Les Bestiaires, par Henry de Montherlant (10 juillet 1926)a
Je ferme les Bestiaires, et me tirant hors de ce « long songe de violence et de volupté », je me sens envahi par un rythme impérieux au point qu’il faut que certaines voix en moi taisent leur protestation, étouffées par des forces qui se lèvent. Car telle est la vertu de ce livre, qu’on l’éprouve d’abord trop vivement pour le juger.
L’auteur l’appelle un « poème solaire », l’éditeur un roman, parce que ça se vend mieux. Ce récit des premiers combats de taureaux du jeune Montherlant est en réalité un nouveau tome de ses mémoires lyriques. Une œuvre d’une seule coulée, presque sans intrigue, sans cette orchestration de thèmes qui faisait la richesse du Songe, mais d’une ligne plus ferme, d’une unité plus pure aussi.
Le sujet était périlleux : si particulier, il prêtait à des abus de pittoresque, de couleur locale, de détails techniques ou de fastidieuses explications nécessaires, défauts auxquels Montherlant n’a pas toujours échappé, mais qu’il domine dans l’ensemble et entraîne dans l’allure puissante à la fois et désinvolte de son récit.
On a souvent parlé d’excès de lyrisme à propos des premiers ouvrages de Montherlant. Cette fois-ci, on le traite de naturaliste. Mais comment montrer des taureaux sans que cela sente un peu l’étable ? L’étonnant, c’est de voir à quel point Montherlant reste poète jusque dans la description la plus réaliste de la vie animale. Et n’est-ce pas justement parce qu’il est poète qu’il peut atteindre à pareille intensité de réalisme. Une perpétuelle palpitation de vie anime ce livre et lui donne un rythme tel qu’il s’accorde d’emblée avec ce qu’il y a de plus bondissant en nous ; en prise directe sur notre énergie physique. Partout rôdent des présences animales. Tandis que sur la plaine s’élève le long beuglement des taureaux et le ohéohéohé des bouviers « comme un chant mystérieux entendu au-dessus de la mer », il y a toujours dans un coin du tableau des ruades, des chevaux qui partent tout droit, la tête dressée, des vachettes qui se mordillent et se frôlent amoureusement, des chiens « qui vous faufilent des douceurs au bas des jambes », jusqu’à ces chats qui griffent et lèchent alternativement, « en vraies bêtes de désir ». Une intelligence si profonde de la vie animale suppose entre l’homme et la bête une sympathie que Montherlant note à plusieurs reprises. C’est « par la divination de cet amour qu’Alban (le jeune héros du récit) sent ce que sent la bête en même temps qu’elle. Et parce qu’il sait ce qu’elle va faire, il peut la dominer… : on ne vainc vraiment que ce qu’on aime, et les victorieux sont d’immenses amants »1. Mais envers les taureaux cet amour tourne en adoration ou en une véritable horreur sacrée. Voici Alban devant une bête qu’il devra combattre le lendemain :
« Salaud, cochon, saligaud ! » Il l’apostrophait ainsi tout bas, sur un ton révérenciel, et comme on déroule une litanie. Sous les grands cils brillants, lustrés par la lumière descendante, les prunelles laiteuses du dieu avaient un reflet bleu clair, soudain inquiètes à l’approche de l’inconnu.
Nulle part mieux que dans la description des taureaux ne se manifeste ce passage du réalisme le plus hardi à un lyrisme plein de simple grandeur. Voici la mort du taureau dit « le Mauvais Ange » :
La bête chancela de l’arrière-train, tenta de se raidir, enfin croula sur le flanc, accomplissant sa destinée. Quelques secondes encore elle cligna des yeux et on vit sa respiration. Puis ses pattes se tendirent peu à peu, comme un corps qu’on gonflerait à la pompe, tandis que dans cet agrandissement les articulations grinçaient, avec le bruit d’un câble de navire qu’on serre sur un treuil. Elle arriva avec emphase à la cime de son spasme, comme l’homme à la cime de son plaisir, et comme lui, elle y resta immobile. Et son âme divine s’échappa, pleurant ses jeux, et les génisses, et la chère plaine.
De tels passages qui abondent dans les Bestiaires font pardonner bien d’autres pages de vrais délires taurologiques. Quand le lyrisme de Montherlant décolle de la réalité, c’est tout de suite une orgie d’évocations antiques, de rapprochements superstitieux, de grands symboles païens, et l’on se perd dans un syncrétisme effarant, où Mithra, Jésus, les taureaux et Alban confondent leurs génies dans une sorte de cauchemar de soleil et de sang. On peut penser ce qu’on veut de ce paganisme exalté, tout ivre de la fumée des sacrifices sanglants. Pour ma part, je le trouve assez peu humain et comme obsédé par une idée de violence tonique certes, mais décidément un peu pauvre pour fonder une religion. Mais ce n’est peut-être qu’un rêve de poète. Il y a un autre Montherlant, plutôt stoïcien, celui-là. Et c’est un moraliste de grande race, qui peut nous mener à des hauteurs où devient naturel ce cri de sagesse orgueilleuse : « Qu’avons-nous besoin d’un autre amour que celui que nous donnons ? »
Il est impossible de ne voir dans les Bestiaires qu’une évocation de l’Espagne et du génie taurin. Ce qui perce à chaque page, ce qui peu à peu obsède dans l’inflexion des phrases, ce qui s’élève en fin de compte de tous ces tableaux de violence et de passion, c’est la présence d’un tempérament. À l’inverse de tant d’autres qui s’analysent sans fin, avant que d’être, Montherlant impose un tempérament lyrique d’une puissance contagieuse. Il y a là de quoi faire oublier des défauts qui tueraient tout autre que lui. Certes, il ne soulève directement aucun des grands problèmes de l’heure. La violence même qui sourd dans son être intime l’en empêche, le préserve des états d’incertitude douloureux, où ces problèmes viennent se poser à l’esprit, profitant de son désaccord avec la vie.
Ni métaphysicien, ni logicien, dit-il d’Alban — (de lui-même) — il n’« accroche » pas à ce qui est triste ou ennuyeux, que ce soit l’idée de la mort ou les soucis politiques, sociaux, etc., et il ne met de la gravité que dans les choses voluptueuses, je n’ai pas dit les choses sentimentales. Le tragique de la vie ne lui échappe pas. Il en parle, il le chante avec pathétique. Mais c’est parce qu’il est poète : le chant fini, il n’y pense plus.
On comprend qu’une telle attitude agace des gens qui se soucient avant tout de trouver des réponses de l’intelligence ou de la foi aux inquiétudes profondes de leurs âmes séparées de Dieu. Montherlant est aux antipodes de ceux-là « qui cherchent en gémissant ». Mais cette personnalité dont il manifeste avec une magnifique insolence les forces créatrices, ne vaut-elle pas d’être élevée en témoignage pour notre exaltation ? Comme la vue des athlètes en action, un tel livre communique une puissance physique, un mouvement vers la vie ardente qui peut entraîner l’âme dans un élan de grandeur. N’est-ce point une solution aussi ? Plutôt que d’oublier de vivre à force d’y vouloir trouver un sens, ne vaudrait-il pas autant s’abandonner parfois à ces forces obscures qui nous replacent dans l’intelligence de l’instinct universel et nous élèvent à une vie plus âpre et violemment contractée, par la grâce de l’éternel Désir ?