Préface. Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde (1971) a

Chacun connaît le grand talent du peintre Étienne Delessert dont les illustrations frappent les connaisseurs par leurs qualités exceptionnelles de dessin et de coloris et dans lesquelles le simple psychologue, non compétent dans les questions d’art, admire un mélange étonnant d’euphorie, d’amour de la vie, de non-conformisme et d’observation incisive accompagnée d’un constant humour et d’une douce ironie, parfois presque cruelle tant elle atteint avec justesse les endroits qu’il fallait viser. En d’autres termes Étienne Delessert donne l’impression d’un adulte fort intelligent et fort adroit, mais qui a su conserver les principales qualités de l’âme enfantine avec toute sa fantaisie et son imagination imprévisibles mais aussi avec son pouvoir d’observation aiguë sur les points où l’on s’y attend le moins. Il était donc naturel que Delessert en vienne un jour ou l’autre au projet d’écrire et d’illustrer des livres destinés aux enfants eux-mêmes, et c’est ce qu’il fait aujourd’hui à l’intention d’enfants de 5 et 6 ans.

Mais ce qui est surprenant chez un créateur aussi intuitif, est que, pour atteindre son but, il ait voulu d’abord acquérir des informations précises sur la manière dont les enfants de cet âge comprennent le monde qui les entoure et interprètent le détail des phénomènes observables. Il y a d’ailleurs là deux choses à distinguer. Qu’un auteur de livres pour enfants, avant de publier ses textes et ses illustrations, éprouve le besoin de vérifier par un contrôle préalable s’ils intéressent de jeunes lecteurs et surtout s’ils sont bien compris ou au contraire partent à faux, cela est assez normal, quoique bien peu d’écrivains et encore moins de dessinateurs ressentent de tels scrupules pour lesquels il convient donc de féliciter vivement Étienne Delessert. Mais il a même voulu davantage : ce qu’il désirait était d’écrire et d’illustrer un livre inspiré par les idées de l’enfant lui-même, telles qu’elles s’expriment lorsqu’on l’interroge de façon systématique, comme nous l’avons fait jadis pour étudier La Représentation du monde chez l’enfant ou La Causalité physique chez l’enfant. C’est pourquoi Étienne Delessert s’est adressé à moi pour l’aider dans cette entreprise.

J’ai naturellement été intéressé par cette proposition, mais en même temps un peu embarrassé pour la raison suivante. Le livre qu’on va lire n’a, en effet, nullement pour but de traduire et d’illustrer les idées « sérieuses » de l’enfant, c’est-à-dire celles auxquelles il croit réellement lorsqu’il cherche par son intelligence à comprendre tel ou tel phénomène en fonction des questions qu’il se pose lui-même : par exemple comment se sont formés ou se forment encore le soleil, la lune, les nuages, le vent et comment ils se déplacent, agissent, etc. Ce livre est encore moins un ouvrage de pédagogie qui voudrait « éduquer » l’enfant en partant des informations que nous avons sur lui grâce à la psychologie. L’intention de cet ouvrage est au contraire d’être un livre pour enfants comme un autre, et si possible meilleur qu’un autre parce que mieux adapté, mais visant simplement à l’amuser et à l’intéresser par un mélange d’imagination et d’observation, tout en répondant à ses besoins artistiques et tout en correspondant à son niveau de compréhension quant aux textes et aux dessins proposés. Il s’agissait donc, d’une part, de s’inspirer de certaines des idées de l’enfant en bas âge, mais, d’autre part, de les transposer de façon à la fois esthétique et excitante, en les exagérant au besoin, ce qui peut aussi bien le faire sourire et éveiller son sens critique que lui paraître naturel en un livre d’amusement. Par exemple, plusieurs enfants de 4 à 6 ans nous ont dit jadis que le soleil et la lune étaient « fabriqués » par un Monsieur qui les a allumés, ou que la pluie sortait d’une espèce de réservoir dans le ciel, les nuages étant de la fumée mais qui se charge de cette pluie, etc. Les dessins de Delessert reprennent de mêmes motifs, mais sous une forme si concrète et si plaisante qu’il est difficile d’y trouver une frontière entre le jeu et l’interprétation admissible par l’enfant (comme d’ailleurs, dans les propos d’enfants que nous avons recueillis jadis, il était malaisé de faire la part des croyances et celle de la fabulation ou du plaisir de « broder »). Mon embarras a donc été de savoir que conseiller, car si j’ai essayé autrefois d’examiner les idées spontanées des enfants sur de tels sujets, je n’ai étudié ni leur sens esthétique ni leurs réactions d’amusement, d’imagination ou de compréhension à des livres d’images.

Séance de travail. De gauche à droite : Odile Mosimann, Étienne Delessert, Jean Piaget et Anne van der Essen.

La recherche que nous avons alors organisée avec Étienne Delessert et avec la collaboration d’une bonne psychologue habituée à l’expérimentation, Odile Mosimann, a consisté à interroger des enfants de 5 à 6 ans pour voir ce qu’ils pensaient de l’histoire et des dessins proposés. Delessert et Odile Mosimann ont donc préparé d’abord un texte provisoire et en quelque sorte expérimental, accompagné de dessins également à l’essai, et Odile Mosimann a examiné à cet égard un certain nombre d’enfants (23 de 5 à 6 ans, à raison de trois séances par enfant) dont les réactions ont été soigneusement analysées et utilisées pour la confection du texte et des illustrations définitifs.

À commencer par le texte, c’est l’histoire d’une petite souris habitant dans la terre avec ses parents et qui décide d’agrandir sa chambre puis de creuser un tunnel. Un éboulement l’étourdit quelque peu et quand elle rouvre les yeux elle se trouve en face du soleil avec lequel elle entre en conversation, de même qu’ensuite avec la nuit, les nuages, la lune, etc. D’où une série de questions et de réponses qui, sous une forme fantaisiste et charmante, s’inspirent librement de propos effectivement tenus par des enfants que nous avons interrogés il y a quelque 40 ans, mais qui sont ici prêtés à la souris et aux acteurs mêmes de cette sorte de pièce de théâtre jouée par les soi-disant personnages dont est formée la nature.

Il s’agissait alors de chercher en premier lieu si ce texte, lu par fragments aux enfants (à 5-6 ans ils ne peuvent en général pas le lire eux-mêmes) leur est compréhensible, quant au vocabulaire (verbes et expressions diverses) et à la construction ou au découpage des phrases. Puis en second lieu il importait d’établir quelles sortes de croyances ou de non-croyances (fictions) s’attachaient au détail de l’histoire : d’où, après les questions « As-tu compris ? Qu’est-ce que tu comprends ? » etc., de nouvelles questions portant sur tel ou tel passage de l’histoire « Es-tu d’accord ou pas d’accord avec ça ? Pourquoi ? Cela te plaît ou pas ? » etc. Il importait en plus de faire raconter par l’enfant après une semaine ce dont il se souvenait, car la mémoire, exacte ou déformée, est très révélatrice et de la compréhension et de l’intérêt porté par le sujet au récit entendu.

On a procédé d’autre part à une interrogation sur les dessins qui s’est déroulée en trois étapes. On a d’abord, indépendamment du texte présenté, montré aux enfants certaines illustrations de trois ouvrages antérieurs de Delessert, dont deux portant sur des histoires écrites par Ionesco, et on a été agréablement surpris de constater que les enfants distinguaient parfois très bien les différents animaux, personnages ou objets représentés en y prenant plaisir et qu’ils étaient également capables de redécouvrir dans l’image l’intention précise de l’auteur, par exemple la curiosité, l’étonnement ou même l’humour se peignant sur tel ou tel personnage. De plus les enfants ne sont pas choqués par les disproportions voulues, et ne sont pas effrayés par le dessin de « monstres », sauf si l’adulte insiste sur leur caractère méchant. Ils ne sont pas déroutés par l’intervention de l’imaginaire ou du fantastique, pourvu que dans une situation surréaliste les éléments soient dessinés de façon nette, claire et évidente. Le champ des techniques artistiques et des sujets semble donc beaucoup plus étendu que le domaine restreint et édulcoré dans les limites duquel se complaisent beaucoup d’auteurs de livres pour enfant : ce défaut si fréquent ne saurait certes pas être imputé à Étienne Delessert !

Étienne Delessert et un enfant pendant une séance d’expérimentation.

Quant aux illustrations projetées pour le présent ouvrage, on s’est livré à deux sortes d’interrogations.

D’une part, on a montré aux enfants des esquisses préparées par l’auteur sur différents thèmes de l’histoire (la fleur et son ombre, la formation de la pluie, le thème de la lune), soit en demandant à des enfants qui n’avaient pas eu connaissance du texte ce que ces dessins représentaient, soit, après lecture d’une partie du texte, en demandant si le dessin illustrait correctement ce qu’ils avaient entendu. Mais, d’autre part, on a prié les enfants, après lecture de tel ou tel passage, de dessiner eux-mêmes ce qu’ils venaient d’entendre.

Les résultats de ces divers sondages dans la préparation de l’ouvrage que nous avons le plaisir de présenter aux lecteurs, ont été très instructifs bien qu’il s’agisse bien sûr de simples essais et ne concernant qu’une ville de Suisse romande, sans qu’on en puisse déduire que les réactions eussent été les mêmes ailleurs, en particulier aux USA ou dans les pays de l’Est.

En ce qui concerne les dessins projetés nous avons pu vérifier qu’ils étaient bien compris et correspondaient adéquatement aux passages à illustrer. Mais surtout nous avons constaté avec grand plaisir que les dessins faits par les enfants eux-mêmes étaient très analogues et parfois totalement semblables aux esquisses préparées par Delessert. On voit là la confirmation de ce que nous disions plus haut de sa capacité (nécessaire à l’artiste comme au psychologue…) de demeurer assez jeune pour retrouver à l’occasion la vision du monde d’un enfant de 5-6 ans !

Quant au texte lui-même, il va d’abord de soi que certaines expressions ont dû être corrigées, parce que non comprises de l’enfant ou jugées inexactes par lui : ainsi les expressions « grâce à moi », « depuis que » et « faire connaissance » ou encore l’expression « planter » appliquée à une fleur et a un caillou tandis que l’enfant précisait « les fleurs, on met des petites graines, les pierres, on prend une hache et on enfonce les pierres » (5 ans 11 mois). Pour ce qui est des idées elles-mêmes, elles sont naturellement assimilées par chaque enfant en fonction de son expérience propre ou de ses notions préalables : ou des accords ou des désaccords. Parmi ces derniers citons l’interprétation qui avait été celle d’un jeune sujet : « C’est le souffle des Messieurs qui fait le vent ». Or cette supposition que nous avions jadis observée sur une petite fille de 4 ans (avec ou sans croyance réelle, c’est bien difficile à dire) a été rejetée par la totalité des enfants examinés par Odile Mosimann et a donc été éliminée du texte. De même l’idée que le ciel ou les nuages seraient faits de pierres agglomérées a été réfutée énergiquement : « Je vois pas les pierres moi… le ciel peut pas être fait avec des pierres, c’est construit avec les nuages » (5 ans ½) et « Les grandes pierres c’est les nuages » (6 ans), d’où la correction du passage en « le ciel est fait de petits nuages très serrés ». Par contre l’idée de refaire la lune toute ronde après qu’elle ait changé de forme a rencontré certains assentiments : « Ils la refont toute ronde. C’est des Messieurs forts qui vont avec des parachutes ». Cette allusion évidente à quelque écho d’information acquise sur les astronautes doit nous mettre en garde : l’enfant d’aujourd’hui possède certaines connaissances qui eussent été impossibles il y a 40 ans, d’où le propos qu’on vient de lire, mais aussi le refus suivant : « La lune est trop grande pour que les Messieurs ils fassent le tour et recollent la moitié » (6 ans 3 mois). Cependant, si les notions transmises à l’enfant par les enseignements adultes ont bien changé depuis quelques années, on retrouve un fond commun : pour ce qui est, par exemple, des relations entre le ciel, les nuages et le vent, une fille de 6 ans nous a dit : « Il existe aussi des nuages bleus, c’est quand il fait beau », ou « Ils font le vent, les nuages, ils mettent le vent et quand il y a du vent ça bouge un peu le ciel », ou encore : « L’ombre apparaît à la racine (de la fleur) pour lui donner de la nourriture », comme si elle était une substance agissant causalement. Etc.

Portrait de la souris par un enfant de cinq ans et quatre mois.

De façon générale, les enfants se sont vivement intéressés à l’histoire racontée et ont même parfois beaucoup ri. D’une séance à l’autre ils se rappelaient ce qui avait été lu et souvent de façon très précise. À l’occasion ils ont fait des suggestions nouvelles dont on a tenu compte.

Telles sont les recherches préalables auxquelles cet ouvrage a donné lieu. On n’en saurait naturellement pas tirer de conclusions psychologiques bien nouvelles quant aux sentiments esthétiques de l’enfant, sinon qu’on retrouve dans les réactions au beau livre d’Étienne Delessert deux des composantes générales des jeux d’imagination : le besoin d’une certaine adéquation au réel, mais aussi d’une transposition continuelle de la réalité renforçant les pouvoirs des personnages en cause. On n’en saurait surtout pas tirer une pédagogie et ce n’était nullement le but poursuivi. Mais ce qui est certain, dans cette belle aventure d’un artiste cherchant à faire le meilleur livre possible pour des enfants de 5 à 6 ans, c’est le grand talent de l’auteur, mais aussi la remarquable conscience professionnelle avec laquelle il s’est efforcé de s’adapter à ses jeunes lecteurs, au lieu de se fier à sa seule intuition personnelle, sachant bien les dangers d’un « adulto-centrisme » aussi nocif à l’art qu’à la connaissance psychologique. Il convient donc de le féliciter sans réserve d’un effort dont chacun reconnaîtra le mérite et l’originalité.