[p. 1]

Un salon atomique (26 décembre 1945)a

Cette capitale qui ne fait partie d’aucun des États de l’Union m’a toujours paru peu réelle : c’est comme une ville d’exposition qu’on aurait décidé de ne pas détruire. Je m’y perds régulièrement, cherchant d’un œil anxieux l’Obélisque, qui n’est même pas au centre. Faut-il vous donner toute la mesure du désespoir qui fond sur moi dès que je suis à Washington ? Je vous avouerai que je m’y réfugie dans les salons.

L’Europe avait des salons littéraires. À Washington, ils sont tous politiques. Celui dont je sors, qui est l’un des mieux courus, est aussi le plus atomique. Parmi les sous-secrétaires d’État, les diplomates et les virtuoses, j’ai trouvé deux ou trois prix Nobel, très entourés.

— Une campagne atomique, disait l’un d’eux, orné d’une paire d’énormes sourcils blancs, laisserait environ 2 % de la population américaine, grattant la terre entre les ruines, pour y chercher sa subsistance.

— Comme c’est passionnant ! me dit une dame, really, I love him, he is fascinating !

J’observai que la panique de l’an mille, dont on pouvait penser que la Bombe allait renouveler l’hystérie, ne paraissait pas dominer l’assemblée.

— C’est qu’on croyait alors, me dit le savant. Nous n’avons devant nous que des faits mesurables. Et cela tue l’imagination.

— Pensez-vous, dit une autre dame, que la Bombe puisse faire sauter la terre ?

— Cela se discute… Certains de mes collègues ont envisagé l’hypothèse, et sont de l’avis qu’elle n’est pas improbable. D’autres, comme moi, pensent qu’on ne fera sauter que des tranches de l’écorce terrestre, comme si vous peliez une orange.

Les dames étaient ravies, les hommes pensifs. On eût dit qu’ils réfléchissaient. La conversation devint générale. Le savant se montrait plein d’humour. On n’avait jamais été plus plaisant à propos de massacres en masses. Ce que j’aime, dans le monde, c’est qu’on part quand on veut. À peine sorti, je me suis mis à réfléchir, et m’étant égaré comme de coutume, j’ai eu le temps de trouver une ou deux conclusions avant la maison de mes hôtes, d’où je vous écris.

En fait, nous sommes devant l’an mille. Tous les problèmes derniers nous sont posés, dans des termes urgents et concrets. Quel est le sens de la vie si elle finit demain ? Qu’est-ce que cette mort de l’homme causée par son génie ? Pourquoi l’intelligence conduit-elle au suicide, alors qu’elle ne croit pas à la survie, tandis que la foi des anciens temps redoutait une fin qui l’eût pourtant jetée dans l’Éternel ?

J’arpentais des avenues interminables, sillonnées de taxis bondés. Je me disais : on discute gentiment dans les salons la possibilité de faire sauter la planète. Les événements qui dépassent l’imagination — et celui-ci ne saurait être dépassé lui-même — n’intéressent ou n’inquiètent que superficiellement. À vrai dire, ils amusent plus qu’ils n’angoissent. D’ailleurs, l’idée d’un naufrage commun ou d’une explosion unanime nous paraît plutôt rassurante. C’est le danger ou le malheur individuel que l’on redoute, et dont on souffre, surtout par la comparaison avec la meilleure chance d’autrui. Or la Bombe détruirait probablement toute possibilité de comparaison. Les événements mondiaux ne nous saisissent que par les franges de notre vanité, ou par quelques répercussions accidentelles sur nos amours ou notre compte en banque. Rien ne laisse les hommes aussi indifférents que le sort de l’humanité, dont les chefs d’État parlent tant…

J’ai fini par trouver une place dans un taxi. Trois militaires, rentrant du Pacifique, s’y racontaient le détail de leurs campagnes. Aucun d’eux ne donnait l’impression de s’être battu pour l’idéal démocratique. Ils m’ont demandé le résultat du dernier match Armée-Marine. Je ne savais pas. Et j’étais en civil ! Voilà comment l’arrière trahit !