Le respect d’autrui

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

27 août 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°8), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

On dit que le respect n’est plus ce qu’il était : le nôtre ou celui des autres ? Choc des valeurs et conflits de justice entre parents et enseignants.

Un jour à quatre heures : Victor n’a pas fini son travail. Il reste en classe une quinzaine de minutes, jusqu’au moment où son père fait irruption, fustigeant la maîtresse qui " abuse de la situation ", qui " transgresse le règlement ", qui est " comme tous les enseignants, arrogante et sans respect pour la vie des gens ". Quinze jours plus tard, ce sont les parents de Joëlle qui protestent poliment : le barème de la rédaction est " injuste ", il est " plus sévère que chez Monsieur Durand " qui lui " ne compte pas les fautes d’orthographe ". Le ton monte vite, car l’enseignante n’aime pas trop qu’on lui fasse la leçon. Il y a un mois, une maman se plaignait qu’on " embête " sa fille à la récréation. La semaine prochaine, il faudra revoir les parents de Marco, qui diffèrent son passage dans le secteur spécialisé sous prétexte qu’" il n’est quand même pas handicapé " ! Ultime imbroglio : l’inspecteur convoque une réunion pour discuter de la composition des classes avec quinze familles qui lui ont remis une pétition. Dans les journaux, on lit que des résultats d’examens sont contestés au tribunal et que des parents d’élèves sont amendés pour " absentéisme réitéré ". Pourquoi tant de conflits ? Tout le monde parle de justice, de confiance et de communication, mais chacun tire à sa corde. Tout le monde veut de l’" autorité " et des " limites " pour les enfants, mais les adultes cultivent la discorde. Ont-ils cessé de se respecter ? Ont-ils perdu toute forme de civilité ? À moins qu’ils aient chacun la leur, et que l’irritation vienne moins de l’abandon que du choc des aspirations.

Victor reste un moment à l’école. Joëlle est mal notée. Marco pourrait passer dans l’enseignement spécialisé. Qui des maîtres ou des parents est le plus soucieux de " l’intérêt de ces enfants " ? Qui est le plus " respectueux " des valeurs qui fondent leur éducation ? Il serait facile de répondre si seulement nous savions de quelles valeurs nous parlons. Mais nous ne le savons pas, parce que le problème est justement là : les intérêts des uns ne sont pas ceux des autres, et c’est pour cela que les supposés " partenaires " se méfient, se défient, ne s’entendent pas. Donner le temps de conclure la rédaction ou d’être à l’heure à la leçon de piano ; sanctionner chaque erreur ou encourager l’expression ; intégrer les élèves ou bien ouvrir une classe d’adaptation : il n’y a pas d’un côté le souci de bien faire, de l’autre le mépris. Il y a deux manières d’estimer ce qui est juste et injuste, ce qui protège ou menace un enfant, puis d’attendre que l’autre se range à notre hiérarchie. On dit que le respect n’est plus ce qu’il était. C’est vrai et faux à la fois. C’est faux parce que tout le monde ne demande que ça. C’est vrai parce que les figures tutélaires ont déserté le terrain. Plus de prophète, plus de Grand Timonier. Comme disent les philosophes : place aux " conflits de justice ", dans un monde incertain et pluralisé.

Faut-il donc tout relativiser ? Donner à chaque famille l’école de son choix ? Distribuer des chèques éducatifs en laissant le marché assurer les régulations ? Bien sûr que non. Si l’instruction est publique, c’est que toutes les valeurs ne se valent pas. Quand des pétitionnaires veulent censurer la théorie de l’évolution ou séparer les élèves migrants des fils de la nation, il y a moins lieu de respecter leur opinion que de signifier qu’elle est intolérable parce qu’elle ne respecte pas la Constitution. Il ne faut pas, en démocratie, se tromper de respect. Dans un monde sans catéchisme ni dogme hérité, tout peut se discuter, y compris les valeurs et les normes, les critères de justice et de moralité. Ce qui ne se discute pas, par contre, c’est la loi qui permet de débattre sans danger. Cette loi nous unit et nous libère en même temps, parce que nous respectons ensemble ce que nous jugeons de bon droit. Tout le monde demande du respect. Tout le monde peut en donner. Moralité : personne n’en a la propriété. Pourquoi chercher celui d’autrui si le nôtre nous suffit ? 

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Les conflits évoqués dans ce texte sont inspirés de : Derippe, Q., Kroug, B. & Muzenberg Chambonnet, K. (2004). L'expérience du conflit dans les relations familles-école. Le point de vue de dix enseignants primaires genevois. Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (mémoire de licence).