Appendice III
La guerre des gaz n’a pas eu lieu
Mes lettres vont paraître près d’un an après le lancement de la Bombe. J’avoue les avoir publiées sans discrétion dans les pays les plus divers, de l’Argentine à la Norvège en passant par New York, Paris et la Hollande : et l’objection que partout l’on m’y oppose se résume à peu près dans les termes suivants :
« Il est bien naturel que l’événement d’Hiroshima nous ait jetés pour quelque temps dans un état d’esprit d’Apocalypse. Mais les mois ont passé, et rien ne se passe. Dieu soit loué, nous avons repris nos sens. Et beaucoup d’entre nous pressentent déjà que la [p. 127] Bombe est en train de se dégonfler, pour ainsi dire. Après tout, nous devions le prévoir, car nous avons vécu un précédent : la guerre des gaz. Tout le monde s’y préparait en 1939. Dans toutes les capitales d’Europe, on voyait les civils se promener avec leur masque à gaz en bandoulière. Eh bien, la guerre des gaz n’a pas eu lieu, parce que tout le monde en avait une peur bleue, et que personne, même pas Hitler, n’a eu le courage de commencer. À plus forte raison pour la Bombe… »
Je ne trouve pas l’argument bien fort, en vérité. Hitler n’a pas eu recours aux gaz, c’est entendu. Mais pense-t-on qu’une timidité subite l’ait arrêté, ou quelque amour tardif de notre humanité ? Simplement, il a fait son calcul. Les Alliés pouvaient riposter, et la valeur militaire de cette arme était loin de compenser, même à ses yeux, le risque moral qu’il eût couru à l’employer. Le cas de la Bombe est différent. Je vous répète qu’elle supprimera la possibilité de riposter, c’est-à-dire qu’elle jouera militairement le rôle d’une bataille décisive. Elle supprimera donc les [p. 128] scrupules de l’agresseur éventuel. Car nos scrupules naissent, en général, d’une rapide évaluation des conséquences fâcheuses pour nous-mêmes de nos actes. Si l’emploi de la Bombe est décisif, il n’y a pas de punition à redouter. Il est donc clair qu’on l’emploiera.