Mémoire et opérations de l’intelligence (1967) 1 a

I. Les changements du code

Il est classique de se représenter la mémoire comme un système d’encodages et de décodages, ce qui suppose naturellement l’intervention d’un code. Mais, chose curieuse, on étudie en général peu ce code comme tel, comme s’il allait de soi que le code demeure identique à lui-même au cours du développement. Cette opinion n’est pas toujours exprimée explicitement, mais elle n’en est pas moins assez résistante sous une forme implicite et elle va de soi si l’on considère les représentations de la pensée, les images mentales (en l’espèce les souvenirs-images) et le langage lui-même comme des sortes de « copies » de la réalité extérieure ou intérieure.

Par contre, si l’on accepte nos résultats concernant le développement opératoire de la pensée et si l’on admet donc qu’il existe une structuration progressive du réel, par le moyen d’opérations se construisant progressivement les unes après les autres ou les unes en fonction des autres, alors l’hypothèse la plus vraisemblable est que le code lui-même qu’utilise la mémoire dépend des opérations du sujet et par conséquent que ce code se modifie au cours du développement et dépend à chaque instant du niveau opératoire du sujet.

Mais comment justifier une telle hypothèse ? La méthode la plus simple (utilisée avec B. Inhelder dans des recherches que nous publierons bientôt ensemble 2) consiste à étudier les souvenirs des sujets à différents intervalles ou durées de rétention : par exemple en mémoire immédiate (ou après une heure), après une semaine et enfin après quelques mois (en général après six mois). Si durant ces laps de temps, le code demeure invariant, il faut alors s’attendre à ce que les souvenirs se conservent tels quels, ou se détériorent plus ou moins en quantité et en qualité, mais ce qui semble exclu est que ces souvenirs puissent s’améliorer ou progresser durant ces quelques mois. Si au contraire le code lui-même utilisé par la mémoire dépend du niveau opératoire du sujet et que ce code s’améliore avec le progrès des opérations, alors on peut s’attendre, en quelques cas simples, à une amélioration des souvenirs comme tels, dans la richesse de leur contenu et surtout dans leur structuration : en effet, en de tels cas, l’encodage n’est nullement modifié (on ne fera aucune nouvelle présentation du modèle, ni pendant l’intervalle, ni au moment de la nouvelle évocation); si par conséquent, le décodage est meilleur, c’est qu’il s’est chargé de significations nouvelles dues au progrès des schèmes opératoires du sujet : en ce cas, il ne reste plus, semble-t-il, qu’une seule interprétation possible, c’est que le code lui-même s’est modifié et amélioré entre temps.

(A) Voici une première petite expérience à cet égard. On montre aux enfants une configuration sériale déjà toute construite (sans aucun appel à leur activité) : 10 réglettes de 9 à 15 cm environ, qui sont ordonnées depuis la plus grande jusqu’à la plus petite, et on demande simplement de bien regarder cet ensemble, pour pouvoir le dessiner plus tard. On demande ensuite, après une semaine (sans aucune nouvelle présentation), de dessiner ce qui a été vu auparavant (et, pour un certain groupe de sujets, de le décrire verbalement). Puis six mois plus tard (et de nouveau sans aucune nouvelle présentation) on pose les mêmes questions.

Le premier résultat intéressant de cette expérience est ce que l’on observe après une semaine. On constate, en effet, que ce qu’a retenu le sujet n’est pas le modèle perceptif comme tel, mais la manière dont il l’a assimilé à ses schèmes d’opérations, et cela en fonction du niveau opératoire de chaque sujet pris à part : les plus jeunes sujets (3-4 ans) se rappellent, par exemple, une forme que nous appellerons a, et qui est composée d’un certain nombre de bâtons alignés, mais tous égaux entre eux |||||. Les sujets un peu plus âgés (4-5 ans) se rappellent le modèle sous une forme que nous appellerons b et qui est constituée par des couples équivalents entre eux (|׀|׀|׀) ou par une dichotomie des « grands » et des « petits » (|||׀׀׀). Un niveau un peu supérieur est celui des « trios », par exemple |׀|ˌ׀ˌ ou |||׀׀׀ˌˌˌ : nous l’appellerons la forme c. Les sujets de 5-6 ans parviennent en général à une forme d constituée par une série proprement dite, mais incomplète (4 ou 5 éléments en ordre décroissant). Enfin, vers 6-7 ans, on obtient la forme e qui est correcte (8-9 à 11-12 éléments bien sériés).

Or, après six mois, les sujets de 3-8 ans que nous avons pu retrouver prétendent se souvenir très bien du modèle qu’on leur a présenté. Mais, chose intéressante, ils ne donnent pas en général le même dessin ni la même description verbale : nous n’avons constaté dans cette expérience (ce qui n’est pas toujours le cas et on verra pourquoi) aucune dégradation du souvenir ; au contraire 74 % des sujets étaient en progrès sur leur souvenir initial. Or, ces progrès ne se font pas par sauts brusques : on voit rarement des passages de a à e ou de b à e, c’est-à-dire des sauts jusqu’au souvenir exact. Ce que l’on trouve ordinairement est une amélioration d’un stade au suivant, par exemple des égalités a à des dichotomies b ; ou des dichotomies b à des trichotomies c ; ou encore des trichotomies c à des petites séries d.

L’interprétation de ces faits semble donc devoir être la suivante. En premier lieu le souvenir-image n’est pas le simple prolongement de la perception du modèle présenté : l’image-souvenir apparaît au contraire comme un symbolisant qui traduit en fait les schèmes d’assimilation dont dispose le sujet, c’est-à-dire la manière dont il a compris le modèle (et je dis bien « compris » et non pas « copié » ou imité, ce qui est autre chose). Or, en six mois, dans le cas de la sériation, ce schème opératoire ou préopératoire d’assimilation évolue en fonction des exercices, activités, etc. du sujet, en dehors et bien au-delà de l’expérience présentée 3. En ce cas le nouveau schème (celui du niveau suivant) sert de code pour décoder le souvenir initial : le souvenir est donc le produit d’un décodage, mais qui s’effectue en fonction d’un code non pas immobile, mais mieux structuré qu’auparavant et qui conduit alors à la formation d’une nouvelle image, symbolisant l’état actuel du schème opératoire et non pas ce qu’il était au moment de l’encodage.

Cette première expérience a donné lieu à différentes variantes ; en faisant par exemple décrire verbalement le modèle au moment de l’encodage, sans se contenter de le faire simplement percevoir. Le but était de déceler le rôle éventuel du langage dans l’organisation du code mnémonique. Or, les changements observés ont été en réalité très faibles et cela pour une raison qu’a pu mettre en évidence H. Sinclair. Cette psycholinguiste a pu montrer, en effet, que le langage lui-même évolue (proportion des « scalaires » et des « vecteurs » ou des expressions binaires et quaternaires, etc.) mais en fonction des progrès opératoires et non pas l’inverse. L’ouvrage de H. Sinclair qui vient de paraître 4 sur le langage et les opérations intellectuelles fournit à cet égard un ensemble de faits très nouveaux (notamment sur les relations entre le langage et les conservations et sur les effets quasi nuls d’un apprentissage linguistique sur le progrès des conservations) qui constituent la meilleure des réfutations expérimentales de l’hypothèse de J. Bruner selon laquelle le langage et la fonction symbolique constitueraient les facteurs principaux de la formation des structures opératoires et des conservations.

(B) Le résultat de cette première expérience nous a d’abord paru, comme on dit « trop beau pour être vrai » et nous avons donc fait un contrôle avec un autre modèle : une sériation en M (éléments décroissants jusqu’au milieu puis croissant symétriquement dans la seconde moitié). L’évocation des souvenirs a été demandée après une semaine et après dix semaines. En ce cas, les résultats sont actuellement moins spectaculaires parce que le modèle est plus difficile (la seconde moitié de la figure étant en ordre inverse de celui de la première moitié). Néanmoins, après dix semaines, nous n’avons noté aucune régression ; d’autre part, 38 % des sujets (23 sur 61) sont en progrès, et cela comme dans l’expérience précédente, d’un stade au suivant sans sauts brusques.

Une autre expérience qu’il peut être utile de citer (parmi vingt différentes) porte sur une opération spatiale relative aux systèmes de coordonnées. On sait que si l’on présente à des enfants de 4 à 8 ans un bocal vertical rempli jusqu’à la moitié en demandant de prévoir comment s’orientera le niveau de l’eau lorsqu’on inclinera le bocal de 45°, il faut attendre 9-10 ans pour que les sujets anticipent un niveau horizontal pour toutes les positions du bocal : jusque là ils prévoient des niveaux inclinés, parallèles au fond du bocal ou à ses bords, etc. ou accrochés aux angles du bocal, mais sans horizontalité. L’expérience a consisté à montrer simplement un bocal incliné à 45° avec son niveau d’eau horizontal, et à demander l’évocation graphique après une heure, après une semaine et après six mois. Lors des deux premières évocations, on constate comme toujours que le dessin de mémoire n’est pas conforme à la perception du modèle, mais bien à la manière dont ce modèle est assimilé par les schèmes opératoires du sujet : niveaux inclinés ; etc., et horizontaux seulement à 9-10 ans. Par contre, après six mois, nous avons trouvé, sur 55 sujets, 6 cas de reculs (souvenirs d’une forme inférieure à ce qu’elle était après une semaine), 32 cas stationnaires (mêmes souvenirs) et 17 cas de progrès. Ces progrès dans le souvenir (avec passage de proche en proche d’un stade au suivant) sont donc ici d’environ 30 % de 4 à 9 ans, et de 33 % de 7 à 9 ans, c’est-à-dire aux stades proches de la réaction correcte (les réponses correctes après une semaine ne se sont par contre guère modifiées après six mois). Il faut encore noter quelques cas intéressants de souvenirs avec suppression du conflit : des bocaux à niveau horizontal mais dressés verticalement ou des bocaux penchés mais pleins jusqu’au bord !

(C) Mais les résultats du progrès opératoire des sujets, ou des changements du code mnémonique sous l’effet de ces progrès, ne se traduisent pas toujours par une amélioration du souvenir après six mois. On peut au contraire proposer aux sujets comme modèles à rétention mnésique des configurations qui provoquent un conflit entre deux ou plusieurs schèmes opératoires distincts et non contemporains : en ces cas le souvenir, tout en demeurant subordonné aux schèmes opératoires qui déterminent la nature du code, témoigne de déformations plus ou moins systématiques. Ces déformations de la mémoire ne sont pas alors quelconques, c’est-à-dire consistant en simples dégradations fortuites, mais sont systématiques, c’est-à-dire orientées vers la solution du conflit créé par les schèmes opératoires en présence. Un bon exemple d’une telle situation est celle que nous avons étudiée avec J. Bliss. On montre à l’enfant le modèle de la fig. 1 soit 4 allumettes disposées en une sorte de W, mais étalé (si on donne un W simple, ils reconnaissent une lettre de l’alphabet, et le problème disparaît en ce cas). Cette fig. 1 crée alors un conflit dans l’esprit des jeunes enfants : (a) il y a d’abord une équivalence numérique puisqu’ils voient 4 et 4 allumettes, et ils en concluent que les longueurs devraient être égales ; (b) mais au niveau où les notions spatiales de l’enfant sont ordinales et non pas encore métriques (cf. « plus long » = « plus loin »), ils pensent que si les lignes de 4 et 4 allumettes sont égales, elles doivent avoir les mêmes frontières initiales et surtout terminales, ce qui n’est pas le cas sur la fig. 1. Dans ce cas il y a conflit entre deux schèmes opératoires ou préopératoires et, si le code mnémonique est dominé par ces schèmes, le souvenir doit donc témoigner de déformations systématiques destinées à résoudre ce conflit. Or, c’est bien ce que montrent les observations recueillies, déjà après une semaine et tout autant après six mois.

Fig. 1

La plupart des évocations graphiques obtenues consistent alors à égaliser les deux rangées, soit (dans les cas inférieurs) en multipliant les jambages du W (voir fig. 2), soit (en des cas un peu supérieurs) en conservant les nombres, mais en allongeant les jambages (fig. 3). Seuls les sujets de niveau évolué retiennent la configuration d’une sorte d’inférence mnésique, analogue aux inconscientes inférences perceptives dont Helmholtz avait fait l’hypothèse. Quant au souvenir après six mois, ce conflit entre le nombre et la longueur aboutit à une dégradation assez générale du souvenir, les améliorations étant assez rares. On relève également que les souvenirs exacts ou les types d’erreurs avec correspondance numérique (type III, etc.) ne s’observent après ces quelques mois qu’à partir de 7 ans, c’est-à-dire à partir du niveau de la conservation des équivalences de nombres.

Fig. 2
Fig. 3

II. Les trois types de mémoire

Un autre résultat de ces quelques recherches a été de mettre en évidence la différence génétique entre trois formes de mémoire : celle de récognition, celle de reconstitution et celle d’évocation.

On connaît depuis longtemps la différence qui existe entre les mémoires de récognition et d’évocation, puisque la récognition peut ne s’appuyer que sur la perception et les schèmes sensorimoteurs, tandis que l’évocation suppose l’image mentale ou le langage et, dans tous les cas l’intervention de la fonction symbolique ou sémiotique, donc de la représentation préopératoire ou opératoire. C’est pourquoi la mémoire d’évocation n’apparaît chez l’enfant qu’à partir de 1 ou 2 ans, tandis que la mémoire de récognition est possible dès les premiers mois de l’existence. Du point de vue phylogénétique, la récognition s’observe jusque chez les invertébrés inférieurs, tandis que l’évocation semble spécifique des Primates supérieurs ou de l’homme.

Il est facile de contrôler cette différence de niveau au moyen des expériences précédentes ou d’autres analogues. Un des modèles présentés aux enfants consiste, par exemple, en deux cercles entrecroisés dont la partie commune est occupée par des ronds bleus, tandis que les deux parties non communes soutiennent l’une des carrés bleus et l’autre des ronds rouges. Lorsqu’il s’agit de reproduire ce modèle par une simple évocation (en dessin ou en paroles) le souvenir est assez mauvais à 5-8 ans après six mois, car l’intersection n’est pas une opération naturelle à ce niveau (elle est bien moins naturelle que la multiplication complète ou matrice à quatre casiers). Par contre si l’on présente 10 dessins à choix représentant les diverses formes utilisées dans les évocations (cercles séparés ou collections sans cercles, etc.) y compris le modèle juste, celui-ci est reconnu par 60 à 70 % des sujets entre 5 et 8 ans.

Mais entre ces deux types extrêmes de mémoire vient s’intercaler un type intermédiaire sur lequel on n’a pas suffisamment insisté, bien qu’il soit d’un intérêt génétique certain : c’est la mémoire de reconstitution, que l’on obtient en donnant au sujet le matériel qui a servi à la construction du modèle (avec quelques éléments en plus), et en demandant simplement de réarranger ce matériel d’une manière conforme à la configuration présentée. Cette reconstitution est donc en un sens parente de la récognition, puisque le sujet perçoit les éléments du modèle sans avoir besoin de les évoquer. Mais, d’autre part, il y a là une sorte d’évocation en action puisqu’il s’agit d’arranger ces éléments de façon à imiter la configuration antérieure sans pouvoir la percevoir telle qu’elle a été présentée.

Certes cette mémoire de reconstitution était connue depuis longtemps, puisqu’elle a été utilisée à titre de technique expérimentale par Münsterberg, Ebbinghaus, etc. Mais il est essentiel d’insister sur son importance génétique, car elle vient s’insérer entre la mémoire de récognition et celle d’évocation. Par exemple, dans une expérience portant sur le souvenir des matrices (quatre casiers comportant respectivement des ronds bleus ou rouges et des carrés bleus ou rouges) nous trouvons après six mois une régression du souvenir (par rapport à une semaine) chez 61 % des sujets de 4-5 à 8 ans ; par contre, en ce qui concerne la reconstitution après six mois (comparée à la reconstitution après une semaine), il y a recul à 4-5 ans, mais 48 % des sujets sont en progrès 5 entre 6 et 8 ans ; or, on leur a demandé simplement de refaire ce qu’ils avaient « vu » six mois auparavant, sans aucune allusion à des classifications ou matrices. D’une manière générale la reconstitution est toujours en avance sur le dessin de mémoire, y compris dans le cas de figures en partie arbitraires. Par exemple un de nos modèles est composé d’un alignement de deux triangles, deux carrés, deux cercles et deux ellipses, mais chacun traversé par une barre longue ou courte et verticale ou horizontale : après six mois comme après une semaine, il y a 50 % d’avance de la reconstitution sur le dessin, mais après la dernière séance (six mois) on a procédé à une nouvelle présentation du modèle : une semaine plus tard (donc six mois plus une semaine), on trouve alors 75 % d’avance de la reconstitution sur le dessin !

Au point de vue phylogénétique cette position de la mémoire de reconstitution entre celle de récognition et celle d’évocation est importante. On peut, en effet, considérer l’imitation elle-même comme l’une des formes de la mémoire de reconstitution, puisque celle-ci consiste en une imitation du modèle. De ce point de vue on peut alors dire que si la mémoire de récognition débute chez les Invertébrés inférieurs et si la mémoire d’évocation est spéciale à l’« homme » et peut-être aussi aux Primates supérieurs, la mémoire de reconstitution se rencontre chez les Oiseaux et probablement chez les abeilles de von Frisch.

III. Conclusion : mémoire et intelligence

La mémoire comporte deux composantes : d’une part une composante figurative, qui est d’ordre perceptif pour la récognition, de l’ordre de l’imitation pour la reconstitution ou de l’ordre des images mentales pour les souvenirs-images propres à l’évocation ; mais, d’autre part, une composante opérative consistant en schèmes d’action ou en schèmes représentatifs, préopératoires ou opératoires. Ce rôle des schèmes, déjà mis en évidence par P. Bartlett (Remembering) est fondamental au point de vue génétique et soulève une question de développement, qui est celle de ses relations avec les aspects figuratifs et spécialement avec l’image.

Or, la conservation des schèmes, qui, dans toutes les expériences précédentes nous a paru jouer un rôle essentiel dans le mécanisme de la mémoire, est en réalité un problème d’intelligence plus qu’un problème de mémoire. Un schème est ce qui se répète et ce qui se généralise en une action reproductrice et généralisatrice propre aux processus de l’action. En un tel sens, la conservation d’un schème dépend directement de son propre exercice et constitue le résultat de son propre fonctionnement ; il en résulte que la mémoire d’un schème n’est pas autre chose que le schème lui-même.

Il convient donc de distinguer ce que nous pourrions appeler la « mémoire au sens large » et la « mémoire au sens strict ». La première comprend la conservation des schèmes et est essentiellement constituée par l’intelligence elle-même, en tant qu’utilisée dans la reconstitution du passé. La seconde, qui intervient dans la recognition, la reconstitution et l’évocation, ne constitue par contre que l’aspect figuratif des schèmes, en particulier (dans le cas de l’évocation) l’ensemble des image-souvenirs qui ne se conservent qu’en s’appuyant sur les schèmes. Tout ce que nous avons vu, en effet, et dans chacune de nos expériences, montre la dépendance étroite des souvenirs par rapport à la conservation et au développement des schèmes : c’est ce qui explique les progrès du souvenir après six mois, dans le cas où les schèmes continuent à se développer, ou les dégradations du souvenir dans les cas de conflits entre schèmes ou de schèmes insuffisants pour supporter les souvenirs-images.

En un mot, la mémoire nous est apparue comme un cas particulier des activités de l’intelligence, qui s’applique à connaître ou reconstituer le passé aussi bien que le présent ou qu’à anticiper l’avenir. Dans le cas de ce qu’on appelle la « mémoire logique », cette affirmation est à peu près évidente. Quant à la « mémoire brute », elle nous est apparue comme n’existant jamais sous une forme absolue ; elle est elle-même toujours schématisée à des degrés divers, et cette schématisation montre sa parenté avec le travail de l’intelligence. Il existe il est vrai certains cas particuliers où la mémoire semble se dissocier de l’intelligence, comme dans les cas célèbres de mémoire des anormaux ou des débiles mentaux, où la mémoire apparaît comme une suppléance et non pas comme une application de l’intelligence : mais, même en de tels cas, la mémoire apparaît comme une spécialisation du travail de l’intelligence qui, étant alors de niveau modeste et assurément déficient, se spécialise dans la reconstitution de certains faits ou événements sans intérêt pour l’intelligence normale.