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" Dans le fond, c’est manifester le maximum d’estime qu’on puisse avoir pour les savoirs que de les transformer en compétences ".

In Vie pédagogique, n° 112,
septembre-octobre 1999, pp. 16-20.
Dossier " Faire acquérir des compétences à l’école "

 

 

 

Construire des compétences,
tout un programme !

Entrevue avec Philippe Perrenoud

Propos recueillis par Luce Brossard pour Vie Pédagogique

Sommaire

Une difficulté : définir des compétences

Une inquiétude : éliminer la culture

Une nécessité : changer la pratique pédagogique

Un défi : adapter l’évaluation

Une illusion : croire l’échec scolaire réglés

Professeur à l’Université de Genève et auteur de nombreux ouvrages sur l’éducation, dont un sur les compétences intitulé " Construire des compétences dès l’école ", M. Philippe Perrenoud avait été invité par l’Association des cadres scolaires du Québec à prononcer la conférence d’ouverture de leur colloque de l’année dernière. Nous avons profité de sa présence au Québec pour nous entretenir avec lui du virage de l’école vers les compétences.

Vie Pédagogique : Tous les pays développés semblent s’orienter vers l’approche par compétences. S’agit-il d’une nouvelle panacée ? D’un nouveau remède aux maux de l’école ?

Philippe Perrenoud : Les réformes successives du système éducatif n’ont pas encore abouti à des résultats satisfaisants. Là est l’essentiel. L’école " peut mieux faire ". Pour avoir le courage de remettre l’ouvrage sur le métier, peut-être avons-nous besoin de créer de nouveaux mots-clés, pour nous donner l’impression qu’il y a un enjeu, un défi nouveau. Ne nous y trompons pas : si le langage est nouveau, l’approche par compétences répond à un vrai et ancien problème de l’école.

Dans le meilleur des cas, les jeunes sont " savants ", lorsqu’il sortent de l’école. Ils ne sont pas nécessairement compétents. Autrement dit : beaucoup n’ont pas appris à mobiliser leurs savoirs en dehors des situations d’examen. Ce qu’ils savent ne leur est utile hors de l’école que s’ils parviennent à identifier, activer et coordonner leurs savoirs, voire à s’en détacher pour inventer des solutions originales, lorsque la situation exige d’aller au-delà des savoirs établis. On a mieux compris aujourd’hui que cette mobilisation ne se fait pas spontanément, au gré de l’expérience. Y entraîner est depuis toujours un enjeu de formation majeur en formation professionnelle. Le fait nouveau est que l’on s’en préoccupe désormais dès la scolarité de base.

Il y a, derrière les réformes du curriculum en termes de compétences, une prise et peut-être une crise de conscience. L’école accapare beaucoup d’années de la vie de chacun, en lui promettant que cet investissement va être utile. La désillusion est accentuée par le fait que, depuis un siècle, la scolarisation n’a cessé de s’étendre ; on a mis de plus en plus de jeunes à l’école, pendant de plus en plus d’années. Les obstacles à l’accès à l’école sont aujourd’hui largement surmontés dans les pays développés. La question est maintenant de savoir si ce qu’on y apprend justifie les longues années qu’on y passe. La question ne se pose pas pour ceux qui apprennent en dépit de toute pédagogie, mais pour le plus grand nombre. Dans une société moderne, on estime que tous ont besoin de savoirs et de compétences.

Pourquoi y a-t-il autant de jeunes qui, après dix ans passé à l’école, ne savent pas véritablement lire ? Et pourquoi ceux qui ont passé des examens ne parviennent-ils pas à se servir de leur savoir dans la vie, par exemple pour prendre soin de leur santé ou comprendre les enjeux politiques ? C’est un nouveau défi. Maintenant que l’école existe et touche tout le monde, il faut faire en sorte qu’elle atteigne ses buts pour tous ou presque tous.

 

Une difficulté : définir des compétences

V.P. : Définir une compétence dans le domaine scolaire n’est pas si simple. En formation professionnelle, on semble n’avoir pas trop de difficulté à cerner les compétences liées à un métier. Mais en français, en mathématiques, c’est autre chose. Quelle définition pourrait-on donner au terme " compétence " en pensant aux matières scolaires ?

Ph. P : Une compétence est une capacité d’action efficace face à une famille de situations, qu’on arrive à maîtriser parce qu’on dispose à la fois des connaissances nécessaires et de la capacité de les mobiliser à bon escient, en temps opportun, pour identifier et résoudre de vrais problèmes.

Dans la vie, par exemple, chacun affronte des situations dans lesquelles il doit savoir argumenter pour obtenir ce qu’il veut : s’expliquer, obtenir des informations, justifier son comportement, faire comprendre ses choix, défendre ses droits et son autonomie. Ce sont des situations banales, qu’on rencontre dans le travail, dans la famille, dans la cité. L’argumentation a des enjeux familiaux, scolaires, professionnels, économiques, politiques, juridiques. Quand on doit justifier la garde de ses enfants dans une procédure de divorce, c’est évidemment plus important que d’expliquer à un ami pourquoi l’on n’aime ou l’on n’aime pas Céline Dion. Ces situations ont toutefois en commun le fait qu’argumenter est un moyen d’action ou d’influence. Argumenter ne consiste pas à préparer une belle déclaration. Il faut être capable de répondre aux objections, de développer son raisonnement, de penser différemment des autres, de percevoir leurs propres ambivalences et contradictions. C’est une compétence que de pouvoir soutenir son point de vue sans fuir la confrontation, en écoutant les autres, en tenant compte de leur avis, en faisant des compromis quand il faut prendre des décisions. L’acquisition de cette compétence requiert certaines connaissances, sur le fond aussi bien que linguistiques et psychosociologiques, mais elles ne servent à rien si on ne peut les mobiliser face à un interlocuteur et construire une " stratégie argumentative " efficace, adaptée au contenu, au moment, au destinataire.

Certaines compétences mobilisent de nombreux savoirs scolaires, d’autres font appel à d’autres types de savoirs, plus liés à des contextes d’action particuliers. La compétence d’argumentation fait souvent appel à des savoirs d’expérience, à des savoirs " psychosociolinguistiques " qui ne sont pas enseignés à l’école de base. Travailler une telle compétence à l’école ne peut donc se résumer à donner une large culture générale, encore moins à dispenser quelques savoirs procéduraux sur l’argumentation. Il s’agit d’entraîner l’argumentation, en faisant varier les contextes et les enjeux. On se trouve dans le droit fil d’une pédagogie de la langue comme outil de communication.

D’autres compétences, par exemple financières (gérer son budget, décider d’un plan d’épargne ou d’un investissement, prévoir le montant de ses impôts ou dépenser sans être dans les chiffres rouges), font appel à des connaissances mathématiques, à la notion d’intérêt, à diverses opérations, aussi bien qu’à des connaissances juridiques et commerciales. Une partie de ces connaissances sont acquises à l’école.

Il y a toujours des connaissances " sous " une compétence, mais elles ne suffisent pas. Une compétence est quelque chose que l’on sait faire. Mais ce n’est pas un simple savoir-faire, un " savoir-y-faire ", une habileté. C’est une capacité stratégique, indispensable dans les situations complexes. La compétence ne se réduit jamais à des connaissances procédurales codifiées et apprises comme des règles, même si elle s’en sert lorsque c’est pertinent. Juger de la pertinence de la règle fait partie de la compétence.

V.P. : Est-ce que ce ne sont que les pratiques sociales valorisées qui vont nous guider dans le choix des compétences à retenir pour l’école, si on ne peut pas tout faire quand on adopte cette approche ?

Ph.P. : On ne peut pas tout faire. Travailler par compétences demande du temps. Il faut donc opérer des choix, à la fois quant aux compétences visées et aux connaissances pertinentes. Quelles compétences faut-il viser dans l’enseignement de base ? Il est difficile, pour l’école, de se référer à des pratiques sociales très concrètes, parce que ces dernières sont situées dans des milieux, dans des organisations, dans des rapports sociaux. Par exemple, organiser une grève ou un mouvement de protestation, c’est ce que doivent savoir faire un certain nombre de salariés dans les périodes de conflits du travail. Est-ce à l’école de développer cette compétence ? Même si l’on tente de l’euphémiser, en disant " savoir organiser un mouvement collectif ", l’idée apparaîtra encore trop contestataire. De reformulations en adoucissements, on en arrivera à un énoncé " politiquement correct ", mais tellement abstrait, tellement vide, que les professeurs auront toute latitude de ne pas le prendre au sérieux. Certains ne verront même pas ce qu’il faut faire pour la travailler.

Alors, faut-il rester très terre à terre et se référer à des pratiques sociales qui sont forcément marquées de valeurs, de choix politiques, de rapports de force ? Ou vaut-il mieux définir des " compétences transversales " d’un tel niveau d’abstraction que plus personne ne se rend compte qu’elles renvoient à la vie quotidienne et aux rapports sociaux ?

Si l’école se risquait à définir des compétences qui évoquent clairement les situations de la vie, il resterait une question difficile : à quel acteur social se référer ? A l’école, on ne forme pas les élèves à devenir premier ministre, prix Nobel de médecine ou champion de tennis, parce que ceux qui sont appelés à faire de telles carrières sont rares et ont toutes les occasions de construire les compétences correspondantes à travers des formations spécialisées ou leur expérience. C’est plus la femme et l’homme " de la rue " qui devraient nous intéresser, et les situations dans lesquelles ils doivent se débrouiller, au sein de leur famille, avec leurs enfants, au travail, durant leur temps de loisirs, face à l’administration, aux assurances, aux banques, à la technologie, à Internet, ou s’ils ont maille à partir avec la justice ou leurs voisins ou encore, plus globalement, lorsqu’ils sont confrontés à la complexité du monde, à la coexistence avec des gens différents, à l’évolution des mœurs. Le plus fécond, dans la construction d’un socle de compétences, est d’adopter le point de vue d’une personne " ordinaire ", qui a besoin de compétences non pour devenir un être hors du commun mais pour bien vivre dans la condition banale de la femme ou de l’homme moderne. Pour cela, il faut analyser la situation des gens, voir à quoi ils sont ou seront effectivement confrontés. Aujourd’hui, par exemple, nombre de nos contemporains sont condamnés à chercher un emploi, parce que les restructurations économiques et les mutations technologiques les ont jetés au chômage. Ce n’est pas exceptionnel. Cela peut être une compétence de savoir chercher du travail, se présenter devant un employeur potentiel, se former en fonction de l’évolution des places disponibles. Il faut mettre des mots précis sur de telles compétences et les construire à partir d’une connaissance précise de la vie réelle des gens.

 

Une inquiétude : éliminer la culture

V.P. : On reproche à cette approche par compétences de promouvoir un rapport utilitariste au savoir. Est-ce un reproche justifié ?

Ph.P. : L’utilitarisme, c’est un mot désagréable pour désigner le manque de détachement d’autrui. Une certaine conception de la culture l’associe à la gratuité, à un " intérêt désintéressé " pour les œuvres et les idées. En réalité, pour la plupart des gens, les connaissances humaines valent par leur usage, voire leur utilité. Mais pourquoi associer l’usage au matérialisme, au " pratico-pratique ", aux comptes d’apothicaire ? Il est utile que les gens sachent comment fonctionne la société dont ils font partie ou l’organisation qui les paye, il est utile de savoir faire face à un deuil, à un conflit, à un chagrin d’amour, il est utile de savoir laisser grandir ses enfants ou accepter de vieillir. Est utile tout ce qui permet à un être humain de mieux maîtriser sa vie, défendre ses droits et atteindre ses fins, dans l’ordre le plus spirituel aussi bien que le plus matériel. Si utilitarisme veut dire purement pratique et matériel, alors non. Mais une formation qui prépare à la vie doit être en prise sur les pratiques sociales, connectée à des enjeux réels pour des gens réels. Il n’est pas scandaleux que la connaissance serve à quelque chose ! Cela ne signifie pas que tout ce que l’on enseigne à l’école doit être inscrit dans une logique de compétences. On peut enseigner des savoirs pour enrichir l’esprit, pour exercer le jugement, parce qu’ils font partie d’un patrimoine, fondent une identité ou, tout simplement, préparent la suite des études…

Valoriser les compétences n’est pas tourner le dos à d’autres justifications des savoirs. C’est en revanche se demander pourquoi on enseigne telles ou telles connaissances, lesquelles on enseigne parce qu’elles sont intéressantes et gratuites, lesquelles se justifient autrement. Il y a place pour différents types de savoirs dans l’école, mais pas pour ceux qu’on enseigne sans dire pourquoi, par pure tradition ou pour répondre aux attentes des lobbies disciplinaires.

V.P. : Dans la réforme actuelle au Québec, on a comme enjeu de rehausser le niveau culturel de l’école. Or, quand on adopte une approche par compétences, il faut aller à l’essentiel, parce que travailler de la sorte prend plus de temps. Voyez-vous une contradiction entre ces deux choix ?

Ph.P. : Tout dépend de ce qu’on appelle " niveau culturel ". Si le niveau culturel évoque le projet encyclopédique, le rêve de connaître tous les siècles, tous les arts, toutes les œuvres, toutes les techniques, toutes les dimensions de la culture, alors travailler par compétences exigera de faire des deuils. Si la culture consiste à donner du sens à l’existence, aux relations avec les personnes qu’on aime, au monde qui nous entoure, à sa propre histoire de vie, alors il n’y a pas besoin de " tout savoir ". Il y a besoin de savoir ce qui permet de donner du sens. Par exemple, si l’histoire aide à comprendre d’où nous venons et où nous allons, il n’est pas nécessaire de savoir le nom de tous les rois mérovingiens ou des divers régimes qui ont succédé à la révolution française. Il n’est pas nécessaire de devenir historien pour savoir d’où l’on vient, ni pour relativiser une partie de nos problèmes par rapport à ceux du passé et d’autres sociétés.

Effectivement, pour travailler par compétences, il faut alléger les connaissances scolaires, mais tout, dans les programmes, n’est pas de l’ordre de la culture générale indispensable. De fait, les programmes scolaire sont calqués sur les attentes des filières les plus exigeantes du cycle d’études suivant beaucoup plus que sur une vision large de la culture générale.

V.P. : Vous avez écrit dans votre livre, Construire des compétences dès l’école : " l’approche par compétence ne rejette ni les contenus, ni les disciplines mais elle met l’accent sur leur mise en œuvre ". Pouvez-vous expliciter un peu ?

Ph.P. : Cette affirmation part du constat qu’une partie des gens qui ont passé beaucoup d’années à l’école y ont appris des choses qu’ils n’arrivent pas à mobiliser dans la vie. Par exemple, une partie de la culture scientifique, pensons à la biologie, n’est pas très utile pour comprendre ce qui se passe avec le SIDA ou les maladies sexuellement transmissibles, pour prendre des décisions raisonnées quant à sa vie sexuelle. Les jeunes qui ont une culture biologique ne s’en servent pas dans leur vie personnelle, alors même qu’elle est menacée ; les uns tombent dans un excès obsessionnel de prudence, les autres prennent des risques inconsidérés, qui relèvent de la pensée magique. Il est bien de savoir ce qu’est un virus et quels sont les voies de contagion d’une maladie virale. Mais quel est le sens de ce savoir s’il ne permet que de répondre à des questions d’examen, alors que dans la vie celui qui réussit l’examen imagine qu’on peut attraper le sida en serrant la main ou en respirant l’haleine d’une personne séropositive ?

Il ne s’agit pas de tourner le dos aux savoirs, il s’agit vraiment de les rendre utiles, au sens le plus large de l’expression : pertinents pour vivre ! C’est dans le fond manifester le maximum d’estime qu’on puisse avoir pour les savoirs scolaires que de les transformer en compétences, de les enrichir de sorte qu’ils soient utilisables dans toutes sortes de situation de la vie, au travail et en dehors du travail.

V.P. : Est-ce qu’on peut dire qu’avec l’approche par compétences on règle le problème du transfert des apprentissages ?

Ph.P. : En tout cas, on le réinvestit. Parler de " transfert " est une autre métaphore pour désigner la mobilisation des savoirs. C’est la même question : comment, dans un contexte d’action, utiliser au mieux ce que l’on sait, à bon escient, en temps réel et avec la part de liberté, de risque et de jugement que cela demande ? Le transfert est une métaphore assez fallacieuse, qui se heurte à des limites, car la connaissance n’est pas un objet que l’on déplace, elle se reconstruit constamment. La mobilisation des connaissances me paraît un modèle plus dynamique, plus proche de ce qu’on fait quand on prend des décisions ou qu’on agit dans l’urgence. L’acteur aux prises avec une situation complexe va utiliser de multiples ressources, les orchestrer et souvent aller au-delà, parce que les savoirs donnent rarement la solution, ils permettent de poser le problème, d’envisager des hypothèses, d’imaginer ce qui va se passer, de décider " en connaissance de cause ". Donc, les connaissances aident à penser, à peser le pour et le contre, mais à certains moments, il faut s’avancer en faisant aussi confiance à l’intuition, en prenant certains risques. Pour en être capable, il ne suffit pas d’accumuler les ressources, mais il faut prendre du temps pour exercer leur mobilisation, pour s’entraîner à la manière d’un athlète, qui " sait " ce qu’il faut faire, mais ne le fait bien qu’en ayant eu maintes occasions de se mesurer à des obstacles comparables. Les uns disent qu’il faut exercer le transfert, d’autres préfèrent inviter à exercer la mobilisation des connaissances. Si l’on fait abstraction des modèles théoriques sous-jacents et des métaphores qui les expriment, on peut dire que cela revient au même : se soucier que les connaissances ne soient pas stériles, qu’elles puissent s’adresser à des problèmes non scolaires.

 

Une nécessité : changer la pratique pédagogique

V.P. : On suppose qu’à l’école, actuellement, on ne travaille pas ou on travaille peu à faire acquérir des compétences. Quand on va décider de le faire, cela va demander des changements importants dans la pratique pédagogique. Les enseignants seront alors eux-mêmes en apprentissage. Est-ce que le changement qu’on leur demande se situe dans leur zone proximale de développement ?

Ph.P. : Il faut commencer par dire que l’école n’est pas vraiment étrangère aux compétences. L’école élémentaire, la formation professionnelle, certaines disciplines développent des compétences. Beaucoup sont centrées sur des faire : l’éducation physique, l’éducation artistique, une part des pédagogies de la langue maternelle ou des langues étrangères. Donc, ce n’est pas une invention de toute pièce. Il s’agit de renforcer les compétences, notamment dans les champs où les connaissances disciplinaires ont pris toute la place et en laissent donc très peu à leur mise en œuvre. Ce n’est pas une rupture, ce n’est pas une révolution, c’est une évolution.

Il reste que, dans certains domaines et à certains degrés d’enseignement, notamment à la fin du primaire et dans le secondaire général, ce choix va effectivement impliquer un net infléchissement des pratiques d’enseignement-apprentissage. Cela ne se fera pas en un jour. Les réformes en cours constitueront " une première approximation ", il en faudra deux ou trois autres, peut-être, pour que des générations successives d’enseignants et de responsables scolaires aillent au bout de la logique des compétences. Le pire serait, selon la formule de Daniel Hameline, d’en revenir sans y être jamais allé. Ce n’est pas un scénario absurde, tant l’école est familière des mouvements de balancier et s’effraie de ce qu’elle a décidé avant d’en voir les effets réels…

V.P. : Par quoi commence-t-on pour mettre en œuvre une telle réforme dans l’école ?

Ph.P. : On commence par partager les raisons de cette orientation. Aussi longtemps qu’il n’est pas convaincu que c’est une bonne idée, aucun être sensé ne bouge. Beaucoup d’enseignants abordent de telles réformes en pensant qu’elles préparent une baisse de niveau, qu’elles sacrifient le savoir, qu’elles tournent le dos à la culture ou sont des inventions de quelques technocrates en mal d’influence. Ces représentations sont autant de raisons de ne pas entrer en matière. Il y a donc, dans la stratégie de changement, à se préoccuper de l’adhésion de principe, qu’il faut travailler comme telle, en prenant le temps nécessaire. Souvent, les enseignants ne comprennent qu’une nouvelle réforme se prépare que lorsqu’elle est annoncée publiquement et même alors, ils n’en perçoivent pas toujours les raisons, faute d’une transparence suffisante des politiques de l’éducation.

Ensuite, il faut que les enseignants et les cadres prennent conscience de ce que cela va impliquer pour eux, en pratique et puissent exprimer ouvertement leurs doutes, leurs résistances, sans quoi on ne pourra, en formation par exemple, travailler sur le fait qu’ils ne savent pas, ne veulent pas ou n’aiment pas ce qu’ils imaginent devoir faire en vertu de la réforme.

Derrière les doutes et les résistances, parmi d’autres facteurs, il y a le rapport des enseignants au savoir et à l’apprentissage. On ne peut aller dans le sens des compétences, sans travailler sur des situations complexes. Le professeur est invité à perdre un peu de son aisance à exposer des connaissances, pour s’aventurer dans un domaine où il devient plus formateur qu’enseignant, plus organisateur de situations que dispensateur de savoirs. Cette perspective peut effrayer, parce que tous les enseignants n’ont pas immédiatement les moyens de former à des compétences, à supposer qu’ils le souhaitent. Le modèle de l’apprentissage constructiviste et interactionniste n’est pas compris et accepté par tout le monde. Il peut être refusé au moins autant en raison de ses implications pratiques que d’une objection à ses fondements théoriques…

V.P. : Les enseignants pourraient hésiter parce qu’ils ne se pensent pas compétents pour faire ce genre de choses ?

Ph.P. : Si, développer des compétences, c’est apprendre en le faisant à faire ce que l’on ne sait pas faire, selon la formule qu’affectionne Philippe Meirieu, c’est aussi vrai des adultes que des enfants. On ne peut pas rester sur le bord du gouffre en disant " on se prépare à sauter, on se prépare à sauter " et ne sauter que dix ans plus tard, lorsqu’on aura appris à sauter. Pour apprendre à sauter, il faut sauter. Au début, il vaut mieux faire de petits pas, des petit sauts, pour ne pas se blesser, ni faire de dégâts. L’enjeu est que les enseignants aillent progressivement dans ce sens, sans se démobiliser, en ne fixant pas la barre trop haut. L’approche par compétences se heurte à des obstacles infranchissables à très court terme. C’est une entreprise de longue haleine, il importe de se mettre en chemin. La plus sûre façon de tuer une réforme, c’est de vouloir " tout tout de suite ".

Donc, ce qui m’inquiéterait, ce n’est pas la direction du changement, c’est son rythme. Si on demande tout, tout de suite, on suscitera des mécanismes de défense et de repli chez beaucoup d’enseignants, parce que l’effort qui leur est demandé leur semblera démesuré. Mieux vaut étaler la progression, viser des paliers, développer dans un premier temps des compétences dans certains domaines, pour une partie du programme. Acceptons d’être pragmatiques et de considérer que c’est une évolution qui prendra des années et qu’il faut accompagner, soutenir par une formation substantielle et un encadrement adéquat des établissements.

V.P. : Ce changement suppose un accompagnement constant ou presque, un dispositif qui va demander des ressources.

Ph.P. : Oui. Hélas, l’accompagnement est toujours le parent pauvre des réformes. L’on mobilise beaucoup d’intelligence et d’énergie pour concevoir, rédiger et négocier des textes, souvent tout à fait intéressants. Puis l’on en reste là, car on entretient l’illusion, dans nos systèmes démocratiques, que les textes officiels ont une force par eux-mêmes. C’est faux. L’adhésion au texte n’est pas dans le texte, mais dans l’esprit du lecteur. La base de l’accompagnement consiste tout simplement à faire adhérer aux textes fondateurs, à les faire comprendre, à en permettre l’appropriation, donc la refonte partielle. La priorité est d’aider à " entrer en réforme ", à comprendre les intentions, à dialoguer avec les gens qui portent ces intentions. Par la suite, l’accompagnement évolue vers la formation, pour aider à construire les compétences professionnelles nécessaires.

Ces deux formes d’accompagnement ne se suivent pas nécessairement dans un ordre chronologique, parce qu’assez souvent, on n’adhère pas à ce qu’on ne sait pas faire. Poussé à adopter des gestes professionnels qu’on ne maîtrise pas, on dira qu’ils n’ont aucune valeur et qu’il n’y a pas de raisons de changer.

V.P. : Lorsque arrive un nouveau programme, les enseignants demandent habituellement qu’on mette en même temps le matériel didactique correspondant à leur disposition. Avec des programmes rédigés par compétences, ce ne sera pas possible.

Ph.P. : Une partie des programmes reste disciplinaire, avec des notions, des savoirs qu’on pourra exposer, exercer et exiger, comme on le fait aujourd’hui. Tout n’est pas en train de changer. Certes, il faudra travailler autrement durant une partie de la semaine. Mais dans ces moments-là, justement, il ne sera ni nécessaire, ni pertinent, d’utiliser des moyens d’enseignement conventionnels. Si les classes travaillent par projets, par situations-problèmes, par problèmes ouverts, elles n’auront pas besoin d’avoir des cahiers d’exercices ou des moyens d’enseignement pléthoriques. Mieux vaut que le professeur aie des idées didactiques plutôt que du matériel prêt à l’emploi. Devenir animateur du débat, favoriser la recherche, l’observation, la consultation, cela ne demande pas de gros moyens matériels, mais des idées claires, du courage, une certaine capacité de guider des groupes et de structurer des problèmes. Il importe sans doute de créer et de rendre accessibles des banques d’idées, de favoriser les échanges entre professionnels, dans l’établissement et dans un réseau plus vaste. Il n’est pas nécessaire que chacun réinvente la roue dans son coin. L’essentiel est de comprendre que l’approche par compétences ne demande pas les mêmes moyens que les programmes notionnels.

V.P. : La créativité des enseignants sera beaucoup plus sollicitée que dans l’enseignement traditionnel.

Ph.P. : Oui. Alors qu’il est relativement facile d’adapter les principes organisateurs d’un manuel et les exercices qu’il propose, voire de les utiliser sans aucun changement, une pédagogie des compétences passe par des situations et des projets que le professeur va proposer aux élèves, à moins qu’ils ne les apportent eux-mêmes. Dans tous les cas, une telle pédagogie doit en partie se fonder sur la réalité des élèves. Elle part du principe qu’il faut être souvent confronté à des situations à la fois semblables et différentes pour que, peu à peu, on apprenne à mobiliser les connaissances, les méthodes, les techniques, les outils pertinents. C’est une démarche pédagogique à la fois simple dans son principe et difficile à mettre en œuvre, parce qu’elle exige du temps et de la continuité. L’enseignant doit s’approprier les principes d’une pédagogie des compétences et inventer, en fonction de sa discipline et de sa classe, les démarches correspondantes. Il pourra s’inspirer de ce que font d’autres enseignants, mais il ne faut pas cacher que cette pédagogie demande un investissement de conception plus important et davantage d’imagination didactique. Ce n’est pas forcément une punition ! Cela valorise le métier d’enseignant, lui donne du sens, de l’intérêt, le renouvelle de l’intérieur. Cela ne peut effrayer que les professeurs - jeunes ou moins jeunes - qui attendent la retraite en vivant sur des routines.

V.P. : Cela veut dire aussi que les enseignants vont devoir travailler davantage en équipe, ensemble ?

Ph.P. : Oui, il est sûr qu’il vaut mieux ne pas être tout seul, que les autres sont des sources d’inspiration, de courage, de stimulation. Le fait que le Québec va mettre en place des cycles de deux ans est une autre raison de coopérer. Toute innovation a intérêt à être accompagnée par un dispositif de formation continue. Hélas, les moyens sont toujours insuffisants. Heureusement, le changement est aussi soutenu par les interactions professionnelles, par une coopération entre égaux. Il peut y avoir des fonctionnements formateurs sans intervention d’un formateur. Le travail d’équipe est formateur. La concertation sur des démarches didactiques est formatrice, même si aucun expert ne vient apporter LA réponse. Les gens construisent ensemble des problèmes et des réponses et ce travail commun a des effets de formation, parfois davantage que s’ils allaient suivre un cours.

 

Un défi : adapter l’évaluation

V.P. : On arrive à la grande empêcheuse de tourner en rond, toujours la même, l’évaluation. Là aussi, il va falloir qu’on arrête de vouloir tout évaluer tout le temps avec des tests, des examens.

Ph.P. : Effectivement, il est temps de prendre en compte ce que tout le monde sait, mais s’empresse d’oublier quand ça l’arrange : si l’évaluation ne bouge pas, le reste ne bougera pas. Tous les gens sensés travaillent pour être bien évalués. Il est dans leur intérêt de repérer ce qui compte vraiment dans la réussite. Or, ce qui compte, c’est ce qui est évalué formellement. Si ce qui est évalué formellement ne valorise pas les compétences, ni les élèves, ni les familles, ni même les enseignants ne vont développer des compétences. Si l’on veut que l’approche par compétences prenne " le virage du succès ", il faut absolument que le message des programmes soient relayé par une adaptation de l’évaluation, de sorte qu’elle porte aussi, en principe et en pratique, sur des compétences.

V.P. : On ne sait pas plus évaluer les compétences qu’on sait les faire acquérir. Je dirais qu’on sait encore moins les évaluer.

Ph.P. : Il est vrai que si on savait mieux comment évaluer des compétences, ce serait plus rassurant. Cela dit, nul système éducatif n’est complètement démuni. Il y a des modèles en formation professionnelle, qu’on peut jusqu’à un certain point transposer en formation générale. La formation professionnelle nous apprend qu’on développe des compétences en créant des situations complexes, qui exercent la mobilisation et la coordination des connaissances. Et qu’on évalue ces compétences de la même façon, en partie à travers des situations d’évaluation spécifiques, construites à cette fin, en partie en regardant les étudiants travailler. Quand on voit quelqu’un aux prises avec des problèmes, confronté à des situations de planification, d’orientation, de partage, on voit, sans avoir besoin de lui administrer un examen, s’il parvient ou non à s’en tirer.

Il n’est donc ni nécessaire ni fécond de plaquer sur l’approche par compétences nos modèles d’évaluation des connaissances, avec des questionnaires, des examens qui portent sur des contenus, des interrogations orales. Pour évaluer des compétences, il ne faut pas poser une question de connaissance, il faut créer une tâche complexe et voir si les gens arrivent à se la représenter, à y entrer et à la réussir en mobilisant des connaissances. La meilleure chose à faire pour cela c’est d’intégrer l’évaluation au travail quotidien d’une classe. Évaluer des compétences, c’est observer des élèves au travail et porter un jugement sur les compétences en train de se construire : certains sont très loin du compte, alors que pour d’autres, la construction est en cours, même s’il y a encore des progrès à faire. On peut documenter des observations, les engranger, les noter méthodiquement et faire une sorte de " bilan de compétences ", comme on le fait dans les centres pour adultes, avec des outils, mais sans volonté de standardiser les procédures et d’évaluer tout le monde à date fixe.

V.P. : Vous avez dit dans un atelier " Il va falloir armer le regard de l’enseignant sur la tâche "…

Ph.P. : Oui, parce que c’est une condition si l’on veut faire confiance au jugement professionnel. Un enseignant qui vit avec ses élèves et les regarde travailler plusieurs heures par semaine en sait beaucoup sur leurs compétences. Mais pour que cette familiarité fonde une évaluation précise, il faut que le regard de cet enseignant soit suffisamment pointu, pour qu’à chaque moment, à chaque prise de parole, à chaque prise d’initiative, il puisse se dire " Ah oui, là ça fonctionne, là il ne sait pas faire, là il lui manque de l’expérience ou certaines connaissances théoriques ou procédurales ". Évaluer en situation suppose un regard expert sur les éléments de compétences, sur les ressources mobilisées et sur leur mise en synergie. Il faut que le professeur puisse noter autre chose que des généralités, du type " Il a de la peine, il n’y arrive pas ". De telles observations ne mènent pas très loin. Elles ne suffisent pas à fonder une évaluation sommative équitable, ni même une évaluation formative. S’il faut armer le regard des enseignants, c’est pour qu’ils sachent observer les compétences mises en œuvre. Pour cela, ils doivent disposer d’un certain nombre d’outils conceptuels, de modèles théoriques de l’apprentissage ancrés dans la didactique des disciplines en cause aussi bien que de concepts plus transversaux : statut de erreur, style cognitif, régulation, obstacle, explicitation, métacognition, etc. Il ne s’agit pas forcément de listes d’items à cocher, mais d’une grille de lecture des observables, dans la tête de l’enseignant.

Un enseignant qui observe un élève en train de préparer une conférence, ou de rédiger un résumé doit pouvoir identifier les obstacles cognitifs que l’apprenant rencontre et mettre le doigt sur les savoirs ou les schèmes qui font problème, ceux sur lesquels il reste à progresser. L’observation formative exige ce regard pointu. C’est celui qu’on attend d’un professionnel lorsqu’il regarde un stagiaire au travail. Il doit voir ce qu’il sait faire et, quand il ne sait pas faire, repérer ce qui lui manque, en termes de ressources aussi bien que de mobilisation de ressources acquises. C’est impossible si l’observateur n’a pas une idée précise des savoirs à mobiliser aussi bien que de la façon de les mettre en synergie.

V.P. : Vous avez écrit dans votre livre " On devrait imaginer les compétences comme des entités que l’on commence à travailler à un niveau donné du cursus et que l’on construit jusqu’à la fin de la formation initiale ". Pouvez-vous illustrer cela ?

Ph.P. : Ce n’est pas une idée neuve, parce que les programmes de connaissances sont maintenant cycliques ou " en spirale ". On a perdu l’illusion qu’il suffisait d’étudier le passé simple ou le XVIIe siècle une seule fois dans le cursus, que ces savoirs allaient être assimilés et mémorisés et qu’on n’aurait jamais besoin d’y revenir. On sait aujourd’hui que la connaissance se construit par approximations successives, par intuitions anticipatrices et par retours en arrière, par restructurations et réorganisations multiples. Il faut plusieurs passages pour que les constructions mentales se stabilisent, se structurent, en allant à chaque fois un peu au delà des acquis antérieurs, en fonction du développement cognitif et des outils provenant des autres disciplines.

Ce caractère cyclique est encore plus évident pour les compétences fondamentales. Il n’en existe aucune qui ne se développe, potentiellement, tout au long de la vie, du moins si l’on se confronte à de nouveaux défis. Les principales compétences visées par la scolarité de base constituent quelques autant de fils rouges, qui vont accompagner les élèves tout au long du cursus. Par exemple, savoir écouter attentivement et comprendre ce que dit l’autre est une compétence qu’on commence à construire bien avant d’aller à l’école et qui n’est jamais achevée, comme on peut s’en rendre compte en regardant autour de soi, parmi les adultes. Dès quatre ans, voire avant, on peut apprendre à être attentif aux propos des autres, à vérifier son interprétation, à métacommuniquer pour cerner le message, à répondre à leurs vraies questions, à poser des questions pour aider ses interlocuteurs à formuler ce qu’ils pensent. Ce sont des attitudes et des savoir-faire qui ne sont pas spontanés. On ne cesse d’apprendre à écouter. Dans le monde des adultes, on croise tous les jours des gens instruits qui écoutent mal, sont peu disponibles, peu attentifs, peu empathiques ou entendent ce qu’il leur plaît d’entendre. Si tout le monde savait écouter, il y aurait moins de problèmes dans les couples, dans les entreprises, dans la cité. On ne cesse, de la prime enfance jusqu’à la fin de sa vie, d’avoir des occasions d’apprendre à écouter.

Apprendre à argumenter, cela peut commencer un peu plus tard. Savoir rédiger un texte de type théorique est encore moins urgent. On peut échelonner le moment où l’on aborde la construction d’une compétence nouvelle à l’école, mais une fois ce chantier ouvert, il le restera durablement. Il n’y aucune compétence dont on puisse abandonner la construction, sauf si elle est achevée et durable. On ne cesse d’apprendre à lire. On peut toujours faire des progrès. Il suffit de changer de job ou de technologie pour constater qu’il faut réapprendre. Si on arrête d’apprendre, c’est parce qu’on ne se confronte plus à des situations où c’est nécessaire. En fait, dans le champ des compétences fondamentales, rien n’est jamais fini, rien n’est jamais définitivement acquis.

 

Une illusion : croire l’échec scolaire réglé

V.P. : Pensez-vous que lorsqu’on aura mis en œuvre l’approche par compétences, on aura réglé le problème de l’échec scolaire ?

Ph.P. : Je pense que non. D’abord parce que l’approche par compétences n’est pas exclusivement, ni même essentiellement orientée dans ce sens. Parfois, on modernise les programmes sans se soucier de l’échec.

Certes, on peut orienter le travail par compétences dans le sens de la démocratisation de l’éducation scolaire. En travaillant par compétences, on accroît le sens des savoirs scolaires, parce qu’on les met en connexion avec les pratiques sociales et avec la vie. C’est une façon de lutter contre l’échec, dans la mesure où, pour une partie des élèves, il naît du non-sens des savoirs et du travail scolaire, de l’aspect décontextualisé de la culture enseignée. En la recontextualisant, en la connectant à des problèmes à la fois concrets et complexes, on peut redonner le goût de l’étude aux élèves qui ont les moyens d’étudier, mais ne voient pas très bien où cela mène. Une partie de l’échec scolaire, celle qui résulte d’une absence d’adhésion, de motivation, de désir d’apprendre, peut-être gérée par une pédagogie des compétences, plus ouverte sur la vie et sur l’action.

Hélas, pour les élèves qui ont des difficultés cognitives considérables, à cause de leur itinéraire, de leur milieu culturel, de leur développement cognitif ou de mille autres raisons personnelles, cette approche ne va pas engendrer de miracle. Elle peut même mettre la barre un peu plus haut, parce que l’approche par compétences exige, d’une certaine manière, plus d’abstraction, plus de mobilité, plus d’initiative, plus d’autonomie que les exercices scolaires classiques.

Il faut y être très attentif, veiller à ce que cette réforme du curriculum, comme n’importe quel autre pas vers les pédagogies nouvelles, ne se fasse pas au détriment de la pédagogie différenciée. Le traitement de l’hétérogénéité est toujours d’actualité, il vient se superposer à n’importe quel programme, parce qu’aucun programme ne résout par lui-même le problème de l’inégalité sociale devant l’école et ne dispense donc d’une pédagogie différenciée. Ce n’est pas en changeant d’objectif qu’on démocratise l’enseignement. Sans doute, en transformant les programmes, on peut se rapprocher un peu de la culture des gens ordinaires, se détacher d’une culture élitaire, d’une culture de nantis. Ce n’est pas un mince enjeu. L’approche par compétences peut y participer. Il reste qu’il y aura toujours des favorisés et des défavorisés. Le refus de l’indifférence aux différences, qui fonde le développement de pédagogies différenciées, reste un enjeu majeur dans la lutte contre l’échec scolaire. Une pédagogie des compétences pourrait, si l’on n’y prend garde, être une pédagogie faiblement différenciée et, du coup, produire de l’échec, autant qu’une pédagogie des connaissances, peut-être davantage.

Bref, on ne fera pas automatiquement d’une pierre deux coups. Il faut maintenir l’ambition d’une pédagogie démocratisante, quel que soit le curriculum en vigueur !

 

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