Méthodologie des relations interdisciplinaires (1971) a 🔗
L’avenir des sciences expérimentales paraît tenir à celui des relations interdisciplinaires, étant donné que les frontières de toutes les sciences expérimentales demeurent essentiellement artificielles. En effet, ces frontières sont fondées sur l’observable ; par exemple : la psychologie a pour domaine la conduite, en tant que comportement directement observable ; la biologie a pour domaine l’organisme matériel, etc. Mais tout progrès dans la connaissance scientifique consiste précisément à dépasser le phénomène, à rechercher sous les observables certaines coordinations nécessaires, des déterminations, comme dit Bunge, ou de la causalité, donc des relations explicatives et non pas simplement des faits et des lois. Or, dès qu’on dépasse l’observable pour se mettre à la recherche de ces coordinations nécessaires, il va de soi que l’on dépasse tôt ou tard les frontières de la science considérée et que l’on pénètre dans le domaine des sciences voisines. Par exemple, en psychologie dès que l’on cherche à expliquer les faits observés, on s’oriente, ou bien, dans la direction du biologique, parce qu’il y a des racines biologiques à n’importe quelle conduite, ou bien, dans la direction de la sociologie, parce que tout est toujours inter-individuel, ou bien, dans la direction de la logique, etc. Par exemple, en ce moment j’ai l’honneur de vous parler, et c’est là une conduite ; mais pour vous parler j’ai besoin de mon cerveau et de mon système nerveux et pour expliquer ce que je dis il faudrait donc remonter à la biologie ; d’autre part, en vous parlant je fais appel à des rapports inter-individuels et nous sommes là dans une situation sociologique ; d’autre part, je m’efforcerai dans ce que je dis d’être conforme à la logique. Il y a donc en cette conduite d’innombrables connexions avec les sciences voisines. D’autre part nous nous occupons actuellement du développement de la causalité chez l’enfant, les notions d’explications causales depuis le niveau sensori-moteur jusqu’au niveau de l’adolescent. Pour un tel travail nous avons besoin de la collaboration de physiciens, bien entendu, pour nous analyser les phénomènes que nous présentons aux enfants ; nous recourons de même à des mathématiciens, à des logiciens, à des cybernéticiens, des biologistes, des historiens des sciences, des linguistes et c’est la collaboration de tous ces spécialistes qui seule permet, par exemple à notre Centre d’épistémologie, de poursuivre des recherches ne se réduisant pas à de la pure psychologie. Seulement ces problèmes de l’interdisciplinaire paraissent complexes et variés, selon au moins trois situations.
Première situation : celle des relations entre des sciences qu’on peut hiérarchiser. Ce terme peut être pris dans le sens de la classification des sciences d’Auguste Comte (sans avoir à le discuter pour autant), lorsqu’elle hiérarchise les sciences élémentaires suivant l’ordre de complexité croissante et de généralité décroissante. Plus simplement et plus empiriquement, nous dirons qu’il y a hiérarchie lorsqu’une science a plus besoin de l’autre que la réciproque n’est vraie. Par exemple, dans les relations entre la psychologie et la biologie, nous avons sans cesse besoin de biologie et les notions de la biologie sont fondamentales pour n’importe quelle explication psychologique y compris celle de l’intelligence ; tandis que dans l’état actuel, les biologistes n’ont guère besoin du travail des psychologues. Certes l’éthologie 1 joue un rôle de plus en plus grand dans les théories de l’adaptation et l’éthologie c’est de la psychologie animale ; il est possible qu’il vienne un temps où les biologistes auront besoin de la psychologie autant que l’inverse. Mais, dans l’état actuel il y a une hiérarchie très nette.
Deuxièmement, il y a la situation des sciences non hiérarchisables. Prenons comme exemple la psychologie et la linguistique. D’un côté, la linguistique a besoin de données psychologiques pour résoudre certains de ses problèmes, par exemple en psycholinguistique, science qui prend un rôle considérable avec les théories de Chomsky, par exemple, sur les grammaires transformationnelles. Mais l’inverse est naturellement vrai. Quand on étudie le développement de l’enfant à l’adolescent on a sans cesse besoin de l’apport des linguistes pour nous expliquer les transformations de la sémantique, de la syntaxe dans le langage du sujet, etc. Mais l’une des deux sciences n’est pas réductible à l’autre ; il y a dans le langage tout autre chose que de la psychologie : la langue est une institution collective qui dépasse le domaine d’analyse de la psychologie. En distinguant la parole et la langue comme le faisait Saussure, la parole est plus près du sujet psychologique, tandis que la langue pose des problèmes qui dépassent de beaucoup nos compétences.
Troisièmement, il y a des situations qui comportent des rapports entre les sciences de faits, d’un côté, et les sciences purement déductives ou formelles de l’autre. Exemple, les rapports entre la psychologie et la logique. On ne peut pas rendre compte d’une démonstration logique en partant des faits psychologiques, car ce serait là un psychologisme naïf, abandonné de plus en plus aujourd’hui. Mais l’inverse n’est pas vrai non plus : on ne peut pas remplacer l’examen des faits par une démonstration formelle, donc une démonstration logique. Cependant il existe des rapports quand même ; ils interviennent en tout cas sur le terrain de l’épistémologie où il importe de mettre en relation les données de fait, d’un côté, et les normes formelles, d’un autre côté. Cela pose donc des problèmes de relations interdisciplinaires comme les autres.
Ce sont donc ces trois situations que j’aimerais examiner brièvement avec vous. Je commence par les sciences hiérarchisables et je prends comme exemple les rapports entre la psychologie et la biologie. J’ai écrit récemment un ouvrage intitulé : Biologie et connaissance où j’ai essayé de montrer que les opérations logico-mathématiques telles qu’elles se développent dans l’évolution mentale de l’enfant, peuvent être considérées comme le point d’aboutissement limite des auto-régulations qu’on trouve à tous les niveaux au cours du développement, avant la constitution des opérations elles-mêmes, et ont des racines biologiques évidentes puisque toute la vie de l’organisme est réglée par des homéostasies et des auto-régulations multiples. Mais je ne veux pas vous exposer mes thèses. Ce que j’aimerais souligner en prenant cet exemple ce sont les problèmes de méthode auxquels je me suis heurté. Lorsque j’ai lu les biologistes pour écrire cet ouvrage, j’ai été frappé de la manière curieuse au moyen de laquelle ils utilisent parfois les données psychologiques, faute précisément de relations interdisciplinaires suffisamment précisées. Je parlerai donc des méthodes à ne pas suivre avant de parler des méthodes à suivre.
Si l’on appelle domaine inférieur, celui qui sert de base aux constructions ultérieures (et qui sera ici la biologie) et domaine supérieur, c’est-à -dire plus complexe, celui qu’il s’agit d’expliquer à partir de ces données de base, la première méthode à ne pas suivre, consiste à projeter directement le supérieur dans l’inférieur. Autrement dit, si on veut expliquer l’intelligence par des données biologiques, la première méthode à ne pas suivre est de projeter de l’intelligence partout et de la situer dès le départ ce qui n’explique rien puisque tout serait alors préformé sans plus. Or, chose étrange, c’est une méthode dont on trouve des exemples chez des biologistes par ailleurs éminents. Examinons par exemple l’ouvrage de Cuénot intitulé : Invention et finalité en biologie. Cuénot est un biologiste de grand talent qui a fait de très beaux travaux. Dans ce livre il expose ses idées générales sur les difficultés d’expliquer l’adaptation et, en particulier, d’interpréter la construction d’instruments organiques, c’est-à -dire ceux que l’organisme possède héréditairement par opposition à ceux que l’homme est obligé de construire au moyen de son intelligence pratique. Le problème de Cuénot est donc de rendre compte de ces adaptations par « invention » d’instruments organiques. Or Cuénot est violemment anti-lamarckien et se refuse à admettre toute espèce d’influence du milieu ; d’autre part, il témoigne d’un esprit critique très suffisant pour trouver inopérante et, dans bien des cas, verbale l’explication classique par le hasard et la sélection après coup. Le hasard et la sélection après coup peuvent en effet suffire pour rendre compte de petites variations, mais lorsqu’il s’agit d’expliquer un œil ou un organe spécialisé, l’explication demeure manifestement insuffisante. Cuénot en vient alors à cette hypothèse étonnante que, dans le génome, donc dans le système germinatif de l’organisme, il intervient déjà ce qu’il appelle une « intelligence combinatrice » capable de construire des instruments organiques de la même manière que l’intelligence humaine construit ses instruments fabriqués. Bien entendu si l’intelligence combinatrice de Cuénot était fondée il n’y aurait plus de problème, on trouverait de l’intelligence partout et toute adaptation s’expliquerait grâce à elle. Mais deux objections s’imposent dès l’abord. Premièrement, pour un auteur anti-lamarckien qui veut écarter toute influence du milieu, introduire l’intelligence combinatrice dans le génome, c’est par le fait même faire appel à de telles influences mais sous une forme mentale ou psychique et non plus une voie physico-chimique. En effet, si cette intelligence du génome prépare des instruments organiques, c’est qu’elle est informée des problèmes, c’est qu’elle sait à quoi il faut répondre dans le milieu extérieur, autrement dit, c’est qu’il intervient une action directe du milieu sur le génome par l’intermédiaire de cette intelligence combinatrice, ce qui est contradictoire avec la thèse centrale du livre. Mais ce n’est pas cela qui nous intéresse, c’est ce que vaut l’explication. Or qu’est-ce que l’intelligence ? Pour le psychologue, l’intelligence ce n’est pas une faculté, ce n’est pas un mécanisme causal qui explique quoi que ce soit ; l’intelligence est un terme collectif qui désigne un ensemble de mécanismes de complexité croissante, depuis les plus simples aux formes supérieures et formelles de la pensée. Le vrai problème est donc d’expliquer comment fonctionnent ces mécanismes. Autrement dit, ce n’est pas d’invoquer l’intelligence qui explique quoi que ce soit, c’est de montrer comment, dans un cas précis, un problème d’intelligence peut être résolu et par quels instruments. Or dire que le génome est intelligent, c’est simplement affirmer qu’il travaille bien, mais on le savait déjà . Ce qu’il s’agit de préciser c’est comment il fonctionne, c’est en quoi consiste le mécanisme opératoire de cette intelligence. Autrement dit, Cuénot ici raisonne à peu près comme les préformistes du 18e siècle en embryologie quand ils cherchaient un homme tout fait mais réduit en miniature, soit dans l’œuf avec les ovistes, ou dans le sperme avec les spermatistes. Ici Cuénot fait du préformisme psychologique en mettant, non pas l’homme tout fait, mais son intelligence toute faite dès le génome. Voilà une première méthode à ne pas suivre parce qu’elle n’explique rien.
Deuxième méthode, à ne pas suivre : c’est la méthode inverse. On peut dans les rapports entre le supérieur et l’inférieur, non plus projeter le supérieur dans l’inférieur mais au contraire, réduire le supérieur à des formes trop simples, par un réductionisme qui supprimerait les caractères propres des fonctions supérieures pour les ramener à des mécanismes élémentaires ne suffisant pas à expliquer les conduites. On n’en trouve plus guère d’exemples aujourd’hui, parce qu’on en est passablement revenu, mais il y avait un temps où l’on croyait que le réflexe conditionné expliquait tout. Or, expliquer toute l’intelligence par le seul jeu des réflexes conditionnés, serait un peu trop simple, cela devient verbal. Néanmoins bien des auteurs se contentaient, il y a quelques années, d’un tel associationnisme et il en demeure de nombreuses traces.
La méthode à suivre dans les rapports entre sciences hiérarchisables paraît donc la recherche des assimilations réciproques. Rappelons par exemple le beau livre du physicien Ch-Eug. Guye sur les frontières de la biologie et de la physique où cet auteur montre que, en physique déjà , il n’y a jamais réduction du complexe au simple, mais toujours assimilation réciproque. Après une phase où on pensait pouvoir réduire l’électro-magnétisme au mécanisme, on a tenté l’inverse et finalement abouti à des synthèses comme la mécanique ondulatoire, etc. Sur le terrain qui nous intéresse en ce moment, Ch.-E. Guye déclare que : le jour où on expliquera la vie par les mécanismes physico-chimiques, ce qui paraît inéluctable, on sera en présence d’une physique plus « générale », dit-il, et non pas plus spéciale ; plus générale, parce qu’on enrichira de propriétés nouvelles l’échelle inférieure au moyen de laquelle on cherche à expliquer les phénomènes de l’échelle supérieure. De même, entre la psychologie et la biologie, il semble que, dans la mesure où on arrivera à expliquer biologiquement des mécanismes mentaux comme le travail de l’intelligence, on enrichira ipso facto de propriétés nouvelles ou de relations nouvelles le domaine inférieur qui est censé expliquer le domaine supérieur. Autrement dit, ce à quoi nous tendons, c’est toujours une assimilation réciproque et non pas une réduction à sens unique, soit du supérieur à l’inférieur, soit l’inverse.
Je passe aux sciences non hiérarchisables et, dans ces domaines, il faut se méfier a fortiori, des réductions à sens unique. Cependant, on en trouve bien des exemples dans l’histoire des sciences humaines, dont chacune a été plus ou moins impérialiste à ses heures. La sociologie au temps de Durkheim s’annexait toute la psychologie, toute la pédagogie, toute l’épistémologie, la logique elle-même et la linguistique. Mais, aujourd’hui, on en est revenu. Par contre, dans les rapports entre la linguistique et la psychologie, voici un exemple à méditer. L’Unesco publie en ce moment un gros ouvrage sur les tendances actuelles des sciences humaines et sociales et j’ai été chargé du chapitre d’introduction épistémologique et surtout du chapitre interdisciplinaire. J’y soutiens naturellement comme aujourd’hui, qu’il n’y a pas de hiérarchie dans les sciences de l’homme et qu’il s’agit d’assimilation réciproque sur toutes sortes de frontières, sans qu’on puisse parler de supérieur et d’inférieur. Par contre, dans son chapitre sur la linguistique, Jakobson, contredit cette thèse, et cherche à montrer que la linguistique occupe une position clef ; il va même jusqu’à penser que la linguistique éclaire la biologie sur le terrain, par exemple, du code génétique qui transmet l’information pendant la synthèse des protéines. Mais peut-être est-ce aller un peu vite en besogne. Pour ce qui est des rapports avec la psychologie, des séries de faits montrent que l’intelligence ne dépend pas du langage autant qu’on l’a dit. Il y a, premièrement, les sourds-muets : avant d’être éduqués (ce qui est toujours limité d’ailleurs), ils parviennent à la plupart des opérations logiques avec peut-être un à deux ans de retard, faute d’incitation sociale, mais ils arrivent à faire des classifications, des sériations, ils sont capables de correspondances numériques et dominent donc un grand nombre d’opérations sans le secours du langage.
Deuxièmement, une de nos collaboratrices, H. Sinclair, à la fois linguiste et psychologue, a étudié les relations entre le développement de la syntaxe de l’enfant et le développement des opérations et a pu montrer que les relations étaient effectivement très étroites. Par exemple les enfants d’un niveau inférieur au point de vue des opérations (pas de conservation de la matière, en cas de transvasement d’un liquide, pas de transitivité, etc.) ont un langage différent de ceux qui ont la conservation opératoire. Or, cela établi, elle apprend aux sujets de niveau inférieur le langage des sujets du niveau supérieur ; apprentissage laborieux, mais auquel on arrive, et qui revient à accélérer le langage d’un enfant de 1 à 3 ans sur son niveau de départ. Après quoi elle reprend les épreuves opératoires sur ces sujets éduqués linguistiquement et constate qu’il n’y a presque pas de progrès, d’un tel point de vue : un dixième des cas, mais qui pouvaient être des cas-frontières. Le progrès linguistique n’a donc pas entraîné le progrès logique, tandis que, dans le sens inverse, on comprend mieux les faits.
Rappelons d’autre part les travaux de Chomsky. Après qu’au sein de la linguistique américaine, Bloomfield et d’autres aient soutenu que les concepts n’existent pas comme tels et se réduisent à la signification des mots, tout se ramenant donc au langage, Chomsky, au contraire, admet que le langage repose sur l’intelligence et pas l’inverse et qu’il y a des racines rationnelles au point de départ de ses grammaires transformationnelles. Il va jusqu’à les croire innées, ce qui paraît exagéré, mais, quoi qu’il en soit, il renverse totalement les positions de la linguistique traditionnelle. Quant aux rapports entre la linguistique et la biologie, sur lesquels insiste Jakobson, rappelons que le code de l’information génétique porte sur les signifiés et pas sur les signifiants, ce qui n’est pas pareil. Ce n’est donc pas exclu que les rapports trop étroits qu’on a voulu établir entre la linguistique et la théorie de l’information conduisent parfois à des impasses.
J’en viens à mon dernier problème : celui du rapport entre sciences formelles et les sciences de faits, par exemple entre la logique et la psychologie. Y a-t-il collaboration possible ? Certainement, mais à condition de poser une première règle, c’est l’autonomie radicale des deux sortes de recherches. Jamais le logicien ne va consulter un psychologue pour savoir si un théorème qu’il démontre est bien démontré ; le formel a ses lois propres, il n’y a pas question de faire intervenir des considérations de faits. Réciproquement, jamais un psychologue ne peut remplacer un contrôle expérimental par une déduction pure, ce qui serait logicisme opposé au psychologisme. Néanmoins, dès qu’on fait l’épistémologie de la connaissance en général, et même celle de la logique en particulier, on trouve des problèmes de faits liés à des problèmes de normes. Même une école comme le positivisme logique qui cherche à exclure tout recours à la psychologie dans ses discussions, soutient, en réalité, une thèse psychologique en réduisant la logique à une syntaxe ou à une sémantique généralisées ; c’est un problème de fait de savoir si on peut réduire la logique à du langage, même sous sa forme la plus générale. Le problème de la collaboration paraît s’imposer dès qu’on se pose le problème de savoir comment, en réalité, le sujet en arrive à une certaine logique. La logique formelle, donc la logique des logiciens, est une logique sans sujet, c’est entendu, mais en psychologie de l’intelligence on ne trouve pas de sujet sans logique. La réciproque n’est donc pas vraie et l’on observe des étapes très progressives dans la progression de la construction des structures logiques, depuis les formes sensori-motrices élémentaires, jusqu’aux formes de ce que j’appellerais des opérations concrètes qui portent directement sur les objets avec les classifications, ses réactions, etc., et jusqu’aux structures plus formelles qui portent sur des hypothèses qui supposent des opérations au second degré effectuées sur des opérations concrètes, etc. Le problème est alors d’établir comment le sujet en arrive à une certaine logique et quelles sont les relations entre cette logique approximative et la logique des logiciens. Ce sont des problèmes qu’on peut se poser sans commettre aucune faute de psychologisme ou de logicisme et j’aimerais rapporter ici le témoignage de mon regretté ami Beth. Nos rapports ont débuté par une critique sanglante qu’il avait faite de mon ouvrage mal intitulé : Traité de logique où j’essayais de montrer les connexions entre le psychologique et le logique. J’ai alors répondu à Beth que seule une collaboration nous fournirait le moyen de nous entendre et il a accepté car c’était un fort honnête homme. Nous avons donc écrit : Épistémologie mathématique et psychologie dont les conclusions ont été rédigées essentiellement par Beth (je n’ai rajouté que peu de choses). Or ces conclusions montrent qu’une coopération entre la logique et la psychologie devient nécessaire dès qu’on se pose le problème épistémologique de savoir comment, « en réalité », la science se construit, et comment les structures logiques s’imposent au sujet.
D’où deux problèmes nécessitant, semble-t-il, une confrontation entre les faits, d’un côté, et les normes formelles, de l’autre.
Premier problème : de quoi la logique est-elle une axiomatisation ? Et, second problème : les limites de l’axiomatisation et de la formalisation.
Une axiomatisation a toujours été l’axiomatisation de quelque chose. Lorsqu’on axiomatise des mathématiques, on part de mathématiques intuitives non encore formalisées mais qui existaient, puis on les formalise, et il y a donc là une axiomatisation d’un donné antérieur. Dans le cas de la logique, où situer le donné préalable ? Certainement pas dans les intuitions du sujet, sous forme d’états de conscience, de sentiments d’évidence, de justesse, de convictions, etc., parce que la conscience du sujet ne couvre qu’une petite partie de sa logique. L’important n’est pas ce que le sujet croit et raconte, c’est ce qu’il sait faire, c’est la manière dont il résout des problèmes particuliers, même sans avoir jamais réfléchi sur sa propre logique, tandis que, dans sa conscience, il s’agit d’une réflexion souvent trompeuse sur cette logique. En ses comportements et dans la manière dont il résout les problèmes, ce qu’on trouve est quelque chose de plus profond que les états de conscience : ce sont les structures sous-jacentes, les structures opératoires qui sont d’abord des coordinations d’actions, ensuite des coordinations d’opérations, c’est-à -dire des transformations d’un état dans un autre, etc. Il y a donc là un point de départ possible : la formalisation c’est d’abord celle de ces structures opératoires mais, bien entendu, elle ne s’en tient pas là , loin de là , et le propre de l’axiomatisation est d’inventer sans cesse de nouveaux êtres formels en combinant les éléments tirés de ce qui précède par abstraction réfléchissante. Mais le point de départ, ce sont ces structures opératoires et non pas ce qu’en sait le sujet : il y a là une réalité bien plus dynamique et plus riche que les soi-disant « intuitions » de la « logique naturelle ».
Deuxièmement, il y a le problème des limites de la formalisation et, là -dessus, notre collègue Ladrière, ici présent, a donné une solution élégante en attribuant ces limites au caractère restreint du champ d’appréhension des opérations dont est capable le sujet à un moment donné. Notons d’abord que c’est une explication qui fait appel à un processus psychologique, donc au sujet et c’est légitime, puisque là c’est le problème d’épistémologie et non pas de formalisation elle-même. Pour ma part, je pense qu’il y a une grande part de vérité dans cette solution mais que ces limites du champ d’appréhension du sujet par rapport à ses propres opérations sont des limites variables, étant donné les implications infiniment plus riches que n’importe quel concept soutient aujourd’hui avec n’importe quel autre. Je pense que notre champ d’appréhension est plus considérable qu’il n’a pu l’être dans les époques antérieures de l’histoire des sciences. En tout cas, si l’on étudie le développement de l’enfant, le champ de l’appréhension des opérations possibles à un moment donné varie grandement d’un niveau à un autre et, pour ma part, je chercherais la solution dans une direction plus générale. L’essentiel est qu’il n’y a pas de forme en soi et qu’il n’y a pas de contenu en soi et que la distinction entre le formel et le non formel est une distinction toujours relative. Dans le domaine de la construction des structures, c’est essentiellement par un processus d’abstraction réfléchissante que l’on construit de nouvelles structures en en tirant les éléments, de structures plus pauvres et inférieures pour les combiner en des structures plus larges et plus riches. En termes plus directs, ça revient à dire qu’il y a d’abord des opérations, ensuite des opérations sur des opérations, ensuite des opérations à la troisième puissance et, indéfiniment ainsi comme procède l’invention mathématique. Si tel est le cas, une structure donnée est bien entendu une forme par rapport à son contenu qui est l’ensemble des données antérieures dont elle tire ses éléments, mais elle est elle-même un contenu par rapport à une structure de niveau supérieur. En ce cas, si les concepts de forme et de contenu sont toujours relatifs et non pas absolus, alors la question des frontières de la formalisation devient un problème de relations entre eux et il devient compréhensible qu’aucune forme ne puisse se suffire à elle-même. Il est possible que l’examen du développement se révèle instructif à cet égard et que, la dimension génétique, qu’elle soit historique et socio-génétique, ou qu’elle soit psychogénétique comme ce que nous cherchons à étudier, parvienne à fournir certaines indications utiles dans cette question fondamentale des limites vicariantes de la formalisation.