Vues sur le national-socialisme (1er juin 1938)a
Les notes qui suivent sont extraites d’un « journal » tenu en 1935 et 1936 par l’auteur, alors chargé de cours dans une Université allemande de l’Ouest. On a choisi parmi ces observations celles qui paraissent garder leur signification et leur actualité après deux ans.
I. — À quoi pensent…
Les bourgeois. — J’arrivais de Paris persuadé que l’hitlérisme est un mouvement « de droite », une dernière tentative pour sauver le capitalisme et les privilèges bourgeois, comme disent les socialistes, ou encore : un rempart contre le bolchévisme, comme disent les réactionnaires.
Je vois beaucoup de bourgeois : professeurs, médecins, commerçants, industriels, avocats, employés, rentiers plus ou moins ruinés : il me faut bien reconnaître qu’ils sont tous contre le régime. C’est un bolchévisme déguisé, répètent-ils. Drôle de « rempart ». Ils se plaignent de ce que toutes les réformes soient en faveur des ouvriers et des paysans ; et que les impôts prennent les proportions d’une confiscation de capital ; et que la vie de famille soit détruite, l’autorité des parents sapée, la religion dénaturée, éliminée de l’éducation, persécutée par mille moyens sournois, méthodiquement.
Mais si je les interroge sur leurs projets de résistance, ils se dérobent. Je parviens à leur faire avouer que le bolchévisme brun est tout de même, à leurs yeux, moins affreux que le rouge. Il n’y a pas eu de massacres. Tout se passe d’une manière progressive et ordonnée : bientôt ils n’auront plus de fortune, mais ils conserveront pour la plupart leurs titres et leurs fonctions, sous des maîtres nouveaux. (Le gouverneur de la province est un ancien employé de postes, ventripotent et qu’on juge très vulgaire.)
Partout, la même crainte paralyse en germe tout essai de résister : si ce n’étaient pas les bruns qui avaient le pouvoir, ce seraient les rouges. Ils n’imaginent pas d’autre alternative. De fait, ces « possédants » n’ont jamais gouverné. Et ils n’ont jamais cru au régime de Weimar. Il n’y a sans doute pas, en Europe, de classe plus indifférente à la vie politique, plus passive vis-à-vis de l’État, plus lâche devant le fait accompli — et toujours accompli par d’autres, forcément — plus dénuée d’esprit civique, pour tout dire.
Par un curieux paradoxe, c’est le régime national-socialiste qui est en train de leur faire découvrir le fait social et les problèmes qu’il pose. D’une part, la force et la rapidité de l’ascension hitlérienne ont été l’expression directe d’une carence du sens civique, loi générale qui se vérifie dans tout pays totalitaire. D’autre part, le régime nouveau a pris à tâche d’éduquer tout ce monde : d’où le didactisme pesant des innombrables discours politiques et des leaders de la presse mise au pas.
Certes, les Allemands ont toujours eu le sens du groupe, et l’on est trop souvent tenté d’expliquer le national-socialisme par ce besoin de marcher ensemble, de chanter ensemble, de boire et de penser ensemble. En réalité, ce phénomène est aussi vieux que les Allemagnes ; il ne peut donc rien expliquer de ce qui s’y passe de tout nouveau. Un régime totalitaire n’exprime point tant l’âme collective d’un peuple que le besoin de porter remède à ses carences profondes, et de les compenser. Hitler est en train d’opérer un dressage du peuple allemand (comme Staline, un dressage du russe), dressage dont les buts n’ont rien de traditionnel, bien au contraire. Tous les efforts de la propagande pour restaurer je ne sais quel hypothétique et préhistorique germanisme sont destinés — plus ou moins consciemment — à masquer le caractère antiallemand des méthodes qu’on applique en fait. Méthodes prussiennes, disent les Allemands du Sud ; méthodes slaves, grognent les Prussiens. Méthodes jacobines, à mon sens1. Car ce qu’il s’agit d’inculquer à [p. 6] cette inerte bourgeoisie, ce n’est pas le sens du groupe qu’elle avait, mais le sens de l’État, qu’elle n’a pas. Le sens de l’unité allemande, de la prépondérance de l’intérêt allemand sur les intérêts de classe, et sur tout intérêt privé.
Voilà la grande révolution, dans un pays ou la vie intérieure d’une part, et la séparation des classes de l’autre, étaient les vrais fondements des mœurs.
Seulement, il y a cette différence profonde entre le jacobinisme et le national-socialisme : c’est que le premier parlait des droits du citoyen, tandis que le second ne parle que de ses devoirs.
Serais-je déjà contaminé par l’optimisme de commande en ce pays ? Je me dis parfois que si l’on parvient à éviter de nouveaux conflits armés, il se peut que l’hitlérisme apparaisse aux yeux des historiens futurs, comme une école civique élémentaire qui aura donné au peuple allemand ce qui lui manquait pour désirer la vraie démocratie. Et pour réaliser ses premières conditions, qui sont le sens vulgarisé de l’État et le sens du service social.
Staline proclame une religion du travail, et les Russes sont les plus paresseux des hommes ; Mussolini une religion de l’Empire, et c’est à peine si les Italiens avaient jamais été une nation ; Hitler une religion de l’État, et les Allemands l’apprennent péniblement, avec un pédantisme pathétique… N’allons pas faire, nous, une religion de la Liberté ! Ce serait le signe que nous en perdons le goût et l’usage naturel, spontané.
Un petit industriel. — Avant 1933, sa vie était impossible : grèves, menaces de mort de la part des extrémistes, discussions épuisantes avec le syndicat, trésorerie en délire. C’était la « liberté ». Maintenant, plus rien n’est libre, mais tout marche. Plus de discussions. Le « Führer d’entreprise » n’a pas le droit de renvoyer ses ouvriers, mais ceux-ci n’ont pas le droit de se mettre en grève. La paix sociale a été obtenue par la fixation des devoirs réciproques à un niveau de justice fort médiocre, mais stable. — En somme, vous êtes content ? Il sourit, hausse un peu les épaules, fait oui de la tête. Demain, il doit partir pour un Schulungslager (camp d’éducation sociale). Ça ne l’enchante pas.
Je le revois trois semaines plus tard.
— Ce camp ?
— Eh bien voilà : nous étions dans une grande maison, logeant deux par deux dans des chambres confortables. J’avais pour compagnon un ouvrier de mon usine. On apprend à se connaître en partageant la même chambre. Nous suivions des cours de politique et d’économie. Nous chantions ensemble. On nous interrogeait. La plupart des soirées libres, nous les passions en commun, à l’auberge du village…
Je le sens tout rajeuni : il est retourné à l’école ; et tout délivré : ces ouvriers sont au fond des braves types, on peut leur parler sans relever le menton…
Un « opposant ». — Je me promène avec un de mes étudiants. Il est déjà doktor phil., et il voudrait se perfectionner en français, en attendant une situation. Il craint d’ailleurs de n’en point trouver, n’étant pas du Parti. Il a fait beaucoup de psychanalyse : « Cela m’avait même complètement démoli, un temps. On ne peut plus croire à rien. » Maintenant il est disciple de Nicolaï Hartmann : la volonté, le réel, l’orgueil de l’homme… Le régime le dégoûte et le repousse. C’est la dictature des butors et des imbéciles. Je lui pose ma question habituelle : Que comptez-vous faire contre ces gens, contre cet état de choses ? — On ne peut rien faire. Et en tout cas, je suis déjà trop vieux. — Trop vieux, vous ? Quel âge avez-vous ? — 27 ans. Mais le Führer l’a bien dit, l’autre jour : les hommes qui avaient plus de vingt ans en 1933 ne comprendront jamais les temps nouveaux.
Il prépare pour le séminaire un travail sur Barrès : « la terre et les morts », c’est à peu près le Blut und Boden (sang et sol) des nazis. Comme il aime Barrès, cela le rassure. C’est une voie d’approche, un compromis avec le régime détesté.
(Note de 1938 : cet étudiant vient d’entrer dans le Parti.)
Parents et enfants. — Déjeuner chez un avocat. Madame se plaint : « Il n’y a plus de vie de famille possible, avec ce système. Tous les soirs, deux de mes enfants sur trois sont pris par le Parti. Ma fille aînée a 18 ans. Elle est Führerin d’un groupe de jeunes filles qu’elle doit commander deux fois par semaine : gymnastique et culture politique. De plus, elle a la charge de trouver des places pour ses subordonnées, de s’occuper des secours à donner aux plus pauvres, de les visiter quand elles sont malades (c’est un contrôle), et même, c’est arrivé une ou deux fois, de régler des questions très délicates, enfants naturels, etc., vous me comprenez. Vous imaginez qu’avec cela, nous ne la voyons plus guère. Et comment voulez-vous que les parents gardent leur autorité ? Le Parti passe avant tout. Si nous voulions empêcher notre fils, qui a 15 ans, de sortir un soir qu’il est un peu malade, par exemple, nous risquerions une mauvaise histoire avec les autorités du Parti. Nous ne sommes que des [p. 7] civils pour nos enfants. Eux, ils se sentent des militaires. »
Plainte vingt fois entendue. Les enfants sont ravis, naturellement. Ils se sentent libres. Car la liberté, pour un adolescent, c’est tout ce qui ne dépend pas de la famille, fut-ce la plus dure discipline, pourvu qu’elle soit extérieure au foyer.
Je ne dirai plus que le « fascisme » tue l’esprit d’initiative. C’est le contraire. Comparez la jeune Führerin à une jeune fille du même âge, chez nous ! Mais l’initiative qu’on exige, c’est celle qui sert l’État et qui est prévue par lui ; c’est celle que la tactique moderne exige du soldat dans le terrain. Contraindre, ce serait peu. Mais s’emparer de la liberté même des jeunes, voilà le totalitarisme.
Un communiste. — Dans sa petite cuisine, où nous sommes attablés, depuis deux heures il me raconte ses bagarres avec les nazis, avant 1933, quand il était en feldgrau (l’uniforme des communistes) et les autres en brun. C’est un dur. Chômeur depuis sept ans. Ancien chef d’une Kameradschaft (compagnie de miliciens rouges). Irréductible, il me l’affirme solennellement. Mais lui aussi se sent trop vieux pour continuer la lutte, il a 50 ans. Se bagarrer encore ? Ils ne sont pas comme ça, les ouvriers allemands. « Vous autres Français, me dit-il, vous ne rêvez que révolutions et émeutes. Vous ne savez pas ce que c’est. Nous en avons eu assez chez nous. Maintenant nous voulons du travail et notre tasse de café au lait le matin. Qu’on nous donne ça, Hitler ou un autre, ça suffira. La politique n’intéresse pas les ouvriers quand ils ont de quoi manger et travailler. Hitler ? Il n’a qu’à appliquer son programme, maintenant qu’il a gagné. C’était presque le même programme que le nôtre ! Mais il a été plus malin, il a rassuré les bourgeois en n’attaquant pas tout de suite la religion… » Tout d’un coup il se lève de son tabouret et avec un grand geste, le doigt pointé en l’air : « Je vais vous dire une chose : si tous l’abandonnent, tous ces gros cochons qui sont autour de lui (et il nomme les principaux chefs du régime) eh bien moi ! (il se frappe la poitrine) moi je me ferai tuer pour lui ! » Et il répète : « Lui au moins, c’est un homme sincère, et c’est le seul… »
II. — Le fait central
J’en étais là de mes étonnements. Je collectionnais des observations de détail et des interprétations théoriques, vraies et vraisemblables une à une, mais dont l’ensemble me laissait une impression assez confuse. Capitalisme et socialisme, bellicisme et passivité, esprit spartiate et goût du confort, jeunesse cynique et vieux bateaux réactionnaires, bourgeois inquiets, opposants complices. Et seuls mes amis juifs me donnaient du régime une interprétation étonnamment conforme aux préjugés français-moyen, comme s’ils ne sentaient rien de ce qui se vivait autour d’eux, comme s’ils ne sentaient pas ce je ne sais quoi dans l’atmosphère qui faisait que toutes les descriptions « objectives » de nos journalistes paraissaient, lues d’ici, décrire un monde factice, où nul Allemand ne pouvait reconnaître ni ses souffrances secrètes ni son espoir. « Il doit y avoir une clé », écrivais-je à ce moment.
C’est alors que se produisit le coup d’audace du 7 mars, l’occupation de la Rhénanie par la Reichswehr. Deux jours plus tard, des affiches rouges annonçaient pour le surlendemain : « Le Führer parle ! » On plantait des mâts sur les places. On installait des haut-parleurs tous les cent mètres le long des avenues. Et le tambour se mit à battre — deux coups lents, trois coups rapprochés — on l’entendait encore au milieu de la nuit.
Je reprends mes notes du 11 mars 1936.
Une cérémonie sacrée. — Trois heures de l’après-midi, dans un café près de l’Opéra. Je dis à mon compagnon, le dramaturge allemand L. :
— Vous y croyez, vous, à l’âme collective ? Est-ce que ce n’est pas une formule grandiloquente pour désigner l’absence d’âme personnelle chez les individus charriés par les mouvements mécaniques d’une foule ?
L. hoche la tête :
— Allez écouter le Führer, nous en reparlerons demain. Seulement allez-y tout de suite, car les portes s’ouvrent à 5 heures.
— Mais il n’est annoncé que pour 9 heures.
— Venez voir !
Du seuil du café, l’on aperçoit toute la place de l’Opéra. Des milliers de SA et de SS y sont déjà rangés, immobiles. Le Führer viendra au balcon à 11 heures. D’ici là, ces hommes ne bougeront pas.
Je me perds dans des labyrinthes de barrages jusqu’aux abords de la Festhalle — tout un peuple campe alentour, depuis le matin — et je ne puis franchir les portes qu’à 5 heures 10. Comment fait-on pour occuper en dix minutes 30 000 places assises ? Je me glisse dans des rangs compacts derrière les bancs. Je verrai très bien la [p. 8] tribune, qui se dresse au centre de l’ovale, comme une tour carrée, tendue de rouge et violemment éclairée par des projecteurs convergents. Des masses brunes s’étagent jusqu’à la troisième galerie, les visages indistincts. Immense roulement de tambour, rarement interrompu par une fanfare. On attend, on se serre de plus en plus. Des formations du front de travail viennent occuper les couloirs, la pelle sur l’épaule. Les affiches annonçaient un appel général du Parti, dans les 45 salles de la ville, pour la même heure. Avec tout ce que les trains spéciaux ont déversé depuis la veille dans cette cité de 700 000 habitants, et les autocars, et l’afflux des campagnards venus à pied, il y aura un million d’auditeurs immédiats.
Quelques femmes s’évanouissent, on les emporte, et cela fait un peu de place pour respirer. Sept heures. Personne ne s’impatiente, ni ne parle. Huit heures. Les dignitaires du Reich apparaissent, annoncés par les clameurs de l’extérieur. Goering, Blomberg, des généraux, salués par des heil joyeux. Le gouverneur de la province nasille des lieux communs, mal écouté. Je suis debout, malaxé et soutenu par la foule, depuis bientôt quatre fois soixante minutes. Est-ce que cela vaut la peine ?
Mais voici une rumeur de marée, des trompettes au-dehors. Toutes les lumières s’éteignent dans la salle, tandis que des flèches lumineuses s’allument sur la voûte, pointant vers une porte à la hauteur des premières galeries. Un coup de projecteur fait apparaître sur le seuil un petit homme en brun, tête nue, au sourire extatique. Quarante mille hommes, quarante mille bras se sont levés d’un coup. L’homme avance très lentement, saluant d’un geste lent, épiscopal, sous un tonnerre assourdissant de heil rythmés. (Je n’entends bientôt plus que les cris rauques de mes voisins.) Pas à pas il s’avance, il accueille l’hommage, le long de la passerelle qui mène à la tribune. Pendant six minutes, c’est très long. Personne ne peut remarquer que j’ai les mains dans mes poches : ils sont dressés, immobiles et hurlant en mesure, les yeux fixés sur ce point lumineux, sur ce visage au sourire extasié, et des larmes coulent sur les faces, dans l’ombre.
Et soudain tout s’apaise. Il a étendu le bras énergiquement — les yeux au ciel — et le Horst Wessel Lied monte sourdement du parterre. « Les camarades que le Front rouge et la Réaction tuèrent — marchent en esprit dans nos rangs. »
J’ai compris.
Cela ne peut se comprendre que par une sorte particulière de frisson et de battement de cœur — cependant que l’esprit demeure lucide. Ce que j’éprouve maintenant, c’est cela qu’on doit appeler l’horreur sacrée.
Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, la grande cérémonie sacrale d’une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance même physique, que tous ces corps horriblement tendus.
Je suis seul et ils sont tous ensemble.
III. — Une religion nouvelle
Si l’on n’a pas senti cela, on ne comprendra jamais la raison simple des triomphes totalitaires.
Évidemment, il sera toujours possible d’invoquer les lois économiques, les forces relatives des partis et des classes avant 1933, les circonstances politiques de l’Europe, le traité de Versailles, la décomposition des gauches, le double jeu du grand capital soutenant Hitler contre les marxistes et papen contre Hitler : tout cela est bel et bon, et fournit de la copie aux marxistes et aux libéraux. À les lire, on conçoit très bien comment la mécanique a joué en fait, et que c’était fatal, et que c’est très dangereux. Reste à savoir pourquoi cela s’est réalisé. Car on ne nous parle jamais que du comment. Et les « explications » qu’on nous fournit se réduisent en définitive à une reconstruction plus ou moins cohérente des phénomènes apparents, c’est-à-dire à une description. Et dès lors qu’il s’agit de phénomènes aussi complexes, on n’a pas de mal à faire « coller » cette description avec telle doctrine qu’on voudra : il suffit de choisir ses exemples. Mais ce qu’on laisse toujours échapper, c’est le principe d’actualisation des phénomènes, ou si j’ose dire : c’est la grâce efficace. Les choses ont tourné de telle sorte ; et l’on explique au nom d’une doctrine convenablement réadaptée, qu’elles ne pouvaient tourner que de cette sorte. Voilà pourquoi votre fille est muette. Les mêmes théoriciens, en 1932, vous démontraient, le Capital en main, que la situation allemande conduisait droit au communisme. Ce qui m’effraye, c’est leur souplesse dans l’erreur. Il a fallu si peu changer pour « expliquer » à l’aide des mêmes schémas que le contraire se soit produit en fait… Dernière défense du capital, récitent sans se lasser les marxistes. Hystérie collective, disent les rationalistes. Tyrannie, disent les démocrates. Autant de mots vides ou de mensonges pour les fidèles du culte allemand. Il ne s’agit ici que de religion.
Ce n’est pas pour défendre le capitalisme que les mineurs de la Sarre ont voté leur rattachement [p. 9] au IIIe Reich. Ce n’est pas en parlant d’hystérie qu’on peut comprendre le phénomène fondamental de la reconstruction d’une communauté autour d’un sentiment « sacré ». Et ce n’est pas la soif d’une tyrannie, au sens politique et légal, qui a jeté l’Autriche dans les bras du Führer. Mais c’est l’attraction passionnée qu’exerce une religion naissante, si basse qu’elle soit, sur les masses décomposées par des siècles d’individualisme.
Dans une société où tous les liens originels sont dissous ; où les religions n’apparaissent plus au peuple et aux élites que sous l’aspect de survivances sociales ; où les classes nées du développement économique rassemblent abstraitement des masses inorganiques, dont les individus n’ont en commun que l’argent ou le défaut d’argent ; où les partis se multiplient et s’entredéchirent au hasard d’un jeu politique de surface ; où les élites parlent un langage que les masses sont en mesure d’entendre, mais non pas de comprendre ; où l’État devient le seul représentant du bien commun, mais ne se manifeste plus que par les feuilles d’impôt, l’armée et la police ; où tout principe d’union sociale et spirituelle, toute commune mesure a disparu, — il est fatal que se répande dans les masses et que s’installe au cœur de chaque individu une angoisse, — d’où naît un appel.
C’est à ce formidable appel des peuples vers un principe d’union, donc vers une religion, que les dictateurs ont su répondre. Tout le reste est littérature, bavardage de théoriciens, ou ce qui est pire, de « réalistes ».
L’auteur de cet article a reçu récemment d’Allemagne (janvier 1938) une lettre qui résume tout ceci. Elle est d’un jeune national-socialiste qui, ayant lu par hasard un de ses livres, entreprend de réfuter les critiques qui s’y trouvent formulées à l’endroit du régime hitlérien. Il explique tout d’abord que ce régime est né de la pauvreté et du malheur de son pays, — ce qui est très juste. Et il ajoute :
Mais la pauvreté et le malheur ne peuvent expliquer que des phénomènes extérieurs. La raison profonde d’un mouvement comme le nôtre est irrationnelle. Nous voulions croire à quelque chose, nous voulions vivre pour quelque chose. Nous avons été reconnaissants à celui qui nous apportait cette possibilité de croire. Le christianisme, probablement par la faute de ses ministres, ne satisfaisait plus depuis bien longtemps au besoin de croire de la majorité du peuple. Nous voulons croire à la mission du peuple allemand. Nous voulons croire à l’immortalité du peuple (un arbre dont nous ne sommes que les feuilles qui tombent à chaque génération) et peut-être réussirons-nous à y croire.
Ruine des croyances communes, carence du christianisme, appel irrationnel à de nouvelles raisons de vivre, volonté angoissée de croire à la première qui se présente — fût-elle aussi invraisemblable que « l’immortalité » d’un peuple — on ne peut pas exprimer d’une manière plus précise et ramassée la nature proprement religieuse du phénomène totalitaire allemand. (Et cela vaut, avec des nuances, pour l’Italie et la Russie.)
Mesurons maintenant la naïveté des libéraux qui tiennent fréquemment ce propos : « Tout n’est pas mal de ce qui se fait là-bas. Il y a bien des choses à y prendre. » Certes, Hitler a rétabli l’ordre dans la rue. Il fait régner la paix sociale. Il y avait six millions de chômeurs en 1933, tandis qu’on manque de main-d’œuvre en 1938. La dignité de la nation est rétablie. L’autorité est restaurée. « Et nous voici sauvés du communisme. » C’est ainsi que beaucoup de braves gens croient trouver un terrain d’entente avec les dictatures qu’ils condamnent en principe. C’est ainsi qu’ils apportent leur petite contribution, toute bénévole, à l’effort de la propagande totalitaire dans nos pays. Ils le font sans malice, et au nom du bon sens. Ils me rappellent cette bonne vieille femme qui apportait pieusement son petit fagot au bûcher du supplice de Jean Huss : ce que voyant, le martyr prononça : O sancta simplicitas !
Oui, réellement, il faut une sainte simplicité pour croire encore qu’on puisse détacher telle ou telle mesure prise par le régime pour l’admirer isolément, ou pour essayer de l’imiter. C’est une belle ironie sur le libéralisme impénitent que cette manière libérale de « rendre justice » au totalitarisme. Comme si le mot totalitaire ne signifiait pas, justement, que tout se tient dans ce régime, et que rien ne peut en être détaché sous peine de perdre toute espèce de sens ! Croit-on que l’ordre social qu’on admire en Allemagne puisse être obtenu à bas prix, par des méthodes plus ou moins « habiles », ou « rationnelles » ou « politiques » ? Ne voit-on pas que cet ordre est simplement la suppression brutale et militaire de toute expression libre des antagonismes qui chez nous sont encore la réalité même du social ? Que la paix est obtenue par l’écrasement des faibles ? Que l’unanimité des ouvriers résulte de la mise au pas des syndicats ? Que tout cela n’est devenu possible que par le fait d’une complicité quasi universelle et inconsciente, fût-ce de la part des opposants ? Que cette complicité elle-même procède d’une angoisse religieuse plus puissante que toutes les « raisons », que tous les « intérêts » du monde ? Et qu’enfin ce qui importe au dictateur, ce n’est pas telle mesure en soi, mais au [p. 10] contraire le sens qu’elle prend par rapport au mouvement total, à la religion de la nation, et au contenu de cette religion, la volonté collective de puissance ?
Devant cette volonté religieuse, toutes les résistances ont cédé. L’internationale ouvrière s’est effondrée sans faire usage de ses armes. Le capital est en bonne voie d’étatisation sans douleur. Idéalisme et réalisme ont fait faillite. Le seul adversaire du régime demeure, en fait, l’Église confessionnelle ; c’est-à-dire qu’à la religion de la nation et de la Race ne s’oppose plus que la foi proprement dite : contre-épreuve du diagnostic que l’on vient d’esquisser.
IV. — Perspectives
À Berlin, les milieux qui se disent bien informés prophétisent la chute du régime pour le mois suivant, — depuis cinq ans. Or, chaque mois apporte, régulièrement, une extension précise des pouvoirs du Führer, une consolidation de son prestige. On ne voit aucune raison pour qu’Hitler tombe. Mais on ne voit pas beaucoup de raisons de douter que son régime ne conduise à la guerre.
Non pas que les chefs et les troupes veuillent la guerre ! Les hommes ne sont pas si méchants, ni même si bêtes. Mais ce qu’il faut voir, c’est que la volonté des hommes n’a jamais pesé si peu que dans les régimes totalitaires. Ce n’est pas le chef qui commande, et ce ne sont pas les désirs conscients et avoués qui sont puissants. Ce qui est puissant, ce qui commande tout, c’est le mécanisme de la dictature totalitaire, c’est la structure du régime.
Or, la structure de l’État totalitaire — quelle que soit sa doctrine — c’est l’état de guerre. Tout ce que l’on fait là-bas se fait au nom de l’union sacrée, morale de guerre ; et toutes les mesures d’oppression sont « joyeusement acceptées » pour peu que l’union sacrée les légitime. Ils ont des canons, mais pas de beurre, dit-on en France d’un air malin. On oublie que le mot est de Goering lui-même. « Du beurre ou des canons », c’est un slogan de la propagande nazie, et qui déchaîne régulièrement l’enthousiasme des foules allemandes — pour les canons. Ces foules peuvent très bien être composées de pacifistes. Cela n’a aucune importance. Car ce qui compte, c’est la Nation, et non pas les individus. Or la Nation, pratiquement c’est l’État. Et cet État est né de la guerre ; il y prépare du simple fait que ses conditions d’existence sont celles d’une mobilisation ; il compte à chaque instant avec l’éventualité d’une guerre, et il y puise sa force de cohésion. Quelle que soit donc la volonté consciente et avouée du Führer et du peuple, il n’y a pas de raison de penser que l’aventure puisse bien finir.
Tout se ramène donc, pour nous, à un problème de force. Mais non pas de forces pour « gagner » la guerre : car toute guerre engagée avec les États totalitaires est une guerre perdue, quelle que soit son issue, pour les nations démocratiques. D’une guerre totale, telle que nous imposerait l’Allemagne, ne peut sortir qu’un État totalitaire. Il s’agit donc d’empêcher cette guerre, de se montrer assez forts pour l’empêcher, et de condamner ainsi le régime adverse à une autodestruction de ses énergies belliqueuses.
Or, se montrer fort, ce n’est pas s’armer jusqu’aux dents. Réagir au péril totalitaire par des plans de « réarmement », c’est introduire chez nous le Cheval de Troie. Car pour s’armer autant que l’adversaire, il faudrait imposer au pays une discipline équivalente à celle qui régit les Allemands. À supposer que l’on y réussisse, on se trouverait encore en arrière : de deux grands pays également surarmés, c’est celui qui dispose de la plus forte mystique qui doit fatalement triompher. Et en s’armant autant que l’État totalitaire, l’État démocratique perdrait ses meilleures forces morales ; sa « mystique » de la liberté.
Il n’y a de solution pratique que dans un vaste effort moral des grandes et des petites démocraties pour résoudre à leur manière propre le problème religieux (plus que social) qu’ont résolu, vaille que vaille, les dictateurs.
Refaire une commune mesure vivante. Restaurer le sens civique décadent. Retrouver une foi qui ne soit pas cette volonté anxieuse de croire à la Nation…
Le seul problème pratique, sérieux, urgent et réellement fondamental, c’est celui que nous pose l’angoisse des individus isolés, et l’appel religieux qui naît de cette angoisse — même s’il est encore inconscient.
Toute la question est de savoir si nous saurons mettre à profit pour le résoudre le délai que nous accordent encore une situation matérielle supportable, et quelques restes de traditions civiques.