la synthèse des faits expérimentaux alors connus (mais réunis en vue de la seule connaissance pour elle-même). Or, la psychologie n’en est qu’à ses débuts et à des débuts encore fort modestes par rapport à l’immensité du champ à explorer. Dans ces conditions, penser aux applications avant d’être en possession des résultats de « recherches fondamentales » suffisamment poussées présente deux dangers : celui d’en demeurer à des applications insuffisantes, et surtout celui de négliger ou même de détériorer et de limiter la recherche fondamentale en songeant surtout à des problèmes susceptibles d’application immédiate : or ce sont précisément les recherches les plus désintéressées et les plus éloignées de préoccupations pratiques, qui peuvent donner lieu aux plus belles applications, tandis que si la psychologie appliquée n’est animée que par des inspirations trop courtes, elle constitue une mauvaise psychologie appliquée.

Nous pensons en particulier aux immenses problèmes de l’éducation, dont la solution conditionne tout l’avenir des sociétés. La pédagogie est seule maîtresse de ses destinées et seule apte, avec l’opinion publique, à décider des buts qu’il faut assigner à l’école. C’est donc à elle de juger avec l’aide des sociologues, des économistes, etc., s’il est plus utile pour la société de former des esprits conformistes ou conformes, capables d’emmagasiner le plus de connaissances possibles, y compris celles qui sont disponibles à chaque instant en tout manuel, et de bien passer examens et concours, ou s’il vaut mieux former des intelligences constructives, capables de réinventer d’abord, et ensuite d’inventer (dans les domaines les plus différents, techniques comme scientifiques), etc. Cela ne regarde pas la psychologie, mais une fois les buts choisis et quels que soient ces buts, elle seule est susceptible, connaissant les mécanismes du développement de l’enfant, ceux de tout apprentissage, les structures de l’intelligence spontanée et de la mémoire, de trouver les meilleurs procédés pour atteindre, et le plus économiquement, les buts assignés ; et même de chercher ensuite à contrôler si le but désiré a effectivement été atteint (par exemple, si les connaissances accumulées ont été utilisées dans la suite, et sous quelles formes effectives, ou simplement retenues, et sous quelle forme, après 10 ou 20 ans).

Or, il y a quelque chose de stupéfiant à constater, d’abord le peu d’inquiétude des pédagogues eux-mêmes quant aux résultats réels de leurs enseignements, comme s’il allait de soi que les résultats se mesurent aux seuls examens ; mais les examens ne prouvent jamais rien sinon quant aux performances obtenues lors de leur passage même, et ils constituent peut-être la raison principale des déviations de l’enseignement (en tant que substituant aux buts sociaux essentiels une finalité administrative et en bonne partie artificielle). Ensuite il est encore plus affligeant de relever la lenteur avec laquelle les progrès de la psychologie du développement retentissent sur les méthodes mêmes de l’éducation. Aux États-Unis, par exemple, le corps enseignant demeure, dans les grandes lignes, dominé par des théories psychologiques largement dépassées, et ce sont parfois, et paradoxalement, des physiciens de métier qui, quittant leur laboratoire par un souci de renouvellement de l’enseignement des sciences, se sont mis à faire des expériences proprement pédagogiques dans des classes scolaires, pour faire la synthèse de leurs idées de physiciens et de résultats relativement récents en psychologie de l’enfant et de l’intelligence. (Voir à ce sujet le recueil de communications édité par V. N. Rockastle et R. E. Ripple à l’Université Cornell : Piaget rediscovered. A report of the Conference on Cognitive Studies & Curriculum Development).

Mais, les raisons de ces retards ne tiennent pas seulement à la pédagogie comme telle. Pour les comprendre, il faut se référer à ce que nous disions à l’instant des lacunes de la psychologie appliquée. Il existe une psychologie scolaire, et dont les spécialistes font d’excellents travaux dans les domaines de la réadaptation des élèves difficiles, de l’orientation scolaire, etc. Mais, en tant précisément que spécialistes de la psychologie appliquée, ils ne voient trop souvent les problèmes que sous l’angle de l’application immédiate, et ce qui est plus dangereux encore, n’utilisent que des méthodes de rendement rapide, comme les « tests », qui portent sur les performances ou résultantes du travail intellectuel et non pas sur ses mécanismes opératoires intimes. Bref, ils demeurent parfois éloignés de la « recherche fondamentale », mais beaucoup moins par la force des choses que par un ensemble d’attitudes propres à leur spécialisation et à cet esprit de caste qu’elle entraîne, faute de comprendre les vrais rapports entre l’application et la science proprement dite. (Il y a naturellement de notables exceptions et l’on pourrait citer de jolis travaux d’intérêt général issus de la psychologie scolaire.) On peut donc aller jusqu’à dire, comme on l’a soutenu en d’autres branches, qu’il n’existe pas de discipline autonome qui serait la psychologie appliquée, mais que toute bonne psychologie est riche d’applications possibles : c’est pourquoi le présent ouvrage insiste sur la « recherche fondamentale ».

Nous parlions, au début de ces lignes, des rapports des psychologues avec d’autres milieux que le leur. Il faut bien dire ici quelques mots de leurs relations avec la philosophie, bien qu’il y ait eu là une question brûlante dès les débuts de la psychologie scientifique, et qui l’est restée à maints égards. Cette affirmation pourrait étonner le grand public, car, en certains pays comme la France, il va de soi dans l’opinion courante qu’un psychologue est un philosophe comme un autre, puisque la psychologie, dans les facultés, s’enseigne encore en « Lettres et Sciences humaines » et fait encore partie de la section de philosophie. Mais il faut noter tout d’abord que c’est loin d’être le cas partout et que, dans les pays anglo-saxons, la psychologie est en général rattachée aux sciences naturelles et à la biologie. À Genève elle fait partie de la Faculté des sciences et est réunie à l’anthropologie, à la cybernétique, etc. en une section de « biologie humaine », entretenant en outre des rapports étroits avec la biologie en général. À la Sorbonne d’ailleurs, les psychologues se sont groupés en une sous-section particulière et, si la licence en psychologie comporte des examens de lettres, l’un de ses diplômes se prépare en sciences sous le nom de « psychologie physiologique ». L’Union internationale de psychologie scientifique, qui groupe toutes les sociétés nationales de psychologie (et correspond par leur intermédiaire à l’opinion d’environ 40 000 psychologues individuels), a refusé son affiliation au Conseil International de philosophie et des sciences humaines, par crainte, non pas naturellement de ces dernières, mais d’une union trop intime avec la philosophie.

Pourquoi cela ? La raison principale en est que, pour former un bon psychologue, il faut avant tout l’habituer à ne rien affirmer sans une vérification expérimentale détaillée et à admettre que la seule « réflexion » ne mène nulle part en psychologie, alors qu’elle est la méthode propre du philosophe. Bref, il faut lui enseigner la différence entre le contrôle et la spéculation, et cela est loin de s’acquérir en un jour si l’on est porté à la métaphysique. Seulement la situation est bien plus complexe, parce que la philosophie ne se réduit pas à la métaphysique et parce que, d’autre part, il n’est aucune raison de faire du psychologue un positiviste.

À commencer par là, le positivisme est une doctrine des frontières ou de la fermeture de la science, qui consiste à vouloir la limiter à certains problèmes conçus comme différents, par leur nature même, de ceux de la philosophie. Nous croyons que tout est faux en une telle position : la science est essentiellement ouverte et tout problème philosophique est susceptible de devenir scientifique, pourvu qu’il soit suffisamment délimité pour se prêter à des vérifications systématiques. C’est donc la méthode seule et non pas les problèmes qui opposent l’un à l’autre ces deux grands domaines.

D’autre part, toute l’histoire de la philosophie montre l’existence de tendances à la délimitation des problèmes. Mais c’est que précisément, dans la mesure où cette délimitation a lieu, elle aboutit à la constitution de disciplines autonomes qui se séparent de la métaphysique. Ainsi sont nées la logique, la psychologie devenue scientifique, la sociologie, et aujourd’hui, de plus en plus, l’épistémologie en tant que développée par les savants eux-mêmes. Il va de soi que, avec ces branches promues au rang de sciences, la psychologie se doit, parce qu’elle en a sans cesse besoin, d’entretenir d’étroits rapports. D’où provient alors, à part la question de méthodes, la méfiance persistante des psychologues pour la philosophie ?

Presque exclusivement, aujourd’hui, du fait que le philosophe, habitué à aborder tous les problèmes par la voie réflexive et en se centrant sur sa propre activité de sujet pensant, en est souvent venu à supposer la possibilité de constituer, en marge et en « complément » de la psychologie scientifique, une « psychologie philosophique », ayant son objet propre. Or, à examiner cet objet supposé différent du sien, qu’ont poursuivi une série d’auteurs, de Maine de Biran à Sartre et Merleau-Ponty en passant par Bergson et Husserl, le psychologue s’aperçoit avec inquiétude du fait que rien dans cet objet n’est effectivement irréductible ou même distinct par rapport à ceux qu’aborde ou qu’est en voie d’aborder la psychologie comme science : entre les « essences », opposées aux « faits » spatio-temporels, et ce qu’on appelle aujourd’hui en psychologie scientifique les « structures », pour les chercher sous les états et à l’intérieur des comportements, il n’y a de différence que dans les méthodes de contrôle ; les « significations » et les « intentions » sont devenues monnaie courante dans l’analyse des faits (voir plus loin le chapitre sur La conscience). L’introspection elle-même a donné lieu à des études détaillées (ibid.). Bref, on en vient de plus en plus à supposer que la seule différence de principe entre la psychologie dite philosophique et l’autre est que, pour traiter de tous ces sujets, le philosophe se donne le droit de ne pas sortir de son expérience immédiate et individuelle, tandis que le psychologue scientifique, même lorsqu’il parle du « sujet » (qu’il ignore de moins en moins), de la conscience ou de l’introspection, n’affirme jamais rien sans un contrôle qui le conduit à l’extérieur, non pas du tout du moi, mais de son moi, c’est-à-dire à l’étude systématique d’autres sujets que lui. Que les résultats soient tout différents, cela va de soi, mais il reste à décider lesquels sont vérifiables, et, sur ce terrain, le doute est de moins en moins permis.

Après le public et la philosophie, viennent des rapports de plus en plus nombreux et fructueux entre la psychologie et les autres disciplines scientifiques. Ceux qu’elle entretient avec les branches du savoir bien plus avancées qu’elle, comme les mathématiques, la physique ou la biologie, sont d’un grand intérêt parce qu’ils tendent à devenir circulaires.

Que la psychologie ait sans cesse besoin des mathématiques, cela est évident, mais non pas seulement, comme on pourrait le croire, dans le domaine des probabilités et de la statistique. Pour comprendre l’intelligence, il faut dégager les structures opératoires qui déterminent les raisonnements conscients du sujet, mais qui ne sont pas conscientes en tant que structures d’ensemble, et c’est donc au psychologue à les reconstituer : à cet égard les grandes structures de l’algèbre générale, comme celles de groupe et de treillis, d’anneau, sont d’un usage indispensable, de même que la théorie des morphismes, les relations topologiques, etc. L’analyse du détail des opérations intellectuelles suppose naturellement la théorie des ensembles. Bref, dans la mesure, qui est considérable, où les mathématiques contemporaines sont devenues qualitatives (cf. les structures bourbakistes ou les « catégories » de Mc Lane), elles sont d’importance croissante pour la compréhension de l’intelligence et des fonctions cognitives.

Mais existe-t-il une action possible en sens inverse, qui conduirait certains résultats psychologiques à éclairer certains domaines mathématiques ? Il serait naturellement absurde de l’admettre au sens où le mathématicien serait amené à consulter un psychologue pour la démonstration d’un théorème : d’abord parce que les mathématiciens n’ont besoin de l’aide de personne, sinon parfois des logiciens ; et ensuite, de façon générale, parce que la psychologie est expérimentale et les mathématiques purement déductives. Mais les mathématiques ne se distribuent pas sur un seul plan, et, en plus du corps même des théories, il se pose la question de leur fondement, donc de l’épistémologie mathématique, qui est de plus en plus intégrée dans les mathématiques elles-mêmes. Or, d’une part, ces fondements peuvent être recherchés soit du côté de la logique, soit dans la direction de certaines opérations mentales générales, comme les opérations d’ordre ou d’emboîtement, etc., dont il peut être alors utile de connaître le fonctionnement psychologique. D’autre part, les opérations sont précisément étudiées, dans leur formation, par la psychologie, qui peut montrer, par exemple, quelles sont les relations réelles entre les structures de la classe logique et des nombres dits « naturels » (naturels en ce sens justement qu’ils tiennent à des mécanismes mentaux). Il n’est donc nullement exclu, et cela arrive déjà en fait, que des recherches psychologiques puissent intéresser le mathématicien, non pas, répétons-le, en tant que technicien de la démonstration, mais en tant qu’épistémologiste.

D’ailleurs, il est un domaine où les associations et les congrès de mathématiciens ont spontanément recouru aux services des psychologues : c’est celui de l’enseignement des mathématiques, en particulier élémentaires. Mais les questions d’enseignement mathématique sont inséparables des problèmes épistémologiques, car les rôles respectifs de l’intuition et de la formalisation soulèvent les problèmes épistémologiques les plus centraux, tout en conditionnant toutes les questions d’enseignement ; nous sommes donc ainsi ramenés à ce qui a été dit à l’instant.

Que la physique présente un intérêt pour la psychologie, cela peut paraître plus surprenant. Et pourtant la psychologie de la « Gestalt », qui a joué un rôle considérable, s’est inspirée directement de la théorie des « champs ». La théorie de l’information, qui exerce une influence croissante, tire ses modèles de la thermodynamique. La théorie physique des états d’équilibre fournit de même des modèles utiles. Par contre, que la psychologie soit susceptible d’intéresser le physicien semble au premier abord entièrement exclu. Mais ici, comme à propos des mathématiques, il convient de distinguer le corps même des théories de la physique et l’épistémologie de cette science : car cette épistémologie, qui concerne de plus en plus le physicien lui-même et est toujours davantage élaborée par lui, soulève à nouveau des problèmes d’intuitions générales (celles du temps universel ou relatif, par exemple) et d’opérations particulières, comme celles qui sont à la source de la notion de vitesse, des formes mécaniques de la causalité, etc. Et, une fois de plus, ces intuitions et ces opérations sont étudiées en leur formation constitutive par la psychologie génétique. Il devait donc arriver, et il s’est effectivement produit ces dernières années, que des physiciens s’occupant de l’épistémologie de leur science aient recours à des recherches psychogénétiques : on peut citer, dans les travaux récents, Abelé et Malvaux en France et Böhm en Grande-Bretagne à propos de la relativité (voir Abelé et Malvaux, Vitesse et univers relativiste, Éd. Sedes), ou encore T. Kuhn aux États-Unis, à propos de sa théorie des « paradigmes ».

Les emprunts de la psychologie à la biologie vont par contre de soi et le chapitre de Rémy Chauvin De l’animal à l’homme le montrera d’emblée. Mais il faut insister sur le fait que ces rapports n’en sont qu’à leurs débuts et que l’esprit de la biologie contemporaine commence à peine, chose étrange, à pénétrer en des domaines comme la psychologie de l’intelligence. Cette biologie contemporaine est assez révolutionnaire, en effet et, malgré les apparences, c’est-à-dire le langage adopté, elle est en voie de dépasser le néo-darwinisme ou mutationnisme classique pour s’orienter nettement dans la direction des interactions entre l’organisme et le milieu, en s’appuyant sur des modèles de causalité circulaire ou à feedbacks, inspirés par la cybernétique (Waddington, Schmalhausen, etc.). En particulier Dobzhansky puis Waddington ont conçu les phénotypes comme des « réponses » du génotype aux tensions du milieu, et le second a montré que la sélection ne porte que sur les phénotypes, donc sur ces réponses comme telles, et non pas directement sur les gènes eux-mêmes. Cette importance attribuée au phénotype, et surtout à son développement ontogénique, qui est une épigenèse et non pas le déroulement de pures préformations (cf. le « système épigénétique » de Waddington), exclut alors que l’on puisse concevoir la formation de l’intelligence comme due à de simples apprentissages empiriques, et impose biologiquement les idées d’autorégulation et d’équilibration progressive qu’avançaient plus ou moins timidement certains psychologues. On peut donc prévoir que la soudure se fera très intime entre les considérations biologiques et psychogénétiques et, s’il en est ainsi, il va de soi que les influences pourront s’exercer dans les deux sens, comme partout où il y a interaction entre des domaines d’échelles distinctes mais contiguës, et non pas à sens unique par une simple réduction du supérieur à l’inférieur (voir notre ouvrage Biologie et connaissance, chez Gallimard, dans la collection « Avenir de la science », dirigée par Jean Rostand).

Avec les autres sciences humaines, situées au même niveau qu’elle, la psychologie entretient de plus en plus des relations d’interdépendance : avec la sociologie, bien sûr, grâce à la psychologie sociale (voir le volume 4 de l’Aventure humaine) ; avec la linguistique grâce à la psycholinguistique (voir plus loin, dans le chapitre sur La formation des connaissances, les paragraphes sur les relations entre le langage et la formation des opérations logiques) ; avec la science économique en particulier quant à l’étude des « comportements économiques » (cf. l’utilisation de la théorie des jeux) ; avec l’anthropologie sociale, etc.

Comme, d’autre part, les recherches psychogénétiques sur la formation des opérations logico-mathématiques aboutissent nécessairement à de nombreux points de contact avec l’épistémologie (à preuve le mouvement de l’« épistémologie génétique », dont une vingtaine d’ouvrages ont déjà paru aux Presses universitaires de France) et avec la logique elle-même (depuis que l’on connaît les « limites de la formalisation »), on peut dire sans exagérer que la psychologie, malgré son jeune âge, occupe aujourd’hui une position clé dans le système des sciences. On s’aperçoit en effet de plus en plus que les sciences ne se distribuent pas simplement en un ordre linéaire, selon leurs degrés de complexité croissante et de généralité décroissante, comme le voulait Auguste Comte (de la logique et des mathématiques à la mécanique, la physique, la chimie, la biologie et la psychosociologie). Cela reste vrai si l’on n’envisage dans les sciences que leurs techniques et leurs théories constituées. Mais si l’on examine leurs objets et surtout leurs épistémologies respectives, il va de soi que les structures logico-mathématiques ne tombent pas du ciel, mais tirent leurs racines de la vie mentale, objet de la psychologie. Le système des sciences est donc en réalité circulaire, avec des interactions croisées (à travers le cercle) entre des chaînons non contigus de cette chaîne ou, si l’on préfère, de la spirale qui élargit constamment le cercle. Il en résulte que la psychologie est à la fois au terme de la série ascendante qui part de la logique et des mathématiques et au point de départ des réalités opératoires dont ces disciplines tirent leurs objets : c’est donc bien là une position clé, et, par conséquent, qui justifie l’optimisme des débuts peu sérieux de cette courte préface (trop courte pour démontrer ce qui n’a été qu’esquissé).