Paysans de l’Ouest (15 juin 1937)a b
10 décembre 1933
Un discours de l’instituteur. — Hier soir, séance de Pathé-Baby organisée par l’instituteur dans la salle de l’école des garçons. Il me tardait de voir une fois les habitants du village réunis, leur façon d’être ensemble, et surtout la jeunesse, d’ordinaire invisible, au point que je doutais même qu’elle existât. Elle était là. Elle occupait les longs bancs rangés en chevrons derrière le petit appareil de projection, placé à trois ou quatre mètres de l’écran. (Un drap de lit sur le tableau noir.) Une quarantaine de filles et de gars peu bruyants, presque tous laids de visage et très épais de corps. Nous étions assis derrière eux. Au fond, sur deux armoires basses siégeaient une dizaine d’hommes. Deux ou trois coiffes de paysannes seulement. Et des enfants autour du trépied de l’appareil, empressés à tendre les bobines de film à l’instituteur.
Il fallut un certain temps pour mettre au point la projection. [p. 827] Les jeunes gens étouffaient des rires, chatouillaient les filles. Devant moi une grosse luronne s’agitait sur son banc. Je voyais une puce circuler sur sa nuque grasse. Un des garçons s’en aperçoit, attrape la puce en pinçant la fille, et les rires redoublent. L’instituteur réclame le silence, et la projection commence. C’est un film d’avant-guerre, la Course au flambeau, tiré de la pièce de Paul Hervieu. Entre chaque épisode reparaissent les mêmes éphèbes grecs, porteurs de torches qu’ils se passent avec des gestes lents, hallucinants, à grands sauts ralentis — le courant électrique n’étant sans doute pas réglé pour faire tourner l’appareil au rythme normal. Tout le monde a l’air très content, bien que le film m’apparaisse à peu près incompréhensible.
La course au flambeau terminée, on rallume. L’instituteur monte à sa chaire et annonce qu’il va prononcer, comme chaque semaine désormais, un petit discours. « Je serai bref ! » C’est un jeune homme d’allure énergique et de visage intelligent, la chevelure noire en bataille qu’il saisit à pleines mains dans les moments pathétiques. Il annonce le sujet de ce soir : Qu’est-ce qu’être laïque ? — « Messieurs, chers amis ! Je vous rappellerai tout d’abord les circonstances qui m’ont fait choisir ce sujet. Il y a… tout près d’ici… quelqu’un — je ne veux pas le nommer, je n’attaquerai personne, moi ! — il y a, dis-je, quelqu’un qui a osé prétendre que je suis un empoisonneur des consciences ! » Récit détaillé des calomnies que le curé répand sur son compte, dans les foyers et jusque dans la presse1 ! « Je n’ai pas cherché la guerre, moi ! Eh bien ! je saurai me défendre ! Et malgré les persécutions de ceux qui ont intérêt à étouffer la vérité, etc. » La chevelure s’agite, les bras s’agitent, la voix s’enfle. « J’étais au dernier congrès des instituteurs qui s’est tenu à Paris. Eh bien ! citoyens, lors de ce congrès, il a été stipulé qu’à l’avenir… » La fin de la phrase étant particulièrement sonore, des applaudissements éclatent au fond de la salle. Le jeune orateur électrisé se lance dans une définition vibrante de la laïcité. « Être laïque, c’est vouloir la justice et l’égalité pour tous ! Être laïque, c’est vouloir l’instruction libre et gratuite pour tous, sans distinction [p. 828] de fortune ou de religion ! Être laïque… » Ah ! surtout, être laïque, ce n’est pas combattre les religions, comme le prétend le voisin, « car je les respecte toutes, les religions, sauf quand elles viennent m’attaquer dans mon activité professionnelle, que je considère comme sacrée ! » En somme, être laïque, c’est être religieux au vrai sens du mot, selon les paroles de Gambetta, d’Ernest Lavisse et de quelques autres. Être laïque, c’est finalement « aimer son prochain » ! Je n’ai pas plutôt soufflé à l’oreille de ma femme : « C’est un sermon ! » que l’orateur, au comble de son éloquence, s’écrie : « Et, mes frères ! si l’on vient encore vous dire que je suis un empoisonneur des consciences, vous saurez maintenant me défendre ! etc. »
C’est fini. L’instituteur s’éponge. Les hommes du fond ont applaudi brièvement. Mellouin a même crié : Très bien ! Les jeunes trouvent qu’« il cause bien ». Pour terminer la soirée, on passe un dessin animé, le Petit Poucet, qui remporte un gros succès.
En sortant, nous passons devant la salle du curé, qui donne aussi ce soir une séance de cinéma. On entend rire des enfants.
— J’ai rencontré le curé ce matin, suivi comme d’habitude d’une bande de petits garçons. Il n’a pas répondu à mon salut.
12 décembre 1933
Tout à l’heure, en déchirant le journal de l’île pour allumer le feu, j’ai vu l’annonce d’une conférence contradictoire à A… : « La Bible et les travailleurs. » C’est sans doute une réponse à la conférence donnée au même endroit, il y a quinze jours, sous les auspices d’une ligue « antifasciste », et qui avait pour sujet : « L’Église contre les travailleurs. » Je comptais me rendre à la première conférence. Mais le village d’A… est à huit kilomètres et la tempête m’avait empêché d’y aller à bicyclette. J’essaierai d’aller demain soir entendre la réponse. La mère Renaud vient de m’apprendre que l’orateur est le pasteur du chef-lieu. Il paraît qu’il cause très bien — lui aussi — mais elle ne l’a jamais entendu. Elle est catholique, en effet, comme d’ailleurs tout le monde au village, à part la petite minorité de mauvaises têtes qui suit les prêches laïques de l’instituteur. Le seul protestant est mort l’été dernier, [p. 829] âgé de 93 ans. Il s’était converti à soixante-dix ans « et il avait toujours tenu ! »
Catholique, antifasciste, laïque, protestant, — tous ces mots prennent ici quelque chose de joliment absurde. Les paysans du village ne sont pas même tous capables de lire le journal, et j’ai remarqué qu’ils achètent absolument au hasard ceux qu’ils trouvent en dépôt chez la mère Renaud : l’Ami du Peuple ou la France de Bordeaux, la feuille locale des curés ou celle des républicains. Il est à peu près impossible de savoir s’ils font une distinction quelconque entre les opinions, pourtant bien tranchées, que ces journaux leur servent. Je crois qu’ils n’y pensent même pas. Peut-être que la discussion annoncée après la conférence d’A… me fera modifier ce jugement. J’en suis bien curieux.
15 décembre 1933
Je relève les notes prises l’autre soir sur la conférence à A…
… Grande salle de la mairie, voûtée, peinte en bleu clair. Une table et trois chaises sur la scène surélevée. Environ une centaine d’auditeurs : paysans et pêcheurs, cela se voit. Au premier rang, deux « dames », l’une très vieille. Ce sont les seules femmes. Mauvais éclairage. L’orateur se hisse sur la scène : un homme jeune encore, un peu gros et lent d’allure, physionomie ouverte et sérieuse.
« Eh bien, messieurs et chers amis, nous allons procéder, selon votre coutume, à l’élection du bureau, puisque, comme vous le savez, la conférence est contradictoire. Je vous demanderai donc de bien vouloir proposer des noms. » Silence.
Chuchotements.
— Vas-y !
— Non ! Moi ? penses-tu !
— Vas-y, Charles, comme l’autre fois !
Poussés par leurs voisins, trois hommes se lèvent en haussant les épaules pour s’excuser de se mettre en avant. Ils gravissent la scène, enlèvent leur casquette à visière cirée, et s’installent sur les trois chaises, un tout à droite, un tout à gauche, le troisième, qui est le président, derrière la table, embarrassés de leurs mains, de leurs pieds, de leur casquette. [p. 830] Coups d’œil malicieux aux copains de la salle. Le président se lève : « Messieurs et dames, vous m’excuserez de ne pas vous présenter l’orateur qui va vous faire un intéressant discours sur le sujet… Je ne connais pas beaucoup M. Palut, n’est-ce pas, c’est la première fois qu’il vient à A…, mais certainement qu’il va nous intéresser, et je lui donne la parole. »
M. Palut sourit cordialement, et parle : — On a dit ici même que l’Église est contre les travailleurs. Est-ce vrai ? Il y a plusieurs églises, et malheureusement elles ne s’entendent pas toujours. La primitive église était constituée par des esclaves et des gens pauvres. Depuis lors il y a eu des églises de riches. Elles ont trahi l’Évangile. Un philosophe français, M. Julien Benda, a dit que les clercs ont trahi. Les clercs, n’est-ce pas, ce sont les intellectuels, les écrivains, les professeurs, des hommes distingués et très instruits. Eh bien, il y a aussi des prêtres et des pasteurs qui ont trahi. Capitalisme, bourgeoisie égoïste, guerre. Mais le vrai chrétien est avec les petits. Résumé de ce que la Bible dit des travailleurs : Jérémie exigeait que le roi payât les ouvriers. L’Ancien Testament nous montre que le système de propriété chez les Juifs est presque communiste ! Jésus est l’ami des pauvres, des péagers. Malheureusement il y a le cléricalisme. C’est lui qui est mauvais, non pas la Bible. Être chrétien, c’est aimer son prochain comme Jésus nous aime. Si tous les hommes étaient chrétiens, il n’y aurait plus d’exploitation ni de guerre !…
La péroraison a été éloquente, un peu trop à mon goût.
On applaudit. Le président demande s’il y a des questions à poser. Long silence embarrassé. Enfin un type se lève au fond de la salle et demande « s’il n’y a pas des contradictions dans la Bible ». Suit une petite discussion tout à fait confuse et sans aucun rapport avec le sujet. Il n’y a pas d’autre question.
Le président fait alors un bref remerciement à l’orateur.
Il s’excuse encore de ne pas s’y connaître assez en religion, mais assure qu’il a été bien intéressé. On se lève, et les langues se délient. « Il a bien parlé, hein ? », me dit mon voisin, pendant que je lui donne du feu. C’est un petit maigre en casquette, environ 35 ans, l’air intelligent. Je l’approuve et m’étonne que la discussion n’ait pas été plus longue : il y avait pourtant bien des auditeurs qui ne devaient pas être [p. 831] d’accord ? « Ben quoi, fait-il, convaincu, c’est la vérité ce qu’il a dit ! »
Comment donc ? Ai-je affaire à un chrétien ou même à un protestant ? J’essaie de le faire parler. Je lui dis : « Oui, c’est la vérité pour les chrétiens, mais tout le monde ne pense pas comme ça ici ? » Il me regarde un peu étonné à son tour :
« Qu’est-ce que vous voulez, il n’y a rien à répondre, c’est juste, ce qu’il a dit ! Il connaît bien son affaire. C’est bien comme ça que c’est écrit dans la Bible, il n’a pas dit de mensonges, quoi ! Mais ici ils ne savent pas discuter. Si vous alliez à F…2 alors, c’est autre chose. Là ça barde, après les réunions ! Mais ici, qu’est-ce que vous voulez ? Ils sont comme ça… »
Je vais me présenter au conférencier, et nous sortons ensemble. Dans la rue noire, un homme nous rejoint : c’est celui qui a présidé la réunion. Il veut encore remercier M. Palut. Enfin il veut lui demander « si ce serait possible de se procurer une Bible pour étudier un peu tout ça. On sent bien que c’est important de s’y connaître dans ces questions ». Il s’exprime avec tant de prudence qu’on a peine à comprendre ses intentions. Il a un oncle qui est curé, mais je ne saisis pas bien si ce curé lui a interdit la lecture de la Bible, ou si, au contraire, il pourrait lui en prêter une. Quoi qu’il en soit, le pasteur note le nom du « président » et promet de lui envoyer un Nouveau Testament.
Nous faisons les cent pas sur la place. M. Palut sait que je suis écrivain. Il a lu un de mes articles. Je le sens inquiet de mon opinion d’« intellectuel » sur son discours. « C’était sûrement beaucoup trop simple pour vous, ce que je leur ai dit ce soir, j’ai dû vous ennuyer, hein ? » Je le rassure vivement. Ce n’est pas moi qui lui reprocherai jamais d’être trop simple. On ne l’est jamais assez !
— Oh ! vous savez, — dit-il — je n’y mets pas d’amour-propre, vous pouvez me dire franchement ce que vous pensez, de cette soirée…
Je le regarde. C’est un homme simple et solide, on peut lui parler en camarade :
— Eh bien ! si vous voulez mon opinion, ou si elle peut vous être utile… je crois que vous êtes encore trop compliqué [p. 832] pour ce public. Il me semble qu’on pourrait leur parler plus directement, les interpeller, enfin quoi, les secouer un peu ! Ils sont là à vous écouter sans bouger, comme ils ont écouté les autres qui disaient le contraire, et pas moyen de savoir avec qui ils sont d’accord. Il ne faut pas oublier que nous vivons à une époque de propagande forcenée, et je vous assure qu’un communiste, par exemple, les aurait attaqués plus brutalement sans aucune précaution oratoire. Pourquoi ne pas saisir cette occasion de leur prêcher l’Évangile, là, tout droit, dans leur langage de tous les jours, comme le faisaient les réformateurs, les forcer à prendre parti, je ne sais pas, moi, les engueuler ? Je vous dis ma première impression, puisque vous me la demandez. Je sais bien que vous les connaissez beaucoup mieux que moi…
Le pasteur sourit :
— Vous me faites plaisir, tenez ! Bien sûr, vous avez raison, mon cher monsieur. Mais c’est plus difficile que vous ne croyez. Il faut que je vous dise que c’est la première fois que je parle ici, c’est déjà un énorme succès. Pensez donc, il y a plus de six ans que je suis dans l’île, et je n’avais jamais pu parler à A…, à cause du curé qui s’y opposait par tous les moyens. Ils sont difficiles à prendre, ici. Surtout il ne faut pas les brusquer ! Ce soir, il s’agissait de gagner leur confiance, et ensuite on verra si on peut aller plus loin.
— Mais ne croyez-vous pas qu’on pourrait gagner leur confiance en leur parlant plus familièrement, sans faire d’éloquence ? Cela trancherait au moins sur la propagande électorale.
— Oui, oui, mais… je les connais. Ils aiment qu’on leur fasse un beau discours. Ah ! c’est terrible, je vous assure. Bien sûr, il faudrait parler autrement. Mais qu’est-ce qu’ils comprennent ? Allez le savoir, avec eux. On prêche pendant six ans la même chose, ils vous remercient, on croit qu’ils ont compris, et puis un beau jour on s’aperçoit que… rien, rien et rien ! Et pourtant il faut bien continuer, même si on a envie de tout plaquer, certains jours…
Il faudra reparler de tout cela. M. Palut n’a jamais l’occasion de discuter, il se sent terriblement isolé au milieu de cette population bigote ou indifférente. Nous prenons rendez-vous [p. 833] pour un dimanche prochain, au chef-lieu, après son culte.
Je suis rentré à bicyclette, sans lumière, distinguant à peine la route asphaltée. Je roulais comme en rêve, le long des dunes qui me cachaient la mer bruyante, à ma gauche. Un brouillard vague flottait sur les marais. « Le peuple, me disais-je en pédalant, ce qu’ils appellent le peuple… » ; je revoyais cette centaine d’hommes dans la salle nue. Leur méfiance ou leur timidité, ou aussi leur fatigue après une longue journée de travail. Mais beaucoup ne font plus rien en hiver ? Ils sont venus pour tuer le temps, au lieu d’aller au café. Cette inertie, dès qu’il ne s’agit plus d’argent ! À moins que ce ne soit le langage, la difficulté de s’exprimer ? Tout est mystère en eux, et pour eux-mêmes sans doute. Et on dit « le peuple », la volonté du peuple, comme si on ne les avait jamais vus ou jamais aimés !
Là-dessus, quantité de pensées et de conclusions qui m’ont paru évidentes et importantes. On se sent réfléchir avec une énergie particulière en pédalant contre le vent dans l’obscurité. Mais le lendemain il n’en reste rien qu’un peu de courbature dans les jambes.
16 décembre 1933
Derrière la même pile d’assiettes où je crois avoir déjà dit que j’avais trouvé deux ouvrages traitant de mon île, j’ai déniché ce matin une édition populaire de La Naissance du jour, de Colette. Je n’avais pas encore lu ce livre. Il est exactement de l’espèce que j’aime, et l’un des plus charmants dans cette espèce, mais ce n’est point pour cela que j’en parle ici. C’est pour une raison très précise et qui n’a rien à voir avec la critique littéraire. À la page 43 de l’édition que j’ai sous les yeux, je lis ceci : « … ils déménagent… comme les puces d’un hérisson mort. » Cette phrase a fait dans mon esprit ce qu’on appelle un trait de lumière.
Lundi dernier, au petit matin, nous nous sommes réveillés couverts de puces. J’exagère à peine : pour mon compte, j’en ai pris sept sur mon pyjama dans l’espace de deux minutes, ce qui doit constituer une sorte de record. D’autres sautaient sur le couvre-pied. D’autres sur le plancher. Je n’en menais pas large. Comme la mère Renaud était venue nous voir la [p. 834] veille, nous ne cherchâmes pas plus loin la cause du phénomène. Il est vrai qu’on a beau porter un nombre excessif de jupons, cela ne devrait pas suffire à rendre vraisemblable une hypothèse à ce point injurieuse. Pourtant nous n’en trouvions pas d’autres.
Or, peu de jours auparavant, un petit hérisson était venu se mettre en boule dans la plate-bande qui borde la maison, sous ma fenêtre. Il soufflait très vite, il avait l’air malade. Le lendemain nous le trouvions mort. Et je l’avais oublié là, sans sépulture, caché sous des feuillages brunis. Si j’ajoute que la porte d’entrée joint mal le seuil, tout s’explique sans peine désormais, grâce à la phrase de Colette.
Je rapporte cette anecdote parce qu’elle comporte une conclusion qui la dépasse d’ailleurs notablement et qui me paraît assez frappante. Voici : pour la première fois depuis je ne sais combien d’années, je viens de trouver dans un ouvrage littéraire la solution d’une question précise. Grâce à Colette, je sais maintenant pourquoi notre chambre était pleine de puces. Cela n’a l’air de rien, mais je vois là comme un symbole.
Les livres devraient être utiles.
On devrait y trouver des renseignements concrets, des recettes exactes, des explications vérifiables, des modes d’emploi, des descriptions objectives et utilisables ; et ceci à tous les degrés de la réalité, dans les grandes choses comme dans les choses de rien. Au lieu de cela, les modernes nous servent des états d’âme improbables ou excessifs, des inquiétudes dont ils n’ont même pas l’air d’être vraiment inquiets, des indiscrétions gênantes et dont on ne sait trop que faire, ou des doctrines dont ils négligent de nous dire s’ils les ont essayées sur le vif, dans le détail de la vie quotidienne. Ils nous donnent très rarement des réponses, ou alors, par malchance, ce sont justement des réponses à des questions qu’on n’avait pas l’idée de se poser ; et c’est là qu’ils croient voir leur astuce. Astuces, petites secousses, grandes secousses, indiscrétions, toute cette littérature est sans doute pleine de talent, elle est même littéralement sensationnelle, mais que veulent-ils qu’on en fasse ?
Nous avons tout à rapprendre de Goethe. Non seulement des révélations du second Faust, mais aussi de ces pages du [p. 835] Journal de voyage en Italie où, par exemple, il rapporte à madame de Stein comment les habitants de Ferrare utilisent les vieilles tuiles concassées pour recouvrir les routes et les allées de leurs jardins. Et il ajoute : « Dès mon retour à la maison, j’essaierai cela. La Toscane me paraît bien gouvernée, tout y présente un aspect complet, tout y a son fini, tout sert et semble destiné à un noble usage… » Commentons : la noblesse est dans l’usage. Pas de noblesse sans usage, sans application précise aux choses, etc. Ne montons plus au ciel du second Faust que par ces allées de Ferrare !
18 décembre 1933
Je ne cesse de repenser à la conférence d’avant-hier à A… Il me semble qu’elle m’apprend sur « le peuple » davantage que toutes mes expériences précédentes. Il me semble même qu’elle m’a fait voir « le peuple » pour la première fois de ma vie.
Première constatation : l’apathie générale, aussi bien à A… qu’à la séance de cinéma. Il n’y aurait là rien d’étonnant, si l’on ne nous rebattait les oreilles de phrases sur la volonté et la mission du peuple. On a beau se méfier des phrases, il faut se trouver placé soudain devant les êtres en chair et en os dont elles parlent, pour comprendre à quel point elles mentent. Mais alors on comprend aussi pourquoi elles mentent, et quel immense désir de réveiller le peuple elles traduisent chez certains qui les prononcent de bonne foi. Elles le trahissent d’ailleurs, ce désir, en essayant de le faire passer d’ores et déjà pour une réalité.
Deuxième constatation : il est très difficile d’aimer des hommes qui ne nous sont rien, qui ne nous demandent rien, qui peut-être ne voudraient pas même de notre aide (nous égalent les intellectuels bourgeois). Il est très difficile d’aimer ces hommes, et cependant ils sont la réalité vivante et présente du « peuple ». Par contre, il est très facile de haïr et de condamner un certain ordre de choses qui nous vexe et dont nous souffrons. Et il est très tentant d’appeler cette haine : amour du peuple.
Troisième constatation : la plupart des discours que l’on tient au peuple lui sont incompréhensibles ; mais ceux qui [p. 836] les écoutent ont l’air de trouver cela tout naturel. Je fus certainement le seul ici à m’étonner que l’instituteur citât Ernest Lavisse, ou le pasteur M. Benda. Il est généralement admis en France qu’un orateur dit un tas de choses qu’on ne comprend pas, et cite des noms qu’on ne connaît pas. Cela fait partie de l’éloquence. Et l’éloquence est le but du discours, dont le sujet n’est que le prétexte.
Je constate. Je conclus que les intellectuels sont en mauvaise posture pour agir sur le peuple. Qu’ils disent des vérités ou des mensonges, on n’applaudira guère que le son de leur voix, ou le parti qui les délègue.
Il resterait à expliquer cet état de choses, qui voue les « clercs » à s’agiter dans le vide — ce qui est malsain — et le peuple à ne pouvoir se libérer des charlataneries politiques autrement que par des violences maladroites, dont il ne sera pas le dernier à pâtir. Impuissance de l’« esprit », bêtise de l’action : ces deux misères n’auraient-elles pas une origine commune ?
Il m’a semblé que j’entrevoyais cette origine dans les propos de mon voisin au sortir de la conférence. Cet homme trouvait qu’il n’y avait rien à « discuter » dans les paroles de l’orateur, parce que c’était « la vérité ». Autrement dit, parce que c’était correct, parce que ça se tenait en soi, et qu’au surplus c’était bien dit. Il ne lui est pas venu à l’esprit que la vérité est quelque chose qui peut être réalisé. Et qu’il s’agit de prendre position effectivement. S’il s’était senti interpellé personnellement, invité à choisir, sommé d’approuver ou de refuser en fait ce que venait de dire le conférencier, alors, alors il y aurait eu à discuter ! Mais je n’ai pas remarqué qu’aucun des auditeurs ait pris la chose de cette manière. Je sais bien qu’il y a la difficulté de s’exprimer, la timidité, la fatigue, et que tout cela peut bien suffire à expliquer le silence de ces cultivateurs. Mais le type qui m’a parlé avait la langue bien pendue. Mais surtout je m’avise que la majorité des « intellectuels » d’aujourd’hui ne pense pas très différemment. Peuple ou « clercs », ils estiment également que la « vérité » n’engage à rien. Ils bornent le rôle de l’esprit à la constatation de l’exactitude objective et formelle des faits ou des [p. 837] raisonnements que l’on allègue. « Il a raison » ne signifie pas pour eux : « Donc je dois régler ma conduite sur ce qu’il dit », mais simplement : « Étant donné ses prémisses ou ses préjugés, sa déduction est correcte. »
Ainsi l’intelligence devient irresponsable. Les clercs s’y résignent et même s’en vantent : c’est plus commode. Quant au peuple, il y a belle lurette qu’il sait ce qu’on doit penser des gens instruits. La plupart sont des égoïstes, des orgueilleux, des espèces d’aristos qui ne vont qu’avec les riches. Il y en a certes qui font progresser la science, et cela c’est bien. On va les écouter avec plaisir quand ils viennent faire une conférence instructive avec projections lumineuses. Mais les philosophes3, par exemple, à quoi cela sert-il ? D’ailleurs, on n’en a jamais vu. Quant à la politique, c’est tout à fait autre chose. C’est un certain nombre de phrases qu’on lit dans les journaux et qu’on entend dans les assemblées, et grâce auxquelles on reconnaît tout de suite si un type est avec les petits ou avec les gros. D’autre part, c’est une question de travail, de salaires, de prix de la vie, et là les intellectuels ne servent à rien. Enfin, les questions de personnes jouent un rôle : on aime avoir un député instruit. Mais ce n’est pas pour qu’il dise des choses intelligentes, ou nouvelles. C’est surtout parce qu’un homme instruit jouit d’une certaine considération sociale, sait se débrouiller à Paris et peut faire de beaux discours. Dans ces conditions, qu’un intellectuel aille parler au peuple, on l’écoutera bien patiemment, s’il a su se rendre sympathique et surtout s’il a l’air « sincère », mais on n’aura jamais l’idée de mettre en pratique ce qu’il dit. Il reste dans son rôle en s’agitant sur l’estrade et en lançant des appels éloquents, et moi je reste dans mon rôle en me dirigeant d’après mes intérêts. Cela va de soi.
Il est probable qu’aucun homme du peuple ne s’est jamais dit cela comme je le dis ici. Mais il me paraît clair que la plupart font comme s’ils le pensaient. D’autre part, il est trop certain que les intellectuels professent depuis longtemps en toute conscience une doctrine analogue.
Il est normal que les hommes sans culture se trompent sur [p. 838] la nature et sur le rôle de la culture. Mais il est inquiétant que les hommes cultivés, au lieu de s’efforcer, comme ils devraient, de combattre activement cette erreur, en tirent au contraire leur confort. Au lieu de faire respecter la vérité, en montrant par l’exemple qu’elle implique des actes, ils la disqualifient et ils s’en moquent agréablement, ils la réduisent à un ensemble de phrases correctes, quelquefois ingénieuses, et par définition inefficaces.
L’opinion de mon voisin après la conférence, j’ai pu croire que c’était l’opinion d’un nigaud ; mais non, c’est celle d’un clerc parfait.
Je n’ai pas fini de m’étonner de cette rencontre.
19 décembre 1933
Si l’on veut réellement conduire un homme à un but défini, il faut avant tout se préoccuper de le prendre là où il est, et commencer là. Voilà le secret de tout secours… Pour aider réellement un homme, il faut que j’en sache davantage que lui, mais il faut avant tout que je sache ce qu’il sait. Sinon mon savoir supérieur ne lui servira de rien. Si je persiste cependant à faire valoir ma science, ce n’est plus alors que par vanité ou par orgueil, de sorte qu’au fond, au lieu d’aider l’homme, je cherche à me faire admirer de lui.
Cette remarque de Kierkegaard me frappe aujourd’hui comme si elle avait été écrite exprès pour moi, dans ma situation actuelle. Elle contient un double avertissement. D’une part, elle m’invite à regarder plus objectivement ceux qui m’entourent, ce « peuple » qu’il s’agit d’aider, et que je vois encore si mal. (Ce qui ne m’a pas empêché jusqu’ici de m’occuper de politique, par exemple… Mais déjà, je me sens moins assuré dans ma bonne conscience de « doctrinaire », à cet égard.)
D’autre part, elle m’aide à distinguer l’un des motifs au moins de ma gêne, quand je constate qu’ils ne comprennent pas de quoi je m’occupe. C’est peut-être un secret désir, un inconscient désir que j’ai d’être reconnu par eux à ma juste valeur. Exactement ce que Kierkegaard appelle vanité. Cependant, s’il est des plus probables que j’ai, comme un chacun, mon amour-propre, je ne puis m’empêcher de le juger assez [p. 839] justifié dans l’occurrence. On n’aime pas à être tenu pour un fainéant ou un rentier, quand on est dans ma situation, ou mieux, dans ce défaut de « situation » qui fait de moi, pour parler comme la presse, un « intellectuel en chômage. » (Écrire, aux yeux de ces paysans, ne signifie proprement rien. S’ils ont un peu de respect pour moi, c’est parce qu’on raconte dans le pays que je possède une machine à écrire…)
Février 1934
Les gens. — Du haut des dunes, je vois les terres divisées en parcelles minuscules. Sur ces parcelles des hommes et des femmes travaillent, le buste parallèle au sol. Ces deux observations physiques très simples méritent chacune un commentaire. Elles résument en deux images exactes les conditions morales et économiques des habitants de l’île.
1° Division des terres. — J’ai pu vérifier à plusieurs reprises l’extraordinaire complication du cadastre en lisant affichées sur les murs de l’église les annonces de ventes immobilières. Les propriétés se composent généralement d’une vingtaine ou d’une trentaine de parcelles, dont beaucoup n’ont que quelques centiares, les plus grandes un à deux ares. Je connais déjà la géographie locale assez pour me rendre compte de la dispersion ridicule des parcelles tout autour du village : l’homme qui travaille ces bouts de champ, grands comme ma chambre, doit passer une partie de la journée à marcher de l’un à l’autre. Disposition encore plus gênante au moment de la récolte. Et, bien entendu, cela exclut l’usage des machines agricoles. Pourquoi ne s’entendent-ils pas entre eux pour grouper leurs lopins ?
Je me suis renseigné. Il paraît bien qu’un maire avait proposé la réforme, avant la guerre. Mais cela n’a pas marché. La tradition de l’île veut que chaque champ soit partagé à la mort du propriétaire en autant de parcelles qu’il y a d’héritiers. Ceci pour éviter que l’un hérite d’un champ un peu meilleur que les autres. Égalité contre solidarité. Le résultat évident de cette tradition sacro-sainte, c’est que les paysans travaillent beaucoup plus qu’il ne serait nécessaire à leur subsistance si la répartition des terres était conçue, [p. 840] non point selon les principes égalitaires, mais selon le bon sens pratique. Comment espérer un développement « culturel » de cette population abrutie de fatigue ? Il faudrait d’abord réformer les conditions matérielles.
Mais précisément ce qui s’y oppose, c’est l’idéologie rudimentaire qu’on leur a inculquée, et qui n’a que trop bien convenu à leur penchant naturel. Il faudrait donc d’abord réformer leur mentalité pour rendre possible une réforme matérielle, qui, à son tour, permettrait d’autres progrès.
Un seul homme ici pourrait influencer cette mentalité, c’est l’instituteur. S’il leur donnait une éducation non plus égalitaire, mais communautaire, beaucoup de choses pourraient être changées.
Mais si personne ne fait rien par le moyen normal de l’éducation, il n’y a plus d’autre solution que la contrainte. La dictature est un moyen grossier, souvent barbare et toujours déshonorant pour ceux qui la subissent, mais c’est le seul moyen de transformer et d’animer un peuple auquel on n’a pas su donner le sens civique, le sens de la communauté. Qui est-ce qui se préoccupe en France de donner au peuple une éducation solidariste ? On cherche à enrôler ces cultivateurs dans des ligues toujours anti-quelque chose, qui n’empêcheront rien, c’est l’évidence, parce qu’elles n’exigent rien de positif, ne construisent rien, n’animent rien, s’épuisent en excitations verbales. Dictature ou éducation, voilà le dilemme.
2° Mauvais outils. — Revenons au sens précis, limité et terre à terre des usages de l’île. Dès la quarantaine déjà, les hommes et les femmes ont tous le corps plus ou moins déjeté. Cela provient évidemment de leur position quand ils travaillent aux champs. Et cette position provient de la forme de leurs outils. Ils n’utilisent guère que des « bouelles » au manche très court, recourbé à l’extrémité, de telle sorte que la lame fait avec le manche un angle d’environ 45 degrés. Cet instrument, d’une part les oblige à baisser le buste au maximum, jambes écartées, pour gratter la terre sablonneuse, d’autre part les empêche de labourer cette terre à plus de quinze ou vingt centimètres de profondeur. Trente centimètres de rallonge au manche, un angle plus grand avec la [p. 841] lame, cela suffirait à redresser leur corps et augmenterait le rendement de leurs champs.
Intrigué dès les premiers jours par l’allure et les façons de travailler si spéciales des gens d’ici, j’ai hésité longtemps à croire que la raison en était réellement aussi simple. Je connais tout de même assez la terre pour savoir que les mêmes outils ne sont pas bons en tous pays, et je cherchais quelle particularité locale motivait l’usage exclusif de cette bouelle. Je les ai questionnés : ils ont eu l’air plutôt surpris. « On a toujours fait comme ça. » Un jour, le père Renaud étant venu retourner une planche d’oignons, je lui ai offert les outils à long manche qui sont dans le chai, et il a refusé. « On n’a pas l’habitude. » Contre-épreuve : un petit propriétaire venu du continent il y a trois ans et qui utilise des outils ordinaires, me dit qu’il a tout de suite obtenu des résultats supérieurs à ceux de ses voisins, et à moindre fatigue.
Il y a peut-être d’innombrables petits faits de ce genre en France. Il y aurait peut-être d’innombrables réformes aussi simples à opérer. Je n’en sais rien4. Je me borne à constater qu’ici les paysans travaillent trop, se plaignent du mauvais rendement de la terre, et refusent cependant de rien changer à des habitudes dont les défauts sautent aux yeux du premier venu.
13 février 1934
La presse. — Je note à l’usage d’un futur historien des mœurs que la presse « de droite » reflète assez exactement la mentalité et les conversations de la bourgeoisie conservatrice, alors que la presse de gauche ne reflète nullement la mentalité ni les conversations populaires. C’est que les journaux socialistes et communistes sont rédigés par des bourgeois, ou par des candidats à la bourgeoisie, en tous cas par des gens qui recherchent la « considération » du peuple. D’où le ton haineux typiquement petit-bourgeois de certaines de ces feuilles.
Je n’ai jamais retrouvé ce ton dans le peuple. S’il en paraît [p. 842] parfois, par accident, quelques traces ici ou là, c’est que le peuple, en France, lit trop de journaux, ne lit que cela, et finit par se croire « le Peuple », tel que l’imaginent les bourgeois et leurs journalistes.
Ce n’est pas dans notre île, d’ailleurs, que j’ai pu constater cette contagion ! Les deux journaux locaux gardent un ton à la fois naïf et grandiloquent, avec des maladresses et des grosses astuces, qui n’est pas exactement celui des « discussions » qu’on peut entendre dans les cafés du port, au chef-lieu, mais qui correspond bien à ce que les pêcheurs ou les paysans aiment à se faire dire, me semble-t-il. D’ailleurs il y a peu de nouvelles du monde dans leurs colonnes. Les correspondances villageoises (accidents de bicyclette, arrivée d’un bateau, prix du sel, causeries du curé ou de l’instituteur, mariages, décès et naissances) tiennent presque toute la place. Abîme entre la politique des amis du peuple et la réalité du peuple : rien ne le rend plus sensible que cette différence de ton entre tel organe socialiste ou communiste de Paris, et l’un de ces petits journaux de campagne.
15 février 1934
Les gens. — Si j’avais une âme de philanthrope, je chercherais à répandre mes idées dans la population : j’organiserais, par exemple, un meeting pour exposer mes critiques ci-dessus consignées, et mettre en discussion mes projets de réforme. Mais je sais bien ce qui m’arrêterait dès les premiers pas. Ces hommes n’ont pas ou n’ont plus coutume de se réunir, d’être ensemble pour causer. Le dimanche, ils « font la partie » chez l’un ou l’autre, à quatre ou cinq. On boit et on tape le carton sans beaucoup de paroles. C’est à cela que se réduit la vie commune. Quelques-uns le déplorent parmi les vieux. Mais personne n’a l’idée de rien entreprendre.
Le village comptait autrefois, paraît-il, cinq ou six Sociétés de caractère utilitaire ou récréatif. La plus fameuse était la Clique des retraités de la Marine, qui animait de ses concerts de nombreuses fêtes villageoises. Tout cela s’est dissous quand les hommes sont partis pour la guerre, et rien ne s’est refait depuis. Quand on veut danser, on fait venir l’orchestre-jazz [p. 843] du chef-lieu : il arrive dans un somptueux car d’excursion capitonné de velours violet, horriblement moderne.
Cependant deux associations se survivent encore. L’une, c’est la Mutuelle, dont l’activité principale se manifeste lors des enterrements : elle assure à chacun de ses membres une nombreuse suite pour leur dernier voyage. L’autre, c’est la Société coopérative de panification, réunissant dans une sorte de corporation boulangers, minotiers et consommateurs.
Le pain, la tombe. Deux réalités fondamentales. Voilà qui est bien dans l’harmonie de cette lande où l’homme et ses maisons mettent les seules verticales. Existence ramenée à ces deux dimensions premières. Pour la vie, l’homme debout et actif, il faut le pain. Pour la mort, l’homme qui se recouche, il faut la tombe.
Il y a toujours quelque grandeur dans les choses simples, rudimentaires. Mais quand je vois ces hommes et ces femmes accrochés à cette terre pauvre, qu’ils grattent lentement pour en tirer tout juste de quoi vivre, j’hésite à reconnaître dans leur existence le beau mythe du peuple primitif aux prises avec les éléments hostiles. En vérité, ils vivent à peine. Ils subsistent. À la fois aux limites du continent et aux limites de l’humanité. Ils n’attaquent plus, ils se cramponnent. Ce ne sont pas des colons, des défricheurs, mais de petits propriétaires qui se défendent avec la seule obstination de l’instinct, au niveau le plus bas où l’homme puisse vivre sans misère, sans ambitions, sans rêves, sans tristesse. Chacun pour soi sur sa parcelle de terre ingrate, dans sa courette pleine de fleurs.
Qu’ils n’aient pas de vie communautaire, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils aient perdu le sentiment de leur commune condition. Ils sont peut-être trop pareils pour éprouver le besoin de s’unir. Ils n’ont pas à faire face à des menaces extérieures. Et surtout ils n’ont nulle envie d’entreprendre une conquête quelconque, matérielle ou spirituelle.
Or, c’est cela seul, menace ou entreprise commune, qui rassemble les peuples et les pousse à créer des signes visibles de leur union : assemblées, fêtes, cortèges, uniformes ou chefs, — kolkhozes, corporations ou camps de travail. Mais ici que feraient-ils de tout cela ? Ils ont la liberté, et cela leur suffit, [p. 844] depuis cent-cinquante ans. Ils ne songent pas à en tirer le moindre profit positif. Ils se nourrissent mal (légumes, soupes, fruits de mer, seiches, et poissons, je crois que c’est à peu près tout) ; mais pourquoi vivraient-ils autrement ? Bien entendu, certains d’entre eux sont morts ou vont mourir couchés sur une fortune de 100 000 ou de 200 000 francs, que leurs fils iront perdre à la ville : je crois cependant que la proportion des fous est moindre ici que sur le continent. Et l’on meurt vieux, et les médecins ne font pas fortune.
Quelle conclusion tirer de tout cela ? Quand on voit les choses et les êtres de trop près, on perd le peu de foi que l’on pouvait accorder aux idéologies et aux politiciens. Il faut vivre à Paris pour y croire. Réveillez ce peuple, il sera peut-être capable de grandes choses — c’est son mystère — mais ne dites pas que vous le faites pour son bonheur, car il est plus « heureux » que vous. Il faudrait croire fanatiquement à une vérité absolue, qui vaille mieux que la paix et le bonheur, pour oser bouleverser la petite vie de notre île.
À noter et à souligner : seules les guerres de religion ont tiré de l’héroïsme de ce peuple. Mais combien se feraient tuer aujourd’hui pour sauver leur pratique ?
On en vient à penser que le régime qui convient le mieux à cette vie obscure — j’entends celui qui la contente le mieux à défaut de la développer —, c’est encore la Troisième République : un État faible, dont le centre est lointain, qui ne croit à rien, et qui par suite ne peut rien exiger de sérieux.
Mais il y a d’autres aspects de la question. Le sel ne se vend plus depuis un an, et c’était la ressource principale des villages. Le chef-lieu est en train de devenir la proie des politiciens de Paris. Un dimanche, ce sont les enfants communistes de la colonie de vacances qui défilent en maillots rouges et l’on pousse des « cris séditieux » ; le dimanche suivant, ce sont les enfants de la fondation « de droite » et on les applaudit : la fondation fait vivre beaucoup de personnes de l’île. La moitié des maisons sont vides, et quelques-unes déjà tombent en ruines. Et surtout ce régime d’inertie laisse trop de forces grandir contre lui : et alors, qui va venir un beau jour, de Paris, faire la loi dans notre village ?
[p. 845]15 mars 1934
Je rentre de Vendée. On m’avait demandé d’y aller faire quelques causeries. J’en rapporte deux séries d’observations nouvelles sur la province, et je crois d’autant plus utile de les consigner qu’elles modifient sensiblement certains jugements auxquels m’avait amené la considération de mon île.
Il faut parler d’abord des autocars. Je ne sais si l’on se doute à Paris de l’importance des autocars et des transformations qu’ils sont en train de causer dans la vie provinciale. Je n’ai pas compté le nombre de lignes actuellement exploitées. Mais j’ai pu constater, dans plusieurs départements de l’Ouest, qu’il n’est plus guère de « pays » qui ne soit desservi par une ou deux ou même trois Compagnies de transports locaux. Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai bien utilisé une vingtaine de ces lignes.
Je commence à connaître leurs coutumes : rien ne pouvait modifier plus rapidement et plus profondément la coutume de la France rurale. Mais ce n’est pas encore assez dire : l’autocar modifie complètement le mode de contact entre le voyageur et la province.
Naguère encore, quand on n’avait que les chemins de fer, tout convergeait vers Paris, non seulement du fait d’une organisation ferroviaire centralisée, mais encore sentimentalement. Le confort relatif des grandes lignes indiquait qu’on allait à Paris ou qu’on en venait. Tout le reste n’était que tortillards cahotants, jamais à l’heure, où l’on se sentait relégué à l’écart de la « vraie » circulation. Et l’on ne voyait guère que des gares, ce qu’il y a de plus attristant dans chaque village. Aujourd’hui, les stations d’autocars sont sur la place principale. C’est de là qu’on part au milieu d’une grande affluence de badauds, c’est là qu’on arrive à grand son de trompe, c’est enfin ce que l’on voit le mieux de chaque pays. La voie ferrée était une sorte d’insulte à la vie locale : elle la traversait abstraitement, sans la voir, sans tenir compte de ses circonstances. Sur ses bords ne vivait qu’une population nomade, qui portait l’uniforme de l’État, partout, la même. Vous pouviez parcourir vingt fois la France de part en part, sans remarquer que les gens qui l’habitent ne sont pas tous [p. 846] de la même sorte, et que d’une province à une autre, ce n’est pas seulement le paysage qui change. N’était-ce pas là l’une des raisons qui faisait si facilement nier la subsistance des « petites patries » dans la nation abstraitement unifiée ?
La ligne d’autocar fait partie du pays. Elle en épouse la géographie physique, mais aussi humaine. Elle quitte à tout propos la route nationale pour des chemins secondaires ou des ruelles à peine plus larges que la voiture. Mais aussi elle tient compte des rythmes de la vie locale, du calendrier des marées, de l’heure matinale des foires, dans les districts ruraux, et ailleurs de l’entrée et de la sortie des usines ou des écoles.
La simple intention d’utiliser ce moyen de transport vous met en contact avec toutes sortes d’habitudes locales. D’abord il faut aller dans deux ou trois cafés pour obtenir un minimum de précisions concernant l’heure du prochain départ et la destination des diverses voitures qui stationnent sur la place. C’est que chaque compagnie a sa tête de ligne chez un bistro différent, et il est rare qu’on puisse trouver l’horaire ailleurs. Parfois le bistro vend aussi les billets ; et c’est chez lui qu’on attend le départ. Pour peu que l’on manifeste la moindre curiosité on ne tarde pas à y apprendre pas mal d’histoires, dont j’indiquerai ici l’enchaînement à peu près immuable. Cela commence par quelques anecdotes sur l’installation de la ligne et sur la concurrente qui a fait baisser les prix. Car il est de règle qu’au début deux Compagnies se disputent le parcours, jusqu’à ce que l’une des deux fasse faillite, ou réussisse à vendre « honnêtement » sa renonciation, quitte à recommencer aussitôt le petit jeu sur un autre parcours5.
De là à des potins sur les personnalités de l’endroit, sur le rôle qu’ont joué dans l’affaire le sous-préfet, ou le député, ou divers margoulins, topazes, etc. Si l’on a le temps, il n’est pas impossible de pousser la « discussion » sur un plan supérieur, d’aborder par exemple la question du capitalisme en général. Bref, lorsque vous montez dans l’autocar, vous êtes [p. 847] renseigné, vaille que vaille, sur les facteurs économiques du pays, sur les noms des notables et sur le jeu des partis politiques.
Et que dire maintenant du voyage lui-même ? C’est une résurrection de ce que Vigny pleurait, la poésie des diligences, mais aérée. C’est fait d’une foule d’incidents entrevus que tout dispose à romancer ; de conversations absurdes et rapidement intimes, avec ce personnage enfoui à côté de vous dans un luxueux fauteuil de cuir rouge ou bleu vif et qui change de tête plusieurs fois pendant le trajet, de coups de main aux voyageurs chargés de paquets ou d’un jeune veau, ou d’un enfant hurlant et admiré, d’arrêts et de détours imprévus — car les chauffeurs acceptent volontiers toutes sortes de petites commissions que de vieilles dames leur confient au départ avec force recommandations ; et ils sont rares, ceux qui n’ont pas deux mots à dire par la portière entrouverte un instant à la fille de l’auberge écartée qui attend le passage du car, les cheveux au vent, sur le bord de la route.
Rien de plus sympathique que les conducteurs de car. Cela tient évidemment à leur métier. Ce sont, en général de jeunes gaillards solides et gais, et qui ont toutes les raisons d’aimer le travail et de le faire bien : c’est moderne, c’est sportif, cela vous pose dans l’esprit des populations, on se sent maître à bord de sa puissante machine, et l’on bénéficie de ces petites faveurs que les femmes ont toujours accordées à ceux qui commandent et disposent, ne fût-ce que pour une heure, de leur vie. Oui, voilà bien les hommes avec lesquels je rêverais d’entreprendre une belle révolution, qui rajeunisse la France : ils ont la bonne humeur, le dynamisme, le sens pratique et la rapidité d’esprit que les bourgeois, qui en sont dépourvus, attribuent par erreur au « peuple » en général. Sans compter les moyens techniques dont ils disposent et qui seraient décisifs lors d’une action rapide.
Mais loin de moi ces ambitions : ceux qui les ont n’en parlent pas, dit-on. Et je ne suis qu’un écrivain.
Ceci me rappelle un bout de conversation que j’aurais dû noter plus tôt. Le monsieur rencontré dans l’autocar de Taillefer voulait savoir quel était mon métier. Et quand j’eus dit que je n’en avais aucun, et que je n’étais qu’un écrivain, et chômeur par-dessus le marché, il s’écria :
[p. 848] — Ah ! cher monsieur, je vous envie ! Vous avez un rôle magnifique à jouer dans la société. Vous avez le temps de réfléchir, et de nous faire part de vos lumières, et sans vous, où irions-nous donc, nous qui ne croyons plus aux curés !
— Comptez, monsieur, — lui dis-je, — qu’un écrivain a bien deux fois plus de peine à vivre qu’un homme normal, mettons qu’un fonctionnaire (c’était pour le flatter), et cela tient aux circonstances mêmes qui l’ont mis dans le cas d’écrire. Car, ou bien l’on écrit ce que l’on ne peut pas faire, et c’est l’aveu d’une faiblesse ou d’une ambition excessive, deux choses qui compliquent fort la vie, je crois ; ou bien l’on écrit des choses intelligentes, et c’est encore l’aveu d’une inadaptation cruelle aux mœurs et coutumes de ce temps ; ou bien on écrit simplement pour gagner sa chienne de vie et c’est le bon moyen de traîner la misère la plus honteuse qui se puisse imaginer, dans les antres rédactionnels. Je dis les antres. De toute façon, un écrivain est par nature un empêtré. Et voilà le paradoxe et l’injustice : c’est qu’on attend, qu’on exige même de ces gens-là des vertus au-dessus du commun, la révélation de secrets qui suffiraient à rendre heureux les plus indignes, et ingénieux les plus balourds, enfin je ne sais quelle supériorité humaine, quel luxe d’énergie ou d’invention qui, s’ils les possédaient vraiment, feraient de leurs détenteurs non point des écrivains, mais des Don Juan, des dictateurs, des milliardaires ou des saints. Croyez-moi, ce que nous vous donnons, c’est justement ce qui nous manque, et quand vous aurez compris cela, vous cesserez, je le crains, d’envier ma condition…
16 mars 1934
D’un autre « peuple ». — Il faut encore que je revienne sur mon séjour vendéen. J’avais à donner trois « causeries » devant des auditoires de jeunes cultivateurs. Eux-mêmes avaient fixé la liste des sujets qu’ils désiraient étudier au cours de l’hiver, avec l’aide de plusieurs orateurs bénévoles, pasteurs, instituteurs ou autres « personnes instruites » de la région. On m’avait prié de parler des révolutions russes de 1905 et de 1917, et de l’état actuel de l’URSS.
[p. 849] Ils étaient venus par groupes, à bicyclette ou en charrettes, de tous les villages voisins. Du haut de la colline où nous étions tous réunis pour déjeuner, on dominait tout un canton de marécages mélancoliques ; et parfois l’on voyait scintiller, dans un lointain nuageux et sous une trouée d’or, la mer.
La petite salle des cours ruraux peut contenir une centaine d’auditeurs. L’orateur doit se tenir debout au milieu d’eux, de manière à pouvoir, tout en parlant, passer des clichés dans la lanterne à projection. Pour assurer le fameux « contact avec le public », rien ne vaut cette proximité physique. Je leur parlai pendant deux heures d’un pays d’énormes plaines, sans barrières ni haies, sans chemins creux et sans secrets, où les hommes vivent sans calcul ni prudence, dans la misère et dans la communion, superstitieux, poètes, bons et fous. Je décrivis les révoltes obscures de ces masses opprimées et naïves, conduites par des équipes d’hommes durs, intellectuels bannis ou petits nobles déclassés, le triomphe implacable de Lénine, l’enthousiasme du plan de cinq ans. Et je m’étonnais tout en parlant de raconter une épopée contemporaine : tout cela se dégageait ici de la mesquinerie hargneuse des polémiques et des partis pris, devenait légendaire, prenait le rythme et les couleurs grandioses et irréelles de la page d’histoire. Mensonge de la distance et de la simplification, vérité de la fable qui donne une forme grande à nos obscurs et grands désirs informulés. En finissant, je craignis un moment de les avoir trompés, de les avoir rendus jaloux d’une espèce d’imagerie d’Épinal, malgré moi trop pareille aux innocentes peintures de paradis modernisé que vulgarise la propagande communiste. Mais leurs questions ne tardèrent pas à me rassurer. Plusieurs voulurent savoir si cela marchait vraiment là-bas, aussi bien que j’avais pu le laisser croire ; si ce n’était pas encore un de ces régimes de dictature ; si les paysans avaient plus de liberté qu’auparavant, etc. Mais ce qui me surprit davantage, ce fut la question franche d’un garçon de vingt ans, costaud, l’air intelligent et ouvert : « Pensez-vous qu’on pourrait faire la même chose ici ? » Pour sa part, il était sceptique. Il pensait qu’en Vendée les choses ne seraient pas si simples, que la situation matérielle était meilleure et demandait un développement [p. 850] tout différent ; qu’on voulait surtout, par ici, garder sa liberté et se gouverner comme on l’entendait. Et je me disais, en l’écoutant : « En voilà un que l’on pourrait sans honte présenter aux jeunes Russes, aux jeunes Allemands, comme un type de jeune Français. »
Je retiens de cette journée deux impressions (je n’ose pas en dire davantage : tout cela est encore moins clair dans la réalité que dans ce résumé). Quand j’ai projeté sur la paroi blanche de la salle la photo de Kalinine, président de l’URSS, debout dans un champ, en costume de moujik, il y a eu un profond silence au lieu des rires que je craignais. (On peut donc gouverner sans être un monsieur en haut de forme ? Il a l’air d’un brave type comme nous autres. Rêverie des jeunes cultivateurs.) Et quand j’eus terminé ma causerie, évitant de prononcer mon jugement sur les faits que je venais d’exposer, afin de voir si mes auditeurs étaient de la même espèce que ceux de l’île : cette série de questions précises et ce désir de rapporter ce que j’avais dit à leur situation concrète. Esprit critique, méfiance intelligente des paysans, conscience de leur autonomie…
Je ne bifferai pas les conclusions que j’avais tirées de la conférence à A… Elles sont également vraies. Ce qui est faux, c’est de parler du peuple en général. « On le savait depuis longtemps ». On sait tant de choses qu’on n’a jamais pris la peine de connaître, chez les « intellectuels ».
17 mars 1934
L’instituteur vendéen. — Nous étions assis dans sa cuisine avec sa femme et ses deux enfants. C’est un homme de quarante ans, aux traits réguliers et sérieux, un peu lent de geste et de parole ; prudent. Il se plaint de son isolement. « On nous laisse seuls, sans direction. Nous ne savons pas que lire. Le travail est dur, ici. Il faut lutter contre les parents, contre la concurrence de l’école libre qui nous a pris les deux tiers de nos élèves. On aurait besoin de nourriture intellectuelle pour se soutenir. Quelquefois on nous envoie des journaux ou des revues à l’essai, mais c’est toujours de la politique. Quand j’étais jeune, j’ai beaucoup lu Anatole France, c’est à cause de lui que j’ai perdu la foi. J’aimais aussi Romain Rolland. [p. 851] Est-ce qu’il est mort ? Vous ne pourriez pas me dire ce qu’il y aurait d’intéressant à lire ? — Ne lisez-vous pas de journaux politiques ? — Ce n’est pas ce qu’on cherche. Il faudrait en lire deux au moins pour corriger les mensonges. Ce qu’ils peuvent tous mentir ! On ne peut plus avoir confiance dans les partis. C’est aussi à cause de cette centralisation : qu’est-ce qu’ils savent de notre situation à Paris ? Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire un mouvement politique en dehors des partis, et de voir une fois ce qu’il y aurait à changer pratiquement dans chaque province ? Qu’on arrive enfin à se gouverner sur place, dans chaque commune ? On sent bien ce qu’il faudrait. Mais qu’est-ce qu’on peut, tout seuls dans ce coin ?… »
J’ai essayé de faire une liste de livres à lire pour l’instituteur de M… Je ne trouve à lui recommander que des traductions. La littérature moderne en France n’a guère à donner à ceux qui ont faim de nourriture solide, élémentaire. Défaut de naïveté, de force ou de conviction. On dirait que tout son effort est de s’écarter le plus possible de ce qui est simplement vrai. Je comprends assez bien qu’un certain nombre d’écrivains français aient passé au communisme : il leur fallait cela sans doute pour oser parler de nouveau une langue large, utile et humaine… Auparavant, ils croyaient comme les autres que c’était plutôt ridicule. Telle est la pauvre chance des « intellectuels » : il a fallu un nouveau conformisme pour les libérer de l’ancien ; — et l’alibi d’une action politique à laquelle ils n’entendent goutte.