A propos de la psychologie de l’atomisme (1949) a 🔗
Cherchant à expliquer l’atomisme par le besoin d’identification, E. Meyerson fait dériver les conceptions atomistiques de Démocrite et de Leucippe de la sphère immobile de Parménide, s’autorisant en cela d’un texte célèbre d’Aristote, selon lequel l’atome a monnayé l’être éléatique, impossible à maintenir à titre de seule explication des choses. Mais avant Démocrite déjà , l’arithmétique spatiale de Pythagore impliquait un schème atomistique, et G. Milhaud a pu dire que Pythagore était le premier des atomistes. On peut même soutenir que, sitôt admise, avec Thalès, l’unité de la substance primordiale, et sitôt imaginé le processus de transformation des substances les unes dans les autres selon leur degré de condensation et de raréfaction, l’atomisme est en germe. Pour que l’eau soit conçue comme de l’air condensé, la terre comme de l’eau condensée, etc., il faut bien supposer que les parties de la substance se rapprochent ou s’écartent : il suffit alors de prolonger ces décompositions et compositions pour atteindre l’atomisme, parce que l’idée de concentration et de raréfaction conduit à celle de morcelage, même si le début du processus est compatible avec la continuité de parties élastiques, serrées ou desserrées.
On a souvent prétendu que l’atomisme spéculatif des anciens n’avait pas eu d’influence sur l’atomisme scientifique moderne, ce qui est d’ailleurs problématique et impossible à démontrer. Mais n’y eût-il pas eu d’influence directe que cela prouverait a fortiori combien Hannequin a raison de chercher la source de l’atomisme « dans la constitution même de notre raison » 1 ; et cela indépendamment de la valeur de son essai de réduction de l’hypothèse atomistique à l’idée de nombre. Quant aux multiples directions prises par le développement des schèmes atomistiques, elles parlent dans le même sens, et comme le dit Bachelard, montrent la vitalité de l’idée. Il n’est jusqu’à la négation de la réalité de l’atome chez les positivistes qui soit révélatrice, puisque ceux-ci ont continué de se servir de l’atomisme à titre de langage indispensable, comme les irrationalistes qui rendent implicitement hommage à la raison en utilisant le discours pour démontrer leur thèse.
Si tel est le cas il s’agit de chercher à dégager les origines psychogénétiques de l’atomisme et notamment d’établir si tout esprit parvenant aux notions de conservation élémentaire en dégage nécessairement un schème de composition atomistique. À cet égard trois problèmes se posent en particulier : la parenté éventuelle de l’atomisme avec le nombre, supposée par Hannequin, le rôle de l’identification, invoqué par E. Meyerson, et celui d’intuitions sensibles, dégagé par G. Bachelard.
G. Bachelard a souligné, en effet, avec beaucoup de force que, si rationnelle et construite que soit l’idée de l’atome, elle a pour matière des intuitions perceptives précises. C’est justement le passage de l’intuition à la composition opératoire qu’il conviendrait d’examiner de près pour saisir la portée explicative de l’hypothèse atomistique. Dans une des jolies formules dont il a le secret, G. Bachelard définit l’atomisme une « métaphysique de la poussière » 2 ; il exagère seulement un peu quand il ajoute que : « L’atomisme est, de prime abord, une doctrine d’inspiration visuelle… La poussière et le vide saisis dans un même regard illustrent la première leçon de l’atomisme » (p. 40). Nous ne l’accuserons pas d’avoir trouvé cette idée sans quitter sa bibliothèque, puisqu’il nous dépeint lui-même la splendeur des grains irisés dansant dans le rayon de soleil qui pénètre en une chambre fermée. Et nous ne nierons pas que ce spectacle ait pu jouer quelque rôle, connaissant un enfant qui a effectivement appuyé son atomisme spontané sur une telle vision. Mais la métaphysique de la poussière a un sens plus large que simplement visuel ; et, à l’enfant amusé devant un sablier, pour reprendre un exemple de G. Bachelard, le sucre ou le sel en poudre, se désagrégeant dans l’eau, peuvent inspirer bien d’autres réflexions, parce que, dans ce cas, l’atomisme devient affirmation de l’existence de grains invisibles, et une affirmation dictée par le besoin de conservation.
C’est dans cette direction que nous avons cherché jadis à analyser, avec B. Inhelder la connexion des formes génétiquement élémentaires d’atomisme avec la construction des notions de conservation 3. Nous avons présenté à des enfants, de 4 à 12 ans, deux verres d’eau de mêmes formes et dimensions, remplis jusqu’aux mêmes niveaux, et avons demandé si, une fois le sucre dissous, l’eau redescendrait ou non, ce qui soulève simultanément la question de la conservation du sucre dans l’eau et de la manière dont s’explique cette conservation invisible, c’est-à -dire justement de l’atomisme éventuel. Mais nous avons, en outre, pesé avec les sujets le verre d’eau non sucrée et le verre contenant les morceaux de sucre avant leur dissolution (ou le verre avec les morceaux non encore immergés), en demandant si le poids additionnel du sucre se conservera après la dissolution, ou si l’eau dans laquelle aura fondu le sucre retrouvera son poids initial, égal à celui de l’autre verre. Plus précisément, les questions de conservation posées à l’enfant sont au nombre de trois : conservation de la substance ou matière (car le sucre peut être considéré comme se conservant même si le niveau de l’eau est censé redescendre), conservation du poids, et conservation du volume (mesuré à la place occupée dans l’eau), et ces trois formes de conservations peuvent correspondre à des formes différentes d’atomisme, selon les types divers de composition en jeu. En outre, on pose les questions en faisant appel d’abord à la simple prévision (le goût sucré, le poids, le niveau de l’eau se conserveront-ils ou pas ?), puis, après lecture des données de l’expérience, une fois le sucre dissous, on les pose à nouveau en demandant l’explication des résultats constatés. Enfin, on peut compléter cette analyse en présentant à l’enfant des grains de maïs américain, qui se gonflent brusquement avec l’échauffement, et en demandant l’explication de cette dilatation. On retrouve alors les questions conservation de la matière (accroissement de la substance ou simple étirement), du poids et même du volume corpusculaire, avec à nouveau possibilité de schémas atomiques inspirés par la farine.
Or, les stades de développement dont l’existence a été révélée par les réactions des enfants, se trouvent être particulièrement instructifs quant aux rapports entre cette formation de l’atomisme et la construction des notions de conservation. Au cours d’un premier stade (antérieur à 7-8 ans) il n’y a conservation ni du volume ni du poids, ni même de la substance, et l’on ne constate aucune trace de schéma atomistique dépassant la perception actuelle des grains ou particules visibles. Le sucre fondu dans l’eau est censé s’être anéanti, et si son souvenir persiste un moment sous forme de goût sucré, cette saveur, comparée par l’enfant à une sorte d’odeur, s’évapore rapidement et se perdra elle aussi dans le néant. Quant au maïs se dilatant avec la chaleur, il y a selon les jeunes sujets, création absolue de substance : le grain, de petit qu’il est au début, devient grand « comme nous, quand nous poussons », et l’enfant ne voit là aucun problème. Par contre, dès le second stade, qui débute vers 7-8 ans, il se constitue corrélativement une notion de conservation de la substance et un début d’atomisme. En ce qui concerne le sucre fondu, il est censé perdre tout poids et il cesse d’occuper tout espace dans l’eau, mais il continue d’exister en tant que matière et assure ainsi la permanence de la saveur sucrée. Mais comment se conservera-t-il alors ? Ou bien sous forme de liquide concentré (« comme du sirop ») mêlé à l’eau, ou bien sous la forme de grains, d’abord visibles au moment de la désagrégation du morceau, puis de plus en plus exigus et invisibles : ce sont les grains, trop petits pour être perçus, ainsi que pour conserver un poids ou un volume, qui constituent le plus simple des schémas atomistiques, destiné à assurer la conservation de la substance elle-même. Dans le cas du maïs, également, la dilatation du tout n’implique plus un accroissement de substance, mais un simple étirement, et celui-ci va aussi fréquemment de pair avec l’imagination d’une structuration corpusculaire de la pâte ou de la farine. Vers 9-10 ans apparaît un troisième stade, marqué par la conservation du poids, mais sans encore celui du volume : le verre d’eau sucrée conserve le même poids qu’avant la dissolution du sucre, parce que les petits grains invisibles conservent eux-mêmes leur poids et que la somme de ces poids corpusculaires égale le poids total des morceaux. La réaction est la même eu égard au maïs dont la dilatation n’exclut pas, selon l’enfant, l’invariance du poids des grains de farine. Enfin, vers 11-12 ans seulement, une quatrième étape marque l’apparition de la conservation du volume : le niveau du verre d’eau sucrée ne redescendra pas au terme de la dissolution parce que chaque petit grain invisible occupe dans le liquide une place élémentaire, et que la somme de ces espaces équivaut au volume occupé initialement par les morceaux eux-mêmes. Quant au maïs gonflé, l’enfant, qui avait admis jusque-là une dilatation des grains de farine comme tels pour expliquer la dilatation d’ensemble, en vient à penser que chaque grain élémentaire conserve son volume et que seul l’écartement des grains explique le gonflement : on observe ainsi un schème de compression et de décompression, analogue à celui qui, chez les premiers présocratiques, annonçait les débuts de l’atomisme systématique.
Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que, s’il intervient, en chacune de ces formes successives d’atomisme élémentaire (substantiel, puis pondéré, puis spatialisé) un processus d’identification, il ne fonctionne qu’en connexion avec un système total d’opérations composables et réversibles, dont l’identité ne constitue que l’une parmi les autres. L’identification n’est donc point ici le seul moteur de la pensée.
Ces observations psychologiques parlent donc en faveur de l’hypothèse de G. Bachelard sur le caractère de « composition » qui est essentiel à l’atomisme. Mais elles conduisent même plus loin que ne le soutient Bachelard dans la défense de sa thèse. Pensant surtout à la combinaison chimique, dans laquelle la composition des atomes en molécules aboutit à des synthèses imprévisibles en partant des propriétés des parties, Bachelard donne raison à Berthelot lorsque celui-ci affirme que les doctrines atomistiques des anciens demeuraient « étrangères à l’idée proprement dite de la combinaison » (p. 71), et il n’est pas loin d’opposer, à cet égard, un atomisme « réaliste » à un atomisme combinatoire. Or, s’il est clair que l’atomisme grec et a fortiori l’atomisme naïf de l’enfant n’ont rien à voir avec la combinaison proprement chimique, tout atomisme, même sur le terrain des notions enfantines, n’en est pas moins d’emblée le produit d’une composition. C’est de ce point de vue que les observations précédentes valaient d’être rappelées. C’est ainsi que déjà la première forme d’atomisme (stade II), qui se borne à assurer la conservation de la substance du sucre dissous, par opposition à son poids et à son volume, implique à elle seule la composition additive des parties en un tout invariant. C’est ce que prouve l’apparition simultanée de l’idée de la conservation de la substance et de cette forme élémentaire d’atomisme. En effet, ce sont ces opérations d’addition partitive qui, par leur réversibilité et leur associativité, déterminent l’invariance du tout, par opposition à la non-conservation caractéristique de la pensée pré-opératoire. Or, l’atomisme naissant n’est pas autre chose que l’expression même de ces opérations dont la composition assure la conservation : il n’y a donc pas, d’une part, atomisme et, de l’autre conservation, mais tous deux constituent les deux aspects indissociables de la composition partitive portant d’abord sur la substance. À plus forte raison en est-il ainsi de la seconde forme d’atomisme (stade III), qui relie la composition partitive des poids à la conservation du poids total et de la troisième forme (stade IV), qui effectue la même liaison en ce qui concerne le volume. Il n’y a donc pas, en ce domaine de l’atomisme des particules invisibles du solide dissous dans l’eau (et il en va exactement de même pour le gonflement de la pâte du grain de maïs), d’intuition atomistique avant la composition atomistique : ou bien le sujet admet l’anéantissement de la matière (et sa création par accroissement absolu, dans le cas du maïs), ou il postule sa conservation et construit alors un modèle atomistique à titre de schème de composition opératoire pour rendre compte de l’invariance du tout.
Or, quelle est la parenté entre ce mode de composition, propre à l’atomisme naissant, avec celle qui engendre les nombres entiers ? Elle est certainement réelle, mais elle ne se réduit pas à l’identité d’un seul et même système opératoire. Il est frappant, en effet, de constater que la forme élémentaire d’atomisme, corrélative de la conservation de la quantité de matière, apparaît à peu près en même temps que les opérations formatrices du nombre. Seulement, c’est également à ce même niveau que se constituent les opérations additives intervenant dans la construction des premiers invariants spatiaux (conservation des longueurs, surfaces, etc.). Or, du point de vue génétique il y a isomorphisme et non pas identité entre les opérations conduisant aux réunions d’éléments spatiaux ainsi qu’à la mesure, et les opérations logico-arithmétiques engendrant les classes, les relations et les nombres. Il va de soi, si l’on admet cette distinction entre les opérations logico-arithmétiques et les opérations spatio-temporelles, que l’atomisme, en tant que composition des parties de l’objet par opposition aux réunions d’objets en classes ou en collections numériques, représente précisément le prototype des opérations spatio-temporelles (ou infralogiques), sans application directe de la notion de classe ni a fortiori de l’idée de nombre, mais réunissant les parties élémentaires en objets totaux selon le même schème opératoire que l’addition logique et l’addition arithmétique.
Cette parenté entre les opérations en jeu dans l’atomisme naissant et les opérations spatiales est même si grande que c’est précisément au moment où l’atomisme enfantin est achevé (c’est-à -dire porte simultanément sur la conservation de la substance, du poids et du volume en particules) que le sujet se révèle capable, par ailleurs, de dissocier un continu linéaire ou à deux ou à trois dimensions en points de nombre illimité 4. L’atome est ainsi conçu comme une sorte de point physique (sans vouloir faire de rapprochement avec l’intuition célèbre de Boscovitch), comme le point est un atome spatial. Si élémentaires que soient ces schèmes enfantins leur généralité montre assez le rôle que des schèmes semblables ont pu jouer dans la formation historique des notions, et prouvent, à tout le moins, le caractère naturel, pour la raison en développement, de la décomposition et de la composition atomistiques.