Appendice I
Les cochons en uniforme ou
Le nouveau déluge
Pendant l’hiver 1945-1946, le gouvernement américain fit annoncer une expérience sensationnelle : au mois de mai ou de juillet, deux ou trois bombes seraient jetées sur une flotte sacrifiée de cent bâtiments de guerre, dont plusieurs cuirassés, croiseurs et porte-avions, réunie dans la baie de Bikini, petite île à peu près déserte du Pacifique. Parmi tous les détails publiés dans la presse sur les préparatifs de l’expérience, j’en retiens trois.
1. Une mission de savants américains formée de quatorze biologistes, botanistes et océanographes, et de deux commerçants en [p. 120] poisson (mieux payés que les savants, dit-on), vient de partir pour l’île de Bikini. L’objet de la mission est d’établir un relevé complet de tous les êtres vivants sur l’île. C’est une mission fort analogue à celle que Noé reçut du Seigneur peu de temps avant le déluge. Cette fois-ci, les travaux seront filmés.
2. Au jour J, les cent bâtiments de la flotte de guerre réunis dans la baie de Bikini pour subir l’épreuve atomique auront leurs équipages complets. Mais ces équipages seront entièrement composés d’animaux. Deux-cents chèvres, deux-cents cochons et quatre-mille rats seront à leur poste de combat, sur les tourelles, dans les chambres de machines et sur les ponts. Et ceci encore nous ramène, irrésistiblement, à la légende de l’arche de Noé. Souvenez-vous d’autre part des prédictions de notre physicien touchant la probabilité d’une fin du monde par raz-de-marée.
3. Une précision supplémentaire, donnée à propos des cochons, nous ramène d’autre part à ma lettre deuxième, où j’annonçais la mort de la guerre militaire. Voici. L’on a [p. 121] remarqué que la peau des cochons est fort semblable à celle de l’homme. La sensibilité de l’une peut renseigner sur celle de l’autre. Aussi bien nos marins ou capitaines cochons seront-ils revêtus pour l’occasion d’uniformes réguliers de la marine, enduits ou imprégnés d’une substance capable d’absorber les rayons gamma. Ceux-ci, comme vous le savez, sont réputés mortels. On verra bien comment ces cochons-là se comportent sous le feu, et savent mourir.
Deux bateaux-hôpital se tiendront prêts à recueillir les victimes, s’il en reste.
Quel que soit le résultat de l’opération, sur lequel nos savants se perdent en conjectures, j’en tire une conclusion définitive quoique préalable. Pour la première fois dans l’Histoire, l’uniforme sera porté par des cochons, au sens le plus scientifique de ce terme. Quand je vous disais que la guerre est morte, « la guerre des militaires, la vraie » ! Quand je vous disais que ses règles sacrées sont toutes violées sans exception par l’usage de la Bombe atomique… J’avoue que je n’avais pas pensé à l’uniforme et au [p. 122] respect que nous lui devions naguère. Les savants, eux, ne l’ont pas raté. Ce n’est pas ma faute, c’est fait. Et c’en est fait — même si l’on renonce à l’expérience pour des raisons de politique générale. Avec la flotte sacrifiée de Bikini, c’est le prestige de l’uniforme, symboliquement, qui va sombrer.
Il vaut la peine de remarquer enfin que pas une voix ne s’est élevée, du côté des fervents de l’armée, pour protester contre une profanation si littéralement éclatante. Au contraire, toute la résistance est venue, si je puis dire, du côté opposé. C’est la Ligue protectrice des animaux d’un des États de l’Est de l’Amérique qui a pris l’initiative d’un mouvement d’opinion contre les essais projetés. Cette Ligue demande qu’au lieu de sacrifier tant d’innocentes victimes, et dans une posture si ridicule, on place sur les navires les membres du Congrès et du Sénat qui se seront déclarés en faveur du déluge synthétique de Bikini…