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Première partie
N’habitez pas les villes !

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Début de novembre 1933

Je commencerai par l’inventaire de mon domaine.

Je ne suis pas propriétaire, c’est entendu. Je ne possède légalement que des valises, de quoi me vêtir, et quelques livres. Mais aussi, je ne puis vivre nulle part sans me créer des possessions, appelant ainsi toute chose que je sais mettre en œuvre à ma façon, et peu capable de comprendre que l’on veuille « avoir » autrement. Posséder, ce n’est pas avoir. Ce n’est pas même avoir l’usage éventuel de quelque chose. Mais c’est user en fait de cette chose-là. C’est donc un acte, et pas du tout un droit. Et ce n’est pas une sécurité, ni rien qui dure au-delà du temps qu’on en jouit. Cette maisonnette, ce jardin et cette île, seront miens selon la puissance avec laquelle j’en saurai faire usage, pour une fin qui leur est étrangère, et qui me commandera de les quitter le jour qu’ils y mettront obstacle.

(Pour les bourgeois, l’idée de propriété est liée à l’idée d’héritage. Par quelle folie pensent-ils pouvoir « hériter » des biens de leurs pères ? Il faut tout ignorer de la vraie possession ! Une [p. 14] chose n’est mienne que pour un temps, et si je change, elle me devient impropre. Je n’hérite pas même de moi ! Ou alors, l’héritage est cela dont on ne peut pas se délivrer à temps, et devrait être défini franchement comme ce qui est incommode ou impropre, et dont il faut tâcher de se délivrer coûte que coûte.)

Mon domaine, c’est ce que j’ai sous la main.

Voici d’abord la table que je me suis fabriquée : j’ai trouvé dans le chai deux tréteaux et deux planches bien rabotées ; j’ai dressé cela devant la fenêtre ouverte sur les verdures encore vivaces du jardin. Quand je lève le nez, je vois la cour de terre battue à l’ombre de ses deux tilleuls, la margelle du puits à gauche, où repose une vieille chatte, le chai à droite. Au-delà de la cour, les planches incultes du potager, de chaque côté d’une allée bordée de rosiers. L’allée aboutit à une porte de bois à deux battants, à demi cachée par des lauriers épais. De hauts murs blancs enclosent de tous côtés ce jardin de curé qui a juste la largeur de la maison. On ne voit rien que le ciel au-delà, un ciel lavé, tissé d’oiseaux, et parfois traversé par un nuage rapide.

En me retournant à droite, je vois par une autre fenêtre un coin de lande, et des petites dunes broussailleuses qui ferment l’horizon bas. Peu de terre et beaucoup de ciel, et partout cette humide lumière blanche qui met des ombres si légères, vertes et bleues, sur les murailles rosées.

La maison compte deux chambres au rez-de-chaussée, séparées de la cuisine par un couloir dallé. À l’étage, où l’on parvient par un petit [p. 15] escalier qui prend au fond de la cuisine, deux autres chambres assez vastes et presque vides, auxquelles le toit sert de plafond. Très peu de meubles, comme j’aime. Des murs blanchis ou teintés de bleu clair, des planchers rudes. Décor candide et gai, oui vraiment plus gai qu’ascétique. Dans le chai, à la porte un peu trop basse, règne une pénétrante odeur de laurier. On distingue dans l’ombre des amas de branchages, des outils et des treilles pour la pêche aux crevettes. Je me suis procuré un petit tonneau de vin blanc de l’île. C’est un clairet assez acide, qui laisse peut-être un léger goût iodé, au moins l’on est tenté de l’imaginer : la vigne croît ici au ras d’un sol sablonneux que l’on fume avec du varech.

De l’île, du village, de la mer, je ne veux rien dire encore : je laisse tout cela se mêler à ma vie, dans l’heureux étourdissement de la lumière maritime. Pour mes pensées, je les occupe en attendant à de petits exercices formels, sans nul rapport avec ce beau vertige de liberté. Depuis six jours que nous sommes arrivés, je n’ai lu que les Règles de Descartes, comme on ferait un mot croisé, pour tuer le temps avant un rendez-vous.

10 novembre 1933

Ce journal n’aura rien d’intime. J’ai à gagner ma vie, non pas à la regarder. Toutefois, noter les faits précis qui me paraîtront frappants ici ou là, c’est une sorte de contrôle amusant et utile — pour plus tard — et c’est une bonne [p. 16] discipline de l’esprit que la description objective. Me voici engagé dans une expérience forcée de vie pauvre, libre et solitaire — trois grands mots ! et pourtant c’est bien cela — tout au bout d’un pays dénué de ressources, pratiquement analogue, j’imagine, à un poste colonial aux limites du désert. Curiosité, comme au début d’un film. La situation est d’ailleurs excellente pour l’instant. Il nous reste encore de quoi vivre pendant six semaines environ, si du moins nos calculs sont justes : 900 francs, un bon toit, et le temps de voir venir.

Ceci posé, il s’agit de vérifier et de noter ici au jour le jour :

1 — (problème matériel) — si l’on peut vivre loin des villes sans emploi ni gain assuré, et se procurer tout de même le strict nécessaire par des articles, traductions, etc. (qu’il me reste d’ailleurs à trouver) — et combien coûte ce strict nécessaire ;

2 — (problème psychologique) — si ce régime est favorable ou non à la maturation d’une œuvre ; — s’il est moins démoralisant que le régime parisien ; — s’il endort ou s’il excite l’esprit ; — enfin s’il rend neurasthénique, ou furieux, ou content, etc. ;

3 — (problème social) — si les contacts inévitables et quotidiens entre un « intellectuel » de ma sorte et les habitants du pays, se révèlent bons, mauvais, ou simplement indifférents (je veux dire féconds, irritants, ou stériles) pour mes voisins aussi bien que pour moi.

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Du 10 au 17 novembre 1933

Pour parer au plus pressé, écrit et envoyé six articles à des revues, hebdomadaires et journaux. Grande facilité de travail dans ce silence à peu près absolu.

Mais aussi j’ai l’impression nette d’utiliser la fin de l’élan intellectuel qui me soutenait à Paris. Ces deux derniers jours déjà, j’arrivais mal à prendre au sérieux l’actualité de ce que j’écrivais. Il faut avouer qu’il s’agissait, dans ces articles, de ce que les gens croient être actuel, ou sont censés croire actuel, dans la littérature ou les idées. C’est cela qui paye, et qui m’ennuie. J’ai gardé pour la fin — ce sera demain — la rédaction de deux articles destinés à des revues de jeunes (non payantes bien entendu), et que je vais sans doute écrire d’un trait, parce que j’y parlerai de notre affaire, avec nos mots, dans notre liberté.

Après quoi, je pourrai travailler.

Aujourd’hui c’est le jour du repos. J’ai trouvé au fond d’une armoire, derrière une pile d’assiettes, deux volumes sur l’histoire de l’île, ses coutumes et son dialecte. L’un est l’œuvre d’un archiviste du continent. Il affecte une douce ironie sorbonnarde pour les petits événements qui se déroulèrent dans ce coin de pays, et surtout pour les légendes locales, qui ont fortement exagéré et embelli tout cela… La science réclame de petits faits vrais. Elle tend aussi, il faut l’avouer, à ne tenir pour vrai que ce qui est petit. Laissons [p. 18] donc de côté ce petit travail qui a dû valoir les palmes à son auteur. Le second bouquin, c’est l’œuvre d’un vieux médecin tout plein de verve et de gaillarde érudition, comme il s’en trouve un peu partout pour sauver « l’esprit » d’un pays. J’ai passé tout l’après-midi dessus. Cela commence par une chronique historique, dont l’essentiel est naturellement l’énumération des débarquements qui ont honoré l’île, des premières galères romaines jusqu’au bateau à vapeur de Sadi Carnot — monument au point où il toucha terre en 1892 —, en passant par les drakkars norvégiens, les flottes anglaises des guerres de religion et les expéditions de saumoniers. Une période héroïque sous Richelieu. Depuis lors, semble-t-il, les villages se dépeuplent, les traditions se perdent et les champs tombent en friche. La Révolution seule a ranimé l’ardeur des habitants, pour la plupart jacobins. Plusieurs des discours de leurs chefs ont été consignés par miracle : ils ne le cèdent en rien, pour l’ampleur de leurs vues sur le monde, à l’éloquence des conventionnels… On trouve encore dans ce livre des anecdotes paysannes assez libres, rédigées dans un patois un peu trop exemplaire. D’intéressantes précisions budgétaires sur les institutions de bienfaisance fondées par le docteur lui-même, ou tout au moins à son instigation. Enfin, et cela nous sera des plus utiles, une minutieuse description de la faune et de la flore de l’île, du régime des marées, des courants et des vents. Merveilleux livre en vérité !

Et la merveilleuse bibliothèque que celle qui [p. 19] rassemblerait tous les ouvrages analogues que, dans chaque sous-préfecture, un vieux docteur au fichu caractère a composés de sa longue expérience, de ses rancunes, de son amour caché, et de sa science hétéroclite de praticien et de collectionneur. L’esprit fort et l’esprit de clocher se font une guerre acharnée dans ces pages, et ils l’emportent tour à tour, jusqu’à la synthèse finale d’une envolée tout à la fois patriotique, républicaine, et tolérante. La droite, la gauche, et une certaine espèce d’intelligence, ou d’ironie…

Pour de tels hommes, certes il n’y a pas deux France ! Ou plutôt elles se mêlent dans un combat indivisible et nécessaire au cœur de chacun d’eux. Voilà l’espèce d’hommes français que je voudrais croire la plus authentique, et la plus digne d’incarner le concept de Français moyen. « Français-moyen » aux yeux des journalistes, c’est un petit-bourgeois terne et plat que j’appelle un Français aplati, un parfait lecteur de journaux, un minimum de Français, et non pas du tout une moyenne. Que ne réserve-t-on l’expression pour les hommes qui résument en eux les tendances contradictoires dont le concours fait l’esprit national ? C’est qu’on préfère sans doute appeler moyen ce qui est très bas — pour se sentir un peu au-dessus…

19 novembre 1933

Premiers contacts avec les gens. — Le village se termine au bout de notre jardin. Passé la porte, on enfile une petite rue toute blanche qui [p. 20] contourne la panse de l’église, et aboutit à la place principale.

Au milieu de cette place, qui est un vaste rectangle de terre jaune, les habitants plantèrent à la Révolution un arbre de la Liberté. Cet orme est devenu gigantesque, majestueux, exemplaire dans sa symétrie architecturale. Il domine toutes les maisons et le clocher. Il est seul au-dessus du pays. Je voudrais le dessiner dans le style romantique, avec tous ses détails et toute son opulence, frisé comme une perruque du grand siècle. De trois côtés de la place généralement vide, les maisons s’alignent en ordre modeste, peintes en tons clairs et simples, blanc, jaune ou vert. La couleur des volets s’harmonise avec chaque façade d’une manière subtile et précise qui en dit long sur l’âme de ce peuple discret. C’est l’impression que je veux retenir pour le moment des gens d’ici. Elle corrige la mauvaise humeur que m’a donnée notre épicière.

Car il faut bien, hélas, commencer par l’épicière, quand on aborde le village où l’on va vivre. Celle-ci est énorme et goutteuse. Elle a des douleurs dans les jambes, et m’en parle d’abord, pour me mettre en confiance. Je sens bien qu’elle veut me faire causer avant de fixer le prix du chou-fleur, des enveloppes jaunes, du peloton de ficelle et du kilo de riz.

Mes vêtements, citadins mais râpés, ne la renseignent pas clairement. Et que penser d’un « Parisien » qui manifeste l’intention de rester ici tout l’hiver ? C’est plutôt en été qu’on vient chez nous, me fait-elle prudemment observer.

[p. 21] — Je le sais bien, Madame Aujard, mais je ne viens pas pour mes vacances ! J’ai du travail chez moi, des tas de choses à écrire…

Elle n’ose pas m’en demander davantage. Et moi, je recule devant l’entreprise de lui expliquer la nature de mon travail. « Écrire », qu’est-ce que cela signifie ? Écrire pour les journaux, sans doute, mais il n’y en a pas tant à raconter sur ce pays… Je l’ai laissée en plein mystère. Elle a dû en parler longuement avec les clients qui attendaient en silence, le nez sur leurs sabots, que je sois sorti.

La mère Aujard n’a pas toujours ce qu’on voudrait. En hiver elle fait peu de réserves de produits alimentaires, les habitants n’achetant guère autre chose que de la mercerie, des lainages et des épices. Alors il faut aller de l’autre côté de la place, chez Mélie. Ce n’est pas simple d’éviter d’être vu par l’une, entrant chez l’autre. Mais c’est prudent, on me l’a dit. Car elles ne baisseront pas leurs prix pour garder un client, elles les augmenteront bien plutôt pour le punir d’avoir été en face. Sans compter qu’on n’aime pas être accueilli par la réprobation sournoise d’une épicière.

Ennui de traverser le village, quand on se sent observé derrière les fenêtres. Ô liberté des villes ! Mais ne point oublier qu’à Paris, c’est chez soi, dans les petits deux-pièces, que l’on souffre de l’inquisition des voisins. Ici c’est dans la rue seulement, et c’est en somme moins énervant, en tous cas plus normal.

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20 novembre 1933

C’est chez le voisin de la mère Aujard dite Ugénie que j’ai acheté mon tonneau de vin. Ce voisin s’appelle Renaud, comme la majorité des habitants, Renaud-Mellouin. Il loge au fond d’une de ces courettes charmantes qui sont la secrète beauté des habitations de l’île : toutes claires et propres, tapissées de glycines et de roses trémières, et parfois recouvertes de treilles à l’italienne. Comme on voudrait y vivre ! y passer des soirées attablé devant un verre de petit vin, à regarder le carré de ciel pâlir et les murs qui deviennent roses.

21 novembre 1933

Le bureau de poste. — Trois mètres sur trois, et une grille épaisse au milieu. Derrière la grille, le long visage de Pédenaud. J’ai l’impression que je lui gâte la vie. Trois fois la semaine au moins, il me voit venir avec une grande enveloppe contenant un manuscrit. Est-ce une lettre ? — Non. — Est-ce un imprimé ? — Non. C’est tapé à la machine. — Est-ce qu’il n’y a rien d’écrit à la main ? — Si, il y a des corrections écrites à la main.

Pédenaud relit pour la énième fois son tarif, fait son calcul sur un bout de papier, et conclut que j’ai à payer 72 francs, pour un envoi, ce jour-là, d’une centaine de feuillets. Il en paraît lui-même [p. 23] consterné. J’affirme avec vivacité que ça ne peut pas aller. Il faut tout recommencer. Finalement l’on décide d’envoyer le manuscrit comme échantillon sans valeur. Port : quatre francs soixante-quinze.

Dans l’après-midi, tandis que j’écris à ma table, j’entends grincer la porte du jardin. C’est la femme de Pédenaud qui brandit un papier. J’accours : elle me tend une formule de télégramme, mais ce n’est pas un télégramme, c’est une notification officielle d’avoir à verser sans délai la somme de 67 fr. 25 restant due sur l’envoi de ce matin. En effet, Pédenaud qui a voulu en avoir le cœur net, a pris des instructions par téléphone au chef-lieu. Son supérieur lui a confirmé qu’un manuscrit s’affranchit comme une lettre. Il faut donc que je m’exécute, sinon c’est lui qui sera forcé « d’y aller de sa poche ». Me voilà courant à l’autobus pour arrêter le courrier. L’autobus vient de partir. Il faut téléphoner au chef-lieu, faire rouvrir au passage le sac postal, discuter passionnément, trouver une formule d’apaisement qui ménage toutes les susceptibilités, et finalement ne rien payer de plus. Je note ceci parce que c’est un petit signe assez typique du malentendu qui apparaît entre les gens d’ici et moi dès qu’il s’agit de mon travail et de ses conditions pratiques. Petits ennuis sans gravité, bien sûr. Mais quel drame dans la vie d’un buraliste de recette auxiliaire ! Depuis lors, il rougit et transpire rien qu’à me voir entrer.

Je cause un peu, pour me faire pardonner. Pédenaud est mutilé de guerre. Il boite. On lui a [p. 24] donné cette recette auxiliaire à titre de dédommagement. Salaire : 280 francs par mois « en comptant tout ». Sa femme fait des lessives. En été ils pêchent des palourdes et les vendent aux baigneurs. Bien entendu, je n’arrive pas à savoir combien ce petit commerce lui rapporte, « ça dépend des années ».

Pédenaud me considère comme riche (sinon dépenserais-je tant à son guichet ?) mais s’il savait que j’ai dépensé près de 600 francs depuis trois semaines, il estimerait que j’exagère, même pour un riche. Je me sens rejeté dans la catégorie bourgeoise. Ma bonne conscience de pauvre n’aura pas duré bien longtemps.

26 novembre 1933

Aucune réponse de Paris à mes envois. Si mes articles ne paraissent qu’en décembre, je serai payé au plus tôt en janvier. Et il me reste juste assez pour deux semaines, si toutefois je restreins mes dépenses de tabac. Difficulté de travailler sans fumer. Le meilleur moyen, c’est d’aller réfléchir le long des plages.

— Quand nous sortons de notre enclos, nous avons trois promenades au choix : elles conduisent toutes les trois, en dix minutes, à une plage. Notre village est en effet situé sur une pointe avancée de l’île, et la quatrième direction possible est celle des marais, à peu près impraticable en cette saison. Nous suivons des sentiers bordés de tamaris jusqu’aux dunes. Elles ne sont pas bien [p. 25] hautes, ces dunes, dix mètres au plus, mais c’est assez pour embrasser du regard une bonne partie de l’île, notre village, les marais et deux ou trois clochers lointains, noirs et blancs. La lumière n’a plus cette intensité blanche et bleue qui nous avait comme étourdis à l’arrivée. Des faisceaux de rayons divisés par les nuages lourds et rapides rasent les terres brunies, font luire là-bas une dernière prairie verte, étinceler un tas de sel, puis se perdent parmi les vapeurs des marais. Le ciel change avec une incroyable rapidité, il arrive qu’il se couvre et se nettoie tout entier dans l’espace d’une demi-heure. Les côtes, elles aussi, se transforment. Une nuit de vent bouleverse leur dessin et leurs couleurs, apporte un banc de varech pourpré ou dénude des roches noires, la veille encore recouvertes de sable.

Peu d’hommes aux champs, petits hommes noirs courbés. Et le village vu des dunes tantôt ressemble à un dessin d’enfant, ou à l’esquisse d’un peintre cubiste, tantôt sous une averse mêlée de rayons, à quelque illustration du xviiie allemand.

28 novembre 1933

L’océan met un grand sous-entendu solennel à toutes les pensées. Il donne de la force aux plus fortes, leur prêtant un cadre et un fond, et rejette l’écume des autres. Toutefois, je ne le contemple pas sans une espèce de méfiance profonde : il est surtout une tentation de se dissoudre dans on ne [p. 26] sait quelle sublimité stérile. Plutôt que de poser un regard vague et passionné sur l’infini néant des eaux, je considère à mes pieds les dessins du sable qui s’écoule à chaque retrait des vagues, et l’usure de mes souliers dont l’eau salée durcit et fendille le cuir…

1er décembre 1933

Dépenses du premier mois dans l’île : Ménage, manger et boire, 480 francs ; (en général tout est plus cher qu’à Paris). Un stère de bois, 50 francs ; (il y a très peu d’arbres sur l’île, on fait venir le bois de chauffage du continent). Éclairage au pétrole, 30 francs. Bons de la « Société coopérative de panification », 40 francs. Réparation de la pompe du puits, 25 francs ; (elle ne marche pas mieux depuis, il faut tirer l’eau avec un seau, au bout d’une corde). Timbres, papier, enveloppes, 45 francs. Faiblesse humaine, 70 francs (cigarettes). Inexplicable, 30 francs. Total : 770 francs.

Recettes : 80 francs pour quelques notes publiées dans une revue.

Reste : environ 200 francs.

Le sentiment de dépendre entièrement de bonnes ou de mauvaises volontés lointaines, et du hasard, éveille par résonance un sentiment de liberté, de gratuité aventureuse. Mon sort ne dépend plus de ce que je puis faire ou imaginer : libération. Il faut qu’il arrive quelque chose. Et s’il n’arrive rien ? « On ne meurt pas de faim dans nos pays », dit-on, et je crois bien que je l’ai [p. 27] dit quelquefois. Mais il y a aussi des exceptions, des cas sans précédent, et des raisons toutes personnelles de ne pas appeler au secours. Pourtant je suis bien tranquille, je ne l’ai même jamais été aussi absolument.

C’est peut-être à cause du bonheur de notre vie. Trouver son rythme naturel, et les moyens de s’y réduire, voilà le but de toute morale : car le « bien penser » en dépend.

2 décembre 1933

Questions. — Est-ce donc si « naturel » de vivre sur une île ? Est-ce que l’insularité (géographique et morale) n’est pas une espèce de vice ? Est-ce que ce n’est pas la racine de tout l’idéalisme dont les modernes doivent se guérir, s’ils veulent enfin devenir « actuels » ? Est-ce que ce n’est pas aussi la racine de cet esprit d’abstraction égoïste dont nous souffrons tous ?

Enfin, n’est-il point trop facile de trouver son rythme de vie dans les conditions somme toute artificielles où mon chômage m’a placé, m’obligeant à me poser ici, dans un milieu qui m’est fort étranger, et cela pour des raisons aussi superficielles, par rapport à mon œuvre concrète, que les raisons économiques ?

Pourquoi les hommes vivent-ils sur des îles ? Quand nous sortons pour une promenade et que nous mesurons toute l’étroitesse de notre domaine, la mer partout à dix minutes et ces marécages hostiles, nous souffrons de ne pouvoir [p. 28] prolonger en pensée notre marche jusqu’au pays voisin. Cette liberté insulaire est une liberté négative. Elle nous met à l’abri du monde et nous ramène tout physiquement à nos limites. Mais l’homme est ainsi fait qu’il désire sans cesse se risquer au-delà de ce qu’il peut, et franchir au moins en pensée les bornes de ses possessions pour aller se mêler aux « autres », à l’étranger…

Tout ici me ramène à moi seul. J’ai beau faire, je ne parviens pas à partager avec les hommes de ce village ce qui est essentiel et solide dans ma vie. Le simple fait que je ne puis pas les persuader que je travaille vraiment en écrivant, cela met entre nous une barrière sentimentale, une gêne constamment sensible. Et je n’ai nulle envie d’en prendre mon parti.

Dans ce qu’ils ont pu entrevoir de mon activité, une seule chose les a frappés : ma machine à écrire. La mère Renaud (Renaud-de-la-Cure), qui est une vieille amie des propriétaires de notre maison, est venue plusieurs fois nous voir. Hier, elle m’a demandé avec toutes sortes de précautions oratoires embrouillées si son fils pourrait venir aussi voir la machine. Je crois bien que sans cette machine, je n’arriverais jamais à leur prouver que je fais réellement quelque chose.

Quand je vais chez les Renaud, c’est tout le contraire. Ils m’expliquent en détail ce qu’ils font, et je puis le comprendre et l’admirer. Ils ont ainsi sur moi une sorte de supériorité concrète dont je ne souffre pas dans ma vanité, c’est entendu, mais bien dans mon désir de sympathie humaine, d’échange direct sur pied d’égalité.

[p. 29] Le père Renaud est un ancien marin, barbu, jovial, déjà touché par le gâtisme, mais agréablement, si je puis dire. Cela met un peu de fantaisie dans ses souvenirs, trop souvent racontés. (« Quand nous étions devant Tamatave, en 1886… ») Il s’occupe maintenant à fabriquer un filet de quatre-vingt-dix mètres, bel ouvrage dont le détail m’intéresse. Le fils compose des cartes postales illustrées avec des bouts de timbres-poste découpés. Je m’attarde à causer dans leur cuisine, qui est leur habitation ordinaire. On ne peut rien désirer de plus plaisant que cet intérieur. Des chaises au siège de bois poli, une lourde table au centre, une autre plus petite vers la fenêtre, sur laquelle travaille le père Renaud. Le sol est de la terre battue recouverte d’une fine couche de sable. Sur les murs blanchis, quelques petites gravures anciennes, encadrées de noir, et joliment disposées, une photo de bateau, et un vieil arbre généalogique aux couleurs pâlies. Cet ordre gai, cette propreté rigoureuse qui règnent ici avec tant d’aisance, ai-je le droit de les considérer comme les symboles visibles de l’univers intérieur de ces gens ?

Je me dis parfois : Le monde moderne n’a rien en eux. Ils sont indemnes de nos fièvres. Ils ne connaîtront pas nos douloureuses confusions, nos inadaptations et nos désirs discordants. Ils se sont fait un entourage à la mesure de leur être habituel, et s’en contentent. Pourquoi voudrais-je qu’ils désirent autre chose ? Et quand la mère Renaud me dit qu’elle n’est jamais sortie de l’île, depuis soixante ans qu’elle y est née, pourquoi ne [p. 30] puis-je m’empêcher d’éprouver un sentiment de regret pour elle, de resserrement ?

4 décembre 1933

Ma gêne quand l’épicière voulait savoir ce que je fais, et dans vingt occasions pareilles : voilà qui me pose tout le problème de la culture. Cela paraîtrait absurde à la plupart des intellectuels que je connais. Pourtant si l’on refuse de poser ce problème dans le détail concret des relations humaines quelconques, il se peut que l’on refuse aussi le vrai sérieux, la vraie difficulté de la question.

Le bénéfice le plus certain de mon état, c’est que je me vois contraint de toucher tous les jours les limites du domaine culturel : et là seulement paraissent les absurdités sur lesquelles nous vivons depuis des siècles, dans un accord peut-être excessivement tacite.

Je voudrais exprimer un maximum d’humanité lorsque j’écris, et c’est précisément parce que j’écris que je me vois séparé de beaucoup d’hommes, du plus grand nombre. Et d’abord de ceux qui m’entourent, et qui sont aujourd’hui mes prochains.

Ils me parlent de ce qui les intéresse, et je m’y intéresse avec eux. Mais je ne puis ou ne sais pas encore leur parler de ce qui, moi, m’intéresse : je sens trop bien qu’ils n’en sont pas curieux.

[p. 31] De quoi donc me parlent-ils ? Du temps, et j’aime cela comme tout le monde ; de leur travail aux champs ou à la côte, et je les écoute avec toute l’attention d’un apprenti ; de leurs souvenirs, parfois touchants, parfois comiques, toujours révélateurs pour moi d’un monde non pas absolument nouveau, mais nouvellement intéressant.

Et quand nous sommes en confiance, si j’essaie d’amener l’entretien sur leurs lectures, les journaux qu’ils achètent, la politique, ou la religion qu’ils suivent, ils se taisent bien vite, ou se remettent à raconter des anecdotes subitement sans intérêt. Je ne sens pas qu’ils se méfient de moi. Simplement, ils n’ont jamais formé de phrases, dans leur tête, à propos de ces choses-là.

Non seulement je ne sens pas qu’ils se méfient de moi en tant qu’intellectuel ou « spécialiste », mais encore je devine qu’ils n’estiment pas que je puisse avoir une opinion plus avertie que la leur sur les sujets que je viens de nommer. Ils ne se doutent pas que c’est de cela précisément qu’un écrivain peut faire sa « spécialité ». Et rien ne les étonnerait davantage que d’apprendre un beau jour que je m’intéresse à leurs « idées », à leur situation, à leurs problèmes, — et que j’en fais parfois la matière même de mon travail…

J’ai quelque peine à exprimer ceci, — qui n’est précisément qu’un sentiment de gêne en moi. Sentiment qu’il y a là quelque absurdité, et si énorme que personne ne pense à la dire… Peut-être, dans un siècle ou deux, se demandera-t-on comment nous avons pu rester si parfaitement [p. 32] aveugles ? Ou bien est-ce ma gêne qui est absurde ? Essayer de confronter la culture et la réalité, c’est peut-être prouver qu’on ignore l’une et l’autre ? Ou témoigner d’une naïveté impardonnable ? — Pourtant, je ne suis pas prêt à me donner tort, c’est-à-dire à donner raison au bon sens de l’époque présente. Il a trop souvent fait ses preuves.

5 décembre 1933

Une de nos joies, c’est de pouvoir enfin mettre au gramophone, et avec l’aiguille forte, des chœurs à grand fracas ou simplement de la musique moderne, — sans voisins pour taper à la paroi ou pour nous faire des scènes, conventionnelles mais épuisantes, sur le palier.

Nous n’avons qu’une dizaine de disques : Bach, Mozart, Stravinsky, Honegger. De Milhaud, l’ouverture des Euménides, emportée de Paris sans avoir pu la jouer ailleurs que chez le marchand. C’est l’événement de notre solitude. Et certainement c’était ici, dans ce désert, qu’il convenait d’entendre une telle musique et de la laisser se déployer dans toute sa démesure. Indescriptible majesté de ce lent paroxysme vocal, rythmé comme par l’avance d’une foule en marche, catastrophe ou triomphe solennel d’on ne sait quelle révolution future… Dictateur, prophète des masses, je ferais chanter cet hymne par les troupes déferlantes, et ce serait le chant du destin d’un siècle aveugle en sa révolte…

[p. 33] Étrange accord de cette musique de foule et de la lande désolée autour de nous ! Proximité de l’océan. Clameur des masses contre le ciel fatal, et l’homme se tait là-bas, « ne s’entend plus », dans la multitude en tumulte, tandis qu’ici, dans le silence, se prolonge une rumeur de foule invisible.

6 décembre 1933

Il fait très froid depuis quelques jours. Nous n’avons pour chauffer la grande chambre du rez-de-chaussée qu’un petit Mirus installé devant la cheminée. Le vent continuel le fait ronfler furieusement, mais les fenêtres ferment très mal — comme partout — et nous sentons l’air froid qui souffle jusqu’au milieu de la chambre. Chaque matin, au saut du lit, je vais scier et fendre une grande bûche dans le chai, c’est encore cela qui me réchauffe le mieux. Une des plaques de mica du Mirus est crevée, et toute la chambre est imprégnée d’une odeur de laurier et de fumée.

Ce matin déjà il a fallu casser une couche de glace sur l’eau du puits. J’ai les doigts engourdis par le contact de la corde gelée, et tremblants d’avoir scié et cassé des branches. Cela m’oblige à écrire lentement ; il se peut que mon style s’en ressente, soit un peu engourdi lui aussi.

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10 décembre 1933

Un discours de l’instituteur. — Hier soir, séance de Pathé-Baby organisée par l’instituteur dans la salle de l’école des garçons. Il me tardait de voir une fois les habitants du village réunis, leur façon d’être ensemble, et surtout la jeunesse, d’ordinaire invisible, au point que je doutais même qu’elle existât. Elle était là. Elle occupait les longs bancs rangés en chevrons derrière le petit appareil de projection placé à trois ou quatre mètres de l’écran. (Un drap de lit sur le tableau noir.) Une quarantaine de filles et de gars peu bruyants, presque tous laids de visage et très épais de corps. Nous étions assis derrière eux. Au fond, sur deux armoires basses, siégeaient une dizaine d’hommes. Deux ou trois coiffes de paysannes seulement. Et des enfants autour du trépied de l’appareil, empressés à tendre les bobines de film à l’instituteur.

Ilfallut un certain temps pour mettre au point la projection. Les jeunes gens étouffaient des rires, chatouillaient les filles. Devant moi une grosse luronne s’agitait sur son banc. Je voyais une puce circuler sur sa nuque grasse. Un des garçons s’en aperçoit, attrape la puce en pinçant la fille, et les rires redoublent. L’instituteur réclame le silence, et la projection commence. C’est un film d’avant-guerre, la Course au Flambeau, tiré de la pièce de Paul Hervieu. Entre chaque épisode reparaissent les mêmes éphèbes grecs, porteurs de torches qu’ils se passent avec [p. 35] des gestes lents, hallucinants, à grands sauts ralentis — le courant électrique n’étant sans doute pas assez fort pour faire tourner l’appareil au rythme normal. Tout le monde a l’air très content, bien que le film m’apparaisse à peu près incompréhensible.

La course au flambeau terminée, on rallume. L’instituteur monte à sa chaire et annonce qu’il va prononcer, comme chaque semaine désormais, un petit discours. « Je serai bref ! » C’est un jeune homme d’allure énergique et de visage intelligent, la chevelure noire en bataille qu’il saisit à pleines mains dans les moments pathétiques. Il annonce le sujet de ce soir : Qu’est-ce qu’être laïque ? — « Messieurs, chers amis ! Je vous rappellerai tout d’abord les circonstances qui m’ont fait choisir ce sujet. Il y a… tout près d’ici… quelqu’un — je ne veux pas le nommer, je n’attaquerai personne, moi ! — il y a, dis-je, quelqu’un qui a osé prétendre que je suis un empoisonneur des consciences ! » Récit détaillé des calomnies que le curé répand sur son compte, dans les foyers et jusque dans la presse1 ! « Je n’ai pas cherché la guerre, moi ! Eh bien ! je saurai me défendre ! Et malgré les persécutions de ceux qui ont intérêt à étouffer la vérité, etc. » La chevelure s’agite, les bras s’agitent, la voix s’enfle. « J’étais au dernier congrès des instituteurs qui s’est tenu à Paris, et bien ! citoyens ! lors de ce congrès, il a été stipulé qu’à l’avenir… » La fin de la phrase [p. 36] étant particulièrement sonore, des applaudissements éclatent au fond de la salle. Le jeune orateur électrisé se lance dans une définition vibrante de la laïcité. « Être laïque, c’est vouloir la Justice et l’Égalité pour tous ! Être laïque, c’est vouloir l’instruction libre et gratuite pour tous, sans distinction de fortune ou de religion ! Être laïque… » Ah ! surtout être laïque, ce n’est pas combattre les religions, comme le prétend le voisin, « car je les respecte toutes, les religions, sauf quand elles viennent m’attaquer dans mon activité professionnelle, que je considère comme sacrée ! » En somme, être laïque, c’est être religieux au vrai sens du mot, selon les paroles de Gambetta, d’Ernest Lavisse et de quelques autres. Être laïque, c’est finalement « aimer son prochain » ! Je n’ai pas plus tôt soufflé à l’oreille de ma femme « C’est un sermon ! » que l’orateur, au comble de son éloquence, s’écrie : « Et, mes frères ! si l’on vient encore vous dire que je suis un empoisonneur des consciences, vous saurez maintenant me défendre ! etc. »

C’est fini. L’instituteur s’éponge. Les hommes du fond ont applaudi brièvement. Mellouin a même crié : Très bien ! Les jeunes trouvent qu’« il cause bien ». Pour terminer la soirée, on passe un dessin animé, le Petit Poucet, qui remporte un gros succès.

En sortant, nous passons devant la salle du curé, qui donne aussi ce soir une séance de cinéma. On entend rire des enfants.

J’ai rencontré le curé ce matin, suivi comme [p. 37] d’habitude d’une bande de petits garçons. Il n’a pas répondu à mon salut.

11 décembre 1933

À la cuisine. — Les jours où il n’est plus possible de se chauffer dans la grande pièce, je vais travailler à la cuisine, pendant que ma femme prépare les repas. On est très bien, dans les cuisines, pour travailler.

Je ne conçois, en somme, que trois types de pièces habitables, pour un homme qui attache de l’importance à ce qui l’entoure : appartements et grandes salles de châteaux ; chambre encombrée de livres et de papiers ; cuisines paysannes, confortables et richement odorantes.

Le confort de celle-ci est plus moral que matériel, d’ailleurs. Ma femme ne dispose que d’un vieux fourneau difficile à allumer et à entretenir, et d’un réchaud à gaz de pétrole sujet à des pannes mystérieuses, qui nous menace sans cesse d’explosion. (Deux petites pompes, à droite et à gauche de l’appareil, assurent en principe la pression du gaz. On risque toujours de pomper un peu trop fort et de tout faire sauter.) Pas d’évier, ni d’eau courante, bien entendu. Il faut aller au puits ; filtrer l’eau tant bien que mal : se geler les doigts déjà gercés…

[p. 38]

12 décembre 1933

Tout à l’heure, en déchirant le journal de l’île pour allumer le feu, j’ai vu l’annonce d’une conférence contradictoire à A… : « La Bible et les travailleurs ». C’est sans doute une réponse à la conférence donnée au même endroit, il y a quinze jours, sous les auspices d’une ligue « antifasciste », et qui avait pour sujet : « L’Église contre les travailleurs ». Je comptais me rendre à la première conférence. Mais le village d’A. est à 8 kilomètres et la tempête m’avait empêché d’y aller à bicyclette. J’essaierai d’aller demain soir entendre la réponse. La mère Renaud vient de m’apprendre que l’orateur est le pasteur du chef-lieu. Il paraît qu’il cause très bien — lui aussi — mais elle ne l’a jamais entendu. Elle est catholique, en effet, comme d’ailleurs tout le monde au village, à part la petite minorité de mauvaises têtes qui suit les prêches laïques de l’instituteur. Le seul protestant est mort l’été dernier, âgé de 93 ans. Il s’était converti à 70 ans « et il avait toujours tenu ! »

Catholique, antifasciste, laïque, protestant, — tous ces mots prennent ici quelque chose de joliment absurde. Les paysans du village ne sont pas même tous capables de lire le journal, et j’ai remarqué qu’ils achètent absolument au hasard ceux qu’ils trouvent en dépôt chez la mère Renaud : l’Ami du Peuple ou la France de Bordeaux, la feuille locale des curés ou celle des républicains. Il est à peu près impossible de [p. 39] savoir s’ils font une distinction quelconque entre les opinions, pourtant bien tranchées, que ces journaux leur servent. Je crois qu’ils n’y pensent même pas. Peut-être que la discussion annoncée après la conférence d’A. me fera modifier ce jugement. J’en suis bien curieux.

13 décembre 1933

Un ami auquel j’avais prêté quelques centaines de francs il y a un an, m’en renvoie 100 par le courrier de ce matin. « Vous devez être bien content, me dit la factrice pendant que je signe le mandat, c’est l’argent que vous attendiez ? » — Celui-là ou un autre… Je ne lui dis pas qu’il me restait en tout et pour tout 2 francs 50 : on ne me ferait plus de crédit chez les épicières, et j’en aurai sans doute besoin un de ces jours…

15 décembre 1933

Je relève les notes prises l’autre soir sur la conférence à A.

— Grande salle de la Mairie, voûtée, peinte en bleu clair. Une table et trois chaises sur la scène surélevée. Environ une centaine d’auditeurs : paysans et pêcheurs, cela se voit. Au premier rang, deux « dames », l’une très vieille. Ce sont les seules femmes. Mauvais éclairage. L’orateur se hisse sur la scène : c’est un homme jeune [p. 40] encore, un peu lent d’allure, à la physionomie ouverte et sérieuse.

« Eh bien, Messieurs et chers amis, nous allons procéder, selon votre coutume, à l’élection du bureau, puisque, comme vous le savez, la conférence est contradictoire. Je vous demanderai donc de bien vouloir proposer des noms ». Silence. Chuchotements. « Vas-y ! — Non ! moi ? penses-tu ! » « Vas-y Charles, comme l’autre fois ! » Poussés par leurs voisins, trois hommes se lèvent en haussant les épaules pour s’excuser de se mettre en avant. Ils gravissent la scène, enlèvent leur casquette à visière cirée, et s’installent sur les trois chaises, un tout à droite, un tout à gauche, le troisième, qui est le président, derrière la table. Embarrassés de leurs mains, de leurs pieds, de leur casquette. Coups d’œil malicieux aux copains de la salle. Le président se lève : « Messieurs et dames, vous m’excuserez de ne pas vous présenter l’orateur qui va vous faire un intéressant discours sur le sujet… Je ne connais pas beaucoup M. Palut, n’est-ce pas, c’est la première fois qu’il vient à A. mais certainement qu’il va nous intéresser, et je lui donne la parole. »

M. Palut sourit cordialement, et parle : — On a dit ici même que l’Église est contre les travailleurs. Est-ce vrai ? Il y a plusieurs églises, et malheureusement elles ne s’entendent pas toujours. La primitive église était constituée par des esclaves et des gens pauvres. Depuis lors il y a eu des églises de riches. Elles ont trahi l’Évangile. « Un philosophe français, M. Julien Benda, a dit que [p. 41] les clercs ont trahi. Les clercs, n’est-ce pas, ce sont les intellectuels, les écrivains, les professeurs, des hommes distingués et très instruits. Eh bien, il y a aussi des prêtres et des pasteurs qui ont trahi. » Capitalisme, bourgeoisie égoïste, guerre. Mais le vrai chrétien est avec les petits. Résumé de ce que la Bible dit des travailleurs : Jérémie exigeait que le roi payât les ouvriers. L’Ancien Testament nous montre que le système de propriété chez les Juifs est presque communiste ! Jésus est l’ami des pauvres, des péagers. Malheureusement il y a le cléricalisme. C’est lui qui est mauvais, non pas la Bible. Être chrétien, c’est aimer son prochain comme Jésus nous aime. Si tous les hommes étaient chrétiens, il n’y aurait plus d’exploitation ni de guerre !…

La péroraison a été éloquente, un peu trop à mon goût.

On applaudit. Le président demande s’il y a des questions à poser. Long silence embarrassé. Enfin un type se lève au fond de la salle et demande « s’il n’y a pas des contradictions dans la Bible ». Suit une petite discussion tout à fait confuse et sans aucun rapport avec le sujet. Il n’y a pas d’autre question. Le président fait alors un bref remerciement à l’orateur. Il s’excuse encore de ne pas s’y connaître assez en religion, mais assure qu’il a été bien intéressé. On se lève, et les langues se délient. « Il a bien parlé, hein ? », me dit mon voisin pendant que je lui donne du feu. C’est un petit maigre en casquette, environ 35 ans, l’air intelligent. Je l’approuve et m’étonne que la discussion n’ait pas été plus longue : il y [p. 42] avait pourtant bien des auditeurs qui ne devaient pas être d’accord ? — Ben quoi, fait-il convaincu, c’est la vérité ce qu’il a dit !

Comment donc ? Ai-je affaire à un chrétien ou même à un protestant ? J’essaie de le faire parler. Je lui dis : Oui, c’est la vérité pour les chrétiens, mais tout le monde ne pense pas comme ça ici ? — Il me regarde un peu étonné à son tour : « Qu’est-ce que vous voulez, il n’y a rien à répondre, c’est juste, ce qu’il a dit ! Il connaît bien son affaire. C’est bien comme ça que c’est écrit dans la Bible, il n’a pas dit de mensonges, quoi ! Mais ici ils ne savent pas discuter. Si vous alliez à F…2, alors ! c’est autre chose. Là ça barde, après les réunions ! Mais ici, qu’est-ce que vous voulez. Ils sont comme ça… »

Je vais me présenter au conférencier et nous sortons ensemble. Dans la rue noire, un homme nous rejoint : c’est celui qui a présidé la réunion. Il veut encore remercier M. Palut. Enfin il veut lui demander « si ce serait possible de se procurer une Bible pour étudier un peu tout ça. On sent bien que c’est important de s’y connaître dans ces questions. » Il s’exprime avant tant de prudence qu’on a peine à comprendre ses intentions. Il a un oncle qui est curé, mais je ne saisis pas bien si ce curé lui a interdit la lecture de la Bible, ou si au contraire il pourrait lui en prêter une. Quoi qu’il en soit, le pasteur note le nom du « président » et promet de lui envoyer un Nouveau Testament.

[p. 43] Nous faisons les cent pas sur la place. M. Palut sait que je suis écrivain, il a lu un de mes articles. Je le sens inquiet de mon opinion « d’intellectuel » sur son discours. « C’était sûrement beaucoup trop simple pour vous, ce que je leur ai dit ce soir, j’ai dû vous ennuyer, hein ? » Je le rassure vivement. Ce n’est pas moi qui lui reprocherai jamais d’être trop simple. On ne l’est jamais assez ! — « Oh, vous savez, dit-il, je n’y mets pas d’amour-propre, vous pouvez me dire franchement ce que vous pensez de cette soirée »… Je le regarde. C’est un homme simple et solide, on peut lui parler en camarade. — Eh bien, si vous voulez mon opinion, ou si elle peut vous être utile… je crois que vous êtes encore trop compliqué pour ce public. Il me semble qu’on pourrait leur parler plus directement, les interpeller, enfin quoi, les secouer un peu ! Ils sont là à vous écouter sans bouger, comme ils ont écouté les autres qui disaient le contraire, et pas moyen de savoir avec qui ils sont d’accord. Il ne faut pas oublier que nous vivons à une époque de propagande forcenée, et je vous assure qu’un communiste, par exemple, les aurait attaqués plus brutalement, sans aucune précaution oratoire. Pourquoi ne pas saisir cette occasion de leur prêcher l’Évangile, là, tout droit, dans leur langage de tous les jours, comme le faisaient les réformateurs, — les forcer à prendre parti, je ne sais pas, moi, les engueuler ! Je vous dis ma première impression, puisque vous me la demandez. Je sais bien que vous les connaissez beaucoup mieux que moi… — Le pasteur sourit :

[p. 44] — Vous me faites plaisir, tenez ! Bien sûr, vous avez raison, mon cher Monsieur. Mais c’est plus difficile que vous ne croyez. Il faut que je vous dise que c’est la première fois que je parle ici, c’est déjà un énorme succès. Pensez donc, il y a plus de six ans que je suis dans l’île, et je n’avais jamais pu parler à A. à cause du curé qui s’y opposait par tous les moyens. Ils sont difficiles à prendre, ici. Surtout il ne faut pas les brusquer ! Ce soir, il s’agissait de gagner leur confiance, et ensuite on verra si on peut aller plus loin. — Mais ne croyez-vous pas qu’on pourrait gagner leur confiance en leur parlant plus familièrement, sans faire d’éloquence ? Cela trancherait au moins sur la propagande électorale. — Oui, oui, mais… je les connais. Ils aiment qu’on leur fasse un beau discours. Ah ! c’est terrible, je vous assure. Bien sûr, il faudrait parler autrement. Mais qu’est-ce qu’ils comprennent ? allez le savoir, avec eux. On prêche pendant six ans la même chose, ils vous remercient, on croit qu’ils ont compris, et puis un beau jour on s’aperçoit que… rien, rien et rien ! Et pourtant il faut bien continuer, même si on a envie de tout plaquer, certains jours…

Il faudra reparler de tout cela. M. Palut n’a jamais l’occasion de discuter, il se sent terriblement isolé au milieu de cette population bigote ou indifférente. Nous prenons rendez-vous pour un dimanche prochain, au chef-lieu, après son culte.

Je suis rentré à bicyclette, sans lumière, distinguant à peine la route asphaltée. Je roulais comme en rêve, le long des dunes qui me [p. 45] cachaient la mer bruyante, à ma gauche. Un brouillard vague flottait sur les marais. « Le Peuple », me disais-je en pédalant, ce qu’ils appellent le Peuple !… je revoyais cette centaine d’hommes dans la salle nue. Leur méfiance ou leur timidité, ou aussi leur fatigue après une longue journée de travail. Mais beaucoup ne font plus rien en hiver ? Ils sont venus pour tuer le temps, au lieu d’aller au café. Cette inertie, dès qu’il ne s’agit plus d’argent. À moins que ce ne soit le langage, la difficulté de s’exprimer ? Tout est mystère en eux, et pour eux-mêmes sans doute. Et on dit le Peuple, la volonté du Peuple, — comme si on ne les avait jamais vus ! ou jamais aimés.

Là-dessus, quantité de pensées et de conclusions qui m’ont paru évidentes et importantes. On se sent réfléchir avec une énergie particulière en pédalant contre le vent dans l’obscurité. Mais le lendemain il n’en reste rien qu’un peu de courbature dans les jambes.

16 décembre 1933

Derrière la même pile d’assiettes où je crois avoir déjà dit que j’avais trouvé deux ouvrages traitant de mon île, j’ai déniché ce matin une édition populaire de La Naissance du jour, de Colette. Je n’avais pas encore lu ce livre. Il est exactement de l’espèce que j’aime, et l’un des plus charmants dans cette espèce, mais ce n’est point pour cela que j’en parle ici. C’est pour une [p. 46] raison très précise et qui n’a rien à voir avec la critique littéraire. À la page 43 de l’édition que j’ai sous les yeux, je lis ceci : « … ils déménagent… comme les puces d’un hérisson mort. » Cette phrase a fait dans mon esprit ce qu’on appelle un trait de lumière.

Lundi dernier, au petit matin, nous nous sommes réveillés couverts de puces. J’exagère à peine : pour mon compte, j’en ai pris sept sur mon pyjama dans l’espace de deux minutes, ce qui doit constituer une sorte de record. D’autres sautaient sur le couvre-pied. D’autres sur le plancher. Je n’en menais pas large. Comme la mère Renaud était venue nous voir la veille, nous ne cherchâmes pas plus loin la cause du phénomène. Il est vrai qu’on a beau porter un nombre excessif de jupons, cela ne devrait pas suffire à rendre vraisemblable une hypothèse à ce point injurieuse. Pourtant nous n’en trouvions pas d’autre.

Or, peu de jours auparavant, un petit hérisson était venu se mettre en boule dans la plate-bande qui borde la maison, sous ma fenêtre. Il soufflait très vite, il avait l’air malade. Le lendemain nous le trouvions mort. Et je l’avais oublié là, sans sépulture, caché sous des feuillages brunis. Si j’ajoute que la porte d’entrée joint mal le seuil, tout s’explique sans peine désormais, grâce à la phrase de Colette.

Je rapporte cette anecdote parce qu’elle comporte une conclusion qui la dépasse d’ailleurs notablement et qui me paraît assez frappante. Voici : pour la première fois depuis je ne sais combien d’années, je viens de trouver dans un [p. 47] ouvrage littéraire la solution d’une question précise. Grâce à Colette, je sais maintenant pourquoi notre chambre était pleine de puces. Cela n’a l’air de rien, mais je vois là comme un symbole.

Les livres devraient être utiles.

On devrait y trouver des renseignements concrets, des recettes exactes, des explications vérifiables, des modes d’emploi, des descriptions objectives et utilisables ; et ceci à tous les degrés de la réalité, dans les grandes choses comme dans les choses de rien. Au lieu de cela, les modernes nous servent des états d’âme improbables ou excessifs, des inquiétudes dont ils n’ont même pas l’air d’être vraiment inquiets, des indiscrétions gênantes et dont on ne sait trop que faire, ou des doctrines dont ils négligent de nous dire s’ils les ont essayées sur le vif, dans le détail de la vie quotidienne. Ils nous donnent très rarement des réponses, ou alors par malchance ce sont justement des réponses à des questions qu’on n’avait pas l’idée de se poser ; et c’est là qu’ils croient voir leur astuce. Astuces, petites secousses, grandes secousses, indiscrétions, toute cette littérature est sans doute pleine de talent, elle est même littéralement sensationnelle, mais que veulent-ils qu’on en fasse ?

— Nous avons tout à apprendre de Goethe. Non seulement des révélations du second Faust, mais aussi de ces pages du Journal de voyage en Italie où, par exemple, il rapporte à Mme de Stein comment les habitants de Ferrare utilisent les vieilles tuiles concassées pour recouvrir les routes et les allées de leurs jardins. Et il ajoute : « Dès [p. 48] mon retour à la maison, j’essaierai cela. La Toscane me paraît bien gouvernée, tout y présente un aspect complet, tout y a son fini, tout sert et semble destiné à un noble usage… » — Commentons : La noblesse est dans l’usage. Pas de noblesse sans usage, sans application précise aux choses, etc. Ne montons plus au ciel du second Faust que par ces allées de Ferrare !

18 décembre 1933

Je ne cesse de repenser à la conférence d’avant-hier, à A. Il me semble qu’elle m’apprend sur « le peuple » davantage que toutes mes expériences précédentes. Il me semble même qu’elle m’a fait voir « le peuple » pour la première fois de ma vie.

Première constatation : l’apathie générale, aussi bien à A. qu’à la séance de cinéma. Il n’y aurait là rien d’étonnant si l’on ne nous rebattait les oreilles de phrases sur la volonté et la mission du peuple. On a beau se méfier des phrases, il faut se trouver placé soudain devant les êtres en chair et en os dont elles parlent, pour comprendre à quel point elles mentent. Mais alors on comprend aussi pour quoi elles mentent, et quel immense désir de réveiller le peuple elles traduisent chez certains qui les prononcent de bonne foi. Elles le trahissent d’ailleurs, ce désir, en essayant de le faire passer d’ores et déjà pour une réalité.

[p. 49] Deuxième constatation : il est très difficile d’aimer des hommes qui ne nous sont rien, qui ne nous demandent rien, qui peut-être ne voudraient pas même de notre aide (nous égale les intellectuels bourgeois). Il est très difficile d’aimer ces hommes, et cependant ils sont la réalité vivante et présente du « peuple ». Par contre, il est très facile de haïr et de condamner un certain ordre de choses qui nous vexe et dont nous souffrons. Et il est très tentant d’appeler cette haine amour du peuple…

Troisième constatation : la plupart des discours que l’on tient au peuple lui sont incompréhensibles ; mais ceux qui les écoutent ont l’air de trouver cela tout naturel. Je fus certainement le seul ici à m’étonner que l’instituteur citât Ernest Lavisse ; ou le pasteur, M. Benda. Il est généralement admis en France qu’un orateur dit un tas de choses qu’on ne comprend pas, et cite des noms qu’on ne connaît pas. Cela fait partie de l’éloquence. Et l’éloquence est le but du discours, dont le sujet n’est que le prétexte.

Je constate. Je conclus que les intellectuels sont en mauvaise posture pour agir sur le peuple. Qu’ils disent des vérités ou des mensonges, on n’applaudira guère que le son de leur voix, ou le parti qui les délègue.

Il resterait à expliquer cet état de choses, qui voue les « clercs » à s’agiter dans le vide — ce qui est malsain — et le peuple à ne pouvoir se libérer des charlataneries politiques autrement que par des violences maladroites, dont il ne sera pas le dernier à pâtir. Impuissance de l’« esprit », [p. 50] bêtise de l’action : ces deux misères n’auraient-elles pas une origine commune ?

Il m’a semblé que j’entrevoyais cette origine dans les propos de mon voisin au sortir de la conférence. Cet homme trouvait qu’il n’y avait rien à « discuter » dans les paroles de l’orateur, parce que c’était « la vérité ». Autrement dit, parce que c’était correct, parce que ça se tenait en soi, et qu’au surplus c’était bien dit. Il ne lui est pas venu à l’esprit que la vérité est quelque chose qui peut être réalisé. Et qu’il s’agit de prendre position effectivement. S’il s’était senti interpellé personnellement, invité à choisir, sommé d’approuver ou de refuser en fait ce que venait de dire le conférencier, alors ! alors il y aurait eu à discuter ! Mais je n’ai pas remarqué qu’aucun des auditeurs ait pris la chose de cette manière. Je sais bien qu’il y a la difficulté de s’exprimer, la timidité, la fatigue, et que tout cela peut bien suffire à expliquer le silence de ces cultivateurs. Mais le type qui m’a parlé avait la langue bien pendue. Mais surtout je m’avise que la majorité des « intellectuels » d’aujourd’hui ne pense pas très différemment.

Peuple ou « clercs », ils estiment également que la « vérité » n’engage à rien. Ils bornent le rôle de l’esprit à la constatation de l’exactitude objective et formelle des faits ou des raisonnements que l’on allègue. « Il a raison » ne signifie pas pour eux : « Donc je dois régler ma conduite sur ce qu’il dit », mais simplement : « étant donné ses prémisses ou ses préjugés, sa déduction est correcte ».

[p. 51] Ainsi l’intelligence devient irresponsable. Les clercs s’y résignent et même s’en vantent : c’est plus commode ainsi. Quant au peuple il y a belle lurette qu’il sait ce qu’on doit penser des gens instruits. La plupart sont des égoïstes, des orgueilleux, des espèces d’aristos qui ne vont qu’avec les riches. Il y en a certes qui font progresser la Science, et cela c’est bien. On va les écouter avec plaisir quand ils viennent faire une conférence instructive avec projections lumineuses. Mais les philosophes3, par exemple, à quoi cela sert-il ? D’ailleurs on n’en a jamais vu. Quant à la politique, c’est tout à fait autre chose. C’est un certain nombre de phrases qu’on lit dans les journaux et qu’on entend dans les assemblées, et grâce auxquelles on reconnaît tout de suite si un type est avec les petits ou avec les gros. D’autre part, c’est une question de travail, de salaires, de prix de la vie, et là les intellectuels ne servent à rien. Enfin, les questions de personnes jouent un rôle : on aime avoir un député instruit. Mais ce n’est pas pour qu’il dise des choses intelligentes, ou nouvelles. C’est surtout parce qu’un homme instruit jouit d’une certaine considération sociale, sait se débrouiller à Paris et peut faire de beaux discours. Dans ces conditions, qu’un intellectuel aille parler au peuple, on l’écoutera bien patiemment, s’il a su se rendre sympathique et surtout s’il a l’air « sincère », mais on n’aura jamais l’idée de mettre en pratique [p. 52] ce qu’il dit. Il reste dans son rôle en s’agitant sur l’estrade et en lançant des appels éloquents, et moi je reste dans mon rôle en me dirigeant d’après mes intérêts. Cela va de soi.

Il est probable qu’aucun homme du peuple ne s’est jamais dit cela comme je le dis ici. Mais il me paraît clair que la plupart font comme s’ils le pensaient. D’autre part, il est trop certain que les intellectuels professent depuis longtemps en toute conscience une doctrine analogue.

Il est normal que les hommes sans culture se trompent sur la nature et sur le rôle de la culture. Mais il est inquiétant que les hommes cultivés, au lieu de s’efforcer, comme ils devraient, de combattre activement cette erreur, en tirent au contraire leur confort. Au lieu de faire respecter la vérité, en montrant par l’exemple qu’elle implique des actes, ils la disqualifient et ils s’en moquent agréablement, ils la réduisent à un ensemble de phrases correctes, quelquefois ingénieuses, et par définition inefficaces.

L’opinion de mon voisin après la conférence, j’ai pu croire que c’était l’opinion d’un nigaud ; mais non, c’est celle d’un clerc parfait.

Je n’ai pas fini de m’étonner de cette rencontre.

20 décembre 1933

« Si l’on veut réellement conduire un homme à un but défini, il faut avant tout se préoccuper de le prendre là où il est, et commencer là. Voilà[p. 53]le secret de tout secours… Pour aider réellement un homme, il faut que j’en sache davantage que lui, mais il faut avant tout que je sache ce qu’il sait. Sinon mon savoir supérieur ne lui servira de rien. Si je persiste cependant à faire valoir ma science, ce n’est plus alors que par vanité ou par orgueil, de sorte qu’au fond, au lieu d’aider l’homme, je cherche à me faire admirer de lui. »

Cette remarque de Kierkegaard me frappe aujourd’hui comme si elle avait été écrite exprès pour moi, dans ma situation actuelle. Elle contient un double avertissement.

D’une part elle m’invite à regarder plus objectivement ceux qui m’entourent, ce « peuple » qu’il s’agit d’aider, et que je vois encore si mal. (Ce qui ne m’a pas empêché jusqu’ici de m’occuper de politique par exemple… Mais déjà je me sens moins assuré dans ma bonne conscience de « doctrinaire », à cet égard.)

D’autre part, elle m’aide à distinguer l’un des motifs au moins de ma gêne, quand je constate qu’ils ne comprennent pas de quoi je m’occupe. C’est peut-être un secret désir, un inconscient désir que j’ai d’être reconnu par eux à ma juste valeur. Exactement ce que Kierkegaard appelle vanité. Cependant, s’il est des plus probables que j’ai, comme un chacun, mon amour-propre, je ne puis m’empêcher de le juger assez justifié dans l’occurrence. On n’aime pas être tenu pour un feignant ou un rentier, quand on est dans ma situation.

— À ce propos : j’arrive au bout de mon petit rouleau, matériellement, et je ne prévois [p. 54] aucune « rentrée » avant la fin de janvier. J’attends encore le courrier de demain matin pour prendre une décision.


23 décembre 1933

J’écris ceci sur une table de café. À travers la vitrine, je vois le vieux port de cette vieille ville, la plus proche de notre île, et où nous devons encore passer deux heures en attendant le départ de l’autobus pour Taillefer. Nous sommes attablés ici depuis un bon moment déjà, tout contents de revoir le va-et-vient d’un lieu public, de lire des journaux de Paris et de fumer des cigarettes américaines au goût de miel, introuvables dans l’île. Pendant que ma femme lit des hebdomadaires, je vais renouer le fil de ce journal.

Tout d’abord, j’ai à constater l’échec de notre première tentative d’autonomie. Je ne suis pas arrivé à gagner assez vite ce qu’il nous fallait pour subsister après l’épuisement de notre réserve. J’ai travaillé beaucoup, mais je ne serai pas payé avant un mois. Or, un mois, ou même une semaine, cela compte quand on n’a plus rien. Pour celui qui vit au jour le jour, il s’agit essentiellement d’éviter les lacunes de cette sorte. (Ce que l’on nomme « difficultés de trésorerie » dans les affaires, devient ici, évidemment, un obstacle absolu.) Assuré au moins de quelque argent à venir, j’ai accepté l’invitation d’un ami qui nous [p. 55] offre de passer trois semaines chez lui. Il habite à une petite journée de voyage de notre île.

La leçon pratique de cette première expérience de deux mois, c’est que la liberté ne s’improvise pas. Qu’il faut la conquérir avec méthode, et organiser à l’avance un plan d’attaque, prévoyant à un jour près la date d’arrivée des renforts. Je ne suis pas trop fier de ma retraite stratégique, mais tout de même bien décidé à renouveler ma tentative, dans un mois.

Nous sommes partis ce matin à 5 heures, par l’autobus, ou « hustubuse » comme l’appellent les vieux du village. Il faisait nuit noire, et un de ces mauvais froids humides. Rien de plus lugubre que l’île avant l’aube. On n’a pas l’impression qu’elle dort, mais qu’elle est morte. L’autobus brinquebalant, où nous étions seuls au départ, rappelait les plus inconfortables légendes : où allait nous conduire ce personnage muet, enfermé dans la cabine du petit tracteur qui nous remorquait ? Non, le voyage des contes et des rêves où l’on passe toutes les gares sans s’arrêter, dans une course angoissante et agréablement diabolique, ce n’était pas encore pour aujourd’hui. L’hustubuse ne tarda guère à stopper pour embarquer deux paysannes encombrées de paniers, puis d’autres paysannes, puis des gars endimanchés qui allaient s’amuser au chef-lieu, si bien que d’arrêt en arrêt, il fallut près de deux heures pour arriver au dit chef-lieu.

— Déjeuné, après le culte, chez M. Palut.

Il n’est pas pasteur en titre, mais seulement « évangéliste » au service d’une œuvre missionnaire. [p. 56] Les évangélistes étant moins bien payés que les pasteurs (dont le traitement de base est de 10 000 francs), Mme Palut est obligée de faire, quand cela se trouve, des remplacements d’institutrices. Ils ont déjà deux garçons, et ils ont trouvé le moyen de recueillir encore une vieille Bretonne sans ressources, qui aide un peu à la cuisine et casse beaucoup d’assiettes.

Dans cette île, qui fut presque entièrement protestante au xvie siècle, M. Palut n’a plus aujourd’hui qu’une centaine de paroissiens disséminés. Il en vient une dizaine au culte. Les autres habitent trop loin, ou sont indifférents. Il me raconte les efforts qu’il a faits, pendant six ans, pour entrer en contact avec la population. Conférences, visites, colportage de bibles de porte en porte. On ne peut pas dire que tout ce travail épuisant dans l’inertie soit resté absolument vain : il y a eu quelques conversions. Mais c’est tout juste si elles ont compensé les abandons ou les départs. (Les protestants qui sont souvent l’élément le plus actif de la population s’expatrient volontiers, ou vont habiter les villes.) En été, la petite ville se remplit de baigneurs, et l’auditoire du temple est décuplé : cela suffit pour qu’on maintienne le poste… J’essaie de me représenter l’existence quotidienne de cet homme aux prises avec la solitude la plus désespérante, celle que lui crée l’indifférence tranquille et obstinée de ceux auprès desquels il devrait exercer sa mission. Ils ne veulent pas même l’écouter, et toute sa raison d’être est cependant de leur parler. Il n’a rien d’autre à faire, et il ne peut pas le faire.

[p. 57] Et de plus, il est seul à croire qu’il doit le faire. J’imagine qu’il doit apparaître, aux yeux des habitants de cette petite ville comme une espèce de fou, d’ailleurs inoffensif. Ou peut-être encore, ce qui est pis, comme un hypocrite qui a trouvé le moyen de vivre sans travailler.

Il m’a décrit son existence sans amertume. Il ne se plaint que de son isolement intellectuel. Il trouve normal de vivre une vie humainement absurde. Non qu’il n’en distingue pas l’absurdité, mais simplement il sait pourquoi il la subit. Fils d’un petit hôtelier breton d’origine catholique, il s’est converti à vingt ans, et depuis lors il n’a jamais songé qu’il pût faire autre chose qu’annoncer l’Évangile. Qu’importe qu’il n’y ait « à vues humaines » aucun espoir de se faire entendre, si le seul espoir vrai réside dans la foi, qui ordonne de parler quand même ?

On ne persécute plus le christianisme en France : c’est sans doute un signe de surdité spirituelle totale. Seule la politique est encore capable de pousser les hommes à des violences. L’héroïsme vrai aujourd’hui n’est plus spectaculaire, il ne fait plus de grands gestes symboliques et passionnés. Il ne tranche pas sur la platitude générale. Il est à peu près idéalement méconnu. Peut-être alors y en a-t-il plus qu’on ne croit…

Je viens de regarder pendant un bon moment les consommateurs attablés autour de moi. Que les hommes sont laids ! Chacun d’eux me frappe par une difformité particulière, pitoyable ou irritante. Il me semble que je découvre cette laideur pour la première fois. Depuis deux mois j’ai vu [p. 58] tous les jours les mêmes têtes de paysans et de pêcheurs, ni belles ni laides comme les têtes que l’on connaît bien et qui vous parlent. J’ai sans doute perdu l’habitude citadine de ne pas voir ceux qui m’entourent. Je pose un regard trop précis, qui me donne une image du monde peu supportable, peu « vraisemblable » même ; car enfin il n’y a pas de raison pour que les habitants de cette ville soient sensiblement plus laids que ceux du reste de la France.

Peut-on aimer les hommes qu’on voit ? — Ou bien, au contraire, cette laideur disparaîtrait-elle si je pouvais les connaître mieux, un à un ?

— Il sera bientôt temps de se diriger vers cet autobus rouge qui vient d’apparaître sur le quai. Je me réjouis de ce petit voyage. Il me semble que je vais découvrir un pays cent fois traversé que je n’avais jamais su voir : la province et la vie quotidienne, une foule de réalités sociales passionnantes avec lesquelles j’ai hâte de confronter les hypothèses que je déduis, depuis deux mois, de mes petites observations sur l’île. La solitude rajeunit. Me voici dans l’humeur de mes vingt ans, curieux des moindres aventures, et tout mon lyrisme aux aguets des surprises du vagabondage.

Janvier 1934. (En séjour chez un ami près de Taillefer.)

J’ai interrompu mes notes depuis quinze jours. Pour la raison très simple que le souci du lendemain [p. 59] provisoirement écarté, je serais tombé dans le journal intime, la culture des impressions ou le pittoresque. Ce séjour, par ailleurs plein d’agrément, ne m’a permis de faire jusqu’ici qu’une seule expérience précise et utile relativement au dessein de ce journal : celle du loisir. Je m’aperçois que je ne savais plus, ou ne pouvais plus, « perdre » une soirée, depuis six mois que je n’ai plus de travail fixe. Quand je m’arrêtais d’écrire, par fatigue, je ne me sentais pas la bonne conscience de l’employé qui a fait sa journée et qui pense maintenant à autre chose. Une sorte d’impatience me tarabustait encore, me ramenait sans cesse aux mêmes préoccupations. Ce n’était pas cette vacance où les idées et sentiments changent de climat.

Le loisir n’est pas simplement la cessation du travail pour un repos nécessaire. Il se définit psychologiquement non par rapport au travail, mais par rapport à la sécurité matérielle qu’assurent soit le travail, soit la fortune, soit, dans mon cas particulier, l’amitié.

Un chômeur intellectuel peut encore travailler — et c’est cela qui le différencie profondément d’un chômeur industriel, par exemple —, mais il ne connaît plus de vrais loisirs.

Je saisis l’occasion de ce répit pour essayer de démêler un peu la signification complexe du chômage intellectuel. Nos conversations de ces jours derniers avec nos amis, et les précisions que j’ai [p. 60] dû fournir à des personnes curieuses de mon état, m’ont amené à me poser un certain nombre de questions et m’ont rendu attentif à quelques faits que je veux consigner brièvement, pour mémoire, quitte à les analyser plus concrètement dans la suite.

1 — Le chômage est devenu aujourd’hui un état d’âme, une « condition », un mode particulier d’existence. Il n’est plus seulement un accident, une privation provisoire de travail rémunérateur. Il ne relève plus seulement de la statistique économique, mais de la psychologie.

2 — Ce fait « existentiel » absolument nouveau dans l’histoire n’a pas encore été étudié, ni de l’intérieur, ni de l’extérieur, en tant que fait psychologique.

3 — Cependant, il est difficile, à la longue — car cela dure, croît et embellit depuis vingt ans —, de se refuser systématiquement à envisager le sort d’environ 30 millions de contemporains. D’autant plus que des partis politiques « dangereux » prennent soin de vous le rappeler avec une insistance impitoyable. Alors on se rabat sur des discussions politiques, ou sur la philanthropie. On parle du péril social créé par le chômage, dont on admet généralement qu’il est démoralisant. (Pour beaucoup de bourgeois, le chômeur est un être mystérieux et un peu effrayant, il joue le rôle d’un croquemitaine pour grandes personnes.) On discute avec passion des mesures à prendre pour occuper les sans-travail, ou tout au moins pour leur donner de la soupe ; on fait des hypothèses sociologiques, etc. Tout [p. 61] cela reste forcément extérieur à la réalité humaine et présente du chômage.

4 — Qui donc pourrait étudier la réalité humaine et présente du chômage ? Les chômeurs eux-mêmes ? On n’étudie pas la misère, quand il ne s’agit plus de rien que de trouver le pain du lendemain, et c’est le cas du très grand nombre. D’autre part, ceux qui « jouissent » d’un mode d’existence assuré se soucient peu de connaître la mentalité du chômeur, soit que, bourgeois, ils refusent de croire à la nécessité organique et permanente de sa condition dans l’ordre capitaliste, soit que, socialistes, ils se bornent à utiliser l’argument politique du chômage, soit enfin qu’une gêne assez compréhensible les retienne de se mêler du malheur d’autrui, d’un malheur en l’espèce dont ils se sentent peut-être, obscurément, responsables de par leur prospérité même. (Double « censure » opérée par les passions politiques et par les croyances morales.)

Voici donc le dilemme : ou bien l’on est dans le chômage, et l’on n’a pas les moyens de s’analyser, de s’exprimer. Ou bien l’on est hors du chômage, et l’on a toutes les raisons de ne pas trop s’en approcher.

5 — Reste le cas tout à fait particulier de l’intellectuel chômeur. Il semble que cet homme-là soit à peu près le seul qui ait à la fois le droit et les moyens d’étudier de l’intérieur le « fait du chômage ».

Mais cela n’est pas si simple en réalité. J’ai observé par exemple à plusieurs reprises un petit fait amusant. Les bourgeois de gauche ou de [p. 62] droite parlent volontiers de la nécessité de « sauver les élites », et de secourir les chômeurs intellectuels dont on dirait parfois qu’ils paraissent plus spécialement touchants… Mais quand un de ces excellents bourgeois vient à me rencontrer, et que je me donne pour ce que je suis, c’est-à-dire un intellectuel chômeur, je devine chez mon homme un certain scepticisme : « Chômeur ? Allons donc, cela s’appelait bohème de mon temps ! Et puis vous êtes un bourgeois, un bourgeois ne peut pas faire un « vrai » chômeur, il y a là quelque chose qui ne va pas. Enfin, au fait et au prendre, qu’est-ce que cela signifie d’être chômeur quand on a pour métier de penser ? Peut-on s’arrêter de penser ? Ha ha ! Un intellectuel en chômage, ce serait en somme un monsieur un peu fatigué et qui se donnerait quelques vacances cérébrales ? Jolie expression, après tout, pour désigner un type un peu gâteux. Mais je crois plutôt que vous vous payez ma tête. » Ce qui renforce cette impression chez quelques-uns de ceux auxquels j’ai eu affaire, c’est que j’ai l’air assez satisfait de mon état, le plaisir de vivre à ma guise dans une simplicité très favorable à mon travail, surpassant finalement mes ennuis matériels. De là à croire que je ne suis qu’un amateur, ou que je pose au prolétaire, il n’y a qu’un cheveu.

Paradoxes. — Un intellectuel chômeur n’est pas un homme démoralisé par la privation de [p. 63] travail. Au contraire, il peut travailler davantage. Il ne se distingue donc d’un intellectuel rentier que par le manque de revenu assuré. Mais le seul fait que la « matérielle » est déficiente change sa conscience d’intellectuel, et l’oblige à se poser des questions toutes nouvelles.

Un intellectuel chômeur n’est généralement pas « inscrit au chômage » et ne bénéficie pas du minimum de sécurité financière accordé par l’État au chômeur industriel.

Autre désavantage : il ne peut pas accepter n’importe quelle occupation manuelle provisoire sans renoncer en même temps à sa raison d’être, — ce qui n’est pas le cas de l’ouvrier, surtout non qualifié.

Il se pourrait que l’intellectuel puisse connaître une forme très particulière de chômage pur : certaines circonstances extérieures sont capables de tuer en certains hommes jusqu’à l’activité de la pensée : mon état d’esprit, quand je suis dans une ville étrangère, où rien ne m’appelle ni ne me parle, où je me sens perdre jusqu’à mes attaches avec moi-même, à force d’inaction, de gratuité.

Plus j’essaie de préciser ma condition, plus elle m’apparaît paradoxale, tantôt meilleure, tantôt pire que celle du chômeur normal — si j’ose dire — jamais tout à fait pareille, et pourtant [p. 64] voisine. À défaut de conclusion nette, essayons de résumer les faits :

1 — L’intellectuel chômeur est celui qui ne peut plus vivre de son travail, soit qu’il ait perdu l’emploi régulier qui assurait son budget, soit que la nature même de ses travaux l’empêche d’en tirer de quoi vivre. (Combien y a-t-il en France d’écrivains qui vivent de leurs écrits ? Peut-être deux sur cent — et ces deux-là auront probablement de 40 à 70 ans…)

2 — Le chômage tel qu’il est vécu aujourd’hui par une trentaine de millions d’hommes ne peut pas être vécu de la même façon par l’intellectuel. Il atteint les travailleurs manuels, les employés, ingénieurs, médecins, etc., qui ne peuvent plus exercer leur profession quand les instruments ou le champ d’action nécessaires leur font défaut. Mais l’intellectuel n’a besoin, la plupart du temps, que de papier et d’encre. Il ne sera donc jamais un chômeur absolu, pensant toujours, ce qui est son métier. Mais peut-être, du fait même qu’il réfléchit plus que d’autres, par vocation, souffrira-t-il davantage de son état, tout au moins le comprendra-t-il plus profondément, plus insupportablement donc…

Un point à étudier : le chômage déclasse l’intellectuel. Il le met sur un pied d’égalité paradoxal avec les hommes qui l’entourent. Il le dépouille des signes extérieurs de son état, de cet habitus bourgeois qui, hélas, est encore chez nous [p. 65] la marque de l’intellectuel. Par là même, l’intellectuel chômeur risque d’apparaître inférieur aux yeux des gens de métier parmi lesquels il vit.

Pour le moment, ce qui domine en moi, c’est le plaisir du dépaysement en profondeur — et non plus en surface —, social et non plus géographique…

21 janvier 1934 (dans l’île)

Nous sommes rentrés hier soir dans cette maison glaciale et humide. Il n’y avait plus de pétrole, et il était trop tard pour aller en acheter. Silence, froid, solitude, et ce vent qui ne cesse pas de siffler autour de la maison. Nous avons trouvé des noix et bu un verre de vin, à la lueur d’une bougie. Heureux de nous retrouver chez nous, dans notre campement au bout du monde. Confort profond dans cet inconfort matériel.

Je viens de relire mes notes de Taillefer. Il me semble déjà que l’ambiance où j’étais en les écrivant m’a fait exagérer l’importance de l’élément d’insécurité dans ma vie actuelle. Certes, j’ai toujours les mêmes raisons matérielles de m’inquiéter. Mais je ne les sens pas si obsédantes. Et même, en y réfléchissant, je m’étonne soudain du calme particulier avec lequel j’accepte en fait mon existence présente, si absurde qu’elle puisse m’apparaître au regard de certaines ambitions. Cela me rappelle d’autres moments pareils : à [p. 66] l’annonce d’accidents imprévus qui donnaient brusquement à ma vie un cours nouveau, à deux reprises au moins, je me souviens parfaitement d’avoir prononcé à mi-voix : « Ainsi, c’est cela. » — avec ce même calme massif. Comme si je ne faisais que reconnaître et vérifier quelque chose de déjà entendu, au double sens du mot. Comme si j’étais moi-même mon destin, à ce moment, et que par suite, aucune question, aucun doute et aucune angoisse ne trouvaient place où se glisser entre mon jugement et ma vie. (Fausse reconnaissance, diraient les psychologues. Mais une étiquette n’est pas une explication.)

Pourquoi ce calme, quand j’aurais toutes les raisons de m’inquiéter, de réclamer, de calculer plus ou moins fiévreusement d’autres projets…? D’où vient cette persuasion que tout est bien, si profonde que je me l’avoue pour la première fois aujourd’hui, et que je n’arrive à la préciser que par l’effort d’écrire ici des mots qui la traduisent et la trahissent ? D’où vient cette espèce d’optimisme que rien ne paraît motiver aux yeux d’autrui ou aux yeux de ma raison ? Et si je n’avais pas une croyance secrète et puissante en l’ordre significatif du monde (quoi qu’il m’advienne), ne serais-je pas désespéré, fou de possibles manqués et de grandeurs inatteintes ? Serait-ce donc que je crois réellement à la Providence ? Beaucoup de philosophes contemporains disent que la Providence est un opium ; que l’homme s’endort à imaginer un ordre du monde où sa place serait réservée, alors qu’il s’agirait au contraire de créer cet ordre dans l’arbitraire insensé du monde, et [p. 67] parmi des déterminations qui ne tiennent aucun compte de moi : voilà la croyance des hommes forts, disent-ils. Savoir quelle angoisse d’infériorité se cache sous cette volonté de puissance !

La force est calme. Et il me plaît de croire qu’elle s’ignore.

Je distingue clairement ceci : il y a une immense libération intérieure dans la certitude que la seule force qui compte est celle de la Providence (ou du destin). C’est cela seul qui dispense l’homme de jouer la comédie de la force pour s’imposer aux autres, ou s’en imposer à soi-même. Ceux qui font des mentons d’imperator, ceux qui frappent du poing sur la table, ceux qui s’égosillent, ceux qui publient à son de trompe leurs défis ou leurs succès — prouvent qu’ils n’y croient pas totalement. Ils demandent « confirmation » — au sens étymologique. — On comprend qu’ils s’acharnent à répéter que rien de grand ne se fait que par la collectivité : s’ils étaient seuls, ils auraient peur de n’être rien.

23 janvier 1934 (écrit sur la dune)

Il ne faut pas se mettre en colère au mois de janvier. C’est une saison abstraite, on n’atteint presque rien. Le soleil froid à travers une brume lointaine agrandit les regards sans nourrir la vision. Pas de mouches dans la lumière au ras des landes. Lucidité stérile du bel hiver. La colère y jaillit sans rencontrer personne. J’ai à craindre [p. 68] qu’elle ne m’attaque par désir famélique de créer du nouveau. Car c’est une consolation aussi que d’avoir à faire face à quelque catastrophe intime. Certains jours on donnerait beaucoup pour une bonne raison de désespérer, pour une bonne et impérieuse raison d’abandonner cette partie mal engagée, ma vie, et de se retrouver neuf, enfantin, ou tout simplement jeune devant un présent ouvert de tous côtés…

Une seule vertu peut alors nous sauver de cette tentation du désespoir et c’est l’humilité. Si je ne suis pas important, le monde s’agrandit. Je puis encore aimer des paysages qui ne sont pas mon « état d’âme », mais une parole à déchiffrer. L’humilité m’apporte des nouvelles du monde. Ainsi je me renouvelle lentement. C’est un moyen de sortir de l’impasse : non pas en changeant ses données, mais soi-même.

Fin de janvier 1934

Je lis dans le Journal de Kierkegaard : « La lande doit favoriser le développement de pensées puissantes. Ici tout est sans voile, dans sa nudité devant Dieu. Ici plus de dérangements domestiques, plus aucun de ces subterfuges grâce auxquels la conscience peut se dissimuler, et qui l’empêchent d’atteindre rien de sérieux dans le désordre. “Où fuirai-je devant ta face ?” Cette parole peut être dite en vérité, ici, sur la lande. »

Oui, c’est cela, mais Kierkegaard ne faisait que se promener sur la lande danoise, loin de tout [p. 69] « dérangement domestique ». Il avait un très bel appartement à Copenhague.

Deux mots me frappent dans l’édition allemande où je poursuis la lecture de ce journal : Einsamkeit (solitude), et Gottgemeinsamkeit (communion avec Dieu). Leur rapprochement exprime le sens profond de la lande, son sens ésotérique si l’on veut. Il est curieux de noter qu’en français communion contient et évoque union, alors qu’en allemand le même mot contient et évoque solitude. Je ne pense pas qu’il y ait là contradiction : les deux couples de mots désignent deux aspects d’un même mouvement de l’être. Celui qui « se tient devant Dieu » est seul. Il se trouve placé dans un rapport strictement personnel, par définition. Mais aussitôt qu’il communie avec son Dieu, il se voit uni à ses semblables par un lien de responsabilité. Séparé du monde et remis au monde d’une manière toute nouvelle, non plus pour le subir mais pour collaborer à sa transformation.

Ainsi de mon île : c’est d’abord un désert, et ensuite il m’apparaît que ce désert est habité par des hommes dont la présence m’est plus concrète qu’ailleurs. Ou par une analogie moins profonde : d’abord la lande est une exaltation, un dépaysement romantique, et ensuite il m’apparaît qu’elle est une terre réelle, travaillée par des hommes réels, leur imposant des conditions de vie précises et qu’il s’agit de regarder d’un œil actif.

[p. 70]

Février 1934

Les gens. — Du haut des dunes, je vois les terres divisées en parcelles minuscules. Sur ces parcelles des hommes et des femmes travaillent, le buste parallèle au sol.

Ces deux observations physiques très simples méritent chacune un commentaire. Elles résument en deux images exactes les conditions morales et économiques des habitants de l’île.

1. Division des terres. — J’ai pu vérifier à plusieurs reprises l’extraordinaire complication du cadastre en lisant affichées sur les murs de l’église les annonces de ventes immobilières. Les propriétés se composent généralement d’une vingtaine ou d’une trentaine de parcelles, dont beaucoup n’ont que quelques centiares, les plus grandes un à deux ares. Je connais déjà la géographie locale assez pour me rendre compte de la dispersion ridicule des parcelles tout autour du village : l’homme qui travaille ces bouts de champ grands comme ma chambre doit passer une partie de la journée à marcher de l’un à l’autre. Disposition encore plus gênante au moment de la récolte. Et bien entendu, cela exclut l’usage des machines agricoles. Pourquoi ne s’entendent-ils pas entre eux pour grouper leurs lopins ?

Je me suis renseigné. Il paraît bien qu’un maire avait proposé la réforme, avant la guerre. Mais cela n’a pas marché. La tradition de l’île veut que chaque champ soit partagé à la mort du propriétaire en autant de parcelles qu’il y a [p. 71] d’héritiers. Ceci pour éviter que l’un hérite d’un champ un peu meilleur que les autres. Égalité contre solidarité.

Le résultat évident de cette tradition sacro-sainte, c’est que les paysans travaillent beaucoup plus qu’il ne serait nécessaire à leur subsistance si la répartition des terres était conçue non point selon les principes égalitaires, mais selon le bon sens pratique. Comment espérer un développement « culturel » de cette population abrutie de fatigue ? Il faudrait d’abord réformer leurs conditions matérielles.

Mais précisément ce qui s’y oppose, c’est l’idéologie rudimentaire qu’on leur a inculquée, et qui n’a que trop bien convenu à leur penchant naturel. Il faudrait donc d’abord réformer leur mentalité pour rendre possible une réforme matérielle, qui à son tour permettrait d’autres progrès.

Un seul homme ici pourrait influencer leur mentalité, c’est l’instituteur. S’il leur donnait une éducation non plus égalitaire, mais communautaire, beaucoup de choses pourraient être changées.

Mais si personne ne fait rien par le moyen normal de l’éducation, il n’y a plus d’autre solution que la contrainte. La dictature est un moyen grossier, souvent barbare et toujours déshonorant pour ceux qui la subissent, mais c’est le seul moyen de transformer et d’animer un peuple auquel on n’a pas su donner le sens civique, le sens de la communauté. Qui est-ce qui se préoccupe en France de donner au peuple une éducation [p. 72] solidariste ? On cherche à enrôler ces cultivateurs dans des ligues toujours anti-quelque chose, qui n’empêcheront rien, c’est l’évidence, parce qu’elles n’exigent rien de positif, ne construisent rien, n’animent rien, s’épuisent en excitations verbales. Dictature ou éducation, voilà le dilemme.

2. Mauvais outils. — Revenons au sens précis, limité et terre à terre des usages de l’île. Dès la quarantaine déjà, les hommes et les femmes ont tous le corps plus ou moins déjeté. Cela provient évidemment de leur position quand ils travaillent aux champs. Et cette position provient de la forme de leurs outils. Ils n’utilisent guère que des « bouelles » au manche très court, recourbé à l’extrémité, de telle sorte que la lame fait avec le manche un angle d’environ 45°. Cet instrument, d’une part, les oblige à baisser le buste au maximum, jambes écartées, pour gratter la terre sablonneuse, d’autre part, les empêche de labourer cette terre à plus de dix ou quinze centimètres de profondeur. Trente centimètres de rallonge au manche, un angle plus grand avec la lame, cela suffirait à redresser leur corps et augmenterait le rendement de leurs champs.

Intrigué dès les premiers jours par l’allure et les façons de travailler si spéciales des gens d’ici, j’ai hésité longtemps à croire que la raison en était réellement aussi simple. Je connais tout de même assez la terre pour savoir que les mêmes outils ne sont pas bons en tous pays, et je cherchais quelle particularité locale motivait l’usage exclusif de cette bouelle. Je les ai questionnés : [p. 73] ils ont eu l’air plutôt surpris. « On a toujours fait comme ça. » Un jour, le père Renaud étant venu retourner une planche d’oignons, je lui ai offert les outils à long manche qui sont dans le chai, et il a refusé. « On n’a pas l’habitude. » Contre-épreuve : un petit propriétaire venu du continent il y a trois ans et qui utilise des outils ordinaires, me dit qu’il a tout de suite obtenu des résultats supérieurs à ceux de ses voisins, et à moindre fatigue.

Il y a peut-être d’innombrables petits faits de ce genre en France. Il y aurait peut-être d’innombrables réformes aussi simples à opérer. Je n’en sais rien4. Je me borne à constater qu’ici les paysans travaillent trop, se plaignent du mauvais rendement de la terre, et refusent cependant de rien changer à des habitudes dont les défauts sautent aux yeux du premier venu.

13 février 1934

La presse. — Je note à l’usage d’un futur historien des mœurs que la presse « de droite » reflète assez exactement la mentalité et les conversations de la bourgeoisie conservatrice, alors que la presse de gauche ne reflète nullement la mentalité [p. 74] ni les conversations populaires. C’est que les journaux socialistes et communistes sont rédigés par des bourgeois, ou par des candidats à la bourgeoisie, en tout cas par des gens qui recherchent la « considération du peuple ». D’où le ton haineux, typiquement petit-bourgeois, de certaines de ces feuilles. Je n’ai jamais retrouvé ce ton dans le peuple. S’il en paraît parfois, par accident, quelques traces ici ou là, c’est que le peuple de France lit trop de journaux, ne lit que cela, et finit par se croire « le Peuple » tel que l’imaginent les bourgeois et leurs journalistes.

Ce n’est pas dans notre île, d’ailleurs, que j’ai pu constater cette contagion ! Les deux journaux locaux gardent un ton à la fois naïf et grandiloquent, avec des maladresses et de grosses astuces, qui n’est pas exactement celui des « discussions » qu’on peut entendre dans les cafés du port, au chef-lieu, mais qui correspond bien à ce que les pêcheurs ou les paysans aiment à se faire dire, me semble-t-il. D’ailleurs, il y a peu de nouvelles du monde dans leurs colonnes. Les correspondances villageoises (accidents de bicyclette, arrivée d’un bateau, prix du sel, causeries du curé ou de l’instituteur, mariages, décès et naissances) tiennent presque toute la place. Abîme entre la politique des amis du peuple, et la réalité du peuple : rien ne le rend plus sensible que cette différence de ton entre tel organe socialiste ou communiste de Paris, et l’un de ces petits journaux de campagne.

[p. 75]

15 février 1934

Les gens. — Si j’avais une âme de philanthrope, je chercherais à répandre mes idées dans la population : je convoquerais par exemple un meeting pour exposer mes critiques ci-dessus consignées, et mettre en discussion mes projets de réforme. Je sais bien ce qui m’arrêterait dès les premiers pas. Ces hommes n’ont pas ou n’ont plus coutume de se réunir, d’être ensemble pour causer. Le dimanche, ils « font la partie » chez l’un ou l’autre, à quatre ou cinq. On boit et on tape le carton sans beaucoup de paroles. C’est à cela que se réduit la vie commune. Quelques-uns le déplorent parmi les vieux. Mais personne n’a l’idée de rien entreprendre.

Le village comptait autrefois, paraît-il, cinq ou six sociétés de caractère utilitaire ou récréatif. La plus fameuse était la Clique des retraités de la Marine, qui animait de ses concerts de nombreuses fêtes villageoises. Tout cela s’est dissous quand les hommes sont partis pour la guerre, et rien ne s’est refait depuis. Quand on veut danser on fait venir l’orchestre-jazz du chef-lieu : il arrive dans un somptueux car d’excursion capitonné de velours violet horriblement moderne.

Cependant deux associations se survivent encore. L’une, c’est la Mutuelle, dont l’activité principale se manifeste lors des enterrements : elle assure à chacun de ses membres une nombreuse suite pour leur « dernier voyage ». L’autre, c’est la Société coopérative de panification, réunissant [p. 76] dans une sorte de corporation boulanger, minotier et consommateurs.

Le pain, la tombe. Deux réalités fondamentales. Voilà qui est bien dans l’harmonie de cette lande où l’homme et ses maisons mettent les seules verticales. Existence ramenée à ses deux dimensions premières. Pour la vie, l’homme debout et actif, il faut le pain. Pour la mort, l’homme qui se recouche, il faut la tombe.

Il y a toujours quelque grandeur dans les choses simples, rudimentaires. Mais quand je vois ces hommes et ces femmes accrochés à cette terre pauvre qu’ils grattent lentement pour en tirer tout juste de quoi vivre, j’hésite à reconnaître dans leur existence le beau mythe du peuple primitif aux prises avec les éléments hostiles. En vérité, ils vivent à peine. Ils subsistent. À la fois aux limites du continent et aux limites de l’humanité. Ils n’attaquent plus, ils se cramponnent. Ce ne sont pas des colons, des défricheurs, mais de petits propriétaires qui se défendent avec la seule obstination de l’instinct, au niveau le plus bas où l’homme puisse vivre sans misère, sans ambitions, sans rêves, sans tristesse. Chacun pour soi sur sa parcelle de terre ingrate, ou dans sa courette pleine de fleurs.

Qu’ils n’aient pas de vie communautaire, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils aient perdu le sentiment de leur commune condition. Ils sont peut-être trop pareils pour éprouver le besoin de s’unir. Ils n’ont pas à faire face à des menaces extérieures. Et surtout ils n’ont nulle envie d’entreprendre une conquête quelconque, matérielle [p. 77] ou spirituelle. Or c’est cela seul, menace ou entreprise commune, qui rassemble les peuples et les pousse à créer des signes visibles de leur union : assemblées, fêtes, cortèges, uniformes, ou chefs, — kolkhozes, corporations ou camps de travail. Mais ici, que feraient-ils de tout cela ? Ils ont la liberté, et cela leur suffit, depuis cent-cinquante ans. Ils ne songent pas à en tirer le moindre profit positif. Ils se nourrissent mal (légumes, soupes, fruits de mer, seiches et poisson, je crois que c’est à peu près tout), mais pourquoi vivraient-ils autrement ? Bien entendu, certains d’entre eux sont morts ou vont mourir couchés sur une fortune de 100 000 ou de 200 000 francs, que leurs fils iront perdre à la ville : je crois cependant que la proportion des fous est moindre ici que sur le continent. Et l’on meurt vieux5, et les médecins ne font pas fortune.

Quelle conclusion tirer de tout cela ? Quand on voit les choses et les êtres de trop près, on perd le peu de foi que l’on pouvait accorder aux idéologies et aux politiciens. Il faut vivre à Paris pour y croire. Réveillez ce peuple, il sera peut-être capable de grandes choses — c’est son mystère — mais ne dites pas que vous le faites pour son bonheur, car il est plus « heureux » que vous. Il faudrait croire fanatiquement à une vérité absolue, qui vaille mieux que la paix et le bonheur, pour oser bouleverser la petite vie de notre île.

À noter et à souligner : Seules les guerres de [p. 78] religion ont tiré de l’héroïsme de ce peuple. Mais combien se feraient tuer aujourd’hui pour sauver leurs pratiques ?

On en vient à penser que le régime qui convient le mieux à cette vie obscure, j’entends celui qui la contente le mieux, à défaut de la développer, c’est encore la Troisième République : un État faible, dont le centre est lointain, qui ne croit à rien, et qui par suite ne peut rien exiger de sérieux…

— Mais il y a d’autres aspects de la question. Le sel ne se vend plus depuis un an, et c’était la ressource principale des villages. Le chef-lieu est en train de devenir la proie des politiciens de Paris. Un dimanche ce sont les enfants communistes de la colonie de vacances qui défilent en maillots rouges et l’on pousse des « cris séditieux » ; le dimanche suivant, ce sont les enfants de la fondation « de droite » et on les applaudit : la fondation fait vivre beaucoup de personnes de l’île. La moitié des maisons sont vides, et quelques-unes déjà tombent en ruines. Et surtout ce régime d’inertie laisse trop de forces grandir contre lui : et alors, qui va venir un beau jour, de Paris, faire la loi dans notre village ?

19 février 1934

Les gens : récit d’une journée paysanne. — En revenant de la côte, je me suis arrêté au Moulin de la Purée, pour jouer avec les chatons qui pullulent dans la cour. La mère Renaud-de-la-Purée [p. 79] sort de sa porte, appuyée sur un court bâton. C’est donc la jambe qui ne va plus. D’où cela vient-il ? — C’est depuis qu’ils m’ont pris la chèvre. Ça m’a fait comme une gifle, et maintenant, ça ne va plus.

Il faut qu’elle me raconte cela. Elle vient donc s’appuyer contre la barrière de la cour, cale son bâton, et commence d’une voix posée, monotone et basse :

— C’était le 26 de juillet, l’anniversaire de ma défunte mère. Le matin, je me dis : qu’est-ce qu’on va manger ce jour ? Je n’avais pas grand-chose. Le père et les deux fils disent : on est plus jeunes que toi, on va aller au travail, et toi tu iras à la pêche. Ils partent pour le marais, vont tirer le sel, font ce qu’ils avaient à faire. Moi je vais à l’écluse, je ramasse des anguilles, quelques crabes, deux ou trois jambes. Bon. C’est ce qu’il faut pour manger. Ils rentrent d’avoir tiré le sel et mangent la pêche. J’avais ajouté deux ou trois jambes, donc, mais moi je n’en mange pas. Tantôt, ils s’en vont à leur ouvrage, moi je reste ici. Ils rentrent vers 6 heures, les jeunes d’abord, parce qu’ils ont des bicyclettes, ils vont plus vite ; le père rentre un peu plus tard. Le plus vieux dit : j’ai bien faim. Le plus jeune, il a toujours faim, alors c’est pareil. Je dis : Oh ! vous avez faim, je vais vous faire une soupe aux pommes de terre — j’avais des pommes de terre —, une belle soupe aux pommes de terre ! Oh ! dit le plus vieux, s’il y a une soupe aux pommes de terre, je vais en manger une grande assiettée ; ça arrange, ça délasse, et avec [p. 80] ça on peut aller se coucher ! Ils mangent et on va se coucher. C’est le lendemain matin que j’ai vu qu’ils avaient pris la chèvre. Des hommes mariés de 30 et 35 ans, voyez comme ils sont aujourd’hui ! Ils sont venus pendant la nuit, on a su qui c’était par la suite. Ils ont pris la chèvre, l’ont passée par-dessus le mur, et voilà ! Et pourquoi ? Pour plaisanter ! Quand j’ai été nourrir ma chèvre, je ne l’ai pas vue. J’entre : je ne vois rien. Je me dis : elle est peut-être dans le coin derrière. J’y vais, je regarde : rien. Ils l’avaient volée. Ça m’a fait comme une gifle ! J’en ai été malade comme un chien. Et après, eh bien, les malheurs sont venus de partout.

On a retrouvé la chèvre. Mais elle est toute changée. « Je l’ai fait couvrir deux fois : c’était comme si l’on n’avait rien fait. Mais je n’en veux pas d’autre. Je suis sûre qu’avec une autre bête, même une bête chevaline, ce serait pareil, maintenant… »

Fin février 1934

Sur la pauvreté. — Elle n’est un problème social si grave que parce qu’elle est d’abord un problème moral non résolu.

Pour la majorité des modernes, la menace de pauvreté ne signifie pas d’abord : faim et fatigue, comme pour les paysans, mais d’abord humiliation. « Devenir pauvre », « être ruiné », c’est selon les cas perdre vingt millions sur quarante, ou sur vingt et un ; ou cent-mille francs sur deux [p. 81] cent-mille, ou perdre une place de quatre-vingt-mille pour en retrouver une de vingt-quatre-mille ; ou perdre intégralement le peu que l’on avait. Dans tous ces cas, le problème que pose la pauvreté est avant tout moral : ce qu’on craint le plus, et en premier lieu, sentimentalement, c’est de perdre son rang et la considération qui s’y attache, c’est de ne plus pouvoir « représenter », séduire, voyager, rouler auto, aller au théâtre, garder un appartement, etc. Toutes choses que l’on aime surtout parce qu’on croit qu’il faut les aimer, ou parce qu’on n’a pas d’autres goûts que ceux qu’inspire la publicité. En somme, tout cela n’est effrayant que parce que l’on n’a pas l’esprit de pauvreté qu’on aime entendre louer à l’église ou dans les livres. On croit que pauvreté est vice, et c’est même justement parce qu’on le croit qu’on répète le proverbe qui dit le contraire.

Je pense que la vraie solution, la solution pratique de la psychose de crise qui énerve la bourgeoisie n’est pas ailleurs que dans l’« esprit de pauvreté ». Et j’ajoute aussitôt que la solution pratique de la misère réelle, celle qui est vécue depuis longtemps ou depuis toujours par une partie du peuple, est au contraire dans la révolution matérielle. Mais cette révolution ne sera durable et vraiment novatrice que si elle s’accompagne d’une révolution morale chez les bourgeois : car on ne peut pas anéantir physiquement toute la bourgeoisie (nous ne sommes pas en Russie). Et tant qu’il y aura des bourgeois, il y aura des gens qui craindront avant tout de descendre d’un échelon, c’est-à-dire de devenir pauvres. [p. 82] À moins qu’ils ne comprennent un peu mieux ce qu’est l’esprit de pauvreté.

Mais qui le comprend aujourd’hui ? Pour peu qu’on se vante de l’avoir, on ne l’a plus. Et quand on l’a vraiment, il est probable qu’on l’ignore.

(Ne disons rien des hypocrites et des naïfs qui croient que louer « l’esprit de pauvreté » dispense de supprimer les facteurs matériels de la misère, capitalisme, centres urbains, etc.)

Sans doute l’esprit de pauvreté n’est-il donné qu’à ceux qui croient à autre chose qu’à leur vie, à autre chose qu’à leur succès, ou à leurs aises, ou à leur rang, etc., ou même à leur valeur spirituelle. Ils sont très peu. Ou plutôt, disons qu’on en connaît très peu : quelques grands chefs, quelques fanatiques d’une cause, quelques saints. Mais peut-être aussi un grand nombre d’obscurs croyants. Ceux par qui l’humanité vaut quelque chose, sans le savoir.

28 février 1934

Gens. — Il est très impressionnant de se demander en face de ces hommes, à quelques mètres d’eux, quand ils travaillent sur leur parcelle, ce que signifient les méthodes productivistes et la démesure collective d’un plan quinquennal. Le silence de la lande et des marais, la rumeur de la côte, les petits chocs irréguliers des pioches et des bouelles, tout ce qu’il y a de paisible, de grand, de mesquin, de millénaire dans cette faible activité humaine au ras du sol, sous ce grand [p. 83] ciel… Au nom de quelle « vérité » brutaliser et bouleverser à grand fracas de moteurs et de règlements de fer les rythmes de cette île et de ces vies ?

1er mars 1934

Minimum vital. — Il ne faut être ni riche ni pauvre, selon les mesures sociales qui ne valent jamais que pour « les autres ». Il faut simplement être libre selon la mesure de sa vocation.

C’est par rapport à sa seule vocation qu’un homme peut arriver à savoir avec certitude de quoi et de combien il a besoin pour vivre. S’il a plus ou s’il a moins, s’il est « riche » ou s’il est « pauvre » (ce qui ne saurait être déterminé que par rapport au train « normal » que lui impose sa vocation), il court un risque qui n’est pas son vrai risque. Il se voit entraîné hors de sa ligne dans des conflits où sa personne n’est pas totalement engagée, parce qu’elle ne les a pas créés.

Le but concret de la révolution économique que je crois moralement nécessaire, et d’ailleurs techniquement possible, c’est d’accorder à tout homme, quel qu’il soit, le « minimum vital » qui lui permette d’obéir à sa vocation. Toute la difficulté repose évidemment sur le fait que ce minimum ne saurait être fixé au plus juste qu’en fonction de chaque « personne ». C’est l’État qui devrait donner à chacun de ses membres le minimum qu’il mérite. Mais comment exiger de l’État qu’il tienne compte des vocations particulières ? Elles sont souvent d’une lecture très douteuse [p. 84] pour ceux mêmes qui devraient les exercer ! Il faudrait donc, dans la pratique, se contenter d’approximations toujours très contestables. Le problème se ramènerait à trouver des signes extérieurs aisément vérifiables qui permettraient de répartir les hommes grosso modo, selon leurs vocations. Et le minimum qui leur serait accordé varierait d’une catégorie à l’autre. (Cela touche à l’absurde, on le voit — mais justement parce qu’on le voit, et que c’est tout de même ce que l’on peut imaginer de moins déraisonnable, cela peut nous donner une bonne idée du maximum d’absurdité que représente l’anarchie actuelle.)

Si l’on me chargeait de redistribuer toutes les richesses, selon mon expérience et mes petites observations, j’aurais mon plan tout prêt dans ses grandes lignes : je donnerais le plus possible à ceux qui demandent beaucoup, et qui se rangent ainsi dans une catégorie spirituellement inférieure (sauf exception) ; je donnerais très peu aux intellectuels et aux artistes ; et je donnerais aux autres selon leur profession : d’autant plus qu’elle serait plus monotone par exemple, ou qu’elle supposerait moins d’énergie créatrice…

Et pour ma part — s’il faut un exemple précis, c’est le seul que j’ose donner —, je m’accorderais chaque année onze fois la somme dont j’ai besoin pour vivre ici pendant un mois ; le nom du mois où je ne recevrai rien restant indéterminé, et dépendant du seul caprice d’un employé que je ne connaîtrais pas.

[p. 85]

15 mars 1934

Je rentre de Vendée. On m’avait demandé d’y aller faire quelques causeries. J’en rapporte deux séries d’observations nouvelles sur la Province, et je crois d’autant plus utile de les consigner qu’elles modifient sensiblement certains jugements auxquels m’avait amené la considération de mon île.

 

Il faut parler d’abord des autocars. Je ne sais si l’on se doute à Paris de l’importance des autocars et des transformations qu’ils sont en train de causer dans la vie provinciale. Je n’ai pas compté le nombre de lignes actuellement exploitées. Mais j’ai pu constater dans plusieurs départements de l’Ouest qu’il n’est plus guère de « pays » qui ne soit desservi par une ou deux ou même trois compagnies de transports locaux. Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai bien utilisé une vingtaine de ces lignes.

Je commence à connaître leurs coutumes : rien ne pouvait modifier plus rapidement et plus profondément la coutume de la France rurale. Mais ce n’est pas encore assez dire : l’autocar modifie complètement le mode de contact entre le voyageur et la province.

Naguère encore, quand on n’avait que les chemins de fer, tout convergeait vers Paris, non seulement du fait d’une organisation ferroviaire centralisée, mais encore sentimentalement. Le confort relatif des grandes lignes indiquait qu’on [p. 86] allait à Paris ou qu’on en venait. Tout le reste n’était que tortillards cahotants, jamais à l’heure, où l’on se sentait relégué à l’écart de la « vraie » circulation. Et l’on ne voyait guère que des gares, ce qu’il y a de plus attristant dans chaque village. Aujourd’hui, les stations d’autocars sont sur la place principale. C’est de là qu’on part au milieu d’une grande affluence de badauds, c’est là qu’on arrive à grand son de trompe, c’est enfin ce que l’on voit le mieux de chaque pays. La voie ferrée était une sorte d’insulte à la vie locale : elle la traversait abstraitement, sans la voir, sans tenir compte de ses circonstances. Sur ses bords ne vivait qu’une population nomade, qui portait l’uniforme de l’État, partout la même. Vous pouviez parcourir vingt fois la France de part en part sans remarquer que les gens qui l’habitent ne sont pas tous de la même sorte, et que d’une province à une autre, ce n’est pas seulement le paysage qui change. N’était-ce pas là l’une des raisons qui faisait si facilement nier la subsistance des « petites patries » dans la nation abstraitement unifiée ?

La ligne d’autocar fait partie du pays. Elle en épouse la géographie physique mais aussi humaine. Elle quitte à tout propos la route nationale pour des chemins secondaires ou des ruelles à peine plus larges que la voiture. Mais aussi elle tient compte des rythmes de la vie locale, du calendrier des marées, de l’heure matinale des foires, dans les districts ruraux, et ailleurs de l’entrée et de la sortie des usines ou des écoles.

La simple intention d’utiliser ce moyen de [p. 87] transport vous met en contact avec toutes sortes d’habitudes locales. D’abord il faut aller dans deux ou trois cafés pour obtenir un minimum de précisions concernant l’heure du prochain départ et la destination des diverses voitures qui stationnent sur la place. C’est que chaque ligne a sa tête de ligne chez un bistrot différent, et il est rare qu’on puisse trouver l’horaire ailleurs. Parfois le bistrot vend aussi les billets ; et c’est chez lui qu’on attend le départ. Pour peu que l’on manifeste la moindre curiosité on ne tarde pas à y apprendre pas mal d’histoires, dont j’indiquerai ici l’enchaînement à peu près immuable. Cela commence par quelques anecdotes sur l’installation de la ligne et sur la concurrence qui a fait baisser les prix. Car il est de règle qu’au début deux Compagnies se disputent le parcours, jusqu’à ce que l’une des deux fasse faillite, ou réussisse à vendre « honnêtement » sa renonciation, quitte à recommencer aussitôt le petit jeu un peu plus loin, sur un autre parcours6. De là à des potins sur les personnalités de l’endroit, sur le rôle qu’ont joué dans l’affaire le sous-préfet, ou le député, ou divers margoulins, topazes, etc. Si l’on a le temps, il n’est pas impossible de pousser la « discussion » sur un plan supérieur, [p. 88] d’aborder par exemple la question du capitalisme en général et des moyens d’arrêter ses méfaits. Bref, lorsque vous montez dans l’autocar, vous êtes renseigné, vaille que vaille, sur les facteurs économiques du pays, sur les noms des notables et sur le jeu des partis politiques.

Et que dire maintenant du voyage lui-même ? C’est une résurrection de ce que Vigny pleurait, la poésie des diligences, mais aérée. C’est fait d’une foule d’incidents entrevus, que tout dispose à romancer ; de conversations absurdes et rapidement intimes, avec ce personnage enfoui à côté de vous dans un luxueux fauteuil de cuir rouge ou bleu vif, et qui change de tête plusieurs fois pendant le trajet, de coups de main aux voyageurs chargés de paquets ou d’un jeune veau, ou d’un enfant hurlant et admiré, d’arrêts et de détours imprévus — car les chauffeurs acceptent volontiers toutes sortes de petites commissions que de vieilles dames leur confient au départ avec force recommandations ; et ils sont rares, ceux qui n’ont pas deux mots à dire par la portière entrouverte un instant à la fille de l’auberge écartée qui attend le passage du car, les cheveux au vent sur le bord de la route.

Rien n’est plus sympathique qu’un conducteur de car. Cela tient évidemment à leur métier. Ce sont en général de jeunes gaillards solides et gais, et qui ont toutes les raisons d’aimer le travail et de le faire bien : c’est moderne, c’est sportif, cela vous pose dans l’esprit des populations, on se sent maître à bord de sa puissante machine, et l’on bénéficie de ces petites faveurs que les [p. 89] femmes ont toujours accordées à ceux qui commandent et disposent, ne fût-ce que pour une heure, de leur vie. Oui, voilà bien les hommes avec lesquels je rêverais d’entreprendre une belle révolution, qui rajeunisse la France : ils ont la bonne humeur, le dynamisme, le sens pratique et la rapidité d’esprit que les bourgeois, qui en sont dépourvus, attribuent par erreur au « peuple » en général. Sans compter les moyens techniques dont ils disposent et qui seraient décisifs lors d’une action rapide.

Mais loin de moi ces ambitions : ceux qui les ont n’en parlent pas, dit-on. Et je ne suis qu’un écrivain.

Ceci me rappelle un bout de conversation que j’aurais dû noter plus tôt. Le monsieur rencontré dans l’autocar de Taillefer voulait savoir quel était mon métier. Et quand j’eus dit que je n’en avais aucun, et que je n’étais qu’un écrivain, et chômeur par-dessus le marché, il s’écria : « Ah cher Monsieur, je vous envie ! Vous avez un rôle magnifique à jouer dans la société. Vous avez le temps de réfléchir et de nous faire part de vos lumières, et sans vous, où irions-nous donc, nous qui ne croyons plus aux curés ! »

— « Comptez Monsieur, lui dis-je, qu’un écrivain a bien deux fois plus de peine à vivre qu’un homme normal, mettons qu’un fonctionnaire (c’était pour le flatter), et cela tient aux circonstances mêmes qui l’ont mis dans le cas d’écrire. Car ou bien l’on écrit ce que l’on ne peut pas faire, et c’est l’aveu d’une faiblesse ou d’une ambition excessive, deux choses qui compliquent [p. 90] fort la vie, je crois ; ou bien l’on écrit des choses intelligentes, et c’est encore l’aveu d’une inadaptation cruelle aux mœurs et coutumes de ce temps ; ou bien l’on écrit simplement pour gagner sa chienne de vie, et c’est le bon moyen de traîner la misère la plus honteuse qui se puisse imaginer, dans les antres rédactionnels. Je dis les antres. De toute façon, un écrivain est par nature un empêtré. Et voilà le paradoxe et l’injustice : c’est qu’on attend, qu’on exige même de ces gens-là des vertus au-dessus du commun, la révélation de secrets qui suffiraient à rendre heureux les plus indignes, et ingénieux les plus balourds, enfin je ne sais quelle supériorité humaine, quel luxe d’énergie ou d’invention qui, s’ils les possédaient vraiment, feraient de leurs détenteurs non point des écrivains mais des Don Juan, des dictateurs, des milliardaires ou des saints. Croyez-moi, ce que nous vous donnons, c’est justement ce qui nous manque, et quand vous aurez compris cela, vous cesserez, je le crains, d’envier ma condition… »

16 mars 1934

D’un autre « peuple ». — Il faut encore que je revienne sur mon séjour vendéen. J’avais à donner trois « causeries » devant des auditoires de jeunes cultivateurs. Eux-mêmes avaient fixé la liste des sujets qu’ils désiraient étudier au cours de l’hiver avec l’aide de plusieurs orateurs bénévoles, pasteurs, instituteurs ou autres « personnes [p. 91] instruites » de la région. On m’avait prié de parler des révolutions russes de 1905 et de 1917, et de l’état actuel de l’URSS.

Ils étaient venus par groupes, à bicyclette ou en charrettes, de tous les villages voisins. Du haut de la colline où nous étions tous réunis pour déjeuner, on dominait tout un canton de marécages mélancoliques ; et parfois l’on voyait scintiller dans un lointain nuageux et sous une trouée d’or, la mer.

La petite salle des cours ruraux peut contenir une centaine d’auditeurs. L’orateur doit se tenir debout au milieu d’eux, de manière à pouvoir, tout en parlant, passer des clichés dans la lanterne à projection. Pour assurer le fameux « contact avec le public », rien ne vaut cette proximité physique. Je leur parlai pendant deux heures d’un pays d’énormes plaines, sans barrières ni haies, sans chemins creux et sans secrets, où les hommes vivent sans calcul ni prudence, dans la misère et dans la communion, superstitieux, poètes, bons et fous. Je décrivis les révoltes obscures de ces masses opprimées et naïves, conduites par des équipes d’hommes durs, intellectuels bannis ou petits nobles déclassés ; le triomphe implacable de Lénine ; l’enthousiasme du plan de cinq ans. Et je m’étonnais tout en parlant de raconter une épopée contemporaine : tout cela se dégageait ici de la mesquinerie hargneuse des polémiques et des partis pris, devenait légendaire et généreux, prenait le rythme et les couleurs grandioses et irréelles de la page d’histoire. Mensonge de la distance et de la simplification ; vérité [p. 92] de la fable qui donne une forme grande à nos obscurs et grands désirs informulés. En finissant je craignis un moment de les avoir trompés, de les avoir rendus jaloux d’une espèce d’imagerie d’Épinal, malgré moi trop pareille aux innocentes peintures de paradis modernisé que vulgarise la propagande communiste. Mais leurs questions ne tardèrent pas à me rassurer. Plusieurs voulurent savoir si cela marchait vraiment là-bas aussi bien que j’avais pu le laisser croire ; si ce n’était pas encore un de ces régimes de dictature ; si les paysans avaient plus de liberté qu’auparavant, etc. Mais ce qui me surprit davantage, ce fut la question franche d’un garçon de vingt ans, costaud, l’air intelligent et ouvert : « Pensez-vous qu’on pourrait faire la même chose ici ? » Pour sa part, il était sceptique. Il pensait qu’en Vendée les choses ne seraient pas si simples, que la situation matérielle était meilleure et demandait un développement tout différent ; qu’on voulait surtout, par ici, garder sa liberté et se gouverner comme on l’entendait.

Et je me disais, en l’écoutant : en voilà un que l’on pourrait sans honte présenter aux jeunes Russes, aux jeunes Allemands, comme un type de jeune Français.

Je retiens de cette journée deux impressions (je n’ose pas en dire davantage : tout cela est encore moins clair dans la réalité que dans ce résumé). Quand j’ai projeté sur la paroi blanche de la salle la photo de Kalinine, président de l’URSS, debout dans un champ en costume de moujik, il y a eu un profond silence au lieu des [p. 93] rires que je craignais. (On peut donc gouverner sans être un monsieur en haut de forme ? Il a l’air d’un brave type comme nous autres. Rêverie des jeunes cultivateurs.) Et quand j’ai terminé ma causerie, évitant de prononcer mon jugement sur les faits que je venais d’exposer, afin de voir si mes auditeurs étaient de la même espèce que ceux de l’île : cette série de questions précises, et ce désir de rapporter ce que j’avais dit à leur situation concrète. Esprit critique, méfiance intelligente des paysans, conscience de leur autonomie…

Je ne bifferai pas les conclusions que j’avais tirées de la conférence à A. Elles sont également vraies. Ce qui est faux, c’est de parler du peuple en général. — « On le savait depuis longtemps. » — On sait tant de choses que l’on n’a jamais pris la peine de connaître, chez les « intellectuels ».

17 mars 1934

L’instituteur vendéen. — Nous étions assis dans sa cuisine avec sa femme et ses deux enfants. C’est un homme de quarante ans, aux traits réguliers et sérieux, un peu lent de geste et de parole ; prudent. Il se plaint de son isolement. « On nous laisse seuls, sans direction. Nous ne savons pas que lire. Le travail est dur, ici. Il faut lutter contre les parents, contre la concurrence de l’école libre qui nous a pris les deux tiers de nos élèves. On aurait besoin de nourriture intellectuelle pour se soutenir. Quelquefois [p. 94] on nous envoie des journaux ou des revues à l’essai, mais c’est toujours de la politique. Quand j’étais jeune, j’ai beaucoup lu Anatole France, c’est à cause de lui que j’ai perdu la foi. J’aimais beaucoup Romain Rolland. Est-ce qu’il est mort ? Vous ne pourriez pas me dire ce qu’il y aurait d’intéressant à lire ? — Vous ne lisez pas de journaux politiques ? — Ce n’est pas ce qu’on cherche. Il faudrait en lire deux au moins pour corriger les mensonges. Ce qu’ils peuvent tous mentir ! On ne peut plus avoir confiance dans les partis. C’est aussi à cause de cette centralisation : qu’est-ce qu’ils savent de notre situation à Paris ? Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire un mouvement politique en dehors des partis et de voir une fois ce qu’il y aurait à changer pratiquement dans chaque province ? Qu’on arrive enfin à se gouverner sur place, dans chaque commune ? On sent bien ce qu’il faudrait. Mais qu’est-ce qu’on peut, tout seuls dans ce coin ?… »

J’ai essayé de faire une liste de livres à lire pour l’instituteur de M. Je ne trouve à lui recommander que des traductions. La littérature moderne en France n’a guère à donner à ceux qui ont faim de nourriture solide, élémentaire. Elle manque de naïveté, de force et de conviction. Tout son effort est de s’écarter le plus possible de ce qui est simplement vrai. Elle est bizarre, affectée et maigrelette, toute guindée de petites astuces, d’airs entendus dès qu’il s’agit de passions. Trop difficile quand elle est belle (Claudel ne peut pas devenir populaire). Tristement bourgeoise et fausse, quand elle est facile. Et les [p. 95] ouvrages « d’avant-garde » donnent dans l’ensemble une impression de crampe, de minutie maniaque, de méchanceté d’impuissants qui se torturent à plaisir pour provoquer un petit grincement nouveau de la sensibilité. Je comprends très bien qu’un certain nombre d’écrivains français aient passé au communisme : il leur fallait cela sans doute pour oser parler de nouveau une langue large, utile et humaine… Auparavant, ils croyaient comme les autres que c’était plutôt ridicule. Mais il paraît que ça va se porter de plus en plus. Telle est la pauvre chance des écrivains français : il a fallu un nouveau conformisme pour les libérer de l’ancien ; et l’alibi d’une action politique à laquelle ils n’entendent goutte.

Je ne sais plus quel poète a écrit : « L’art est une question de virgules. » Voilà qui donne exactement la mesure de leurs ambitions. Même si cette innocente remarque est juste du strict point de vue d’un artisan précieux de la langue française telle qu’on l’écrit à Paris de nos jours (car c’est faux sous tout autre rapport, pour tout autre pays, pour toute autre époque de nos lettres) je pense que ce n’est pas par hasard que tous les grands artistes ont jugé bon de parler d’autre chose, et de s’attacher plutôt à ce qu’il y a entre les virgules.

Fin mars 1934

Le vent souffle en tempête de la mer vers le continent, depuis sept jours déjà, sans une seule [p. 96] heure d’interruption. Et cela doit durer deux jours encore, puisqu’une nouvelle période de trois jours est entamée.

Toute la germination est comme crispée dans son essor depuis le début de la tempête ; elle s’est mise sur la défensive.

Et moi aussi, je ne parviens plus à avancer dans mon travail. Obsession du sifflement furieusement modulé dans les cheminées et à travers le toit fragile, jour et nuit. Quand nous sortons pour aller voir la côte bouleversée, il nous faut marcher pliés en avant, et nous rentrons étourdis. Depuis plusieurs jours, le bateau n’a pas pu aborder l’île. Plus de courrier. On parle d’accidents. Pourvu que le manuscrit d’une traduction « alimentaire » que j’ai expédié il y a quatre jours, ne revienne pas, feuille à feuille, déshonorer les rivages de l’île ! S’il fallait encore le revoir ! (C’est sur le prix de ce travail, payé d’avance, que nous avons vécu depuis janvier, je crois que j’avais omis de le noter jusqu’ici.)

2 avril 1934

Voici l’île purifiée et rajeunie, des fleurs partout, la grande lumière sur nos murs blanchis.

J’ai travaillé au jardin, tous ces jours. Labouré et dessiné des planches, arraché de vieilles souches, dégagé les plates-bandes couvertes de feuilles mortes.

Il me semble souvent que plus je travaille de mes mains, plus il me vient d’idées fermes et utilisables. [p. 97] Est-ce que les vraies idées viendraient du seul contact des choses, par les mains ? On le croirait à voir l’amaigrissement de la pensée des clercs aux mains débiles qui ratiocinent dans les revues sur ce que d’autres ont créé.

3 avril 1934

La solitude est une jeunesse. Elle nous apprend cette chose nouvelle que nous savions déjà, c’est vrai, quand nous étions adolescents, chose nouvelle au goût de souvenir, que trop de téléphones, à la ville, de tout à l’heure, d’heures de bureau, d’impitoyables rendez-vous d’indifférence avaient repoussée dans nos lombes ; cette chose toujours neuve et nouvelle qu’est l’attente d’on ne sait quoi.

Condition véritable de l’homme : il est celui qui agit dans l’attente. Il attend des révélations. C’est évident ! Ses actions les plus pures sont des appels et des incantations ; leur sens est toujours au-delà. Elles ne sont que symboles, invites angoissées ou séductions tentées dans l’inconnu. Autrement, comment supporter leur petitesse ? Si je gratte pendant des heures ce coin réduit de terre caillouteuse, c’est pour un printemps qui viendra. C’est pour gagner ma vie, dit une raison borgne ; c’est aussi pour gagner ma mort, je le sais bien. Toute notre attente imagine l’avenir, et l’imagine nécessairement sur fond de mort. (La jeunesse qui est l’âge de l’attente la plus ardente de la vie est aussi l’âge le plus familier [p. 98] avec la mort.) Ainsi nos gestes se prolongent, et leur grandeur est dans l’attente qu’ils trahissent.

Si le travail moderne est dégradant, c’est qu’on a limité ses gestes à l’immédiat, et borné son attente au salaire. Or toute vie est absurde et violemment inacceptable, qui ne s’ouvre pas sur l’attente d’une révélation à venir, et d’une « consolation » finale. (Consolation signifiant selon l’étymologie : unification, harmonisation, c’est-à-dire résolution des dissonances en un accord qui comble toute attente…)

7 avril 1934

Recette pour vivre de peu. La première condition c’est de gagner peu.

(J’ai écrit cela, je me le rappelle, peu de temps après notre arrivée, en haut d’une page que je retrouve dans une pile de notes. La page est restée blanche. Et, toute réflexion faite, c’est bien ainsi, et très complet.)

10 avril 1934

Inconcevable lacune dans ces notes : je n’ai pas encore parlé de la poule, la triste et digne poule noire qui habite seule au bout du jardin. Elle y est pourtant depuis notre arrivée, héritée du propriétaire. Nous l’avons nourrie sans espoir pendant des mois, la croyant trop vieille pour [p. 99] être mangée, sinon pour faire encore quelques œufs. Elle paraissait inguérissablement neurasthénique. Et voilà qu’hier, elle a pondu. Et ce matin de nouveau. De très gros œufs, me semble-t-il. (Où va se loger la vanité !)

— Le père Renaud était là tout à l’heure pour me donner un coup de main au jardin (Je rapprends avec plaisir les petits trucs de plantage que je savais dans mon enfance campagnarde). Comme je lui offrais une cigarette il s’est redressé d’un air de défi : « Non, non. J’ai cessé de fumer depuis longtemps ! — Ça vous faisait mal à la gorge ? — Non, j’ai cessé d’acheter des cigarettes, je fumais des jaunes comme celles-là, le jour où l’État les a augmentées de deux sous parce qu’il avait pris le monopole. Ça n’est pas les deux sous, mais il faut se défendre ! »

15 avril 1934

La culture et les gens. — Souvent, quand je me tire du livre que j’écris — sur la crise de la culture — pour causer avec la laitière ou la factrice, ou le postier, ou un Renaud, j’éprouve une brève angoisse : quel rapport entre cet homme à qui je parle, et le mot « homme » dans ce que j’écris ? Non seulement ceux d’ici ne comprendraient rien à ce que je fais, et ce serait assez normal, il y a l’obstacle du vocabulaire, d’une certaine technique des idées, etc., mais encore ils ne comprendraient pas même de quoi il s’agit quand je parle d’eux, précisément, et des problèmes [p. 100] qui intéressent leur existence. J’aurais beau leur expliquer chaque terme. Ils n’y reconnaîtraient rien de ce qui les « soucie », amuse, occupe, ou intéresse. Vraiment non, ce chapitre sur « l’origine rationaliste de la scission entre la culture et le peuple » cela ne peut accrocher à rien dans cet être que j’ai devant moi, avec ses rides, sa barbe et sa casquette, et qui continue à me parler de la pêche, de son filet qui a été emporté hier, etc. Quel sens concret cela peut-il avoir de parler de la « scission » entre cet homme et la culture ? N’y a-t-il pas là deux mondes qui n’ont jamais eu de contact, ni jamais de commune mesure ? Mais je suis homme aussi bien qu’eux. Et ce que j’écris m’intéresse tout entier, en tant qu’homme. Donc j’ai bien le droit de parler aussi de leurs problèmes. Mais encore je le fais d’une manière qui leur paraîtra sans doute beaucoup plus absurde que les simagrées d’un sorcier à un nègre. J’essaie de résoudre un problème que je dis les concerner, et dont aucun d’entre eux n’a jamais eu la moindre idée. Si je remplaçais le mot « peuple » dans mon livre, par une série de noms propres d’hommes du peuple que j’ai connus, est-ce que mes raisonnements ne paraîtraient pas loufoques ?

Je reviens à mes pages, bien décidé à les refaire de fond en comble, à simplifier, à concrétiser, à essayer de les rendre telles qu’elles puissent, je ne dis pas : être comprises, mais au moins, en pensée, confrontées sans un ridicule angoissant avec la réalité des choses et des êtres dont elles utilisent le concept… Eh bien, voilà le [p. 101] résultat : après une demi-heure de relecture attentive, j’ai rajouté quelques virgules, précisé quelques termes trop vagues, barré cinq lignes et mis une note au bas de la page. Il me semble vraiment que cela se tient. Il me semble aussi que c’est concret. Je me dis que cette impression-là et l’inquiétude de tout à l’heure s’excluent en fait. Mais je n’arrive plus du tout à retrouver ce sentiment d’absurdité que provoquait en moi précisément, la présence physique d’un homme, confrontée avec les idées que j’avais en tête.

Il y a probablement une fatalité interne dans notre culture : elle s’enchante, se critique, se légitime elle-même. Elle a ses lois, qui se suffisent. Les concepts alors se combinent selon des affinités ou répulsions que les faits ou les êtres qu’ils sont censés représenter n’ont pas dans la réalité. À la fin on obtient l’absurdité que j’éprouvais, mais aussi l’impossibilité de la « sentir » avec quelque vivacité, sauf par éclairs, dans la rue par exemple. Déjà je ne puis en retrouver le souvenir autrement que par un effort de réflexion qui me laisse assez froid. La culture m’a repris. Je suis dans le faux et tout y est correct : je dis que la thèse que je défends est vraie !…

Il y aurait de quoi s’arrêter de penser, si l’on pouvait.

C’est pourquoi Descartes ne voyait rien ni personne quand il se promenait. « Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées ; et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois [p. 102] que j’y ferais des arbres qui se rencontrent dans vos forêts ou les animaux qui y paissent » (Lettre à Guez de Balzac, 13 mai 1631). Ce n’est pas Descartes qui eût écrit ce Journal ! Mais nous, nous chercherons le salut de la pensée ailleurs que dans la fuite devant ce qui la met en question.

Programme : Ne plus rien écrire sans tenir compte de l’existence du père Renaud, de l’épicière, de M. Palut, de l’instituteur de Vendée, etc., etc. Au moins autant que de celle de Kant, de Guillaume Apollinaire, de Marx, ou de l’inimitable Laurence Sterne.

Le principe de toute culture véritable n’est-il pas cette commune mesure, sinon de raisons formulables, du moins… d’angoisse, ou de vision finale, qu’il s’agit de maintenir par un constant effort entre nos belles séries de pensées et la diversité désordonnée des êtres et des choses, où nous vivons ? « Je pense, donc j’en suis. » Et je ne suis guère, si je n’en suis pas. Et je ne pense bien, valablement, en vérité, que si je me sens et me connais participant de ce monde « mal compassé ». (Je puis le connaître par le moyen de ma révolte, sans pour autant cesser d’y être pris). Descartes prétendait le fuir par ce biais de ne le point regarder. La vue d’un homme de chair et d’os eût porté la déroute en son système. Mais nous, serons-nous assez forts pour penser les yeux bien ouverts ?

[p. 103]

16 avril 1934

J’ai retrouvé dans Montaigne ce passage dont je croyais bien me souvenir qu’il allait à peu près dans le sens de ce que j’ai noté hier ici. « Les sciences traictent les choses trop finement, d’une mode artificielle, et différente à la commune et naturelle. Mon page faict l’amour, et l’entend : lisez-lui Léon Hebreu et Ficin ; on parle de luy, de ses pensées et de ses actions, et si n’y entend rien. Ie ne recognoy pas chez Aristote la plupart de mes mouvements ordinaires, on les a couverts et revestus d’une aultre robe, pour l’usage de l’eschole : Dieu leur doint bien faire ! Si i’estoy du mestier, ie naturalizeroy l’art, autant comme ils artializent la nature. »

Mais le malheur du jour d’aujourd’hui, c’est que le peuple qui lit les journaux a l’esprit plus « artializé » encore que les écrivains. Et quand ceux-ci « naturalizent », on les accuse d’artifice. Pourquoi s’obstineraient-ils à parler peuple à un peuple habitué dès l’école à ne plus se reconnaître dans l’écrit ?

17 avril 1934

La poule noire couve depuis hier ses treize œufs. J’ai semé des salades, planté des choux, enfoncé une à une des graines de haricots dans un sillon tiré à la ficelle. Plaisir d’avoir les doigts et les ongles terreux ; toujours ce goût d’enfance…

[p. 104] Je ne me sens plus « éloigné de Paris », mais au centre de mon domaine, et c’est Paris qui est loin maintenant, peu vraisemblable ; et non plus moi.

Premières roses au soleil, le long des murs du chai. Nous déjeunons sous les tilleuls. Il y a un grand bonheur dans la lumière qui baigne le jardin fleuri, éclate sur la façade de la maison plus claire que le ciel vide, et illumine la goutte rose d’une fourmi ailée qui danse au-dessus de mon verre de vin blanc.

Mai 1934

La mer est d’un vert-bleu crayeux, très froide encore. On ne peut guère que se tremper quelques secondes, et se coucher ensuite sur la dune, au vent doux. Villages blancs au-delà des lagunes transfigurés en mirages de Venise. Une odeur forte de varech séché vient des champs et des vignes sablonneuses.

14-16 mai 1934

Idée d’une littérature à venir. — Je lis le Goethe de Gundolf avec une sorte de passion jalouse pour l’homme, avec ce même « intérêt personnel » que j’ai senti entrer en cause au moment où je découvrais les Affinités électives. Goethe apparaît au seuil de l’ère moderne comme le seul homme qui ait su être utile avec grandeur, dans toutes ses pensées.

[p. 105] Mais utile à soi-même, avant tout, ou par un paradoxe assez étrange, utile en soi7, le « beau travail » du vivre goethéen n’ayant de fin que dans l’individu le plus parfait de son espèce, dont le sépare enfin cette perfection… Telle est la formule à la fois de la mission et des limites de Goethe. Et c’est là qu’il nous faut reprendre, avec une patience obstinée malgré tant de grossières menaces, l’éducation de ce petit coin de conscience humaine qui nous est accessible en Occident.

Le romantisme s’évapore de nos vies. L’esprit pur a cessé de nous séduire : nous posons nos regards à hauteur d’homme. Et nous voyons un monde neuf où la pensée avait perdu, depuis un siècle, la coutume de chercher ses résistances. Or ce monde nous apparaît démesurément agrandi, hors de nos prises intellectuelles. Nous ne savons plus comment parler à nos voisins, nos échanges sont lourds et naïfs, incertains et souvent absurdes, les matériaux informes et bruts pour nos mains déshabituées. Notre langage n’émeut plus ces objets, qui n’en renvoient pas même l’écho.

Nous sommes là, petits individus, devant ce qu’on nomme les « masses », exprimant par cette métaphore notre impuissance à former ce réel. Notre complication, notre perfectionnement nous ont si bien séparés de cela qu’il nous semble parfois qu’il n’est plus qu’une alternative de manœuvre : [p. 106] nous laisser prendre par la foule, dont le torrent arrondira nos angles, nous simplifier dans le cadre grossier des disciplines partisanes, ou bien fuir à l’écart, essayer de prolonger encore les anciens jeux, de subtiliser un peu plus, de raffiner cet examen que la pensée « libre » fait d’elle-même, cette connaissance de l’homme qui ne « connaît » pas en acte, qui se souvient seulement d’avoir connu…

Dans les deux cas, il ne s’agit au fond que de refuges, de facilité. C’est refuser le conflit, non le résoudre. Car la question, la permanente et vraie question est celle des relations nécessaires entre l’esprit individuel, et l’espèce, maîtresse du corps. L’alternative que je viens d’indiquer — engagement dans la masse, ou refuge dans l’esprit pur — ne joue qu’entre deux abandons, entre deux fuites : devant soi-même ou devant le monde. Il serait temps d’envisager maintenant comment l’homme peut être présent au monde et à soi-même conjointement. Problème du siècle, ou des siècles qui viennent.

C’est Goethe encore qui l’a vu le premier. Et c’est pourquoi je pense qu’il nous est bon de reprendre aujourd’hui son problème, là où il l’a porté, et dans ses termes.

La pensée doit conduire l’action ; mais sans agir, elle n’est pas vraie pensée.

L’individu ne saurait s’accomplir qu’en relation avec l’espèce, mais l’espèce ne peut avancer [p. 107] que sur la trace des grands individus. La définition même de l’homme, ce qu’il a proprement d’humain, c’est cette tension entre les autres et lui, et le problème est de trouver, tout en marchant, un équilibre entre ces forces antagonistes, de telle façon que loin de se nier ou de s’exclure, elles s’éduquent et se forment l’une par l’autre. Mais l’importance respective des deux pôles, société et individu, a varié depuis Goethe d’une manière appréciable. Les suites et les retentissements d’une variation de cette nature font voir qu’elle est le vrai ressort de toute l’Histoire.

Goethe vivait dans un ordre social dont les signes visibles et tangibles paraissaient solidement organisés. Le désordre en revanche régnait comme un vertige fascinant à l’intérieur de chaque individu qui voulait se saisir en soi : ainsi Werther se jette dans le suicide à cause de sa rupture avec le monde. Qu’est-ce à dire ? c’est qu’il tombe en soi. Il n’y trouve pas de quoi durer, ni rien de ferme où poser le pied. Il se donne tort, et non au monde.

Tout le problème de l’équilibre goethéen se pose à partir de Werther, contre lui, ou plutôt contre sa mort. Le moyen de vivre — de survivre à Werther — et de supporter la condition sociale, ce sera pour Goethe, désormais, de se construire un ordre individuel aussi solide et organique que celui qui régit l’extérieur. Voilà le sens qu’il va donner à ses relations avec le monde : le commerce [p. 108] de la société, l’action et le service d’autrui lui demeurent indispensables, non point qu’il voie en eux sa fin, mais parce que seuls ils lui permettent de se réaliser, de se construire, de maîtriser l’anarchie intérieure de sa jeunesse inoccupée, enfin de dominer dans l’espace d’une seule vie ce romantisme où trois générations vont se débattre et s’épuiser. Goethe sera l’homme en relation avec le monde, la société, et la nature ; mais de cette relation, de cette tension, la résultante sera constamment dirigée vers lui-même, je veux dire vers son moi idéal, le plus hautement organisé et autonome. L’admirable objectivité de son regard n’est en fin de compte qu’une discipline éducative dont il entend tirer profit pour s’édifier, bien plutôt que pour réformer un monde qui lui paraît fort acceptable (utilisable, tel qu’il est, pour un Goethe tel qu’il se voudrait).

Rien n’est plus significatif à cet égard que les notes sur Venise du Journal italien. Tout au début je trouve ces deux phrases splendides : « J’ai considéré tout cela d’un regard tranquille et subtil, et je me suis réjoui de cette grande existence. »

« Je me suis hâté d’aller voir la place Saint-Marc, et mon esprit maintenant est enrichi et agrandi de cette image. »

Le regard qu’il porte sur le monde est l’un des plus précis qui furent jamais portés, mais c’est en lui, dans son esprit, qu’il veut en mesurer la force : bien voir, c’est accorder son âme aux dimensions des choses vues.

Parfois il semblerait que l’équilibre entre sa [p. 109] vision et le monde soit presque absolument atteint. Et pourtant comment ne point sentir le précepte individuel, la leçon de sagesse intérieure qui se dégage de ses descriptions et les affecte encore d’un sens certain : « À part l’église Saint-Marc, je n’ai visité aucun bâtiment. Il y a bien assez à faire dehors, et le peuple m’intéresse infiniment. Hier, je suis resté longtemps au marché, et j’ai bien regardé comme ils marchandaient et achetaient avec une convoitise, une attention et une astuce inexprimable… » « Tout a été dit ou écrit sur Venise, je ne t’en rapporte donc que peu de choses, comme cela me vient. L’idée maîtresse qui de nouveau s’impose à moi, ici, c’est celle du peuple. Grande masse ! Et une existence nécessaire, dépourvue d’arbitraire. Cette peuplade ne s’est pas réfugiée sur ces îles pour son plaisir, et si d’autres se sont unies à elles, ce ne fut point par quelque caprice… »

« Une existence nécessaire, dépourvue d’arbitraire », voilà la leçon qu’il se répète pour lui-même, l’idéal qu’il a su opposer au Sturm und Drang de sa jeunesse. Mais encore une fois il s’agit pour lui d’une nécessité tout intérieure, d’une loi comparable à celles qu’il a su découvrir dans les plantes : loi de la forme organisatrice de l’individu autonome.

Inverser les données du problème goethéen, tout en se maintenant dans leur plan, c’est définir notre problème actuel.

[p. 110] Notre pensée nous donne des modèles d’ordre que la société toute défaite qui est la nôtre ne paraît plus capable de subir. Il y a, ou tout au moins il peut y avoir beaucoup plus d’ordre en nous que dans le monde. Le vertige est à l’extérieur. Et lorsque éclate le conflit entre notre moi et le monde c’est au monde que nous donnons tort. Nous le mettons en question, nous démasquons son arbitraire, nous refusons les règles de son jeu, et la plupart de ses établissements ne sont pour nous que signes du désordre. C’est à son anarchie, non à la nôtre, que nous déclarons cette guerre que l’on appelle révolution. Ainsi notre révolte même assure nos relations avec le monde. La tension se produit de nouveau entre les pôles individu et société. Mais sa résultante change de signe : elle pointe sa flèche contre la société8.

Nous ne pouvons nous réaliser que dans le corps à corps avec le monde et c’est toujours le conflit goethéen ; mais aujourd’hui tout se passe comme si le but final était bien moins de nous réaliser que d’informer un monde neuf, qui enfin nous paraisse acceptable.

Les « leçons » que nous tirons aujourd’hui du spectacle des gens, de l’examen de leurs coutumes, [p. 111] ou de celui de leurs raisons, ces leçons ne sont plus destinées à notre seul usage interne : elles prennent l’allure de revendications contre le désordre établi.

De ce simple changement de signe dont l’importance nous est encore incalculable, je voudrais indiquer maintenant l’un des premiers effets sensibles : son contrecoup dans la littérature.

L’effort de Goethe contre lui-même vise à la création d’un ordre interne, d’une objectivité intime. Les témoignages les plus convaincants de cet ordre, et qui le confirment le mieux, ce sont les œuvres. Une œuvre littéraire, pour Goethe, joue le rôle d’un objet exemplaire : c’est un modèle de composition disciplinée et organique. Iphigénie ou Les affinités électives sont à la fois des preuves d’une maîtrise de soi-même déjà conquise, et des moyens de la parfaire en l’enseignant.

Ce que Goethe doit au monde, c’est de devenir Goethe. Il doit montrer l’exemple d’un individu qui a su tirer du monde où il est né les nourritures les plus richement assimilables. Il choisit, il compose, il n’accepte que des matériaux purs et nobles. Il s’accomplit enfin dans l’œuvre d’art, se comportant vis-à-vis de lui-même comme il fait vis-à-vis d’un « sujet ».

Mais, tout inverse, notre effort contre le monde vise à l’affirmation d’un ordre externe, d’une [p. 112] communauté vivante. Les témoignages que nous devons porter en faveur de cet ordre à créer ne pourront plus revêtir la forme d’œuvres closes, suffisantes en soi, objectives : car prétendant à servir de modèles, de telles œuvres auraient d’autant moins de puissance exemplaire et d’efficace qu’elles seraient plus parfaites, c’est-à-dire détachées de nos contingences présentes. Faites pour durer, elles resteraient des « utopies ». Les seuls modèles que nous puissions prétendre offrir, ce sont les preuves de notre engagement dans la réalité vulgaire du monde actuel. Si nous devons quelque chose à ce monde, c’est notre volonté de le changer, de le connaître afin de le changer, de le connaître en tant que notre action peut modifier le sort de ses victimes, dont nous sommes.

Je vois alors une littérature de transition dont l’ambition ne sera plus de faire des œuvres (au sens ancien) mais d’être à tout moment à l’œuvre toujours ouverte vers le monde, trop près de lui pour n’en pas reproduire certains désordres ou discontinuités, par là très infidèle aux préceptes de « l’Art », mais découvrant peut-être au-delà, dans les conditions mêmes de son action, un nouveau style, plus efficace et plus intime.

Je ne vois pas cette littérature bannissant toutes les formes anciennes. Mais ces formes étaient exclusives, elles souffriront de cette nouveauté, c’est à prévoir. Un écrivain qui se rend compte du phénomène que j’ai décrit ne peut plus s’adonner sans scrupules à certains jeux d’un art hautain, fermé sur soi. Je ne dis pas qu’il en soit incapable, qu’il n’aime plus cela, [p. 113] qu’il le condamne dans l’absolu. Je dis seulement que sa bonne conscience — et je ne sais quelle sourde curiosité ! — le pousse ailleurs, lui indique d’autres buts, l’invite à s’abaisser à un niveau où l’art ancien perd ses prestiges, où l’esprit se découvre d’autres tâches.

Goethe encore doit choisir ses sujets et le cadre de ses pensées dans un certain ordre « élevé » où certaines harmonies sont possibles et par avance élaborées : antiquité, société policée, objets d’art, paysages célèbres, tout ce qui met une certaine distance entre le lecteur et l’« artiste », mais aussi tout ce qui peut agrandir et clarifier l’univers intérieur.

Nous, c’est le monde informe, impersonnel, hétéroclite et quotidien qu’il nous faudrait clarifier et « reprendre ». Mais où le prendre sinon au plus près, et tout d’abord dans nos contacts humains les plus banals ! Nous serons d’autant plus assurés de le toucher utilement que nous aurons moins calculé le mode et le lieu des contacts. D’où je vois naître une littérature de circonstances, et de circonstances non choisies, de rencontres, une sorte de perpétuel journal de nos relations avec le monde, empruntant toutes les formes qu’on voudra, roman, essai, commentaires ou poèmes, la fiction n’étant plus qu’un alibi, ou peut-être une dernière pudeur…

Il faut que l’esprit descende quelques degrés. Qu’il s’humilie — littéralement — pour être utile. Qu’il apprenne à se débrouiller avec des choses vulgaires et troubles, avec des êtres vrais et qui résistent, avec des faits qu’il se sent maladroit à [p. 114] formuler ou à bien voir, parfois même à prendre au sérieux, tant qu’il n’a pas été brusqué par eux.

Mais aussi rien n’est plus excitant pour la pensée, rien ne saurait mieux la provoquer à l’invention de prises nouvelles ou de vérités plus touchantes que cette découverte du monde à un niveau où elle n’est pas connue, où elle n’a pas encore posé de repères, de relais, de miroirs, de faux-semblants. Cette descente de l’esprit dans le monde quotidien, c’est le vrai progrès de l’esprit, c’est l’ouverture de notre vie aux « influx de vigueur et de tendresse réelle », notre réponse d’homme à toute la création, longtemps trompée dans son « attente ardente » !

21 mai 1934

Pêche aux crevettes. — Pendant les jours de grande marée, entre deux flux, d’immenses plateaux rocheux, pourpres, jaunes et noirs se révèlent au-delà de la plage, nouveau pays tout grouillant de merveilles, d’eaux ruisselantes et de vies monstrueuses, soudain porté à la lumière de midi, comme un secret tragique et passionné s’étale sous le grand rire des dieux !

Armés de treilles à long manche, les jambes nues, nous courons sur les roches tapissées d’algues sombres dont le crépitement sous nos pas fait fuir et choir de tous côtés de petits crabes. Des ruisseaux, des rivières impétueuses parcourent ce territoire compliqué. Nous les suivons, dans l’eau jusqu’aux genoux, les jambes caressées de courants froids, de courants tièdes, de [p. 115] poissons, de crabiots et de « laines ». À quelques mètres de la mer qui affleure le tranchant du plateau, la rivière s’élargit en bassins clairs aux profondeurs rougeâtres et doucement mouvantes. C’est là que nous commençons la pêche.

Il faut se planter au centre du bassin, et fouiller et racler sous les bords, entre le sable et les algues flottantes, avec le cercle rigide du filet, puis retirer vivement la treille et l’égoutter. On ramène un paquet de varech, un ou deux crabes tout terreux, et parfois en se penchant sur la treille, on voit bondir d’un bord à l’autre quelque chose de transparent ou de rosé ou de verdâtre qu’il faut attraper comme une mouche et qui vous saute dans la main et vous gratte la paume de ses antennes, de ses écailles et de ses pattes. On fourre cela dans le sachet que l’on porte attaché à la ceinture et qui se remplit de tressaillements. Nous ne gardons que les plus belles crevettes, dites « bouquets », grosses comme le doigt, d’un rose sombre, aux longues antennes grenat.

Un jour nous avons pris une seiche énorme, de celles que les gens de l’île mangent (ils les coupent dans la longueur et les conservent pour l’hiver). Vilaine bête à peine ébauchée : un seul os aplati au milieu d’un paquet de chair dense et fade, et une tête aux gros yeux étalés, qui s’emboîte sur le reste on ne sait comment. C’est l’emblème de la rage imbécile : quand on la replonge dans l’eau elle vous éternue son jet noir cinq ou six fois, jusqu’à épuisement, avant de se retirer dans son trou.

[p. 116] Quand la marée remonte et nous chasse peu à peu vers la plage, nous nous attardons encore à chercher dans les flaques d’eau tiédie ou sous les pierres, des palourdes qu’on reconnaît aux deux petites cheminées rapprochées qu’elles ménagent dans le sable au-dessus d’elles — ou des coutelets qui font un trou en forme de serrure — ou des huîtres sur les murs des écluses à poisson.

Il nous a fallu trois belles heures pour rapporter de quoi déjeuner, des coups de soleil, et ces visions éclatantes de la côte, ce flamboiement de l’imagination…

On cuit les crevettes toutes vivantes, en les jetant dans de l’eau qui bout. Après des soubresauts terribles — une ou deux sautent hors de la casserole —, elles se recroquevillent, rougissent, se durcissent… Je ne puis voir cela sans honte et sans révolte. Sensiblerie évidemment, mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Je parlais de « l’attente ardente » des créatures, songeant au passage où l’Apôtre nous fait entendre ce soupir de toute la création vers la révélation des « enfants de lumière », et la restauration de l’ordre originel. Et voilà pratiquement la réponse de l’homme : pillage, ruses, destruction, dévoration, le tout accompagné de sentiments « humains », admiration, répulsion, pitié, etc. En somme, tout se borne à une certaine « sympathie » (souffrir avec) que l’homme éprouve pour ses victimes : « Je regrette vraiment [p. 117] beaucoup, mais il faut que je vous mange. Dure nécessité, et croyez que cela me fend le cœur ! » Voilà la dernière trace de la conscience cosmique en nous, de la conscience de notre royauté nécessaire et réparatrice. Il est probable que le tigre en train de déchiqueter une jeune gazelle ne fait pas tant d’histoires, ne fait pas de sentiment.

Et pourtant, ma sensiblerie n’est hypocrite que parce qu’elle reste pratiquement insuffisante. Elle est plus juste, et plus digne de l’homme que ces vertus de carnassiers que nous partageons, d’ailleurs maladroitement, avec le tigre et le requin.

J’allais conclure : nos rapports avec la nature ne sont guère plus satisfaisants que nos rapports avec les hommes.

Mais attention :

Si l’homme n’est que nature, il reste dans l’ordre naturel en tuant pour assurer sa subsistance, en détruisant à son profit tout ce qu’il trouve de plus faible que lui, comme le font tous les autres animaux. Si l’homme n’est que nature, mon scrupule est contre nature. Et toute espèce de pacifisme ou d’humanitarisme, au bout du compte.

C’est uniquement s’il y a dans l’homme une vocation surnaturelle, la mission de restaurer l’harmonie primitive, que ce scrupule se justifie : il apparaît alors comme le dernier écho, le dernier reproche, la dernière plainte de la justice cosmique blessée. Comme une prière muette en moi, toute machinale et tout obscure…

[p. 118]

— « Stupidité ! Cela ne peut mener qu’à des stupidités, ces idées-là : végétariens, théosophes et tout le ba-ta-clan. » Bien ridicules en effet les végétariens : un peu comme les eunuques. Alors ? La question est tranchée ? Ou plutôt, il n’y a pas de question ? Et ceux qui se la posent — sans même parvenir à la résoudre — sont simplement de pauvres types ? « Parlez-moi des avions de bombardement, de la sécurité système si vis pacem, et du bifteck. Il n’y a que ça de sérieux. » L’homme est un animal raisonnable. C’est de plus en plus évident.

22 mai 1934

« C’est en notre vie seule que la nature vit. » (Coleridge).

« Car nous sommes là pour deviner les choses dans leurs natures particulières, alors elles nous en sont reconnaissantes. » (C. F. Ramuz).

« D’autant plus nous connaissons les choses particulières, d’autant plus nous connaissons Dieu » (Spinoza).

« Tout l’univers s’adresse à l’homme dans un langage ineffable qui se fait entendre dans l’intérieur de son âme, dans une partie de son être inconnue à lui-même. Quoi de plus simple que d’imaginer que cet effort de la nature pour pénétrer en nous n’est pas sans une mystérieuse signification ? » (Benjamin Constant).

[p. 119] « Car la création a été soumise à la vanité — non de son gré mais à cause de celui qui l’y a soumise — avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or nous savons que jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre des douleurs de l’enfantement… Car c’est en espérance que nous sommes sauvés. » (Romains 8, 20-24).

24 mai 1934

On dirait que l’homme n’est pas fait pour durer : la vie étale nous ennuie, c’est ce qui naît et ce qui meurt qui nous émeut.

Cette nuit, avant d’aller me coucher, j’ai été voir encore au poulailler. (Nous attendions depuis deux jours l’éclosion des œufs.) Il me semble qu’il se passe des choses au fond du réduit obscur. La poule grogne furieusement quand je passe la tête. Je vais chercher une bougie, je réveille ma femme.

Nous essayons de soulever par les ailes la poule, qui fait un caquet déchirant : elle serre entre ses pattes un œuf à demi-ouvert, d’où sort un long cou maigre, tout humide. Un poulet gris, déjà séché, palpite au milieu des autres œufs. On entend le toc-toc des becs à l’intérieur. Je repose la lourde poule avec précaution, craignant qu’elle n’écrase ses petits : elle arrange tout sous elle : pattes, œufs, poulets, en quelques mouvements, ramène deux œufs sous son [p. 120] aile, fait sortir une coque vide, et reprend, l’œil fixe, son travail invisible de mère.

C’est beau. C’est fascinant. C’est grave et mystérieux, pacifiant comme la démonstration d’une absolue sagesse à l’œuvre dans cette vie. Il y a sur toute la terre de ces moments de pureté. Il faut penser à eux quand on juge « le monde »…

Nous mangeons les premiers légumes du jardin : salades et radis. Pour les carottes, il faut encore attendre, et les choux n’ont que quelques feuilles. Mais avec le produit de nos pêches, les bons de pain, le reste du tonneau de vin blanc, nous pourrions subsister sans argent pendant quelques semaines encore. Il me reste environ 300 francs. Mais de nouveau, plus rien à espérer avant longtemps, en fait de « rentrées ». Le produit d’une traduction et de la correction d’un manuscrit nous a fait vivre jusqu’en avril. Pendant ce temps, j’ai pu écrire quelques articles… Mais j’éprouve une difficulté croissante et déjà presque insurmontable à me faire à ce certain ton que les revues ou les journaux exigent, et qu’il faut vivre assez longtemps loin de Paris, comme nous vivons ici, pour arriver à distinguer : eux ne s’en doutent pas, ils l’ont naturellement, et ne croiraient même pas qu’ils l’exigent… Mais pour peu qu’on s’en soit aperçu, il n’est plus guère possible de le feindre, fût-ce pour tâcher de gagner un peu d’argent. Tout cela me rend plutôt irritable, intellectuellement. Mauvaise irritation contre tout et rien, sans prétexte. Elle ne se précise guère que lorsque je [p. 121] lis les imprimés qui m’arrivent au courrier, ou les journaux. C’est lassant, le manque d’argent, à la longue. Et l’on voit trop de raisons de tous les ordres qui expliquent cette situation, et pourquoi elle ne changera guère…

Mais il y a le travail au jardin : enfin, une chose qui rassure du seul fait qu’elle donne des résultats immédiats : un repiquage, par exemple, cela réussit ou rate, cela ne dépend pas de l’opinion. Ni de la bêtise plus ou moins spirituelle de, etc.

Parlons plutôt de nos bains, les premiers vrais bains de la saison, à la Grande-Conche. Une plage immense, en arc de cercle, au pied des dunes, très doucement inclinée, et sans une pierre. Merveilleuse piste de bicyclette. Nous nous sommes procuré deux vieux clous tout rouillés. Ils supportent très bien de rouler dans les minces nappes d’eau que poussent devant elles les grosses vagues. Entre la terre et l’eau mouvante, quand on ne sait plus ce qui bouge et ce qui est fixe, à grande vitesse !

5 juin 1934

Le jardin à 7 heures du matin. Chaque jour, nous le découvrons ! Touffu, feuillu et odorant, plein de giroflées multicolores, de capucines, de pois de senteur, d’œillets, de pois d’Espagne, de glycines, de fleurs orangées et grenat, dont je ne sais pas les noms, et de roses, et de roses trémières [p. 122] qui grandissent d’un pouce au moins pendant la nuit.

Nous allumons une première cigarette pour enfumer les pucerons des rosiers. Ensuite, il faut nourrir les poulets. J’ai passé bien des heures déjà à les regarder. Ils ont chacun leur nom, et leur petite allure particulière.

Je passe la matinée à lire et à écrire sous les tilleuls, en maillot de bain. Beaucoup de moustiques et de fourmis ailées que j’essaie de tuer au fly-tox. Une araignée parfois descend au-dessus de ma page, pédale de toutes ses pattes dans le vide, remonte, retombe, et court sur la table verte. L’après-midi, la chaleur est trop forte. Je travaille dans la grande pièce de l’étage, où j’ai transporté ma table à tréteaux. Un de mes rêves s’est ainsi réalisé : écrire sur une table en sapin, dans une vaste pièce vide, aux murs nus et aux fenêtres ouvertes, où passent le vent, une hirondelle, les bruits des champs.

10 juin 1934

Depuis que nous parcourons cette pointe de l’île à bicyclette, de la Grande-Conche, à l’ouest, jusqu’au bois de pins à l’est et au Fier, qui termine les marais, nous découvrons que notre domaine est bien étroit… Cela n’a plus la grandeur romantique de la désolation d’hiver. Et partout les cultivateurs, au travail sur leurs petits champs, nous crient quand nous passons :

— Alors, on se promène ?

[p. 123]

14 juin 1934

Il vient de m’arriver quelque chose qui prouve certainement quelque chose, mais Dieu sait quoi. Pour moi, je sais seulement que je suis content.

Hier soir, j’avais fait une dernière revue de nos possibilités de subsister pendant les semaines qui viennent. Articles, zéro. Traductions, zéro. Les chapitres du livre en train, non détachables. Un essai philosophique sur la personne : destiné à une revue non payante. Autres ressources : néant. Reste : 90 francs.

Une remarque ironique de ma femme sur mes petits comptes, avait amené la première explosion de mauvaise humeur contre « le sort » depuis sept à huit mois que nous sommes dans l’île. Je n’étais pas fier.

Ce matin, nous avons décidé de réagir. Quand une auto risque de rater le tournant, emportée par la force centrifuge, il ne faut pas freiner, mais peser à fond sur l’accélérateur. Je suis allé à A. acheter des cigarettes. J’ai demandé à Mellouin d’apporter un nouveau tonnelet. Et nous allions nous mettre à table pour manger le canard des grandes occasions, quand la chose est arrivée.

Apportée par la factrice. Une grosse enveloppe cachetée, venant de l’étranger. En-tête d’une fondation littéraire. Il faut d’abord signer, c’est recommandé. Ensuite, il faut comprendre : [p. 124] c’est une lettre et un chèque. C’est un prix. Un prix dont je connaissais tout juste le nom. Que je n’aurais jamais eu l’idée de solliciter. Et qui m’est octroyé pour un petit livre paru sans bruit il y a plus de dix-huit mois. Les hommes sont bons ! Du moins certains d’entre eux.

Sur le moment, ce qui m’a le plus frappé, c’est que je m’étais fâché, hier soir, et que la Providence, évidemment, se payait ma tête. Ensuite, j’ai calculé que cela nous permettait de passer l’été ici, sans inquiétude.

Ou encore, de le passer ailleurs sans ennui.

15 juin 1934

Bon vent du destin souffle encore : au courrier de midi, l’offre par une amie, d’une maison pour l’hiver prochain, dans le Gard. Autre lettre : une invitation à passer quinze jours dans un camp avec des amis en juillet.

Tout cela probablement parce que j’étais à bout de ressources, ne bougeais plus ni pied ni patte, et n’écrivais plus à personne. Je crois à la valeur d’appel de l’absence, ou plutôt du retrait. (Il ne faut pas que ce soit une feinte, bien entendu, cela ferait tout rater ; il faut un véritable non-espoir.) Équivalent, pour la façon de traiter la vie, de la médecine des homéopathes.

[p. 125]

16 juin 1934

La banque d’A. n’est ouverte qu’un jour par semaine. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai pu aller y négocier mon chèque.

J’arrive devant la porte où il est écrit : caisse. Je frappe et entre. Un homme penché vers le guichet parle au gérant. Le gérant me fait un signe, et comme je ne comprends pas, il passe sa portette et vient me prier à voix basse d’aller attendre dans la pièce voisine. J’attends je ne sais combien de temps, je n’ai pas de montre, mais c’est très long. Aucun bruit de voix dans la salle de la caisse. Le client est-il sorti ? Quel peut bien être le motif de cette audience privée ? Enfin, j’entends qu’on sort, et le gérant vient me chercher. Notre affaire réglée, il croit devoir s’excuser de m’avoir fait passer à côté tout à l’heure. « Vous savez, c’est la coutume, ici : ils n’aiment pas qu’il y ait d’autres personnes dans la salle quand ils payent ou quand ils touchent de l’argent. C’est qu’ils sont très spéciaux, les gens d’ici ! Moi je n’y viens qu’une fois par semaine, mais je commence à les connaître. Je pourrais vous en dire. C’est partout différent, pour l’argent. Si vous prenez N., par exemple (la ville prochaine sur le continent), ils n’auraient pas idée de ça, au contraire, ils sont tout fiers de venir à la banque. Ici, on a dû faire cette salle d’attente… » Autant que j’en puis juger d’après les propos du gérant, ce n’est pas seulement la crainte, après tout légitime, qu’on sache combien [p. 126] ils ont « mis de côté », qui peut expliquer le comportement des gens d’ici. Il faut admettre que pour eux, une pudeur ou une honte tout à fait particulière s’attache au commerce de l’argent.

20 juin 1934

Les gens. — Je feuillette ce journal : voici des semaines qu’il n’y est à peu près plus question des « gens ». En somme, je ne m’intéresse plus guère à leurs affaires. J’ai pris mon parti de cet équilibre indifférent et cordial qui a fini par s’établir entre nous ; et il ne reste que l’ennui de nos conversations toujours pareilles. Grande différence entre eux et moi : ils sont adaptés à leur conduite et à leur milieu, comme les animaux. Ils ne se posent pas de questions gênantes. Or, c’est mon métier d’en poser…

Seule la maladie les pousse à réfléchir un moment sur « ce que c’est que de nous » ; la mère Renaud, par exemple, qui s’est fait opérer en mai, d’un cancer au sein, vient parfois s’installer sur une chaise du jardin, et parle un peu de l’au-delà, et d’un sermon du curé, mais cela s’égare vite dans des généralités proverbiales, ou bien l’on retombe dans des histoires de fils ingrat, de nièce coureuse, etc.

Les hommes sont ennuyeux les uns pour les autres, dès qu’ils ont cessé de s’étonner les uns des autres, et qu’ils n’ont pas le même genre de métier. Ce n’est pas la « classe » qui nous [p. 127] sépare ici, mais la profession, les préoccupations professionnelles, et le défaut de buts communs surtout, je pense…

Il vaut mieux partir quand on en est là. Quand on en est à ne plus voir le voisin, la situation n’est plus humaine, elle ne pose plus de questions utiles.

2 juillet 1934

La sécheresse a été la plus forte : malgré nos arrosages, les salades et les choux sont brûlés, la terre se craquelle, ou devient poussiéreuse. Il n’y a plus que quelques roses aux pétales fatigués.

Et nous, nous n’avons plus la même patience, depuis qu’il y a de l’argent dans un tiroir. Cela signifie que j’ai cessé d’être chômeur.

Le départ est fixé au 10. Il va falloir vendre la poule noire et les poulets encore trop jeunes pour être mangés. Régler vingt petites choses de cette espèce. Petites choses pour la première fois mesquines…

10 juillet 1934

Tout est bouclé, ficelé, cloué, transporté en brouette à la station de l’« hustubuse ». Il me reste à peu près deux heures, avant le départ, pour faire un peu de sentiment sur l’île, et le bilan de l’année écoulée.

[p. 128]Bilan. — S’installer dans la pauvreté comme dans un champ d’activité nouveau, avec l’ardeur et les curiosités naïves du débutant, cela suppose beaucoup moins de courage que bien des jeunes bourgeois ne l’imaginent : ceux qui voudraient « partir », se « libérer » et qui reculent pourtant devant le saut. Peut-être leur suffirait-il, pour oser, d’une vision précise de cet état qu’ils rêvent et craignent. Il me semble que Proust dit à peu près cela (dans un autre ordre). Si l’on trouve le courage de se mettre en route, c’est bien souvent à cause d’une seule image qui vous revient, l’image d’une action pratique que l’on a déjà su accomplir au cours d’un précédent voyage, et qui rassure…

J’ai pensé plus d’une fois qu’il pourrait être utile de décrire ma petite expérience d’intellectuel en chômage ; qu’il pourrait être utile de montrer qu’on peut sortir des villes où se font les « carrières » sans sortir de la vie véritable ; et qu’on peut vivre de très peu sans cesser de vivre son plein. Voici un an bientôt que j’ai quitté Paris pour notre « Maison du berger ». Voici un an que je dors bien, que je travaille sans fièvre et que je flâne sans vague à l’âme. C’est quelque chose. Je ne dis pas que c’est le bonheur, je n’ai jamais très bien compris ce mot, que tant de gens invoquent avec un accent triste. Je suis devenu tout doucement amoureux de ma vie, et je crois bien que c’est un penchant qu’elle agrée. Non point qu’elle me paye en retour de surprises multipliées : peu d’aventures dans l’existence d’un homme qui cherche à se posséder, plutôt qu’à [p. 129] se fuir dans les hasards. C’est sans doute un effet de la trentaine qui approche : je n’espère plus, comme à vingt ans, rencontrer le « réel » ou la « vraie vie » dans je ne sais quelle embuscade du destin, comme qui dirait au coin d’un bois. Je crois que le réel est à portée de la main, et n’est que là. Alors il s’agit seulement d’assurer la prise de cette main. C’est l’affaire d’une patience, ou d’une impatience dominée, — et sans doute qu’une certaine pauvreté pouvait seule m’y forcer utilement.

Ce n’est pas que je fuie les risques. Je crois avoir fait bon ménage avec celui qui m’attendait ici. Mais le risque authentique et fécond est celui qu’on ne cherche pas comme une réponse à son ennui — faut-il dire à sa peur — de vivre. Cette manière romantique, et somme toute vaniteuse, de tenter le destin « pour voir », qui est la manière des amateurs de vie intense, trahit je crois d’assez banales complaisances. Et le destin répond à ces défis, fussent-ils géniaux, par des énigmes ironiques. Au bout du compte, Don Juan ne comprend rien aux femmes, Napoléon meurt en se trompant sur le sens de son épopée.

Voilà peut-être le grand renversement qui marque le seuil de la maturité : c’est le moment où l’on découvre que le monde ne comporte pas d’autres réponses que celles qu’on a le courage de lui donner. Qu’il n’y a rien à en attendre, sinon ce qu’on peut y apporter. Qu’enfin les seules questions réelles sont celles que l’existence nous pose, et non point celles que nous posions pour éviter de répondre au présent.

[p. 130] À lire les romans d’aujourd’hui, disons « le roman » bourgeois pour simplifier, on croirait que les hommes ne peuvent plus arriver à se connaître, tels qu’ils sont, qu’à la faveur d’une coucherie compliquée, d’un crime ou d’une révolution. Donc à la faveur d’une fiction, et non pas d’un regard exact. Si jamais je publiais ce cahier, ce ne serait pas pour l’ébahissement de ceux qui rêvent d’autres vies que la leur ! Mais plutôt je voudrais afficher la prétention assez modeste de renseigner quelques personnes sur les moyens de vivre en liberté, à peu de frais.

Je dis quelques personnes : sont-elles si rares à désirer ce dont les romanciers ne parlent pas, et qui est pour moi la seule chose nécessaire ?

 

Je viens d’interrompre cette page pour faire mes adieux au jardin. Pauvre terre en désordre et dépouillée. Les salades ont monté, le carré de pommes de terre est dévasté ! J’ai entrouvert la porte du poulailler et les poulets se sont précipités dehors l’un après l’autre avec une espèce d’affolement. Il n’a pas fallu deux minutes pour qu’ils arrivent de tous côtés, comme par hasard, à la fameuse planche de radis fraîchement semée, d’où si souvent je les avais chassés dans un grand tourbillon d’indignation. Aujourd’hui je leur abandonne le terrain. Quelle ardeur à gratter de leurs pattes, le bec en l’air, sans regarder où ils creusent ! Quel gaspillage dans les gestes instinctifs, — car ils oublient souvent de piquer ce qu’ils viennent de déterrer si furieusement.

[p. 131] Comme ces bavards qui soulèvent vingt problèmes et à la fin ne savent plus pourquoi… De temps en temps la poule trouvait un ver au fond du trou énorme qu’elle creusait, et les petits se précipitaient à son caquet. Je suis resté un bon moment à contempler cette espèce d’orgie, consommant la ruine de mon œuvre. Innocents petits corps mal emplumés, vous arrachiez les dernières radicelles qui m’attachaient à cette terre ingrate !

Tout absorbé par ce spectacle — je ne sais pas comment expliquer l’intérêt presque indéfini que je prends à regarder de près une bestiole à son ouvrage, ou simplement le grain de la terre —, j’ai repensé à mon journal. Je voudrais n’y avoir parlé que de ces moments élémentaires, de ces plaisirs d’une fascinante pauvreté, qui sont peut-être aussi les plus communs à tous les hommes, — comment le savoir, on n’en parle jamais.

Le grain de la terre ; et aussi le grain de nos idées, de notre vie, plus facile à décrire avec les mots de notre langue.

Il ne se passe pas grand-chose dans ces pages, mais ce peu m’a suffi pendant des mois, et qui sait si plusieurs de mes semblables ne seraient pas contents de l’apprendre ? Ce n’est pas une nouvelle bouleversante, c’est même plutôt une sorte de secret que je donnerais là, une « recette pour vivre de peu »… Qui sait si beaucoup n’aimeraient pas qu’un homme parle devant eux de ce qu’ils aiment ou voudraient aimer ? de cette vie attentive et sans intrigue, de cette « lenteur [p. 132] des choses » dont la moitié des hommes tire tout ce qu’elle a de contentement ? Je songe à ceux qui voudraient fuir les villes, et qui peut-être en me lisant, se diraient un instant que c’est possible…