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III
Le point de vue moral

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J’ai quitté les bords de mon lac. J’ai perdu cette lenteur et ce silence aimés. Je doute de les retrouver jamais dans cet « âge atomique » dont tout le monde parle. Est-ce que la paix serait morte en même temps que la guerre ?

Vous me demandez comment a réagi l’opinion publique et privée. Eh bien, vous pourriez le prévoir, puisqu’il s’agit de l’Amérique : les uns ont adopté le point de vue de la morale, les autres celui de l’efficience. Pasteurs, évêques, popes, rabbins et curés ont adressé des lettres à leurs journaux. Leur opinion moyenne est qu’il est criminel non point tant de tuer, que de tuer en masses, et par des procédés nouveaux. Ce clergé parle au nom de beaucoup de non-chrétiens. Car il faut qu’on le sache en Europe : c’est avec une stupeur indignée, voire humiliée, qu’un grand nombre d’Américains ont accueilli la nouvelle de la Bombe. — Nous avons perdu la face, s’écriaient-ils, nous avons moralement perdu la guerre. Nous avons en tout cas terni notre victoire, et le prestige américain ne s’en relèvera pas.

[p. 34] — Pas du tout, disent les autres, nous avons abrégé la guerre, nous l’avons peut-être tuée, et nous avons sauvé un million de vies. Voilà du beau travail américain.

— Êtes-vous sûrs, répliquent les premiers, que c’est la Bombe qui a mis fin à la guerre ? Les Russes disent que c’est l’armée russe, rien qu’en se montrant. Les Japonais le nient, mais il est clair qu’ils ne cherchaient depuis des semaines qu’un prétexte honorable pour capituler. L’état-major dit qu’ils étaient à bout de ressources, et sans défenses sérieuses contre un débarquement. Notre presse s’est gardée d’insister sur les informations de ce genre.

— Mais si la Bombe a fourni le prétexte, c’est donc elle, pratiquement, qui a fait cesser la guerre ?

— Bien au contraire, nous pensons que la guerre allait se terminer de toute façon. La Bombe n’a donc servi que le Mikado, et c’est pour lui en fin de compte, pour sauver son auguste face, qu’on a tué des innocents, femmes et bébés par centaines de milliers.

— Que fallait-il donc faire à votre avis ? Détruire la bombe ? Feindre que les recherches avaient échoué ? Courir le risque de prolonger la guerre de quelques mois ? N’employer [p. 35] que les bons vieux procédés tacitement approuvés jusqu’ici par le clergé de tous les pays, comme les coups de baïonnette dans le bas-ventre et le lance-flamme qui grille son homme tout vif en trois secondes ?

Quelques-uns suggèrent après coup une méthode qui eût sauvé la morale en même temps que l’efficiency : pourquoi, disent-ils, n’avoir pas jeté la bombe sur une région dépeuplée du Japon, en invitant les seigneurs de Tokyo à visiter les lieux dans l’heure suivante ? Ils auraient eu leur prétexte honorable, et nous aurions la conscience nette.

Mais certains, qui ne disent rien, ont l’air de dire : — Parlez toujours ! Le fait est que nous l’avons, la Bombe ! Et nous sommes décidés à en garder le secret.

Le président, après quelques phrases pieuses, semble s’être rangé à cet avis.

Ainsi discutent les moralistes, les réalistes, et les cyniques (variété myope de l’espèce réaliste).

Le fait brutal, c’est que ce débat n’est pas à l’échelle de l’Histoire. Ce qui domine en vérité tous les esprits, ce n’est pas la question de ce qu’il eût fallu faire, mais bien de ce qui va nous arriver. Car personne, sérieusement, n’ose opiner qu’il était préférable de détruire [p. 36] la Bombe et tout le Manhattan Project. C’est peut-être humiliant, mais c’est ainsi : personne ne veut que l’événement soit oublié, supprimé, interdit à jamais. Nous sommes tous dans l’état du spectateur à l’approche du climax d’un bon film policier. Si l’on nous privait de la Bombe, je suis sûr que la déception surpasserait de beaucoup le soulagement. L’Histoire a parlé. Répondons. (Même si elle avait mieux fait de se taire.) Bâtard ou non, l’âge atomique est né.

Vous me dites que l’expression est ridicule. Simplement parce qu’elle s’est vulgarisée ? Je la trouve juste, utile et nécessaire. Un âge, oui, c’est bien cela et ce n’est pas trop dire, si l’on songe aux transformations presque inimaginables qui vont se produire. Un âge de folie pure peut-être, mais c’en est fait, nous sommes embarqués. Et toutes nos discussions rétrospectives sont vaines. Il s’agit de faire face à ce qui vient, dans l’incompétence générale.