L’Acte comme point de départ (1936-1937)a b
Nous partons de l’impression qu’il existe, entre certains systèmes qu’on a coutume d’opposer très nettement les uns aux autres, un commun dénominateur d’erreur, que nous ne pourrions définir qu’en sortant du plan sur lequel ils voulaient nous faire prendre parti. C’est ainsi qu’on peut distinguer, dans l’idéalisme et dans le réalisme, ou dans le rationalisme et dans le pragmatisme, etc., un ensemble de suppositions communes qui nous paraissent renfermer la véritable raison de rejeter l’un et l’autre système, sans plus nous attacher à combattre leurs erreurs respectives dans le plan sur lequel ils s’opposent. Cette impossibilité de prendre parti entre deux erreurs qui nous semblent organiquement liées, créant pratiquement une impasse absolue, nous contraint à une conception proprement révolutionnaire (ou « changement de plan »), qui seule nous restitue l’unité de vision, la plénitude de volonté et en quelque sorte la bonne conscience nécessaire à toute œuvre constructive. Les quelques pages qui suivent n’ont d’autre but que d’en indiquer le principe de permanente actualité.
C’est précisément ce sentiment de bonne conscience que nous ne pouvons plus éprouver en présence de la plupart des philosophies de naguère et d’aujourd’hui, telles qu’elles se présentent à nous. Avant même d’en pénétrer le détail et d’en critiquer la structure propre, nous nous sentons repoussés par quelque chose qui ne peut être facilement nommé, parce que cela affecte, peut-être, notre tout. Nos analyses ne nous donnent en elles-mêmes et d’une façon précise rien de suffisant pour justifier ce mouvement de refus global. Mais nous sentons qu’elles entraînent en nous un état de division intérieure. Elles opèrent dans un monde dépourvu de correspondances [p. 56] avec notre situation concrète. Ce n’est pas leur abstraction qui nous inquiète, loin de là, c’est bien plutôt leur autonomie parfaite qui nous semble absurde. Il semble que l’esprit ait proclamé, lui aussi, son autarchie, et qu’il puisse se donner des lois qui ne tiennent plus compte de la crise du monde, et de celle de l’esprit dans ce monde. L’esprit s’est dégagé des coordonnées du moment, c’est dire que son exercice n’engage plus à rien, concrètement. D’où ce sentiment, quand nous voulons penser telle idéologie, de nous trouver diminués dans notre énergie totale. La pensée n’est plus le moteur de l’action ; au contraire, elle tourne à ses dépens. On peut continuer la métaphore et dire que la pensée dont nous souffrons est une pensée débrayée. Un moteur débrayé n’en ronfle que mieux, d’ailleurs, et fait plus de bruit qu’en « prise ». Il arrive même qu’il tourne si vite que toute tentative d’embrayage serait immédiatement fatale à la machine, et ferait voler en éclats les engrenages. La merveilleuse subtilité d’une certaine pensée critique, aujourd’hui, ne donne-t-elle pas exactement cette impression ? Ne pourrions-nous la caractériser maintenant par un seul mot, qui exprime à la fois son manque de coordonnées, d’une part, et, d’autre part, le sentiment de division et de diminution qu’elle favorise en nous : ce mot serait celui d’inactualité, entendu, non pas au sens temporel, mais au sens de rupture entre la pensée et l’acte.
Que la pensée moderne repose sur un postulat d’inactualité, il suffit, pour s’en convaincre, de se demander un instant ce qui arriverait dans le cas contraire. Si notre monde tient encore debout, c’est que les philosophies qui le partagent restent gratuites, relativistes et inactuelles dans leur ensemble. Le « libéralisme » idéaliste, ce « laisser passer, laisser faire », suppose le débrayage de la pensée, sinon nous vivrions dans la plus effroyable anarchie matérielle.
On nous dira que, cependant, si le désordre du monde est réel, il se peut qu’il provienne, précisément, d’actualisations partielles des philosophies que nous repoussons ? Nous serions mal venus à le nier. Si le monde dure, c’est-à-dire se renouvelle, c’est qu’il y a dans le monde plus d’actualité que nos philosophies n’en peuvent concevoir. Et s’il y a du désordre, c’est que ces philosophies sont [p. 57] tout de même moins inopérantes que souvent elles ne voudraient l’être. Mais, chose étrange, la raison pour laquelle le désordre n’est pas total, c’est la raison même de ce désordre : c’est la rupture entre la pensée et l’acte, rupture qui, d’une part, amorce l’anarchie, d’autre part, la freine et la prive pour le moment de virulence.
Cet état d’équilibre entre le microbe et la maladie ne peut mener qu’à une consomption lente, ou à des accidents violents, catastrophiques.
Un tel diagnostic indique par lui-même la thérapeutique que nous voudrions proposer, et qui serait un traitement préventif par l’actualisation, c’est-à-dire par l’effort et la volonté de confondre l’opération propre de la pensée avec l’acte qui la certifie1.
À vrai dire, cet effort et cette volonté sont déjà présents, avant toute analyse, dans le sentiment que nous disions tout à l’heure éprouver en face d’une conception purement critique, ou idéaliste, ou relativiste, de l’activité du philosophe.
Mais cette réalité salutaire, cet acte, comment pourrions-nous maintenant en rendre compte ? Nous ne disons pas : comment pourrions-nous le définir, nous disons seulement — et littéralement — comment pourrions-nous faire comprendre de quoi il s’agit ?
Nous allons être obligés ici d’avoir recours à une méthode rigoureusement indirecte, et en quelque sorte négative.
Car, en vérité, il n’y a pas pour nous de problème de l’acte mais il y a problème de ce qui s’oppose à l’acte. (En d’autres termes, il n’y a pas de problème de la personne, mais bien des « choses », de l’impersonnel.) L’acte, étant immédiat au sujet, ne peut pas, sans cesser d’être acte, être posé en face de l’acteur. On ne peut pas photographier un acte, et donner ensuite la description de la photo comme la description d’un acte. On pourrait dire tout au plus (métaphoriquement) que l’acte révélé par le cliché, c’est l’éclair de magnésium dont la photo constitue l’un des effets. Quant à la scène représentée par la photo, elle n’est plus qu’un objectif, inactuel en soi, et problématique. Qu’on nous permette de reprendre ici une distinction importante introduite par M. Gabriel Marcel à la fin de [p. 58] son article intitulé : Existence et objectivité. M. Marcel distingue « entre les données susceptibles de fournir la matière d’un problème, données qui sont par là même objectives, et celles sur lesquelles il faut que l’esprit s’appuie pour poser un problème quelconque ».
L’acte, tel que nous l’entendons, est évidemment une donnée de ce deuxième type, la donnée par excellence. En réalité, toute définition s’appuie sur une donnée de ce type, sur un de ces « a priori de fait », comme dirait Heidegger. Toute tentative de définition de l’acte lui-même supposerait un arrêt, un retour sur l’acte, c’est-à-dire un retour contre l’acte, qui en neutraliserait aussitôt le dynamisme. La réflexion sur l’acte ne pouvant intervenir qu’a posteriori, elle n’est, en réalité, qu’une réflexion sur les effets de l’acte. Si, au moment de sauter, l’athlète essaie de définir le saut, il ne sautera pas. Tous ceux qui ont pratiqué un minimum de culture physique connaissent ce genre d’échec. C’est la conscience défaillante qui refuse l’obstacle. Il ne reste alors qu’à se consoler par la certitude que l’analyse philosophique est avec celui qui ne peut pas sauter. Et c’est peut-être cela précisément que la sagesse vulgaire appelle « prendre les choses avec philosophie »…
Ceci nous amène à constater que :
1° Si on ne part pas de l’acte, on ne part pas du tout.
2° Si on ne part pas tout de suite, on ne partira jamais.
Le jeu des mots traduit ici le jeu des faits. Impossible de parler de l’acte dans un langage arrêté ou détendu. Tout discours sur l’acte contiendra nécessairement des mots tels que « départ », « partir » et « tout de suite ». Tout discours sur l’acte manifestera ce trouble, cette vibration, cette « nouveauté » déconcertante qui révèle la proximité de la réalité créante. Force nous est de reconnaître qu’un tel discours, dans l’état de notre philosophie, paraîtra peu philosophique.
Personne, mieux que Kierkegaard, n’a su montrer cette complicité essentielle, et d’apparence scandaleuse, entre l’expression et l’existence. Bornons-nous à citer de lui une phrase bien typique par sa forme même, et qui, par ailleurs, peut éclairer notre débat : « L’éthique ne commence pas dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation. » Nous dirions en d’autres termes : l’acte n’est pas un problème, mais une donnée initiale, le seul donné qui se donne à soi-même.
[p. 59]Or, cette donnée, d’une part, n’est pas réductible à ce qui la précède, d’autre part, n’est pas épuisée par l’analyse de ses effets. L’acte est à la fois créateur, et transcendant à sa création. Il est créateur en ceci qu’il introduit dans les choses un rapport nouveau instituant une situation irréversible ; et il est transcendant parce que dans ce rapport nouveau on ne trouvera rien d’autre que la matière d’une problématique nouvelle, un donné, ou plutôt un « abandonné » livré à ses déterminations objectives, et s’offrant à son tour à l’éclair bouleversant d’un nouvel acte. Il n’y a eu d’acte que dans le présent, dans l’instant créateur, dans ce contact entre l’éternité et le temps, qui est le mystère même.
Cela n’entraîne pas qu’on ne puisse rien dire des réactions psychologiques à l’acte « as it’s known as », réactions qui, elles, se manifestent dans une certaine durée de vibration. Le sentiment qui accompagne l’acte, c’est le sentiment d’indivision intérieure, d’indivision entre le vouloir et le pouvoir. On pourrait presque dire que c’est la sensation de l’unité, ou, plus exactement, de son accomplissement. C’est l’euphorie de celui qui éprouve simultanément la résistance d’un objet et la victoire sur cette résistance. Moment mystérieux entre tous, où le maximum de risque s’identifie au maximum de sécurité, dans la conscience de celui qui agit. Nous appellerions volontiers cet instant le saint des saints de la réalité humaine, le lieu de la pureté, si la « pureté du cœur », comme le veut Kierkegaard, c’est le vouloir unique, unifiant l’être vivant et le confondant un instant avec l’objet de son désir.
On comprendra peut-être mieux maintenant le reproche d’inactualité essentielle que nous adressions dès le début à certains systèmes par ailleurs fort divers, mais dont l’exercice se trouve être lié à une division préalable de notre être, par exemple à une objectivation du corps — de mon corps — ou à une objectivation du devenir historique, ou encore à une autonomie de la raison critique. Division qui a pour effet, généralement, de volatiliser les points d’application de notre volonté, de relativiser tout effort créateur, enfin de « dés-orienter » l’activité spécifique de la pensée.
L’acte, étant essentiellement l’affirmation simultanée de l’un et du divers, affirmation absurde en langage rationnel, tout système philosophique sera amené, par son jeu logique, à l’éliminer ou à la disqualifier.
[p. 60]À moins qu’il n’en parte, comme de la réalité centrale, impensable et qui permet de penser.
Nous voudrions dégager ici, à titre d’exemple, quelques-unes des conséquences (méthodologiques) de notre position.
Nous ne pouvons faire comprendre la véritable valeur d’une philosophie de l’acte qu’en montrant comment ses caractères principaux, tels que nous venons de les indiquer, se retrouvent — comme reflétés — dans ses effets immédiats. Car nous croyons en avoir assez dit pour pouvoir affirmer qu’il n’y a pas de transition entre l’acte et ses effets. C’est l’acte lui-même qui se trouve être transitif et novateur, sans qu’il y ait pour cela de « médiation ». On pourrait dire, paradoxalement : il n’y a de transition que par l’acte, mais l’acte est le contraire d’une transition.
Avant de passer à l’examen de ses effets, rappelons encore deux caractéristiques de l’acte, impliquées d’ailleurs dans ce qui précède, et que nous allons utiliser.
La première, c’est la violence de l’acte. Quand on descend au fond de la notion de force, on est obligé de faire appel à l’idée de choc, de rupture, en un mot de violence (voir à cet égard Sorel). Il n’y a pas d’évolution créatrice sans révolution. L’acte sera donc agonique.
D’autre part, l’acte implique un élan vers, pour reprendre l’expression du Dr Minkowski. L’acte est l’éclatement d’une tension orientée ; il est donc aussi intention. Il n’est pas seulement agonique, mais encore ordonnateur. C’est un conflit et une rupture, mais aussi une nouvelle mise en ordre.
C’est ici que nous retrouvons, sous un aspect dynamique, la distinction esprit-matière que nous avions écartée tout d’abord. L’acte créateur sépare la lumière des ténèbres. Son caractère dichotomique n’est pas isolé de son caractère agonique. Ce n’est pas à dire que la lumière et les ténèbres soient données avant l’acte, car sinon il ne serait pas créateur, c’est-à-dire qu’il ne serait pas acte. L’acte n’a qu’un point d’application, le chaos, la discorde, le non-être, ou ce qui tend à y revenir. Ce qui est nouveau, ce n’est pas le désordre, c’est l’ordre.
L’acte est si étroitement lié à ses effets qu’on ne saurait humainement [p. 61] le séparer du premier d’entre eux, qui est l’affirmation de la personnalité. Nous définissons la personne comme l’individu qui se sait et se veut engagé dans le conflit créateur. Mais en s’affirmant, c’est-à-dire en changeant de plan, en allant de l’angoisse à la création, de l’impasse du désordre à l’ordre nouveau, la personnalité accentue encore la tension. Le nouvel état du conflit est plus aigu que l’ancien. Au fur et à mesure qu’elle se libère, la personnalité se risque de plus en plus. C’est pourquoi les époques de conciliation sont des époques de décadence. Le salut n’est jamais dans le repli, dans le refus du conflit concret. L’invention de l’homme « intérieur » suppose et permet celle du « robot » d’affaires. L’autisme est un fléchissement de la personnalité.
D’une manière générale, l’acte personnel revêtira donc deux aspects, symbolisant les pôles de cette tension qui constitue le ressort de l’activité elle-même. D’un côté, il y aura une joie créatrice, une conscience de libération qui est la jouissance spécifiquement humaine. De l’autre côté, on trouvera une économie de force ou de pensée susceptible de se traduire en formules et en mécanismes tout faits. D’un côté, un champ plus libre conquis pour l’esprit, de l’autre une pression accrue sur l’inerte. Risque par conséquent accru aussi, puisque la tentation de l’inertie augmentera en raison même de la plus grande docilité de l’inerte. Il est plus difficile d’échapper au prestige du positivisme et du néo-pragmatisme qu’à celui du moulin à prières. Il est plus difficile de maintenir sur le qui-vive un empire qu’une cité étroite. En effet, à l’intérieur même de l’empire, s’établit un danger qu’ignorent les pays de marche. Le sentiment de la sécurité, de l’ennui, du vide, traduit un fléchissement de la tension.
L’adoration de l’abstrait, c’est-à-dire de la formule, l’invention de l’acte gratuit, c’est-à-dire de l’acte sans point d’appui et sans orientation, autrement dit de l’acte impossible, sont des exemples de ce fléchissement. La tentation de l’acte gratuit n’est qu’une forme moderne de la tentation de l’inerte. C’est un vertige de la personnalité consécutif au relâchement de la tension et à la perte du sentiment du risque véritable.
À côté de la réalité de la personne, une autre réalité immédiate à l’acte, c’est évidemment la connaissance. Non seulement la pensée est acte, mais elle est ce qu’il y a de plus actuel ·dans l’acte. Ce qui [p. 62] a pu tromper sur ce point, c’est précisément que, la pensée étant la plus immédiate des mises en ordre, la raison est tentée de confondre cet ordre même, qui n’est qu’un effet, avec le dynamisme qui en est cause. Ce dynamisme propre de la pensée créatrice, c’est cela que nous appelons sa faculté dichotomique.
La science nous en donnera un bon exemple. En tant qu’activité, elle peut se définir par l’invention de l’abstrait, c’est-à-dire de l’homogénéité mathématique. Elle apparaît ainsi comme un va-et-vient du « donné » à l’abstrait. (Conflit de l’identité et de la réalité, voir Meyerson). Il n’y a de paradoxe épistémologique que pour qui refuse d’aborder le problème de la connaissance à partir de l’acte. Mais, au contraire, la science, considérée maintenant comme monument ou système de règles, ne saurait être qu’un aspect provisoirement favorable du chaos. La vérité scientifique est dans l’abstrait ; la science-faite rejoint le donné. Mais cela n’est vrai que pour le savant seulement au moment où il crée ; pour les autres hommes, la science se traduit par une économie d’énergie et de pensée, d’où cette zone où l’homme marche sur de l’art humain en toute sécurité et en plein automatisme (exemple : les grandes villes). Le progrès scientifique accroît sans cesse ce risque d’automatisme, rançon de la conquête2.
À tous les étages et dans tous les domaines de l’effort de pensée [p. 63] nous retrouvons ce risque, né du caractère ordonnateur de l’activité humaine. Ainsi dans l’organisation du travail. La machine tend à détruire l’artisanat, c’est-à-dire la zone du travail manuel où l’œuvre garde un caractère plus ou moins net de totalité. En d’autres termes, la machine sépare le travail qualifié, qu’elle repousse vers l’activité spirituelle, du travail non qualifié, où l’homme ne joue plus qu’un rôle d’exécuteur. Remarquons que la machine n’est que le prolongement d’un schéma mathématique, et qu’elle est elle-même prolongée par la rationalisation. Nous avons là un exemple saisissant de la progression par dichotomie. Progression réelle, créant un double risque non moins réel, ou si l’on veut, une double tentation. Car, d’une part, renoncer à la machine ce serait en quelque sorte renoncer au sens même de l’activité humaine ; mais, d’autre part, la domination de la machine serait le résultat fatal du renoncement à la valeur éthique de la science en tant qu’acte (tentation à laquelle nous condamne à céder l’expérimentalisme positiviste).
Un troisième exemple de tension et d’acte nous est fourni par l’homme considéré du point de vue social. D’un côté, nous trouvons l’attachement de l’homme à la terre, à la famille, à la race, à l’ambiance sociale. L’homme ne peut pas y renoncer sans briser son ressort. Remarquons que cet attachement est la marque de l’humanité. Mais, d’autre part, l’homme n’existe personnellement qu’autant qu’il s’affirme en acte. Quand on parle de solidarité humaine, de valeur humaine, c’est à une société de personnes que l’on pense.
L’homme n’atteint l’universel qu’à travers le personnel. Originalité éclatante, inoubliable, paradoxale, de la société humaine, qui lui permet de se dépasser elle-même. L’homme concret, l’homme vivant, l’homme en acte est l’affirmation d’une tension permanente entre ces deux pôles de l’amour : l’attachement à la diversité concrète, et l’actualisation de l’universel par la charité personnaliste.
Pour éviter un malentendu essentiel, nous tenons à souligner encore en terminant le caractère d’instantanéité de l’acte créateur. Nous affirmons ainsi ce qui nous paraît spécifique de l’effort et de la pensée humaine.
La pensée créatrice est donc l’acte le plus pur et le plus humain. [p. 64] Mais comment va se présenter à nos yeux ce qui n’est pas immédiat à l’acte ? Est-ce que nous n’allons pas être amenés à nier la réalité de toute médiation ? Assurément l’évidence de l’acte, non seulement prime tout pour nous, mais constitue, comme nous l’avons dit, le point de départ nécessaire, la supra-rationalité la plus favorable à l’édification de toute construction humaine, même et surtout rationnelle. Mais si nous rejetons toute médiation entre l’acte et ses manifestations humaines, nous ne saurions écarter la réalité des résistances à cette activité. Ce n’est que dans certains domaines très étroits de la pensée que ces résistances sont assez nettement brisées pour conférer à la création issue de l’acte comme une forme d’éternité. Partout ailleurs, les résistances sont étroitement mêlées à toutes les manifestations d’activité. La médiation ne se manifeste pour nous que sous forme de résistance. Il y a assurément des résistances plus ou moins favorables au ressort de l’activité, comme certains climats ou certains pays se prêtent mieux au personnalisme social, mais ce ne sont jamais que des résistances. Entre les deux pôles de la tension, il n’y a ni identité, ni égalité, justement parce que l’un d’entre eux attache l’homme aux autres formes de la vie, tandis que le second affirme la transcendance de l’acte. Étant orientée vers l’acte, la tension humaine ne saurait donc considérer toute médiation que comme une résistance à son effort immédiat, ou, pour reprendre l’expression vigoureuse de Kierkegaard, comme « un attentat métaphysique contre l’éthique ».
Il faut, certes, que l’homme trouve des points d’appui et garde une participation avec ce qui n’est pas personnel. Mais cette nécessité ne reprend sa valeur que dans la tension active dirigée tout entière vers l’affirmation du personnalisme. Dans les divers ordres de l’activité humaine, l’acte instantané ne fera briller son éclair que bien rarement. Les conflits contre le temps, contre l’espace, contre la matière, qui reprennent ici en tant que résistance à l’effort une sorte de réalité indépendante, ne donnent que rarement l’occasion d’une victoire évidente ; mais dans tous les domaines de l’activité humaine la pensée dichotomique maintiendra cette volonté : libérer la personnalité, dégager l’instantanéité de l’acte.