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1976, n° 38-39, pp. 45l-470. |
De quelques apports piagétiens
a une sociologie de la pratique
Philippe Perrenoud
Service de la recherche sociologique
Genève
1986
Théorie de laction et psychologie de référenceSystèmes vivants et organisation
Le système des actions et opérations
Sadressant à ses collègues sociologues, Giovanni Busino écrivait il y a peu :
Notre production intellectuelle est immense, nos disputes sur lactionnalisme, sur le structural-marxisme et sur le virtuel, toujours minutieuses et souvent pétulantes, mais aucun dentre nous na jusquici cru bon douvrir les livres de Piaget, de lire ce quil dit sur les grands problèmes dépistémologie sociologique. Pourquoi tant dindifférence et dincompréhension pour une uvre qui est parmi les plus notables de notre siècle ? (Busino, l974, p. 5).
Peut-être porterai-je un diagnostic un peu moins pessimiste. Il me semble que la méconnaissance de luvre piagétienne nest plus la règle chez tous les jeunes sociologues, du moins dans les pays de langue française et en particulier en Suisse romande. Il est vrai cependant que linfluence de Piaget sur la pensée sociologique na pas donné sa pleine mesure, alors même que "la sociologie de Piaget est importante et stimulante, voire susceptible de modifier la nature même de lactuel débat sociologique". Pour Giovanni Busino, il y a plus dune raison à lindifférence et à lincompréhension que les sociologues réservent à la pensée de Jean Piaget La principale lui paraît être leur incertitude quant à leur identité professionnelle, qui les pousse à une délimitation jalouse de leur territoire, alors que les intérêts de Piaget sont résolument transdisciplinaires et quil paraît se soucier davantage déclairer un objet que de donner une étiquette à son discours. Les idées sociologiques de Piaget sont inséparables de ses travaux psychologiques ou épistémologiques, de ses réflexions sur les traits communs des systèmes vivants et des processus dorganisation. Comment espérer dès lors que les sociologues puissent réellement saisir lessentiel des thèses piagétiennes en sen tenant aux " Études sociologiques ", et de façon générale aux publications explicitement destinées aux sociologues, qui sont au demeurant peu nombreuses. Peut-être est-il en ce sens secondaire que la " collectivité sociologique " reconnaisse Piaget pour lun des siens, ou quil reste " sociologue malgré les sociologues ". Il importerait davantage que les sociologues utilisent la psychologie et lépistémologie piagétiennes, de même que les travaux plus récents sur les systèmes vivants et les processus dorganisation.
Je men tiendrai à quelques éléments de réflexion sur lapport de la psychologie piagétienne à une théorie sociologique de la pratique. Non pas que les travaux épistémologiques ou dorientation systémique soient moins féconds. Mais lautobiographie intellectuelle de Piaget (Piaget, 1966) nous rappelle quils ont pour préalable plusieurs décennies de recherche en psychologie génétique. On sait que lune des hypothèses génératrices de lépistémologie piagétienne concerne justement lanalogie entre les mécanismes daccroissement des connaissances scientifiques et de restructuration des théories, et les mécanismes de développement de lintelligence et des représentations du monde chez lenfant. Quant aux apports piagétiens à la théorie des systèmes vivants, ils sont dans la ligne dune autre hypothèse fondamentale, qui a orienté les premiers travaux psychologiques et fondé les fameux concepts dassimilation et daccommodation : la profonde continuité fonctionnelle pressentie entre le biologique et le psychologique, ou plus exactement entre les modes respectifs de conservation et dautorégulation de lorganisme et des structures mentales (voir notamment Piaget, 1973). Les derniers développements épistémologiques ou systémiques de luvre piagétienne restent dailleurs tributaires de données et de théories psychologiques. On peut donc douter quil soit possible de saisir les fondements de ces derniers travaux sans consentir à parcourir, fût-ce rapidement, ce que Piaget lui-même appelait un détour par la psychologie génétique.
Mais ce nest ni la seule ni la meilleure raison dune lecture sociologique de la psychologie piagétienne. Car toute sociologie renvoie à une psychologie. Psychologie sociale de toute évidence, mais aussi psychologie générale en tant quelle propose un modèle global dintelligibilité du fonctionnement individuel, et notamment des médiations entre les structures objectives, les situations vécues antérieurement ou actuellement, et laction présente dun individu. La sociologie est donc liée à létat de développement de la psychologie de son temps, ou de lun ou lautre courant de la psychologie scientifique. Ce quil faut sefforcer de ne pas oublier lorsquon lit Marx, Durkheim, Pareto, Weber ou encore les sociologues américains du début du XXe siècle, contemporains dun certain béhaviorisme.
Je nai pas ici le loisir dexaminer lhistoire des rapports entre psychologie et sociologie, ni même de proposer une vue complète de ces rapports tels quils devraient ou pourraient sétablir à lheure actuelle. En principe, aucun sociologue na qualité pour choisir entre des théories psychologiques parfois contradictoires, souvent divergentes par le langage, les méthodes, larticulation des concepts, les modes dexplication. Et pourtant, de façon explicite ou implicite, il choisit, puisquil adopte un modèle dintelligibilité des conduites, autrement dit une théorie de laction. On peut regretter que le modèle de référence choisi par les sociologues soit trop souvent un amalgame peu raisonné des théories psychologiques les plus classiques réduites à quelques idées-forces : quelques notions sur linconscient, Lapprentissage, laffectivité, la perception, etc.
Quant à ladoption explicite et raisonnée dun modèle psychologique de référence, deux stratégies sont possibles : lune consiste à pratiquer un certain éclectisme, en tentant la synthèse déléments empruntés à des courants divers de la psychologie, allant de la psychologie animale à la psychanalyse. Cherchant un modèle psychologique général, et non des théories très spécifiques du développement, de lapprentissage, de la personnalité, de lintelligence, etc., le sociologue peut se permettre jusquà un certain point de détacher de leur contexte et de rapprocher des idées qui, dans létat actuel des débats théorique en psychologie apparaissent contradictoires ou simplement dénués de liens. Plutôt que de glaner ici et là des idées pour les assembler en un système hétérogène, il est cependant préférable de rechercher une perspective plus unitaire, à la condition quelle propose un modèle général dintelligibilité des conduites. Lécole piagétienne na certes pas le monopole de la théorie générale ; dautres courants, par exemple psychanalytiques ou béhavioristes, en proposent. Il nest ni possible ni souhaitable dunifier les références psychologiques des sociologues avant que les psychologues aient unifié leurs théories. Je crois simplement que la psychologie piagétienne propose un modèle dintelligibilité des conduites qui sert à merveille les projets dune sociologie qui refuserait à la fois le structuralisme sans genèse et le génétisme sans structure et qui suivrait, dans sa conception de la totalité sociale, la voie médiane décrite - et ce nest pas par hasard - par Piaget lui-même dans son épistémologie sociologique :
Le problème posé par lexplication sociologique tient donc dès labord à lemploi de la notion de totalité. Lindividu constituant lélément et la société le tout, comment concevoir une totalité qui modifie les éléments dont elle est formée sans pour autant utiliser autre chose que les matériaux empruntés à ces éléments eux-mêmes ? ( )Or, en ce cas de même quen tous ses semblables, lhistoire des idées montre que lon se trouve en présence non pas de deux mais de trois solutions possibles au moins, et dont la troisième est elle-même susceptible de présenter des nuances diverses. Il y a dabord le schéma atomistique consistant à " reconstituer le tout par la composition additive des propriétés des éléments ( ).
La seconde solution est donc celle de Durkheim, que lon peut caractériser par la notion démergence telle quelle a été développée en biologie et dans la psychologie de la Gestalt : le tout nest pas le résultat de la composition déléments structurants, mais il ajoute un ensemble de propriétés nouvelles aux éléments " structurés par lui " (Piaget, 1967, pp. 27-28).
Après avoir indiqué les faiblesses de ces deux premières solutions, Piaget enchaîne :
Doù la troisième solution, qui est celle du relativisme et de la sociologie concrète : le tout social nest ni une réunion déléments antérieurs, ni une entité nouvelle, mais un système de rapports dont chacun engendre, en tant que rapport même, une transformation des termes quil relie (Piaget, ibid., p. 29).
Reprenant une idée de Marx selon laquelle lhomme, en transformant sa nature extérieure, transforme en même temps sa propre nature, Piaget ajoute :
Mais, si linteraction entre le sujet et lobjet les modifie ainsi tous les deux, il est a fortiori évident que chaque interaction entre sujets individuels modifiera ceux-ci lun par rapport à lautre. Chaque rapport social constitue par conséquent une totalité en elle-même, productive de caractères nouveaux et transformant lindividu en sa structure mentale. De linteraction entre deux individus déjà à la totalité constituée par lensemble des rapports entre les individus dune même société, il y a donc continuité et, en définitive, la totalité ainsi conçue apparaît comme consistant non pas en une somme dindividus ni en une réalité superposée aux individus, mais en un système dinteractions modifiant ces derniers en leur structure même (Piaget, ibid., p. 31).
Je nai guère limpression que la sociologie ait définitivement résolu la question des rapports entre lindividuel et le social. Latomisme intégral na certes plus cours, ni la croyance en une conscience collective antérieure et supérieure aux consciences individuelles. Il reste des tendances assez divergentes, les unes dorientation microsociologique et interactionniste, les autres dorientation microsociologique, structurale et globalisante. Piaget note très justement :
Invoquer un ensemble dinteractions ne consiste, en effet, nullement à faire appel aux caractères individuels comme tels, et la nuance individualiste de nombreuses sociologies de linteraction découle bien davantage dune psychologie insuffisante que des lacunes de la notion dinteraction laissée complètement inexploitée (Piaget, ibid., p. 29).
Inversement, cest sur une psychologie non moins sommaire que se fondent nombre de critiques de linteractionnisme symbolique. Tenter la décomposition de la totalité sociale jusquau niveau des actions et des interactions interindividuelles apparaît à certains sociologues comme la manifestation dun point de vue réductionniste insoutenable, comme le renoncement au discours proprement sociologique en faveur dun psychologisme maintes fois condamné. Cela sajoute au soupçon de vouloir ramener les problèmes, les contradictions, les conflits dune société à une collection de problèmes, de contradictions ou de conflits interindividuels avec les implications idéologiques que lon imagine.
Je crois au contraire quon peut, en sappuyant sur la psychologie piagétienne, montrer que la décomposition de la totalité sociale est possible sans psychologisme ni réductionnisme, précisément parce que cette psychologie propose un modèle dintelligibilité des conduites, et donc une théorie de lacteur social qui permet de rendre compte aussi bien du rôle des structures sociales dans la genèse des dispositions individuelles à agir que du rôle des actions et interactions individuelles dans la reproduction ou la transformation des structures sociales. Mais avant den venir à lexamen des fondements piagétiens dune théorie de lhabitus et de la pratique, je tenterai de rappeler quelques traits généraux du modèle théorique piagétien, en me fondant essentiellement sur les écrits récents, qui proposent des formulations à la fois plus synthétiques et plus achevées des idées psychologiques majeures alors même quils sont orientés vers lépistémologie ou la biologie. (cf. notamment Piaget, 1972 et 1973)
Psychologie de laction, telle est la psychologie piagétienne par opposition à une psychologie de la conscience. Premier paradoxe, puisque Piaget sintéresse avant tout à la connaissance : son orientation vers la psychologie était au départ inspirée par des préoccupations épistémologiques, et cest pourquoi il sest tout de suite intéressé aux fonctions les plus complexes et les plus abstraites : symbolisme, raisonnement, mémoire, imagination. Mais il a demblée pressenti que, pour répondre à la question épistémologique " quest-ce que la connaissance ? ", il fallait répondre à la question psychologique et sociologique : " comment saccroissent les connaissances ? " Une des hypothèses de travail qui inspira à partir de là toute lentreprise piagétienne concerne lanalogie déjà mentionnée entre la genèse des représentations du monde chez lenfant et le développement des connaissances scientifiques. Dans lun et lautre cas, laccroissement des connaissances passe par la restructuration continue des représentations antérieures, au gré de lexpérience. Mais lexpérience est inséparable de laction organisatrice du sujet connaissant. Piaget renvoie dos à dos les thèses de la connaissance-reflet, de la connaissance-copie dune part, les thèses de la connaissance préformée et des catégories a priori de lentendement dautre part. La représentation du réel est toujours la résultante dune construction active du sujet épistémique, quil sagisse de lenfant ou du savant : résultante de ses actions matérielles - de manipulation, de déplacement, de transformation des objets ou du corps propre - ou de ses actions symboliques, qui portent sur des signes - en particulier le langage - des symboles, des images mentales. Pour Piaget il y a continuité entre laction sensori-motrice, observable, et laction mentale qui se constitue progressivement avec lapparition de la fonction symbolique, et porte non plus sur les objets eux-mêmes mais sur les signes ou images mentales qui en permettent la représentation. Piaget a mis en évidence la capacité du sujet épistémique de coordonner ses actions, de les composer entre elles selon des règles - conscientes ou non - qui constituent la logique naturelle du sujet, ou ses structures logico-mathématiques. La genèse de lintelligence est essentiellement une filiation de telles structures, avec une alternance, jusqua ladolescence, de paliers déquilibre - les stades de développement intellectuel - et de phases de déséquilibre marquant le passage à une structure plus complexe qui, une fois achevée, incorporera les précédentes à titre de cas particuliers. Les opérations mentales sont, dans la terminologie piagétienne, des actions intériorisées, réversibles, et composables avec dautres ; ces compositions actualisent des structures que la logique peut formaliser, mais qui existent à létat immanent dans lindividu, indépendamment de la conscience quil en a. Piaget a insisté sur le pouvoir structurant quexerce sur les représentations du réel létat de développement des structures logiques qui gouvernent la coordination et la composition des opérations et actions du sujet. La représentation nest jamais le reflet intégral dune réalité "objective", mais le produit dune construction active. Elle doit ses caractéristiques autant aux schèmes assimilateurs du sujet quà la nature de lobjet. (cf. notamment Piaget 1936, 1937, 1946, 1947, 1964, 19 70, 1972, 1973, 1975 ; Piaget et Inhelder, 1968)
On saisira facilement les implications de la théorie piagétienne pour la sociologie de la connaissance ou de la science, ou encore la sociologie de léducation. Il faut dabord souligner son importance plus fondamentale encore pour la construction dune théorie de laction sociale : la pensée ne soppose pas au "comportement" puisquelle est aussi action ; action symbolique, intériorisée, mentale, mais qui trouve sa source et son prolongement dans des comportements manifestes, observables. Opérations mentales et comportements manifestes sont des modalités complémentaires de laction. Actions certes distinctes, mais qui se coordonnent entre elles selon les mêmes structures logiques. Cette unité fondamentale de la pensée et du comportement fonde le refus dopposer à une éthologie des comportements, limitée aux observables, à la manière de léthologie animale, une anthropologie culturelle étudiant le contenu ou la forme de représentations détachées de leurs conditions pratiques de genèse et de mise en uvre.
La sociologie sédifie sur le refus de cette opposition. Elle a naturellement progressé dans cette voie sans sappuyer en général sur la psychologie piagétienne proprement dite. Le double refus du behaviorisme et du culturalisme nétait cependant possible quà partir dune théorie unitaire de laction dont la psychologie piagétienne nest quune des expressions. Mais elle est sans doute lune des plus rigoureuses et des plus construites.
On laura deviné, la psychologie piagétienne rejette le schéma stimulus-réponse (S-R), fleuron du behaviorisme. Non pas tant parce quelle accorde beaucoup dattention aux actions intériorisées : les versions les plus évoluées des théories S-R admettent que la réponse peut être intériorisée (non observable) et différée (correspondant donc à un stimulus passé, dont le sujet conserve une trace intériorisée, quelle quen soit la nature). Que les stimuli soient perçus ou évoqués par la mémoire, que les réponses soient observables ou intériorisées ne met nullement le schéma S-R à labri de la critique. Car sa faille majeure est de vouer la psychologie à une entreprise théorique sans espoir : mettre en évidence des régularités empiriques dans les relations entre la nature des stimuli et la nature des réponses, sans faire intervenir les processus médiateurs entre les premiers et les secondes. Dans sa forme orthodoxe, le schéma S-R traite lorganisation psychophysiologique du sujet comme un système opaque, la fameuse "boîte noire".
Mais, ne voulant avancer que des données certaines, Skinner en est venu à limiter volontairement et méthodologiquement ses analyses à deux sortes dobservables : les inputs ou stimuli présentés aux sujets et les outputs ou réactions constatables et mesurables qui sensuivent Entre deux il y a bien sûr lorganisme avec toutes ses variables intermédiaires psychologiques ou mentales, mais par méthode, Skinner les ignore et compare cet organisme à une "boîte noire" dont on peut mettre en relation les entrées et les sorties sans rien savoir de ce qui se passe en son intérieur. (Piaget, 1972, p. 144)
Piaget ne dénie nullement toute fécondité à cette approche, qui a au moins le mérite dimposer la rigueur dans la définition et la mesure des observables. Mais il note :
La tendance générale est donc aujourdhui de considérer le schéma S-R comme essentiellement complexe et à lui seul équivoque Tout dabord un fait fondamental a été mis en évidence par la psychologie animale et par les analyses électro-encéphalographiques : cest lexistence dactivité spontanée du système nerveux (ondes) et de lorganisme (recherches de Adrian, etc.), qui ne sont pas des réactions à un stimulus. Lorsquil y a réaction S-R, on insiste de plus en plus sur le fait que si lorganisme répond cest quil est sensibilisé au stimulus. Cette condition préalable de sensibilisation au stimulus est très visible dans les réactions instinctives (où le stimulus nagit que sil y a "appétence") et non moins claire dans les apprentissages, si lon suit le sujet pas à pas au cours de son développement et que lon observe les débuts de la sensibilité à un stimulus qui laissait jusque-là le sujet indifférent. Or, cette sensibilité indique la présence dune disposition nouvelle, laquelle aboutit précisément à la réponse. On est donc de plus en plus porté à penser que le schéma S-R nest pas linéaire (S-->R) mais circulaire S<-->R, ce qui exclut de négliger lorganisme. Or, doù la relation complexe S (ou) R et limpossibilité théorique de faire abstraction des variables intermédiaires. (Piaget 1972, p. 148)
Par opposition aux situations de laboratoire, la sociologie sintéresse à des situations quotidiennes, caractérisées par la complexité et linfinie variété des stimuli et des réponses. La logique de la boîte noire suggérerait de construire une gigantesque matrice dentrées-sorties, chaque élément de la matrice spécifiant la probabilité que tel stimulus (entrée) entraîne telle réponse (sortie). A supposer quil soit possible de définir les entrées et les sorties, et destimer empiriquement les probabilités, il conviendrait de construire une telle matrice pour chaque individu ou presque, tant sont différenciées les dispositions individuelles à réagir en fonction dune même situation. Or la sociologie ne vise pas à établir, pour chaque individu concret, la configuration spécifique des correspondances entre stimuli et réponses. Elle a besoin au contraire dun modèle dintelligibilité des médiations entre S et R, cest-à-dire dune théorie générale :
La psychologie piagétienne propose une telle théorie, avec dautres courants de la psychologie naturellement. La force de la théorie piagétienne est de se donner demblée pour projet de rendre intelligible la boîte noire, et non dy introduire, à regret et par doses infinitésimales, le peu de lumière requis pour sortir des impasses ou des contradictions du behaviorisme orthodoxe.
Selon la théorie des dispositions latentes à laction et de leurs conditions dactualisation que se donne la sociologie, elle aboutira à une conception très variable de linteraction sociale et des déterminismes de la pensée et de laction individuelles par les structures sociales. Nous reviendrons donc plus longuement sur ce point, à propos de la notion piagétienne de schème de pensée ou daction et de lorganisation de lensemble des schèmes dont dispose un acteur en un système.
Auparavant, pour éclairer ces notions au-delà des idées banales dattitudes et dhabitudes, il importe de rappeler quelques éléments de la conception piagétienne de lorganisation à la fois biologique et psychique de lindividu, comme système de transformations présentant simultanément une certaine fermeture - par lordre cyclique dans lequel les transformations sengendrent les une les autres - et une certaine ouverture, par la capacité de ces transformations dincorporer, dassimiler matériellement ou symboliquement des éléments ou événements extérieurs. Les actions et opérations constituent des transformations de nature spécifique, dont le schématisme est en quelque sorte laspect invariant, ce qui se conserve dans la forme de chaque action et opération, et dans les dépendances causales et relations logiques entre actions.
Biologiste de formation, épistémologue de vocation, Piaget a toujours insisté sur la continuité fonctionnelle des processus biologiques et psychologiques. Le métabolisme et laction sont des processus distincts mais lun et lautre représentent une forme dassimilation de lenvironnement à lorganisme en même temps que daccommodation de ce dernier à lenvironnement, autrement dit une forme dadaptation :
On peut donc définir ladaptation (...) comme un équilibre entre lassimilation et laccommodation Mais deux remarques simposent à cet égard. Il convient dabord dexpliquer pourquoi nous ne définissons pas ladaptation par laccommodation seule, comme on pourrait être tenté de le faire. La raison en est que sans assimilation, il ny a pas adaptation au sens biologique du terme : on peut, par exemple, dire métaphoriquement quun liquide adapte sa forme a celle du récipient, mais il ny a là aucune adaptation biologique, car cette forme nouvelle ne constitue quun accident momentané et ne se conservera pas en cas de nouveau transvasement, faute précisément de toute assimilation à une organisation permanente. Ladaptation suppose donc bien un équilibre entre lassimilation et laccommodation et non pas simplement une accommodation à elle seule. ( ) La seconde remarque consistera à insister sur le caractère indissociable de lassimilation et de laccommodation, conditions constitutives, à la fois inséparables et nécessaires de ladaptation. En effet, biologiquement, une accommodation ne peut être que laccommodation dune structure organisée et ne peut donc se produire, sous linfluence dun facteur ou élément extérieurs, que dans la mesure où il y a par ailleurs assimilation momentanée ou durable de cet élément ou de son prolongement à la structure quil modifie. ( )En un mot lassimilation et laccommodation ne sont pas deux fonctions séparées, mais ce sont les deux pôles fonctionnels, opposés lun à lautre, de toute adaptation. Ce nest donc que par abstraction que lon peut parler de lassimilation, comme nous lavons déjà fait et le ferons encore, comme dune fonction dimportance essentielle : il convient seulement de se rappeler toujours quil ny a pas dassimilation de nimporte quoi à lorganisation ou à son fonctionnement sans une accommodation corrélative et sans que cette assimilation fasse partie dun contexte dadaptation. (Piaget, 1973, pp. 243-245)
Non seulement Piaget ouvre la boîte noire, mais il place au centre de son analyse la notion dorganisation, " conçue comme un système de transformations sengendrant les unes les autres en un ordre cyclique ". I1 ajoute :
Toutes les manifestations de la vie, quelles quelles soient et à toutes les échelles, témoignent de lexistence dorganisations. Lorganisme adulte est loin den avoir le privilège. Le développement embryologique est une organisation progressive ; les processus de fécondation témoignent dune organisation surprenante ; le génome est un système organisé et nullement une collection déléments réunis ; les réactions au milieu sont relatives à lorganisation et lévolution elle-même nutilise les hasards quen fonction dorganisations progressives. Les cellules sont organisées, les corps vivants les plus élémentaires le sont également et si lon passe des macromolécules aux processus biochimiques sous-jacents on retrouve les étapes dune organisation.On peut donc parler dune fonction dorganisation mais au risque quelle se confonde avec la vie elle-même. On doit cependant sexprimer ainsi si lon oppose à la continuité du fonctionnement organisateur linnombrable diversité des formes structurales dorganisation. (Piaget, 1973, p. 209)
Lorganisation désigne non pas lorganisme comme entité matérielle, le corps, mais le système des transformations dont lorganisme est à la fois le siège et le produit. Sur le plan biologique ces transformations sont de nature physico-chimique. Elles interfèrent, se composent entre elles et sengendrent les unes les autres selon des lois relativement invariantes. Comme les types de transformations possibles sont en nombre fini, la plupart dentre elles ont un caractère cyclique ; chacune contribue à produire les conditions doccurrence dune transformation de même type, non pas directement en général, mais par la médiation dune série plus ou moins longue de transformations de types différents. Il y a donc système, au sens piagétien du terme, en raison des dépendances et interdépendances causales qui lient les transformations affectant un même organisme. La forme stable de ces tendances constitue la structure du système.
Mais le système de transformations constitutif dune organisation vivante nassure pas seulement le métabolisme et la reproduction de lorganisme, mais lensemble des régulations internes compensant les déséquilibres produits par les modifications de lenvironnement, laction propre du sujet ou dautres transformations internes. Il importe de noter, parce que lon retrouvera léquivalent fonctionnel au niveau de lorganisation cognitive, que lorganisation biologique comme système de transformations physico-chimiques :
Fait crucial : en conservant sa forme à lorganisme vivant, lorganisation se conserve elle-même en tant que système de transformations physico-chimiques. Car lorganisation est immanente à lorganisme, du moins à sa forme : cest en fonction dun état déterminé de lorganisme que les transformations sont possibles dune part, et sengendrent dautre part les unes les autres selon des lois relativement invariantes. Lorganisation nest en définitive que laspect fonctionnel (physiologique) de lorganisme, qui soppose à son aspect structurel (anatomique).
Inspirée assez librement des thèses de Biologie et connaissance, la conception de lorganisation biologique qui vient dêtre résumée est, selon Piaget, transposable mutatis mutandis à lorganisation psychique individuelle.
Notons en passant, faute de pouvoir lapprofondir ici, la question de la fécondité possible, en sociologie, des notions de système de transformations, dordre cyclique, dauto-conservation ou auto-reproduction dune organisation. (cf. notamment Piaget, 1968, et Barel, 1972).
Souligner la continuité des phénomènes dorganisation chez les êtres vivants et mettre en évidence les analogies fonctionnelles néquivaut nullement à traiter le comportement et la pensée, laction et la connaissance comme des transformations chimico-physiques de même nature que les processus métaboliques :
Il est donc évident que lassimilation cognitive doit représenter de toutes autres formes encore : elle est une incorporation fonctionnelle et non pas matérielle des objets, en ce sens quelle les intègre en des schèmes dactions ou de perceptions et ne les soumet donc pas à des transformations chimiques, sauf précisément dans les réactions physiologiques propres aux perceptions élémentaires (Piaget, 1973, p. 88)
Toute action, quelle soit ou non intériorisée, implique naturellement, par ses aspects perceptifs, moteurs et au moins nerveux des processus physico-chimiques, donc des transformations définies au même niveau que celles qui sont constitutives du métabolisme. Mais laction est elle-même une transformation de niveau supérieur, portant soit sur des objets, y compris le corps propre du sujet, soit sur des signes et représentations mentales. Les actions et opérations se composent entre elles et sengendrent les unes les autres selon des lois relativement stables à un stade de développement déterminé.
Le système des actions et opérations manifeste lui aussi simultanément, fermeture et ouverture :
Le système des actions et opérations présente une organisation au même titre que le système des transformations physico-chimiques :
Laction et les opérations intellectuelles participent de cette autorégulation :
Or, cest précisément en cela que consiste le comportement : un ensemble de choix et dactions sur le milieu, organisant de façon optimale les échanges. ( :) I1 va donc de soi que si le système nerveux constitue lorgane spécialisé des régulations fonctionnelles cette structuration du milieu par le comportement comporte à son tour la nécessité dun organe spécialisé. Le système nerveux a pour champ lensemble des régulations fonctionnelles, sous leur double aspect de régulations internes (coordination des différents appareils physiologiques) et du réglage des échanges avec le milieu. Or ces échanges peuvent être eux-mêmes matériels (digestion, respiration, excrétion, etc.) ou fonctionnels (comportement, cest-à-dire système total des schèmes daction). Les échanges fonctionnels supposent alors des organes encore plus différenciés : organes sensoriels et effecteurs moteurs, coordinations nerveuses (et finalement cérébrales ou même corticales) permettant lapprentissage, etc.Mais lanalyse des fonctions cognitives nest nullement épuisée par ces considérations banales, parce que le système nerveux suffit précisément à assurer le développement de ces échanges actifs sous la forme de modifications du milieu par lorganisme autant que la réciproque. Il reste à comprendre pour quelle raison se constituent les fonctions proprement cognitives, en tant par exemple quintelligence douée de conscience (et rappelons que lintelligence se dégage très insensiblement des conduites acquises et quil nest aucun motif pour limiter la conscience à lhomme), ou en tant quopérations logico-mathématiques, etc.
La raison (et nous employons ce terme en un sens causal et cybernétique) en est que les échanges fonctionnels caractérisant le comportement supposent comme nimporte quelle autre forme dorganisation vitale leurs propres régulations et quune autorégulation est même ici dautant plus nécessaire quil sagit dun domaine fluide a champ illimité et beaucoup moins borné par des conditions restrictives que ne le sont des systèmes matériels comme la respiration (...) Les fonctions cognitives seraient donc, dans cette perspective, des organes spécialisés de lautorégulation des échanges au sein du comportement (Piaget, 1973, pp. 57-59)
De même que le système des transformations physico-chimiques, le système des actions et opérations présente une dynamique endogène : laction se nourrit certes des événements qui affectent lenvironnement mais aussi des actions antérieures ou présentes du sujet et de leurs produits intériorisés : souvenirs, émotions, constats. Chaque opération mentale produit un état des représentations qui est lui-même point de départ dautres opérations.
Lindividu nest donc pas essentiellement réactivité, mais activité, à la fois auto-alimentée et assimilatrice des événements extérieurs.
Pour la sociologie, ladoption dune telle représentation de lacteur social est cruciale ; lacteur nest plus le réceptacle passif des influences du milieu, des conditionnements sociaux Il déploie une activité permanente de construction du réel, dassimilation des événements, dorganisation de lexpérience. Une théorie de la socialisation fondée sur un tel modèle délimitera son champ dinvestigation de sorte à y inclure non seulement les actions pédagogiques exercées sur le les individus, et leurs conditions institutionnelles, mais aussi lensemble des actions et opérations par lesquelles les acteurs choisissent ou aménagent leur environnement éducatif, le neutralisent ou lutilisent, ou au minimum lui donnent un sens. Or cest précisément du sens donné par lenseigné à la situation et à la relation pédagogique que dépend lefficacité dune inculcation dont les voies, même sous lapparence du conditionnement le plus brutal, sont toujours en définitive symboliques.
Cette autonomie relative de lindividu face aux influences formatrices - délibérées ou non - de son environnement ne signifie pas quil contrôle souverainement ses propres processus dapprentissage, mais quils sont le produit de son action organisatrice autant que de conditions objectives. Action organisatrice qui sexerce aussi bien en cours dinteraction quau gré de restructurations a posteriori. Selon quelles adoptent ou non une telle perspective, une sociologie et une anthropologie de léducation et de la reproduction culturelle seront conduites à construire les faits selon des voies totalement divergentes.
Cette autonomie relative vaut non seulement pour les apprentissages, mais encore pour la pratique actuelle, qui renvoie non à un ensemble de réactions latentes qui nattendraient que les circonstances propices pour se manifester, mais à un ensemble de schèmes daction à partir desquels se construit par accommodation, différenciation, coordination une réaction singulière, non pas imprévisible, mais dont lanticipation supposerait la connaissance et la prise en compte de lensemble des processus médiateurs entre la situation et laction.
Lidée que laction est la double résultante dune situation présente et de dispositions à laction préexistantes chez lacteur nest évidemment neuve ni en psychologie, ni en sociologie. Cest au contraire le paradigme de base de toute tentative dexplication des conduites, sans lequel la différenciation des réactions à une même situation serait incompréhensible. (Cf. Parsons and Shils, 1962 ; Célerier, 1968)
Mais ce paradigme, qui est dailleurs commun à toutes les sciences lorsquelles sefforcent dexpliquer le "comportement" dun système face aux variations de lenvironnement porte en germe des théories de laction très différentes. Le fait de linteraction entre la situation et les dispositions importe alors moins que les modalités de cette interaction, autrement dit la nature des processus médiateurs par lesquels la situation et les dispositions préexistantes produisent conjointement une action. Il serait fort intéressant de se livrer à une analyse comparée des options prises en ce domaine par divers courants de la psychologie, et par les courants sociologiques quils ont inspirés. Plus simplement, je me limiterai ici à mettre en évidence la fécondité de loption piagétienne, laissant implicite la critique correspondante doptions alternatives et de leurs implications sociologiques.
Chez Piaget, le concept clé est celui de schème daction :
Les actions, en effet, ne se succèdent pas au hasard, mais se répètent et sappliquent de façon semblable aux situations comparables. Plus précisément, elles se reproduisent telles quelles si, aux mêmes intérêts, correspondent des situations analogues, mais se différencient ou se combinent de façon nouvelle si les besoins ou les situations changent. Nous appellerons schèmes dactions ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable dune situation à la suivante, autrement dit ce quil y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action.Par exemple, nous parlerons dun "schème" de réunion pour des conduites comme celle dun bébé qui entasse des plots, dun enfant plus âgé qui assemble des objets en cherchant à les classer et nous retrouverons ce schème en des formes innombrables jusquen des opérations logiques telles que la réunion de deux classes (les "pères" plus les "mères" = tous les "parents", etc.) De même on reconnaîtra les "schèmes dordre" dans les conduites les plus disparates, comme dutiliser certains moyens "avant" datteindre le but, de ranger des plots par ordre de grandeur, de construire une série mathématique, etc. Dautres schèmes dactions sont beaucoup moins généraux et naboutissent pas à des opérations intériorisées aussi abstraites : par exemple les schèmes de balancer un objet suspendu, de tirer un véhicule, de viser un objectif, etc. (Piaget, I973, pp. 23-24)
Il importe de souligner demblée que les schèmes ne sont pas de simples voies associatives entre une classe de stimuli et une classe de réponses, mais des instruments dadaptation capables de se différencier, de saccommoder aux faits nouveaux, de se coordonner entre eux. Les schèmes ne forment pas un répertoire fini dactions toutes faites, mais la "trame" à partir de laquelle se joue la dialectique de lassimilation et de laccommodation : dans une situation maintes fois rencontrée, lindividu actualise purement et simplement des schèmes déjà constitués. A ce primat de lassimilation soppose un primat de laccommodation lorsque, placé dans une situation tout à fait nouvelle, lindividu doit improviser une action originale, qui nest lactualisation daucun schème tout fait. La plupart des situations sinsèrent entre ces extrêmes. Pour la sociologie, la théorie piagétienne du schématisme et de la dialectique, assimilation-accommodation présente lavantage :
On trouve chez Pierre Bourdieu, en particulier dans son " Esquisse dune théorie de la pratique " (Bourdieu, l972), une notion très voisine du schématisme piagétien :
La pratique est à la fois nécessaire et relativement autonome par rapport la situation considérée dans son immédiateté ponctuelle parce quelle est Ie produit de la relation dialectique entre une situation et un habitus, entendu comme un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, dappréciations et dactions, et rend possible laccomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme et grâce aux corrections incessantes des résultats obtenus, dialectiquement produites par ces résultats (Bourdieu, 1972, pp. 178-179).
La notion dhabitus comme système de schèmes de pensée, de perception, dappréciation et daction est présente dans la plupart des écrits sociologiques de Bourdieu, où elle joue un rôle souvent central. Et cependant, on ne trouve à aucun moment de référence ni même dallusion à Piaget. Certes, le concept de schème nappartient nullement en propre à la psychologie piagétienne. Mais lusage quen fait Bourdieu présente dévidentes analogies avec la définition piagétienne, et lon a peine à croire quil ny ait aucune filiation.
La thèse de la reconstruction indépendante du concept de schématisme (à partir de problématiques ethnologiques ou orientées vers la sociologie de léducation et de la culture) trouve cependant, en seconde lecture, une confirmation dans la façon dont Bourdieu conçoit la genèse de lhabitus : " lhabitus nest autre chose que cette loi immanente, lex insita, déposée en chaque agent par la prime éducation " (Bourdieu, 1972, p. 181) ; ou encore : " Cest dire que la sociologie traite comme identiques tous les individus biologiques qui, étant le produit des mêmes conditions objectives, sont les supports des mêmes habitus " (ibid., p. 187).
" Déposé " en chaque acteur, qui en est le simple " support ", lhabitus est le produit obligé de lintériorisation des structures objectives ou dune action dinculcation. Voilà qui est fort éloigné du constructivisme piagétien, du rôle actif du sujet dans la genèse de son habitus. La psychologie sur laquelle Bourdieu édifie sa sociologie de léducation par exemple présente des convergences avec les concepts piagétiens quant à ce qui est acquis et conservé, mais beaucoup moins quant au mode dacquisition. Sans nier le poids déterminant des conditions objectives, et notamment de la situation et de la condition de classe dans la genèse de lhabitus, je crois que la sociologie de léducation ne progressera quen prenant en compte lautonomie relative de lindividu exposé à une action dinculcation ou placé devant des contraintes.
Ces réserves à propos de la genèse de lhabitus ne doivent pas conduire à méconnaître lintérêt des idées de Bourdieu sur la différenciation des habitus acquis, leur rôle dans la reproduction des structures, la force explicative de leur "orchestration objective". Plus généralement, la conception de lhabitus acquis comme "grammaire génératrice de pratiques" me paraît lune des composantes dune théorie de lacteur et de la pratique fondée sur la psychologie piagétienne.
La théorie de lhabitus permet, comme le note Bourdieu, de rompre avec la conception - encore dominante en anthropologie et en sociologie - de la pratique comme "mise en pratique" dune règle, entendue ici comme un schéma daction plus ou moins normatif. Certes, une partie des actes de chacun consistent à appliquer des règles de conduite. Ce qui est en cause, en linguistique comme en sociologie ou en anthropologie, cest " lincapacité de penser la parole et plus généralement la pratique autrement que comme exécution " (Bourdieu, 1972, p. 169).
Cette incapacité conduit à donner une importance démesurée à lintériorisation de règles et à la mise en évidence du répertoire de règles dont chaque acteur est nanti par sa culture. Ce modèle trop exclusif crée les plus grandes difficultés lorsquil sagit dexpliquer la régularité et la coordination interindividuelle stable de certaines conduites, alors même quaucune règle nest décelable lorsquon interroge les acteurs. Un tel phénomène est au contraire parfaitement interprétable dans les termes dune théorie de lhabitus :
les structures qui sont constitutives dun type particulier denvironnement (e.g. les conditions matérielles dexistence caractéristiques dune condition de classe) et qui peuvent être saisies empiriquement sous la forme des régularités associées à un environnement socialement structuré, produisent des habitus, systèmes de dispositions durables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, cest-à-dire en tant que principe de génération et de structuration de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement "réglées" et "régulières" sans être en rien le produit de lobéissance à des règles, objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de laction organisatrice dun chef dorchestre. (Bourdieu, 1972, p. 175)
Peut-être entrevoit-on la fécondité possible dun recours au schématisme individuel (et à la coordination des schèmes respectifs de plusieurs acteurs en interaction) dans la construction dune théorie des structures sociales, et en général de lordre social et de sa reproduction. La place me manque malheureusement pour développer ici cette thèse (cf. notamment Bourdieu, 1972 et 1974).
Un mot encore pour signaler que lon trouve chez Piaget, à propos de la mémoire, une discussion des rapports entre la conservation des schèmes, dont lacteur na en général pas conscience, et la mémoire dévocation, celle qui permet la représentation du passé ou le rappel dun savoir, en particulier de règles ou de schémas daction. Il y a génétiquement et fonctionnellement des rapports étroits entre la mémoire au sens large, au sens des biologistes - la conservation des schèmes - et la mémoire au sens étroit, mémoire dévocation des souvenirs, de rappel dun savoir. Entre ces deux formes extrêmes, on trouve dailleurs la mémoire de recognition. Piaget montre que la mémoire dévocation sera dautant mieux assurée que les images ou les savoirs à évoquer sinscrivent dans une action répétable, autrement dit participent dun schème daction. De même, un schème daction se conservera dautant plus sûrement que laction ou lopération dont il assure la récurrence fait partie dun ensemble dactions ou dopérations doté dune structure logique (Piaget et Inhelder, 1968).
Sans avoir le temps dy insister, je suggérerais que la prise en compte des interdépendances génétiques et fonctionnelles entre mémoire, intelligence et schématisme permettrait de renouveler une partie du débat sociologique sur les représentations culturelles, leur rapport à la pratique, leur mode de conservation.
On sait que depuis dix à quinze ans émergent, dabord aux États-Unis, de nouveaux courants fondés sur le double refus du positivisme et du fonctionnalisme. Quils soient inspirés de linteractionnisme symbolique ou de la phénoménologie sociologique dAlfred Schutz, ces courants ont en commun de viser à réhabiliter lacteur, son discours, la signification quil donne aux événements et à sa propre pratique. Le risque de ces tendances, en particulier de la phénoménologie, est de vouloir substituer au modèle de lacteur comme exécutant de règles ou de rôles intériorisés un modèle dacteur tout aussi peu réaliste, caractérisé par sa capacité de créer librement des significations, de construire en toute autonomie une définition de la réalité et du sens de sa propre action. Le risque majeur dune psychologie dinspiration phénoménologique est dêtre avant tout une psychologie des états de conscience, des significations présentes, et de négliger fortement lapproche génétique et constructiviste. Leffort théorique de Bourdieu consiste précisément à montrer quil existe une voie médiane entre lexécution de règles et la libre improvisation. La pratique nest ni linterprétation dune pièce déjà écrite ni une improvisation spontanée et imprévisible, mais une sorte de commedia dellarte qui se construit par la mise en uvre de schèmes implicites ou inconscients à partir dune trame explicite. Cest aussi dans cette voie médiane que se sont engagés les travaux de certains sociologues nord-américains (Cf. par exemple Cicourel, 1973 ; Douglas, 1971 ; Goffman, 1975).
Pour le dire en une phrase, les mérites essentiels de la psychologie de Jean Piaget seraient à mon avis daider les sociologues à progresser dans cette voie, et à garder le cap, en les préservant de la tentation sans cesse renaissante den revenir au modèle culturaliste de lacteur ou au contraire de lui reconnaître une faculté quasi illimitée de réinterprétation des contraintes et de construction du réel.
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