Les conduites sensori-motrices : introduction. Psychologie (1987) a 🔗
De façon générale, la grande importance théorique des conduites sensori-motrices est de nous montrer l’existence d’une intelligence précédant le langage et comportant toute une logique des actions, dont la richesse et la consistance viennent s’intercaler à titre de système cohérent entre la logique des organes, caractéristique de l’instinct, et celle des concepts et opérations, de formation ultérieure à la constitution de la fonction sémiotique. L’« intelligence sensori-motrice », avec son « savoir-faire » et ses manifestations de compréhension praxique, représente ainsi l’une des trois étapes fondamentales des conduites cognitives, sans parler des formes d’affectivité spéciales qui lui sont attachées.
Mais le problème central que soulèvent ces conduites sensori-motrices est alors celui de leur mode de construction. Dans mes travaux anciens sur La Naissance de l’intelligence et La Construction du réel chez l’enfant, je mettais tout l’accent sur les interactions entre l’expérience et l’auto-organisation (endogène mais non pas innée) due aux activités du sujet. Depuis lors Chomsky et Fodor, etc., ont soutenu un innéisme radical, mais qui soulève les plus grandes objections biologiques et psychologiques, de telle sorte qu’après une phase de séduction exercée par cette thèse, des auteurs mieux au courant de la biologie et de la psychologie et aussi importants que Lenneberg, Mac Neill et R. Brown s’en sont désolidarisés ou ont atténué leur position. Mac Neill, au « Symposium on cognition » de Chicago (Loyola University, 1975), a lu un papier sur Semiotic extension où sa position ne diffère plus guère de la nôtre. Quant à Lenneberg (Foundations of Language development, p. 19), il ne parle, en biologiste averti, que d’une « special biological propensity in man for the acquisition and use of natural languages », ce que chacun admettra, mais ce qui reste loin d’un « noyau fixe inné » puisque cette « propension » peut recouvrir de multiples mécanismes épigénétiques et autorégulateurs et qu’il reste à distinguer entre un fonctionnement inné et les structures géniques préformées. On retrouve ici une prudence analogue à celle des éthologistes quant à l’utilisation actuelle du concept remplaçant celui de l’instinct.
Par contre une série d’expériences nouvelles, dues surtout à Bower et à Mounoud et conduites au moyen d’appareillages permettant de dépasser de loin les données de la simple observation, a mis en évidence l’existence de comportements dont les racines innées semblent indéniables. Seulement le grand intérêt de ces nouveaux faits est de montrer par ailleurs la nécessité de reconstructions sur chaque nouveau palier, l’inné initial ne suffisant pas à rendre compte des conduites ultérieures. Le problème central devient alors celui du mécanisme lui-même de ces reconstructions, bien plus proche apparemment d’une « dynamique globale » au sens de P. Weiss (ou de ce que nous cherchons à décrire en termes d’« équilibration majorante » où le « dépassé » est intégré dans le « dépassant » tout en exigeant de tels dépassements) que d’une maturation de type linéaire telle que la concevaient tant d’auteurs. Un exemple typique de ces nouveaux problèmes est celui des « imitations » précoces de la protrusion de la langue étudiées par Maratos alors que le bâillement ne devient contagieux que vers douze mois, faute d’informations visuelles sur sa propre bouche.
Qu’on nous permette, avant d’examiner les solutions proposées dans les chapitres qui suivent, de rappeler que nous n’avons jamais nié la nécessité de faire appel à la maturation et à une part d’innéité, présente à tous les niveaux, nos réserves n’ayant porté que sur la difficulté de préciser leurs frontières, question à laquelle les nouveaux travaux commencent à répondre. Que l’innéité intervienne en toutes les conduites, je n’en veux pour preuve que les pages que je suis en train d’écrire : elles n’étaient pas programmées dans mon patrimoine héréditaire, mais je ne puis les composer qu’en utilisant certaines parties d’un fonctionnement cérébral à l’œuvre dès les phases terminales de mon lointain passé fœtal (ce qui n’empêche pas mon cerveau de s’être enrichi depuis d’un certain nombre de « voies associatives » nouvelles montrant que l’innéité neuro-mentale n’agit jamais à l’état pur).
Cela dit, revenons aux problèmes fondamentaux, c’est-à -dire à ceux que soulève la conclusion de Mounoud : « l’évolution est à décrire comme une succession de reconstructions qui nécessitent… des interactions entre le sujet et son environnement mais dont le déroulement séquentiel est largement déterminé par l’organisation initiale des conduites » : d’où les deux questions : que sont les « reconstructions » et en quoi consiste leur prédétermination au moins partielle ?
Or, il ne s’agit plus ici d’une simple alternative entre l’inné et l’acquis, puisque tous deux sont présents partout, le second augmentant naturellement d’importance au fur et à mesure du développement. Le vrai problème est celui des rapports entre la construction des nouveautés et les propriétés de l’« organisation initiale », ce terme étant, cela va de soi, à relativiser (puisqu’il n’y a jamais de commencement absolu) et se référant simplement au déjà construit dans les organisations antérieures.
À en demeurer à nos travaux anciens, on pourrait songer à deux solutions distinctes : une construction d’instruments cognitifs nouveaux, sources des structures, en tant que formes dues à leur pouvoir novateur ou de simples organisations précises de contenus, mais qu’il resterait, chose essentielle, à coordonner entre elles (d’où la question subsidiaire de la nature de ces coordinations). Or, nos recherches collectives actuelles sur le possible et le nécessaire nous montrent que bien avant la construction des structures on trouve une multiplicité de telles relations : c’est dès les niveaux sensori-moteurs les plus élémentaires que débute l’élaboration des rapports de nécessité (exemple banal : atteindre le mamelon pour téter, etc.) et des ouvertures sur de nouveaux possibles analogiques (substituer le pouce au sein, etc.), et les nombreuses découvertes de Bower, Mounoud et d’autres montrent la diversité de tels rapports bien adaptés au milieu. Les multiples manifestations du nécessaire et du possible sont alors sources d’« organisations initiales » variées, en tant qu’organisation des contenus. En ce cas, leurs coordinations ultérieures les transforment en sous-systèmes dont les compositions d’ensemble engendreront les structures en tant que formes comportant leurs instruments spécifiques (les structures résultant ainsi d’une synthèse de variations intrinsèques possibles et des compositions qui les relient avec nécessité).
Si tel est le cas, il y a donc complémentarité des deux solutions présentées plus haut comme antithétiques et elles aboutissent à ce que l’on pourrait appeler (si l’on n’avait pas abusé de ce vocabulaire) des synthèses dialectiques. Mais ce qui est certain est que de telles reconstructions reviennent, comme déjà dit, à une intégration du dépassé dans le dépassant, ce qui assure la prédétermination partielle à partir des « organisations (relativement) » initiales, en même temps que le dépassement dont le caractère novateur tient à la fois aux nouveaux problèmes sans cesse posés par le milieu et aux initiatives dues à la curiosité et aux explorations constamment à l’œuvre chez le nourrisson.
Cette insertion des reconstructions dans un contexte général de conservation et d’innovations complémentaires nous paraît rendre compte de ce fonctionnement continu et sans cesse adapté, sur lequel insiste Mounoud, sans exclure la construction des structures, sur laquelle j’avais insisté avant de pouvoir la plonger dans l’organisation ininterrompue des contenus qu’assure la formation des relations possibles et nécessaires. Notons encore, en faveur du constructivisme, que l’analyse des « ouvertures sur de nouveaux possibles » nous a appris combien il serait abusif de prêter au sujet lui-même une préformation des possibles, avant que la formation de procédures les rende actualisables : c’est donc « l’ouverture » elle-même qui constitue le fait fondamental et, comme le dit bien Mounoud, « l’objectivation » n’est pas « à concevoir comme le résultat d’une construction, mais comme la construction elle-même ». En d’autres termes, il est dangereux de spéculer sur les « compétences » avant les « performances ». L’« ensemble de tous les possibles », que l’observateur est sans cesse tenté de concevoir, n’est ainsi relatif qu’à lui et constitue d’ailleurs une notion logiquement antinomique (ne serait-ce que parce que « tous les possibles » contiendraient, entre autres, toutes les erreurs possibles, qui sont incalculables tout en pouvant jouer un rôle psychologiquement très positif par les corrections qu’elles entraînent).
L’intéressant chapitre de Bower se réfère à de multiples et belles expériences, mais nous avouons avoir moins bien compris son ossature théorique. À commencer par ce qu’il pense de mes hypothèses, je suis heureux de constater notre accord sur le rejet du maturationnisme (sans contester les faits d’innéité partielle) et le rôle des contradictions face au monde extérieur, et de l’équilibration dans le développement. Par contre, lorsqu’il soutient que pour moi « les schèmes S-R doivent toujours précéder la formation de règles schématiques abstraites », tandis que pour lui c’est l’inverse, il y a là deux malentendus. Le premier est que ne croyant pas au schéma S → R je pense qu’un stimulus n’agit que si le sujet possède la « compétence » de fournir une réponse (performance). Le second est que, si l’on met ainsi l’accent sur la « réponse », celle-ci peut être alors plus ou moins différenciée ou indifférenciée. En ce cas, et si l’on interprète le terme un peu surprenant d’« abstrait » par « général » au sens d’indifférencié, je ne vois aucune contradiction à admettre que le développement des schèmes puisse prendre, selon les situations, des formes de différenciations aussi bien que d’intégrations, car les systèmes de schèmes (que Bower appelle par places curieusement la « mémoire conceptuelle » du bébé) ne sauraient se réduire à l’image « attractivement simple » que veut bien en donner notre collègue.
Le problème se pose en particulier à propos de l’objet permanent. Quand Bower nous dit qu’à quatre semaines le bébé « sait qu’un objet existe en dehors de la vue », s’agit-il simplement de continuer la recherche d’une alimentation des schèmes en action ou cela signifie-t-il déjà la croyance à des objets identifiés ? Les belles expériences montrant les réactions à un objet posé sur un autre, ou à un objet sous un cache transparent ou encore une continuation de la recherche au-delà de la position visible de l’objet, montrent assez qu’il y a là des paliers à distinguer soigneusement, notamment entre les niveaux initiaux et les niveaux de huit, dix, dix-huit mois, avec identifications et conservations élémentaires. Nous retrouvons ainsi le problème des reconstructions paliers par paliers et à cet égard rien n’est plus instructif que les réactions indifférenciées initiales au « sonar » suivies d’une perte de ces réponses et enfin d’une reconstruction avec spécifications. Les recherches antérieures de Mounoud et Bower sur les relations entre les poids et les tailles sont très significatives à cet égard, en montrant la multiplicité des niveaux à distinguer, non seulement quant aux deux grandes périodes sensori-motrices, mais encore entre la seconde et les étapes représentatives n’aboutissant qu’après de nouvelles phases encore peu connues aux stades proprement opératoires : d’où les multiples formes de préidentités et d’identifications, comme de préconservations et des synthèses entre les conservations et les transformations qui les préservent.
Restent les problèmes importants que soulève Bower à propos des règles qui contrôlent les informations ainsi que des mécanismes de transferts. Nous sommes là au centre des interactions entre le sujet et les objets et nous pensons que les questions pourraient éventuellement se simplifier en les posant en termes (comme nous le faisons actuellement) d’élaboration de relations nécessaires et d’ouvertures sur de nouveaux possibles. Nous nous excusons de n’avoir pas épuisé l’examen de tous les problèmes soulevés par Bower, mais, comme il ne prétend pas les résoudre aujourd’hui en leur ensemble, nous imiterons cette prudence. (…).
Le chapitre si clair de J. S. Watson sur la mémoire sensori-motrice soulève un problème excitant comportant plusieurs aspects que nous allons essayer d’analyser brièvement et dont le premier (et non des moindres) consiste à nous montrer les difficultés auxquelles on se heurte lorsque l’on continue d’utiliser (même sans y croire) le langage des facultés, telles que « mémoire », « intelligence », etc. « La mémoire, nous dit Watson, est la faculté de conservation de l’expérience ». Or, l’intelligence, dirai-je comme tout le monde, est la faculté de « lire » (assimiler au sens le plus large), de faire et de coordonner des expériences. Il est alors clair que, pour agir sur celles-ci, il faut les « conserver », mais que pour les conserver il faut les avoir vécues (et cela surtout s’il ne s’agit que de perceptions et mouvements antérieurement à la sémiotisation). La première précaution à prendre, si l’on ne veut pas en rester à de purs truismes (implications mutuelles, etc.) est donc de nous méfier de ces entités, plus faciles à baptiser qu’à interpréter, et de passer à l’analyse des mécanismes eux-mêmes (ce que Watson fait fort bien) avant de nous demander, ensuite, s’ils relèvent de ce qu’on appelle par une illusoire commodité la « mémoire » et l’« intelligence ».
Au plan de la sémiotisation (au sens le plus large et non pas seulement du langage) et des représentations (pré-opératoires ou opératoires), donc des « images-souvenirs », le problème est bien plus complexe et nous n’avons pas à en traiter ici, sinon pour nous réjouir de la plus grande simplicité du sensori-moteur. Aux niveaux supérieurs le souvenir se traduit en effet par des « images » sous lesquelles (à la suite de Bartlett, mais dans un autre sens de schème d’action et non pas de schéma figuratif) nous avons cherché avec B. Inhelder à montrer l’intervention de systèmes de « schèmes » relevant de l’« intelligence » et jouant un rôle fondamental dans la conservation du passé, la fonction des images étant de les traduire en représentations.
Quant au plan sensori-moteur, il saute aux yeux que ce que Watson appelle mémoires « réactive », « reproductive » et « associative » correspond à la constitution de schèmes d’action sous leurs différentes formes d’assimilations reproductrices, récognitives et généralisatrices (ces dernières conduisant aux coordinations entre schèmes). Or, ce sont là précisément les mécanismes au moyen desquels nous avons caractérisé l’« intelligence » sensori-motrice et dont Watson dégage avec pertinence les aspects mnésiques. Comme, d’autre part, on ne saurait en ces cas se référer à des « images-souvenirs » (qu’elles soient encore absentes ou ne jouent pas de rôle nécessaire avant la sémiotisation conceptualisée), nous demeurons entièrement sur le terrain des schèmes, avec bien entendu ce que l’imitation comporte de pré-représentation en actions. Quand Watson parle d’« évocation », il ne s’agit vraisemblablement que d’une résurgence. Nous avons montré d’ailleurs combien certains actes d’intelligence sensori-motrice seraient simplifiés pour le sujet si celui-ci disposait de représentations imagées, et notre thèse (commune avec celle de Watson) est que celles-ci ne peuvent se former qu’à partir d’un niveau tardif d’intériorisation de l’imitation. (…).
Reste alors le problème de la conservation ou du stockage. Nous avouons souffrir d’une allergie incurable à l’égard de la notion statique de « trace », puisque ce qui se conserve peut et doit demeurer dynamique (au vu en particulier de l’incessante circulation de matière que P. Weiss a mise en évidence dans le fonctionnement des synapses). Or le privilège remarquable des schèmes est qu’ils constituent, de par leur formation d’emblée répétitive et leur activité propre, des micro-systèmes auto-conservants, la « trace » laissée par l’élaboration d’un schème ne pouvant consister qu’en ce schème lui-même. Mais, du fait que tout schème peut jouer un rôle récognitif aussi bien que reproductif et généralisateur, il va de soi que chaque schème récognitif est lié à des indices qui lui sont incorporés. Il en résulte que le système des schèmes récognitifs autoconservé comprend un sous-système, ou tout au moins un aspect différencié quoique commun à leur ensemble, comportant la récognition de ces indices ou de leurs analogues : il y a donc là une sorte de stockage mais lié au dynamisme des schèmes et dont l’organisation particulière est bien plus élémentaire que les futurs souvenirs-images ou représentations imagées des stades ultérieurs.
À lire le chapitre de Diatkine sur les besoins, le psychologue expérimental ne peut s’empêcher de constater que l’une des grandes lacunes (dont cet auteur n’est nullement responsable) qui subsiste en nos connaissances, concernant en particulier la période sensori-motrice du développement, tient à la pauvreté des liens entre les travaux de la psychanalyse et ceux qui relèvent des méthodes de laboratoire. Le fait est d’autant plus surprenant que, s’il est une loi absolument générale et dont la simple observation impose d’emblée l’évidence, c’est qu’il n’existe aucune conduite, si cognitive ou pratique soit-elle en ses intentions, qui ne comporte une composante affective, ni aucune réaction affective, si primitive ou même innée soit-elle, qui n’exige de procédure impliquant un certain « savoir-faire ». Le mathématicien le plus abstrait, aux prises avec le plus théorique des problèmes, ne saurait travailler s’il n’en éprouve pas le « besoin », ni si de continuelles régulations énergétiques, se traduisant par des sentiments de « plaisir » ou d’inquiétude, etc., n’assuraient pas la continuité de son effort. Réciproquement, il est entièrement exclu de trouver chez le nourrisson le moindre besoin ou désir qui ne soit lié à une conduite sensori-motrice d’ensemble dont l’élément affectif ne constitue qu’un aspect parmi d’autres. S’il en est ainsi, il va alors de soi que l’énergétique affective ne saurait être dissociée du fonctionnement général de « structures » dont l’analyse s’impose. C’est ce qu’a compris Bowlby en recourant à l’éthologie. De façon bien plus large, c’est ce qu’avait bien vu également un psychanalyste ayant étudié la physique et dont une mort précoce a interrompu le travail, D. Rapaport, lorsqu’il s’est livré à une critique de la dynamique freudienne et a comparé la cathexis à ce que nous avions appelé l’« alimentation des schèmes d’assimilation ». En appendice d’un ouvrage de Spitz, De la naissance à la parole, G.W. Cobliner a montré de même les liens entre ces deux sortes de conceptions, comme d’ailleurs Wolff et d’autres. Dans le détail des faits, Th. Gouin-Decarie est parvenue à dégager une corrélation entre les étapes de formation des « relations objectales » du freudisme et les phases que nous avons décrites en ce qui concerne la constitution de l’« objet permanent ».
En une étude sur « La relation mère-enfant du point de vue des théories psychologiques et psychanalytiques », Mounoud montre non seulement une convergence possible, mais encore une correspondance étroite entre les deux systèmes de notions, ce dont les psychanalystes n’ont pas toujours l’air de se soucier.
En un mot, un certain nombre d’auteurs ont déjà mis en évidence l’intérêt qu’il y aurait quant aux deux sortes de recherches, une étude systématique des relations entre les développements affectifs et cognitifs ; et, pour ce qui est de la psychanalyse, il semble clair, à ne donner qu’un exemple, que les controverses soulevées par les positions de Mélanie Klein n’aboutiront à des solutions satisfaisantes qu’au vu des résultats de tels travaux comparatifs. Cela est d’autant plus vrai que la psychanalyse, quoiqu’on général centrée sur l’énergétique des conduites, prend sans cesse position (on le voit bien à lire Diatkine) sur les mécanismes cognitifs qui en sont indissociables. Il est d’autant plus regrettable qu’en ces cas ils ne s’appuient pas davantage, et jusque dans le détail, sur ce qui, chez les psychologues, résulte d’expériences minutieuses et de contrôles sans cesse renouvelés. Il nous importait de soulever ces questions pour signaler aux lecteurs de cet ouvrage que la plupart des auteurs ne se font pas d’illusions sur les lacunes qui restent à combler pour fournir à leur discipline un degré suffisant de généralité.
Le chapitre de Lipsitt et Mustaine fournit un riche inventaire des processus sensoriels du bébé et, à voir leur précocité ainsi que leur précision, on ne peut qu’être frappé de l’écart entre cette richesse initiale et les constructions cognitives ultérieures. Autrement dit, on comprend d’autant mieux le rôle primordial que doit jouer entre deux l’organisation des actions et de leurs schèmes, ce qu’oubliaient totalement le « sensualisme » du xviiie siècle (Condillac, etc.) et partiellement l’empirisme qui en est issu ultérieurement.
Quant au chapitre de Richards, il insiste avec raison sur les problèmes qui restent à résoudre, les relations entre le social et le cognitif demeurant encore en partie obscures aux niveaux sensori-moteurs. Signalons en passant le contrôle qu’a pu faire Th. Gouin-Decarie d’une hypothèse que j’avais risquée auparavant : que les premiers objets permanents, au sens différencié qu’ils acquièrent vers la fin de la première année, ne sont autres que les personnes des parents : mais est-ce là une contribution du social au cognitif, ou l’inverse, ou tous les deux sont-ils indispensables ?
Le décès de Jean Piaget, survenu alors qu’un remaniement du volume était en cours, nous a contraints à procéder à deux modifications. Certaines parties du texte original de Piaget, devenues non pertinentes, ont été supprimées ; ces suppressions sont signalées par les points de suspension entre parenthèses. Nous avons rédigé le complément d’introduction qui suit pour présenter le texte de Madame Vinter, dont Jean Piaget n’avait pu prendre connaissance.
Le chapitre d’A. Vinter montre la complexité des problèmes que soulève le passage des conduites préverbales (en particulier leurs aspects pragmatiques) aux conduites verbales proprement dites. A. Vinter réexpose la position d’auteurs comme Wallon et surtout Piaget, qui « refusent de reconnaître l’existence d’une capacité représentative ou symbolique durant le stade sensori-moteur, bien que ce dernier prépare et annonce celle-là  ». À cette conception, elle oppose les thèses plus contemporaines selon lesquelles l’analyse des conduites pré-verbales fait apparaître une capacité précoce de représentation au sens strict. Par ailleurs, elle défend le point de vue que le développement respectif des conduites représentatives, communicatives et langagières ne présente pas de spécificité particulière, mais dépend de lois générales d’évolution, comme toute autre conduite. Enfin, tout en soulignant les similitudes que l’on peut observer entre les conduites de « proto-communication », et de « proto-langage », elle insiste néanmoins sur les différences de niveau qui subsistent entre ces deux ordres de phénomènes.
Ce chapitre fournit en outre quelques éléments de synthèse ayant trait aux fonctions d’organisation et de relations sociales, en particulier dans le paragraphe intitulé « Communication et langage », qui met l’accent sur les aspects communs aux activités communicatives et aux activités sociales en général.
Pierre Mounoud et Jean-Paul Bronckart