La règle morale chez l’enfant. Zweiter Sommerkurs für Psychologie in Luzern : 30. Juli bis 3. August 1928 ; Stiftung Lucernaᵉ ed. (1928) a 🔗
L’étude psychologique du développement des notions morales chez l’enfant est importante pour l’éducateur autant que pour le psychologue. Cela va de soi, mais on ne le sait pas encore assez, parce que l’on considère toujours trop l’enfant comme un petit adulte. On croit simple, par conséquent, de lui inculquer des règles de conduite auxquelles, en fait, il ne comprend peut-être pas grand’chose et qui faussent ainsi sa conscience. En outre, l’évolution de la morale et l’évolution de la logique sont parallèles : la morale est une logique de l’action comme la logique est une morale de la pensée. Comprendre le développement moral de l’enfant c’est donc comprendre du même coup son développement logique. Toute la pédagogie est ainsi en jeu dans l’étude que nous allons entreprendre.
Précisons d’abord notre méthode. Les premiers psychologues qui se sont occupés de la nature empirique de la conduite morale, ont essayé de ramener la conscience du devoir, ou du bien, à des phénomènes tels que le plaisir, la sympathie, l’habitude, etc. Ces tentatives se sont révélées superficielles. Baldwin, dans ses ouvrages sur le développement mental, et surtout P. Bovet, dans une belle étude sur la genèse de l’obligation de conscience 1, en ont montré la raison : la conscience morale n’est pas préformée dans la conscience individuelle. Le sentiment du devoir n’est pas congénital à l’individu comme tel. La conscience de l’obligation morale est un phénomène sui generis, qui suppose un rapport entre deux individus au moins : l’un qui donne un ordre, une consigne, et l’autre qui accepte cette consigne. Il suffit, pour que la consigne devienne obligatoire, que celui qui l’accepte éprouve du respect pour celui qui la donne.
En ce qui concerne l’enfant, la genèse des règles morales sera donc la suivante : lorsque l’enfant recevra des personnes pour lesquelles il a du respect (en particulier de ses parents), telle ou telle consigne, ces consignes deviendront sacrées et obligatoires pour lui, et la conscience morale n’est rien d’autre, à ses débuts, que l’ensemble des consignes ainsi acceptées.
Par une tout autre méthode, les sociologues de l’école de Durkheim sont arrivés à la même conclusion : la notion de règle n’est pas individuelle, mais sociale. Je sais bien que, étudiant la société par une méthode tout objective et historique, et faisant abstraction des consciences individuelles, les sociologues paraissent contredire en tout M. Bovet, pour qui le sentiment de la règle suppose simplement le rapport de deux consciences individuelles. Mais, après avoir pensé longtemps le contraire, nous ne pouvons actuellement voir entre ces deux thèses qu’une différence de méthode et de langage. Toutes deux, en effet, s’accordent sur le point essentiel : que le sentiment de la règle n’émane pas de l’individu comme tel, mais d’un rapport entre individus. Que, cela posé, on étudie la règle du dehors, en faisant abstraction des individus, ou du dedans, en faisant abstraction de l’histoire des sociétés, il y a là deux méthodes aisément conciliables, et même incapables d’entrer en conflit parce que parallèles. Il y a entre la sociologie et la psychologie le même parallélisme qu’entre la psychologie et la physiologie sur les terrains où elles se rencontrent.
Cela dit, revenons à la méthode psychologique, et demandons-nous ce qu’est ce « respect » invoqué par M. Bovet pour expliquer la naissance des règles. La principale objection qu’on ait adressée à M. Bovet est celle-ci : si toute règle (les règles morales, juridiques, les règles de l’usage, celles du jeu, etc.) repose sur le respect des consignes reçues et non sur un élément intrinsèque et a priori, n’est-ce pas la porte ouverte au relativisme le plus absolu ? Reste-t-il possible de distinguer les « bonnes » règles des « mauvaises » règles ? Il est entendu que le psychologue n’est pas moraliste. Mais il doit expliquer ce fait que la conscience approuve en général certaines choses et en condamne d’autres. La thèse du respect des consignes explique-t-elle ce choix ?
À notre humble avis, l’objection n’est pas fondée et M. Bovet a répondu d’avance en décrivant l’entrecroisement des influences reçues par une conscience en formation. Tant que l’enfant n’accepte de consignes que des seuls êtres qu’il connaisse — ses parents — , toute règle lui paraît bonne. Mais dès que les influences s’accumulent, et se contredisent, il doit faire un choix (c’est là que, selon M. Bovet, intervient la raison dans l’élaboration de la conscience de la règle), et alors il distingue le « bon » respect du « mauvais » respect.
Le problème qui se pose ainsi, et dont nous allons surtout nous occuper, est le suivant : si la conscience morale est, à ses débuts, essentiellement « hétéronome », si le bien se confond avec l’obéissance aux parents, comment la conscience parviendra-t-elle à l’autonomie ?
I. Les deux respects. Études sur les règles du jeu🔗
La première question qu’il faille se poser, en s’inspirant des études inaugurées par M. Bovet, si fécondes pour la compréhension de la morale enfantine, est de savoir s’il n’y a qu’un « respect ». N’y aurait-il pas intérêt à distinguer deux types de respect, le respect « unilatéral » et le respect « mutuel », et à voir quelles catégories de règles engendrent ces deux types ? Nous trouverons peut-être ainsi que l’un de ces respects produit surtout l’hétéronomie, ou morale de l’obéissance, et l’autre surtout l’autonomie, ou morale dans laquelle le bien prédomine sur le devoir pur.
Par respect unilatéral, nous entendons essentiellement le respect de l’enfant pour l’adulte, c’est-à -dire une relation entre individus non égaux, dont l’un subit et l’autre exerce une contrainte morale. À ce type se rattache aussi le respect du cadet pour l’aîné. Par respect mutuel, nous entendons le respect des conventions entre individus moralement égaux, par exemple entre enfants de même âge. La question se pose donc comme suit : y a-t-il deux types de conscience de la règle, l’un résultant de la contrainte morale exercée par un individu sur un autre, et l’autre résultant de la coopération entre individus égaux ?
Une petite enquête sur les règles du jeu nous a convaincu de l’existence et même de l’opposition de ces deux types. Il s’agissait de voir : 1° comment les règles d’un jeu s’appliquent- elles suivant l’âge des enfants et 2° comment les enfants se représentent-ils ces règles. Or le résultat s’est trouvé paradoxal, et ne s’explique, croyons-nous, que dans l’hypothèse de cette dualité des types possibles de règles. À l’âge où les enfants appliquent le moins bien la règle, ils présentent le maximum de respect pour elle, et à l’âge où ils savent fort bien l’appliquer, ils ne la considèrent plus comme sacrée et intangible. Il y a donc deux types de respect.
Voyons les faits de plus près. Demandons, par exemple, aux garçons les règles du jeu de billes. Jusque vers 7 à 8 ans, l’enfant est incapable de se plier à une règle quelconque. Il joue pour lui tout en jouant avec les autres et croit que tout le monde joue comme lui. Il est donc enfermé dans son moi tout en croyant participer de la vie du groupe. De 8 à 10-11 ans, l’enfant commence à rechercher l’accord et à se plier à certaines règles communes, mais cet effort n’est guère encore couronné de succès. Lorsqu’on interroge, par exemple, tous les enfants d’une même classe, chacun vous donne la règle qu’il croit universelle, mais on s’aperçoit que ces règles diffèrent encore singulièrement d’un cas à l’autre. Vers 10 à 11 ans, au contraire, la règle devient fixe et minutieusement arrêtée dans tous les détails. Les positions des billes, la manière de lancer, les distances, la valeur des billes, la procédure à suivre en cas de contestation, tout est prévu, et la complexité de cette jurisprudence est telle que le psychologue n’a pas trop de quelques semaines de patience avant de pouvoir prétendre dominer la question !
Demandons maintenant à ces mêmes enfants d’où viennent ces règles, surtout, s’il est possible de les changer, d’introduire de nouveaux usages, etc. Chose curieuse, les petits, jusque vers 10 à 11 ans, sont presque unanimes à considérer la règle comme sacrée et intangible, quoique, en fait, ils la pratiquent fort mal. Les règles, nous a-t-on dit, ont été imposées à l’enfant de toute éternité, par Adam et Ève, par le Bon Dieu, par les premiers Suisses, par les « Messieurs de la Commune », etc., etc. On pourrait assurément les changer, mais « ça ne serait pas juste ». Quand bien même tous les enfants adopteraient une nouvelle règle et oublieraient l’ancienne, celle-ci demeurerait la seule « juste ». La règle a une vérité intrinsèque, indépendante de l’usage. Au contraire, les grands, après 10 à 11 ans, qui pourtant sont seuls à pratiquer vraiment la règle, ne la considèrent plus comme sacrée. Elle est toute récente, nous disent-ils. Autrefois on jouait autrement. Chaque génération la modifie. Il suffit de s’entendre, et l’usage fait force de loi. Ce sont les enfants qui ont inventé les règles du jeu et si, demain, on les changeait, ce seraient les nouvelles qui seraient seules « justes ».
En bref, il y a là tout au moins l’indice de deux types de respect. Le petit, qui est dominé par le respect unilatéral, a, pour la règle qu’il reçoit du dehors, le même sentiment mystique que l’Australien, cher aux sociologues, pour la tradition des ancêtres. Le grand, qui est libre (il n’y a plus d’aînés pour lui imposer telle ou telle manière de jouer, puisque le jeu de billes cesse vers 12 à 13 ans), ne connaît plus que le respect mutuel et considère les règles qu’il pratique avec la mentalité de l’intellectuel civilisé vis-à -vis des lois de son pays, expression d’opinions toujours sujettes à révision.
Cette enquête nous apprend du même coup à quels facteurs sont dus ces deux types de respect. Le respect unilatéral est dû aux rapports de contrainte morale : contrainte de l’aîné sur le cadet, ou de l’adulte sur l’enfant. Le respect mutuel est lié à la coopération entre enfants de même âge.
Or, n’est-il pas frappant de voir que le petit, qui présente le maximum de respect pour la règle (respect unilatéral), est précisément celui qui reste, en fait, égocentrique et indiscipliné ? Ne serait-ce pas l’indice que la contrainte adulte ou la contrainte de l’aîné ne transforment pas l’esprit individuel autant qu’il le semble du dehors ? Et n’est-il pas frappant de constater que la liberté intellectuelle conquise par les grands, grâce à la victoire du respect mutuel sur le respect unilatéral, ou de la coopération sur la contrainte, va précisément de pair avec une observance beaucoup plus poussée de la règle dans la pratique ?
Nous sommes donc ainsi en possession d’une hypothèse de travail : le respect unilatéral propre à la contrainte morale de l’adulte, ne suffit pas à faire sortir l’enfant de son égocentrisme spontané. L’hétéronomie ne suffit pas à la formation morale. La coopération seule fera parvenir l’enfant à l’autonomie et façonnera ainsi vraiment son sentiment du bien.
Il s’agit maintenant de reprendre ces hypothèses en les vérifiant au moyen d’enquêtes qui nous conduiront plus au cœur de la réalité morale.
II. La contrainte et le réalisme moral🔗
Essayons d’abord de contrôler la première partie de nos hypothèses : que la contrainte morale de l’adulte n’aboutit qu’à une morale littérale, ne changeant pas encore le fond de la conscience égocentrique de l’enfant.
Nous allons voir en effet que l’enfant accepte bien les consignes imposées par les parents, mais que ces consignes, restant extérieures à la conscience de l’enfant, sont prises à la lettre et constituent autant de « tabous » ou d’« obligations rituelles ». Le bien est ce qui est conforme à la consigne, le mal ce qui n’est pas conforme, et l’intention profonde de celui qui agit n’a pas d’importance pour l’enfant. C’est ce que nous appellerons le « réalisme moral ».
Le critère de ce phénomène doit, nous semble-t-il, être cherché dans les jugements de valeur relatifs à la responsabilité. Pour une morale de la conscience ou morale de l’autonomie, la responsabilité est tout entière relative à l’intention : un acte extérieur n’est tenu pour coupable ou pour vertueux que dans la mesure où l’intention qui lui a donné naissance était une intention mauvaise ou une intention bonne. Or, comme on le sait par les travaux des sociologues, récemment mis au point par M. P. Fauconnet, dans un beau livre sur la Responsabilité, la responsabilité dans les sociétés dites « primitives » n’est pas « subjective », mais « objective » : tel acte matériel est tenu pour un crime quelle que soit l’intention de celui qui l’a commis. Le bien et le mal sont rigoureusement définis comme l’obéissance aux règles ou la désobéissance, même involontaire. Une telle évaluation de la responsabilité est assurément l’indice d’une morale encore tout extérieure à l’individu, morale que le groupe social impose aux consciences comme une coutume ou une mode, mais qui n’est pas assimilée par la conscience individuelle.
Qu’en est-il de l’enfant ? Arrive-t-il à une notion subjective de la responsabilité ou ses jugements de valeur témoignent-ils de l’existence de la « responsabilité objective » décrite par les sociologues ?
Nous avons spécialement étudié à cet effet les idées des enfants sur le mensonge, en nous servant de la méthode de Fernald 2 (faire comparer des récits au point de vue de leur valeur morale).
Le mensonge constitue, à cet égard, un excellent exemple parce que les règles relatives aux mensonges ne peuvent avoir été inventées par les enfants eux-mêmes et sont tout entières imposées par l’adulte.
En effet, comme la plupart des observateurs l’ont montré (Stern, etc.), l’enfant ne conçoit pas spontanément la nécessité morale de dire la vérité. Jusqu’à  7 à 8 ans, l’enfant ment comme il joue, par besoin de transformer le réel en fonction de ses désirs. Ainsi que Stern l’a bien vu, il s’agit là de pseudo-mensonges, de Scheinlüge, puisque l’enfant n’a pas conscience de mentir et est souvent dupe lui-même de ses affirmations. Une telle attitude nous paraît même constitutive de la pensée de l’enfant. Nous avons essayé de montrer dans des études spéciales sur la pensée de l’enfant 3 que cette pensée devait ses caractères propres au fait qu’elle est égocentrique et non socialisée. Or, la vérité n’est importante que pour les autres. La pensée égocentrique recherche donc non pas la vérité, mais la satisfaction personnelle. Le mensonge lui est ainsi naturel.
Or, très tôt, on apprend aux enfants qu’il ne faut pas mentir, et que le mensonge est un mal. Que va-t-il se passer ? L’enfant accepte la consigne. Il la considère comme sacrée et obligatoire. Il la met en pratique aussi bien qu’il peut, plutôt mal en fait, mais sincèrement quand il y pense à temps. Seulement il ne la comprend pas. Il l’assimile dans la mesure du possible, mais elle reste extérieure pour lui. Aussi l’applique-t-il à la lettre, et ses évaluations concernant la responsabilité restent-elles tout objectives : un mensonge lui paraîtra d’autant plus « vilain » que son contenu sera invraisemblable, et cela indépendamment de l’intention.
Voici des exemples. Je raconte à des enfants de 6 à 8 ans les deux histoires suivantes : 1° « Jean a raconté à sa maman que la maîtresse lui a donné une bonne note et l’a félicité. Mais ce n’est pas vrai ». 2° « Henri est allé se promener. Il a rencontré un gros chien qui lui fait très peur. En rentrant il raconte à sa maman qu’il a vu un chien aussi gros qu’une vache ». L’enfant me dit que ce sont là deux mensonges. Je demande simplement : « Est-ce qu’ils sont également vilains ? — Non. — Alors lequel est le plus vilain ? » Presque tous les petits me répondent que le deuxième, celui du chien, est un plus vilain mensonge que le premier. Ils affirment qu’il faut punir son auteur plus que l’auteur du premier, etc.
Et cependant ils comprennent bien le pourquoi de ces mensonges. Le premier, nous dit l’enfant, ment « pour pas être puni ». Le second ment « pour avoir un bonbon », etc. Cependant le second mensonge est un plus « gros » mensonge, plus « vilain », digne d’une plus grande punition.
La raison en est simple. « Il n’y a jamais de chiens aussi gros que des vaches », nous dit l’enfant, tandis que « ça arrive qu’on a des bonnes notes ». Ce qui est grave, dans le deuxième mensonge, c’est donc qu’il est invraisemblable, que son contenu est plus éloigné du réel que celui du premier. On ne saurait concevoir une morale plus littérale, et plus éloignée de l’intention cachée !
Après 8 ans, en moyenne, l’affirmation se retourne et l’enfant se met à juger les deux mensonges comme nous le faisons nous-mêmes. Notons en outre que, pour les petits, il est parfaitement normal de mentir à des camarades : c’est seulement en parlant aux grandes personnes qu’il est interdit de mentir. Lorsqu’on demande à l’enfant pourquoi il ne faut pas mentir, il se borne à répondre : « parce qu’on nous punit ». Les grands, au contraire, estiment qu’il ne faut pas mentir même à des enfants, et qu’il y a une raison à cela : si l’on mentait, la justice ne serait plus possible, on punirait les innocents pour les coupables, etc.
Comme, en ce qui concerne les règles du jeu, nous nous trouvons donc ici en présence de deux respects : d’abord un respect pour la règle elle-même considérée comme sacrée en soi, d’où une notion tout objective de la responsabilité ; un respect mutuel des consciences ensuite, avec responsabilité reposant sur l’intention cachée. Morale de l’hétéronomie d’abord, puis morale de l’autonomie.
De tels faits sont aisés à expliquer. La contrainte adulte se combine d’abord avec l’égocentrisme enfantin, puisqu’elle ne réussit pas à transformer la conscience. D’une part l’enfant accepte la consigne, mais sans se l’assimiler réellement. D’autre part il juge la règle adulte comme il juge toutes choses : d’un point de vue réaliste, qui ignore l’existence du sujet pensant. En effet l’égocentrisme ne conduit pas comme tel à la conscience de soi. Lorsque, au contraire, la coopération entre enfants apprend à chacun à connaître les autres et, partant, à se connaître soi-même, l’intention prime sur l’acte et l’enfant découvre la valeur de la réciprocité. C’est ce respect mutuel, concevable d’ailleurs entre adultes et enfants dans la mesure où les parents savent être camarades et pas seulement législateurs, qui apprend vraiment à l’enfant ce qui est le mensonge et ce qu’est la vérité.
Au point de vue intellectuel, il en va d’ailleurs exactement ainsi. L’égocentrisme intellectuel même au verbalisme, c’est-à -dire à l’habitude de se contenter de mots au lieu de penser objectivement le réel tel qu’il est. La contrainte intellectuelle de l’adulte, loin d’éliminer le verbalisme, le consolide au contraire simplement : la parole du maître, comme l’affirmation personnelle, dispense de réfléchir et inhibe l’esprit critique. Au contraire la discussion, le libre échange intellectuel, la coopération vraie, bref l’analogue du respect mutuel sur le plan de la pensée, façonnent la raison et délivrent du verbalisme.
Verbalisme et réalisme moral sont donc les produits de l’égocentrisme enfantin et de la contrainte adulte combines.
III. La coopération et l’autonomie morale🔗
Passons maintenant à la vérification de la seconde partie de nos hypothèses : que le respect mutuel seul façonne le sentiment du bien.
Bornons-nous ici encore, à un exemple privilégié. Cherchons à analyser une notion morale qui doit son développement et son apparition même à la coopération entre enfants plus qu’à la pression adulte : la notion de justice 4.
Aucune notion, peut-être, n’est plus concrètement vécue par l’enfant que la notion de justice. Les rapports avec l’adulte et avec les proches sont tout entiers conditionnés par la conscience du juste. À l’école surtout, il s’établit très précisément une sorte de solidarité des enfants contre l’adulte et le mot de justice constitue le symbole de ralliement le plus désintéressé de cette franc-maçonnerie.
Il peut donc être intéressant de chercher ce qui se passe en cas de conflits entre l’obéissance due à l’adulte et la justice proprement dite. Racontons aux enfants pour voir ce qu’ils en diront, des histoires comme celles-ci : Une maman demande à l’un de ses fils plus de services qu’à l’autre. — Une maman favorise son fils le plus obéissant aux dépens de l’autre. — Un papa demande à l’un de ses fils de lui raconter les bêtises qu’aura faites son frère, etc., etc.
Il est facile de constater, au moyen d’un tel questionnaire, qu’avant 7 à 8 ans, c’est à dire toujours durant ce stade où la contrainte adulte et l’égocentrisme enfantins s’allient de façon intime, la notion du juste ne peut se dégager de l’obéissance aux lois. « Si la maman veut que… alors c’est juste. » « Si le papa a commandé à l’un de raconter ce qu’a fait l’autre, alors c’est juste, ce n’est pas "rapporter" », etc.
Mais, d’autre part, après 8 ans en moyenne, la justice se dégage de l’obéissance et devient un principe autonome : « La maman l’a dit. Il faut bien le faire, mais c’est pas juste. » Dans le cas de conscience d’ailleurs si délicat, de l’adulte qui demande de rapporter, les enfants sont maintenant presqu’unanimes à dire qu’il faut refuser ; ils préconisent même tous les subterfuges plutôt que d’approuver que l’on trahisse un proche.
L’égalité s’oppose ainsi à l’obéissance, et, chez l’enfant comme dans la société adulte, la conscience de l’égalité croit avec les progrès de la solidarité. On peut même dire — et cela est à imputer à notre éducation défectueuse plus qu’à la conscience de l’enfant — que la notion de justice s’acquiert en bonne partie aux dépens de l’adulte. Dès le stade antérieur à 8 ans, l’enfant emploie les expressions de « juste » et « pas juste » pour caractériser les sanctions infligées par l’adulte et ce qui n’est « pas juste » c’est la punition trop sévère, la punition qui tombe à faux, ou l’absence de punition méritée. Là même où la justice se confond avec l’obéissance aux consignes, il y a donc déjà possibilité d’un jugement de l’enfant sur l’adulte. Dans la suite la justice se libère de l’obéissance et devient dès lors un perpétuel moyen de contrôle au service de l’enfant.
La justice nous paraît ainsi constituer le type des notions dues au respect mutuel et à la coopération. Si l’on se rappelle jusqu’à quel degré d’organisation peut atteindre une société d’enfants, comme en témoigne le jeu de billes, que nous avons étudié plus haut, on comprend aisément que la notion de justice puisse naître des rapports sociaux entre enfants ou tout au moins qu’elle se développe plus facilement dans un tel milieu que sous l’influence des rapports qui existent entre l’enfant et l’adulte. D’où le rôle essentiel de la vie sociale en classe et du self-government comme procédés d’éducation morale.
Notons-le en conclusion : il en est de même en ce qui concerne la vie intellectuelle. La coopération entre enfants développe, avec la discussion, le sens du contrôle et le sens de la cohérence logique. Replié sur lui-même, l’enfant reste dans le rêve. Aux prises avec l’adulte, il est écrasé par une vérité qui reste extérieure à sa pensée. En collaboration avec ses proches, par contre, il développe tout à la fois sa personnalité et le culte de la vérité impersonnelle et objective.