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Le droit d’opposition (3 avril 1947)a

Il s’agissait de « démocratiser » l’Allemagne. On en parlait depuis des années. Divers moyens avaient été proposés ou essayés, tels que la déportation en masse, la destruction des industries, le démembrement politique, ou même la dictature, en l’occurrence celle d’un parti qui se fût nommé démocratique pour éviter toute confusion. C’était cependant un peu confus. Subitement, à la conférence de Moscou, quelqu’un propose une méthode, aussi simple que neuve en ce domaine : qu’on définisse — et il le fait sur l’heure — les conditions d’une vraie démocratie, et puis qu’on les crée en Allemagne. Inutile de dire que l’auteur de cette proposition déconcertante n’est pas un vieux routier de la politique. C’est un général : il a gardé le réflexe de désigner nettement l’objectif. Et c’est un Américain : il se souvient de l’œuf de Colomb. De plus, il voudrait bien que les Russes s’expliquent. M. Molotov demande le temps de réfléchir. Pour occuper l’attente, la presse soviétique se livre à d’habiles variations sur un thème prévu : « Entre la théorie de la démocratie et sa pratique, dit-elle, il y a souvent d’énormes différences. » Elle marque les différences qu’on voit en Amérique, mais ne dit rien de celles qu’on observe ailleurs. Elle ne rate pas la question nègre. Et, sur ce point, elle a beau jeu. Car il faut bien avouer que certains problèmes collectifs, comme celui des Noirs ou des Koulaks, se liquide plus facilement dans une dictature que dans une démocratie…

Le secrétaire d’État Marshall a proposé une sorte de credo démocratique, exigeant une presse libre, des élections libres et des syndicats libres. Et il a conclu en affirmant qu’« une société n’est pas libre tant que ses loyaux citoyens vivent dans la crainte d’être privés de la vie, de la prospérité et de la poursuite du bonheur » (termes empruntés, comme on sait, au préambule de la Constitution américaine).

Pendant que M. Molotov se prépare à donner sa propre définition de la démocratie, je me permettrai d’offrir une suggestion. Le caractère le plus spécifique d’une démocratie me paraît être le droit d’opposition. Et je parle d’une opposition non seulement tolérée, ou respectée, mais nécessaire et organique, selon le modèle anglo-saxon.

Ce caractère suffit à distinguer d’un seul coup d’œil les régimes démocratiques des régimes totalitaires.

Ces derniers, en effet, quelle que soit leur idéologie, se comportent en réalité comme des Églises. L’opposition aux dogmes d’une Église s’est toujours vue qualifiée d’hérésie, et non d’opinion différente. De même, l’opposition aux théories du parti au pouvoir, chez les totalitaires, se voit qualifiée non point d’opinion minoritaire, mais de trahison. On la punit comme telle et, dans le fait, elle est forcée d’agir comme telle. Je sais bien que les Russes n’aiment guère qu’on les appelle totalitaires, mais je vois aussi qu’ils n’ont jamais eu le sens de l’opposition organique. L’autorité suprême de leur Église ne réside pas dans la majorité, mais bien dans l’unanimité (le sobornots). C’est au nom d’une doctrine semblable que les Soviets ont exigé le veto dans tous les cas où l’unanimité ne pourrait pas s’établir à l’ONU.

Appelons donc démocratique un régime où l’opposition est libre de jouer son rôle. Appelons ensuite totalitaire un régime où l’opposition équivaut à la trahison, et se paye tôt ou tard de la vie.

Que si l’on estime trop étroites les définitions précédentes, j’indiquerai leur possible élargissement. Prenons les Quatre Libertés proclamées par Franklin Roosevelt : elles supposent toutes le droit d’opposition, et sans lui resteraient de vains mots.

La liberté de religion. Toute religion vivante s’oppose au train du monde. « Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés », dit saint Paul. La liberté de parole. Si elle ne consiste qu’à hurler avec les loups, à réciter les slogans officiels, elle est vide. La libération de la misère. Je pense qu’elle s’est rarement produite dans les pays où la revendication des miséreux est étouffée comme subversive, ou qualifiée de sabotage. La libération de la crainte, enfin. Elle consiste, à mon sens, en premier lieu, dans la certitude que, si l’on diffère d’opinion avec le Pouvoir, on n’en mourra pas.