La pensée planétaire (30 mai 1946)a
Le xxe siècle est en train de découvrir ce qu’on savait depuis un certain temps mais qu’on n’avait jamais très bien compris, à savoir que la terre est ronde. D’où il résulte, entre autres conséquences, que si vous tirez devant vous avec une arme assez puissante vous recevrez le projectile dans le dos, au prochain tour. Cette figure signifie quelque chose d’important : c’est que tout le mal que nous faisons à nos voisins nous atteindra bientôt nécessairement, si nos moyens passent à l’échelle planétaire. La flèche servait à la guerre des villages ; le fusil à la guerre des provinces ; le canon à la guerre des nations ; et l’avion à la guerre des continents. Voici la Bombe. À quoi servira-t-elle ? À la guerre planétaire, c’est-à-dire à une guerre qui nous atteint tous, et que nous ne faisons donc qu’à nous-mêmes. Les dimensions de la communauté normale, pour une époque donnée, me paraissent pouvoir être mesurées à la portée des armes connues dans cette époque. (Vous avez ici les prémices d’une théorie sociologique flambant neuve !) À l’arme planétaire correspond donc une communauté universelle, qui relègue les nations au rang de simples provinces.
Laissez-vous entraîner quelques instants dans ce jeu gravitant des symboles : la Terre, le Globe, la Boule, la Tête, la Bombe, et l’Unité considérée partout et de tout temps comme objet rond, pomme, sphère ou sceptre d’or, que ce soit l’Univers ou l’Empire ou l’Atome. Ici les extrêmes se reflètent. Le microcosme répond au macrocosme. Si notre siècle arrive à digérer et intégrer cette pensée-là, il aura fait une révolution bien plus grande que la Renaissance.
Il semble que la dernière guerre a beaucoup fait pour éveiller dans les nations le sentiment de leur relativité. La guerre de Chine, cette plaisanterie de chansonniers du temps de Montmartre, intéressa pendant dix ans, directement, la vie courante des habitants des Amériques Nord, Centre, Sud, et de l’Asie, c’est-à-dire la moitié du genre humain. L’autre moitié en subit les effets moins directs, mais pourtant notables : les Français eussent mieux mangé, en 1944 et 1945, si les cargos alliés n’avaient pas été trop occupés dans le Pacifique. Les Anglais eussent peut-être voté différemment. La solidarité pratique des différentes parties du globe est un fait durement établi au niveau de notre existence matérielle. Avant qu’elle puisse devenir un fait de droit, il nous faudra probablement passer par une étape intermédiaire, qui est celle du fait psychologique : la formation d’une conscience planétaire.
Nous retardons, il n’y a pas de doute, nous retardons sur nos réalités. Nous poursuivons nos existences provinciales, Londoniens, Madrilènes, Parisiens ou Romains, avec nos clans, nos écoles, nos partis et nos disputes centenaires ou quinquennales, avec nos allusions perfides ou flatteuses qui perdent pointe et sens si l’on se déplace un peu, disons à quelques heures d’avion.
Ce n’est rien de traduire une langue : les problèmes nationaux restent intraduisibles pour qui ne peut y aller voir et sentir. Et notre époque n’est pas celle des voyages, mais seulement celle des « missions », comme on dit. Une mission ne se promène pas, ne voit rien, n’a pas de temps à perdre. C’est un raid. Nous n’apprendrons rien. Cependant qu’un beau jour le paysan normand et le boutiquier de Lyon ne pourront plus boucler leurs comptes parce que les Noirs se seront révoltés en Caroline du Sud ou à Harlem ; et les mineurs du pays de Galles n’auront plus de viande pendant des mois, parce que les péons d’Argentine se seront enfin organisés contre les grands « estancieros ». Vous pourrez toujours essayer d’expliquer aux victimes de la crise que ce n’est pas la faute des députés ni de l’« hypocrisie américaine »…
Que faire ? Tout le monde ne peut pas tout savoir, encore moins tout voir et comprendre. Les problèmes les plus angoissants de nos compagnons de planète restent pour nous terres inconnues, et psychologiquement inexplorées. « Hic sunt leones » inscrivaient les géographes du Moyen Âge dans les grandes marges de leurs cartes de l’Europe, « ici vivent les lions ». Et pourtant nous sommes destinés à découvrir un jour que ces lions sont des hommes, qui d’ailleurs nous prenaient nous aussi pour des lions. (Il ne manque pas de Persans pour se demander : Comment peut-on être Français ?)
Je parlais d’une conscience planétaire. C’est sa nécessité qu’il faut d’abord sentir. Et qu’aussitôt la presse, et la radio, le cinéma surtout l’éveillent et la propagent, sous de larges rubriques créant un appel d’air. Ce n’est pas une question d’information d’abord, qu’on m’entende bien, mais de sens, de vision, d’ouverture de l’esprit… Forçant à peine, je dirais : c’est d’abord une question de poésie. Est-ce un hasard si, parmi tous les écrivains français, ceux que je vois manifester le sentiment le plus direct et le plus contagieux de la planète sont précisément deux poètes : le Saint-John Perse de l’Anabase et de l’Exil, et Paul Claudel, notre grand écrivain « global » ? Dans leur prose et dans leurs longs versets, quel qu’en soit le sujet allégué, nous avons pour la première fois senti, sous le drapé d’un français riche et pur, battre le pouls mesuré de l’Asie, le cœur violent des Amériques.
Et que dire de ce grand joueur de Boule que fut « Saint-Ex »1, le premier qui me parla de la Planète comme d’un amour et d’une souffrance intime ? Sinon qu’il fut lui aussi un poète, en prose et en action, en vision créatrice.