Adieu, beau désordre… (mars 1926)a
L’époque s’en va très vite vers on ne sait quoi. On a mis le bonheur devant soi, dans un progrès mal défini, et l’on court après sans fin. Même ceux qui ont perdu la croyance en un bonheur possible ou désirable subissent cette rage désespérée de course pure, vers ailleurs, vers autre chose. À certains signes — démences de fatigués, prophétismes, excessives lassitudes ou faim de violences — on sent l’approche de quelque chose, catastrophe ou révélation, brusque échappée sur des pays nouveaux ou chute irrémédiable. Peut-être pouvons-nous choisir encore entre un ressaisissement profond et la ruine. Mais certes, il est temps qu’une lueur de conscience inquiète quelques chefs, montre à quelques meneurs aveugles d’une société affolée et ridiculement opportuniste où mène la pente de notre civilisation. Meneurs et chefs : des économistes, [p. 312] des financiers, des industriels. Il y a encore les hommes politiques, mais on a si souvent l’impression qu’ils battent la mesure devant un orchestre qui, sans eux, jouerait aussi bien, aussi mal.
Quant aux meneurs de l’opinion publique, il est trop tard pour les éduquer, il faudrait balayer. Je parle en général, sachant bien qu’un Romier, un Bainville, quelques autres, sont parmi les plus conscients de ce temps ; mais si l’on songe aux bataillons de pâles opportunistes sans culture qui se chargent de gaver les masses du pain quotidien de la bêtise de tous les partis, on comprendra ce que je veux dire.
Il faudrait balayer, — et mettre qui à la place ? Nos penseurs, nos écrivains ont perdu le sens social. Cela devient frappant dans les générations nouvelles. Toute la jeune littérature décrit un type d’homme profondément antisocial, glorifie une morale résolument anarchiste. Ceux qui s’essaient à l’action, c’est encore pour cultiver leur moi. Ils y cherchent un fortifiant, je ne sais quelle excitation, quelle révélation ou quel oubli. C’est un dilettantisme qu’ils ont peut-être appris dans Barrès. Il leur manque une certitude foncière, une foi en la valeur de l’action. C’est pourquoi ils ne peuvent prétendre à l’action sociale que l’époque réclame 1.
C’est aussi pourquoi l’on ne saurait accorder trop d’importance à leurs tentatives morales, si singulières soient-elles — dont le grand public reste le témoin souvent sceptique ou railleur. Au cœur de la crise de notre civilisation, il y a un problème de morale à résoudre, une conscience individuelle à recréer. Nous y employer, pour l’heure, c’est la seule façon efficace de servir.
On se complaît à répéter que nous vivons dans le chaos des idées et des doctrines, et qu’il n’existe pas d’esprit du siècle, hors un certain « confusionnisme ». Mais sous les [p. 313] épaves de tous les vieux bateaux, il y a une seule mer. Nos agitations contradictoires s’affrontent comme des vagues soulevées par une même tempête. L’unité de notre temps est en profondeur : c’est une unité d’inquiétude.
Barrès et Gide : ils ont construit des édifices très différents de style, et dont les façades s’opposent avec hostilité. Dans l’intérieur des deux maisons pourtant se débattent les mêmes brouilles de famille entre Art et Morale, Pensée et Action…
Ces deux moralistes adonnés à la culture et à la libération du moi paraissent bien les ancêtres des nouvelles générations de héros de roman, lesquels sont tous éperdument égoïstes. Égoïstes avec une profonde conviction ; par vertu. Ce qui n’a rien d’étonnant : ils ne sont que les projections du moi de leurs auteurs. Or l’égoïsme est vertu cardinale pour le créateur. Mais quel est ce besoin si général de s’incarner, dans le héros de son roman, de se voir vivre, dans son œuvre ?
C’est ici la conception même de la littérature, telle qu’elle apparaît chez les émules de Barrès comme chez ceux de Gide, qu’il faut préciser. L’éthique et l’esthétique convergent dans la littérature d’aujourd’hui, et plusieurs déjà reconnaissent ne pas pouvoir les séparer. On n’écrit plus pour s’amuser : ni pour amuser un public. Un livre est une action, une expérience. Et, le plus souvent, sur soi-même. On écrit pour cultiver son moi, pour l’éprouver et le prémunir, pour y découvrir des possibilités neuves, — pour le libérer.
Il n’est pas question de rechercher ici les origines historiques d’une conception qui, de plus en plus, se révèle à la base de tous les problèmes modernes en littérature. Jacques Rivière s’y appliqua dans un de ses derniers articles2. Il rendait responsable de tout le « mal », le romantisme — et c’est plus que probable. Mais il en tirait une raison nouvelle de le condamner, et nous ne pouvons le suivre jusque-là : il est vain de dire qu’une époque s’est trompée, puisqu’elle seule permet la suivante qui peut-être retrouvera une nouvelle face de la vérité. Bornons-nous à noter le phénomène, puis à en suivre quelques conséquences.
Connaissance intégrale et culture de soi, telle peut être l’épigraphe [p. 314] de toute la littérature moderne. Il n’a pas fallu longtemps aux Français pour pousser à bout l’expérience3.
Ingénieux équilibres entre la raison et les sens, entre le moi et le monde : l’ennui est venu avant l’épuisement des combinaisons possibles. Exaltation méthodique de nos facultés de plaisir : déjà nous en sommes à cultiver certaines douleurs, plaisirs rares ; et les dissonances les plus aiguës prennent la place d’honneur dans des esthétiques construites en hâte à l’usage de sensibilités surmenées. Dégoût, parce que tout a été essayé. Dégoût, parce qu’on se connaît trop, et que plus rien ne retient. (Or on ne crée que contre quelque chose, contre soi, contre une difficulté.) Dégoût de la vie, dégoût du bonheur, dégoût de soi, — on l’étend vite à la société entière.
Dégoût d’une civilisation qui aboutit logiquement à cet épuisant et forcené gaspillage : la guerre.
Certains s’en tiennent à leur dégoût et l’exploitent. Ainsi se légitime le surréalisme, qui vomit le monde entier et la raison avec. « Révolution d’abord. Révolution toujours ». « Pour nous, le salut n’est nulle part… »
« Je comprends la révolte des autres et quelles prières cela fait à Dieu », disait Drieu la Rochelle. Mais il faudra bien se remettre à manger, tout de même nous avons un corps, et c’est très beau, Breton, de crier « Révolution toujours » — tant qu’il y a des gens pour vous faire du pain ; et c’est très beau, Aragon, de ne plus rien attendre du monde, mais on voudrait que de moins de gloriole s’accompagnât votre ultimatum à Dieu.
Mais, secouant son dégoût, un Montherlant s’abandonne au salut par la violence. Une sensualité moins énervée lui permet de brutaliser quelque peu les « grands problèmes », et le voilà reparti dans un égoïsme triomphant, pur du désir d’action qui empêtrait Barrès dans des dilemmes où l’art trouvait mal sa nourriture.
Drieu la Rochelle tente la même fuite. Mais trop lucide, hésite, trébuche, oscille entre la violence et le désespoir (c’est l’amour), et, déchiré de contradictions, tire du désordre de ses certitudes fragmentaires la matière de quelques pamphlets par quoi il se raccroche au monde. Mais il a touché [p. 315] certains bas-fonds de l’âme où s’éveille un désenchantement qui l’amène au besoin d’une mystique.
Et pour finir, l’un des derniers venus, Marcel Arland, — plus jeune, il n’a pas fait la guerre — c’est le même désenchantement précoce, sans la brusquerie de ses aînés. Encore un qui s’est complu dans son dégoût ; mais jusqu’au point d’y percevoir comme un appel du Dieu perdu. Il avoue enfin la cause secrète des inquiétudes modernes : la perte d’une foi. Il a besoin de Dieu, mais il attend en vain sa Révélation : « C’est peut-être que je suis médiocre entre les hommes ». C’est plutôt qu’il est trop attaché encore à se regarder chercher, absorbant son attention dans une sincérité si voulue qu’elle va parfois à l’encontre de son dessein.
Décidément nous sommes malades dans les profondeurs. Et le mal est si cruellement isolé, commenté par ceux qui le portent en eux qu’il en paraît plus incurable. Ces jeunes gens n’en finissent pas de peindre leur déséquilibre. Il serait temps de faire la critique des méthodes et des façons de vivre autant que de penser qui les ont amenés aux positions qu’on vient d’esquisser.
Mais on trouve tout dans les livres des jeunes, dites-vous, le pire et le meilleur, toutes les vieilleries morales et immorales, tous les paradoxes, le chaos, etc. — Certes, aucune époque ne fut à la fois plus morale et plus immorale, parce qu’aucune ne s’est autant attachée à chercher dans le seul moi les fondements d’une éthique. Presque tous sont hantés par la peur d’une morale qui « déforme », qui mutile une tendance naturelle, qui élague, qui opère un choix parmi les éléments mêlés de la personnalité. Toute tendance qu’ils découvrent en eux est non seulement légitime à leurs yeux, mais « tabou » ; et c’est vertu que de favoriser son expansion. — Mais je trouve en moi ordre et désordre, raison et folie, etc. Si je les cultive simultanément il est clair que les tendances négatives l’emportent, il est plus facile et plus enivrant de se laisser glisser que de construire. Et l’on y prend vite goût.
[p. 316] Cela tourne alors en passion de détruire, en haine de toute stabilité, de toute forme. Attitude parfaitement folle, mais c’est justement de quoi se glorifient ses tenants, ils y voient la suprême liberté.
Le désir se précisait en moi de commettre enfin l’acte vraiment indéfendable de tout point de vue… J’avais goûté à l’alcool singulièrement perfide de perdre ce que nous chérissons… Nous apprîmes à mépriser les longues vies heureuses que nous avions jusqu’alors enviées, et une nuit, nous fîmes le procès de toutes les jouissances humaines. L’espèce de sincérité terroriste dans laquelle nous nous obstinions nous menait naturellement à repousser avec horreur tout argument d’utilité, et bien que nous niions toute vérité, nous étions dominés par le sens d’une réalité morale absolue que certains d’entre nous eussent acheté au prix d’un martyre… Cette lassitude facile à juger du dehors n’était pas ce qu’il y a vingt ans on nommait blasé. Rien n’était émoussé en nous, mais pouvions-nous faire abstraction du plan intellectuel sur lequel tout apparaît inutile et vain ?
Je cite ces phrases, tirées d’un récit d’ailleurs admirable4, de Louis Aragon, pour marquer l’aboutissement d’une évolution qui a son origine dans l’œuvre de Gide. Entre les Nourritures terrestres, les Caves du Vatican et Dada, il y a place pour tous les chaînons d’inquiétude, de malaises, de révoltes plus ou moins complètes au gré des tempéraments. Le geste de Lafcadio généralisé : c’est le surréalisme. De l’acte gratuit commis par un héros de roman, à la vie gratuite que prétendent mener les surréalistes, il n’a fallu que le temps pour une folie de s’emballer. La plupart des romans de jeunes qui se situent entre Gide et Aragon nous montrent le même personnage : un être sans foi, à qui une sorte de « sincérité » interdit de commettre aucun acte volontaire et raisonné parce que ce serait fausser quelque chose ; à la merci des circonstances extérieures qu’il méprise toutes également ; n’attendant rien que de ses impulsions et contemplant avec une lucidité parfois douloureuse ses propres actes dont il s’étonne mais qu’il se garde de juger5.
Il y a véritablement une littérature de l’acte gratuit, qui restera caractéristique de notre époque.
[p. 317] Mais Gide est responsable d’une autre méthode de culture de soi, « d’intensification de la vie », et qui consiste à pousser à l’extrême certaines « vertus », les pousser jusqu’à l’absurde. Surenchère morale dont le début de la Tentative amoureuse offrait déjà une singulière préfiguration :
Certes ce ne seront ni les lois importunes des hommes, ni les craintes, ni la pudeur, ni le remords, ni le respect de moi ni de mes rêves, ni toi, triste mort, ni l’effroi d’après-tombe qui m’empêcheront de joindre ce que je désire ; ni rien — rien que l’orgueil, sachant une chose si forte, de me sentir plus fort encore et de la vaincre. — Mais la joie d’une si haute victoire — n’est pas si douce encore, n’est pas si bonne que de céder à vous, désirs, et d’être vaincu sans bataille.
On voit assez à quel genre de sophismes conduit ce mouvement de l’esprit qui n’utilise une borne que pour sauter plus loin. Ainsi, c’est par humilité qu’on renoncera à la vertu, sous prétexte qu’elle pousse à l’orgueil ; c’est par sincérité qu’on mentira, puisque parfois nous sommes spontanément portés à mentir. On en vient naturellement à considérer un certain immoralisme comme la seule vertu digne d’une élite. Tel est l’état d’esprit de la plupart de nos jeunes moralistes. Le mot de paradoxe serait bien pauvre pour expliquer ce besoin de porter à son excès toute chose, au-delà de toutes limites. « Il n’y a que les excès qui méritent notre enthousiasme ». Mais « cette fureur qui le soulevait contre lui-même, qui lui faisait mépriser son propre intérêt6… » c’est proprement la perversion d’une vertu qui se brûle elle-même. Je ne vais point nier la fécondité psychologique d’une attitude par ailleurs si proche de certain mysticisme. Mais pousser une vertu particulière jusqu’à ses dernières conséquences suppose qu’on ait perdu le sens des ensembles rationnels. Nous ne pensons plus par ensembles7 : symptôme de fatigue.
Mais tout cela : dégoût universel, désir de violences, gratuité des pensées et des actes, rêves éveillés, tout cela ne dérive-t-il pas d’une fatigue immense.
Nous voyons se fausser le rythme des jours et des nuits [p. 318] à mesure que se développe une civilisation mécanicienne. (Les machines n’ont pas besoin de sommeil.) La fatigue devient un des éléments les plus importants de notre psychologie. Images des surréalistes — ils l’indiquent eux-mêmes —, calembours, expression métaphorique et symbolique de la pensée : la littérature d’avant-garde est fille de la fatigue. La Muse a trop veillé.
L’amour moderne, nerveux, saugrenu jusqu’au sadisme, trop lucide, est un amour de fatigués (Les Nuits, l’Europe galante, de Morand). La lucidité aiguë de nos psychologues est cet état presque inhumain de celui qui n’a pas dormi et qui « assiste » à sa vie, à ses sensations, à ses automatismes. En art, la fatigue est un des états les plus riches de visions nouvelles, et qui résiste le mieux à l’analyse. Seulement nous y perdons graduellement l’intelligence de nos instincts, la conscience de nos limites naturelles, tout ce qui servirait de frein à notre glissade vers des folies.
Recréer une conscience individuelle ; retrouver le sens social, le sens des ensembles et des proportions ; rééduquer les instincts du corps et de l’âme ; vouloir une foi…
La morale de demain sera en réaction complète contre celle d’aujourd’hui, parce que nous sommes à bout.
Il ne s’agit pas, encore une fois, de renier l’immense effort pour se libérer de l’universelle hypocrisie accompli par des générations qui ne lèguent aux suivantes que leur lassitude : sachons au contraire profiter des démonstrations par l’absurde de quelques problèmes moraux et littéraires 8, à quoi beaucoup sacrifièrent leur jeunesse. (« Nous sommes une génération de cobayes » remarque Paul Morand.)
Il faut agir, ou bien être agi. Donner une conscience à l’époque, ou se défaire avec elle et dériver vers un Orient d’oubli — (mais avant de s’y perdre, quelles révolutions, quelles anarchies, quels Niagaras 9 !)
[p. 319] Quelques jeunes hommes l’ont compris. Ils sont modestes — ne s’isolant pas de la Société ; ils savent que pour lutter il faut des armes et ne méprisent pas la culture ; sans autre parti pris que celui de vivre, c’est-à-dire de construire ; sobres de langage et maîtres de leurs corps exercés, ils savent qu’il n’y a de pensée valable qu’assujettie à son objet, qu’il n’y a de liberté que dans la soumission aux lois naturelles ; et leur effort est de retrouver ces lois ; ils ne craignent pas de choisir parmi leurs instincts, ni de les améliorer 10. Tout ceci est assez nouveau. (Après tant de cocktails, quelle saveur a l’eau claire !)
Quelques autres se recueillent encore dans l’attente angoissée d’une révélation et dans la connaissance de leur misère. Pareils à ceux dont Vinet disait qu’ils s’en vont « épiant toutes les émotions de l’âme, et lui multipliant ses douleurs en les lui nommant », ils décrivent le tourment dont sortira peut-être une foi nouvelle ; mais qu’ils sachent, quand viendra le moment, détourner les yeux de leur recherche pour contempler un absolu ; qu’ils osent se faire violence pour se hisser dans la lumière. « Il vaut mieux, dit encore Vinet, ne voir d’abord que les grands traits de sa nature, ne connaître que les grands mots de la langue morale, suivre à l’égard de soi-même la méthode de l’Évangile qui, prenant à plein poing toutes ces petites misères, en compose d’un seul coup une grande misère, et par ce moyen nous met tout d’abord en présence, non de nous-mêmes, mais de Dieu. »