Petit journal de Souabe
À la tombée d’une nuit froide, en avril, le voyageur descend dans un vieux bourg de Souabe, — quelques lumières au milieu d’une étroite vallée où le train longtemps côtoya une rivière, des forêts. Les rues sont vides jusqu’au cœur de la ville, où l’attend une ample demeure.
Et maintenant le chien s’est tu ; des pas s’éloignent. Un trait de lumière sous la porte disparaît.
Il aime sentir autour de lui vivre la grande maisonnée, cet espace cloisonné de murailles respectables, plein de présences et d’absences, — la chambre principale où une lampe arrose la pesante nappe aux dessins brodés, des verres, des coudes et des pipes de méditation, — des pièces vides où la Lune avance comme un chat sur le lit conjugal, un salon glacé dont le parquet craque sans que nul pied jamais ne s’y pose, et tous ces corridors si hauts où l’on devine à tâtons des armoires monumentales. Dans une chambre froide il s’est couché en grelottant. Mais à travers l’ombre il distingue les masses confortables de meubles volumineux, le poêle blanc à chapiteau rococo et ce lit énorme aux édredons rebondis où l’on s’enfouit comme s’il était le sommeil même.
Le bruit de la rivière et de l’écluse proche, — ce sera sa première habitude.
22 avril 1929
Mes fenêtres donnent sur la rivière. En m’y penchant je puis me voir dans l’eau plate, élargie en cet endroit, avant l’écluse qui la prend de biais sur la droite. Un nageur passe à travers les reflets jaunes, roses, verts, des maisons à façades triangulaires. Couleurs d’un crépuscule de pluie. Plus près, des reflets d’arbres ; plus près encore, des nuages troués de petits poissons. À gauche je domine un pesant pont de pierre rougeâtre, trois arches dont les piles s’avancent en éperons. Encastrée dans le parapet, une petite chapelle bossue, nourrie de poussière depuis le Moyen Âge, propose humblement son anachronisme de plain-pied avec les passants, les voitures. (Ils l’aiment bien, — ne la voient plus.)
La vie du pont m’occupe, comme les remous dans l’eau. Un char traverse lentement. Une belle auto derrière s’impatiente, tandis que les collégiens vont flairer sa marque, méprisant les occupants à lunettes. Viennent deux filles sans chapeau qui se promènent pour montrer leurs robes. Le nageur les intéresse, elles s’accoudent au parapet, tout près d’ici. Vont-elles sentir que je les regarde ? Vraiment la plus petite est jolie, très brune, avec un gros collier de verre bleu… Elle lève les yeux tout droit vers moi, une seconde, parle vite à sa compagne, rougit. Elles rient et s’en vont, et avant de disparaître au coin d’une maison jaune, se retournent.
Ce petit monde enclos par le pont et l’écluse, je m’en contenterai doucement. Comme si j’avais presque oublié. — « Seul et séparé », ces deux mots que rythmait le train, est-ce qu’ils font encore vraiment mal ?
24 avril 1929
Les habitants de la maison me paraissent peu nombreux, mais sait-on d’où il peut en sortir encore — sans compter les fantômes, probables ? Le père Reinecke, un [p. 85] barberousse aux yeux perçants, ex-nouveau riche ruiné par l’inflation, partage sa vie entre la vente des articles de sport et les joies de l’esprit. Quand le négoce installé au rez-de-chaussée de sa demeure patricienne souffre par le fait des menées impérialistes de la France, il cherche une revanche sournoise et désintéressée dans l’activité d’un jugement qui domine la médiocrité du monde. Le père Reinecke est un esprit « caustique » — il aime à me le répéter en français —, et je le verrai bien, assure-t-il, le jour où il me confiera quelques fragments du « livre de sa vie », dont il compose chaque matin deux pages à la machine. Il y juge du monde en général, de la religion, des mœurs, de l’histoire, et de ses voisins en particulier. La « Gnädige » fait avec bonne humeur la meilleure cuisine possible au Wurtemberg, et de ces gâteaux compliqués qu’elle orne d’un quatrain de bienvenue. Elle me confie qu’il lui arrive de rêver en vers. Chacun son petit talent dans la famille. Le gros Fritz est un blond géant de 25 ans, qui rit avec bonté et se distingue dans les concours de gymnastes. La domestique a cet air de victime attristée que prennent souvent les servantes de la bourgeoisie. Quant au chien, de l’espèce dite « schnauzer », il montre un poil de couleur neutre, et quelque bienveillance lorsqu’il a compris.
Est-ce tout ? Il y a encore l’absence de la fille, élément considérable dans l’atmosphère et dans l’économie du lieu. On l’a mise en pension en Bavière, et les galants qui passent sans avoir l’air de rien sur le pont Saint-Nikolaus sont bien capots de voir à sa fenêtre la silhouette de l’Étranger. On a laissé sa photo dans ma chambre, « pour que vous ayez une compagnie ! », dit sa mère, avec un clin d’œil. C’est une jolie fille potelée, qui rit, — et qui doit savoir se défendre à l’occasion, mais comme elles font, pas trop tôt.
28 avril 1929
Ils ont de la peine à comprendre pourquoi je suis venu vivre dans ce bourg, chez eux justement… Comment leur confesser que je cherchais un lieu quelconque et paisiblement habité ? Cette ville est pour eux la moins quelconque du monde. Je prétexte des écritures — qui se réduisent d’ailleurs à ce journal — pour avoir la paix dans ma chambre ; aussi, une ancienne fatigue à guérir pour qu’on me laisse errer dans la campagne.
La petite ville au crépuscule, couchée en rond entre les collines, secrète sous un voile de brume bleue, dans une grande paix. Vue de la hauteur, sous un ciel pâle avec des nuages blancs qui s’en vont. Un vent froid, mais quelques douceurs aux abris, près d’une de ces maisons isolées où je ne l’amènerai jamais, à cette heure qui serait celle de rentrer chez nous s’asseoir auprès d’un feu… — Mais non.
7 mai 1929
« J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », remarque Pascal, asservi au seul climat de l’âme. Pour moi, c’est ma jeunesse et ma vieillesse que je porte ainsi tour à tour. Entre l’âge de mes humeurs et le chiffre de mes années, « peu de liaison ». C’est à l’intimité de mon regard avec les choses que je mesure ma jeunesse : dans ces campagnes solitaires, je promène un adolescent.
Tout l’après-midi j’ai rôdé, marchant, m’arrêtant pour écouter et respirer longuement, choisissant parfois pour y sommeiller une lisière d’où l’on voie de lointains horizons, puis de nouveau m’enfonçant au hasard dans la forêt. Vers le soir, j’étais bien perdu.
La lumière montait vers la cime des arbres, aux lisières d’une forêt de Parsifal, et les plus hauts feuillages exultaient de clarté devant le ciel pâli. Tout vivait autour de moi dans une sorte d’ivresse lente et majestueuse, et [p. 87] bientôt je me pris à composer des phrases, tout en allant comme en rêve sur l’herbe où s’étouffait tout bruit. « Ô crépuscule adolescent, disais-je, chasseur au cœur battant, que poursuis-tu dans le mystère des orées d’ombre ? » Et l’on me répondait : « Ici, la jeune fille Aurore a surpris la licorne pure… » (Je croyais voir un éclair blanc sous la futaie.)
J’avançais à travers une nature de divagation. Les lisières sont des lieux de l’esprit où circulent des bêtes nées du rêve. Et l’Archer vierge y court en vain sur la trace des figures de son désir. (« Oh ! qu’il garde ses flèches, il ne tuerait qu’un songe. »)
La nuit fraîche m’a réveillé. Mais tandis qu’ici j’écris, je me sens tout baigné encore de cette fièvre amoureuse ; et tout est mythe de nouveau. Mythes de l’ombre et des frontières, sortis de la forêt occidentale : je retrouve en eux mon enfance entourée de présences obscures, mon enfance, cette foi anxieuse en je ne sais quelle liberté du monde.
Un peu plus tard, il y eut un instant merveilleux que je veux noter ici. Le ciel est encore plus blanc, et la prairie s’embrume. Soudain, à dix pas devant moi, une biche dresse la tête au ras des herbes, se lève, saute sur place, — n’est plus là. —J’ai poursuivi longtemps le reflet rouge de ses yeux parmi les troncs qui luisaient, faiblement, vers le cœur profond du bois. Et je croyais m’enfoncer et me perdre dans le silence d’une mémoire bienheureuse.
17 mai 1929
Rentré hier de Tubingue. (La tour de Hölderlin.) Dès demain, discipline de travail. Lire.
21 mai 1929
Matinées végétales, depuis trois jours. Je me lève à 7 h, rassemble quelques papiers, un tome de Meister, un [p. 88] paquet de tabac, le tout dans une couverture sous mon bras. La ville s’éveille et s’aère. Je me mets à gravir la colline parmi le bourdonnement des buissons qui surplombent un sentier rapide. Il faut enjamber le portail rouillé, redescendre quelques marches enfouies sous les branches folles : le jardin est abandonné depuis des années, sur ses terrasses étroites, déjà brûlantes au matin, dominant la ville, ses bruits de chars, ses cris d’enfants. Je traverse l’odeur des groseilliers, écarte des ronces, et voici sous une voûte de feuillage, la table de pierre et son banc en demi-cercle. L’air est encore humide dans cette grotte d’ombre. Sur le banc froid j’étale ma couverture, et mes papiers sur la table où s’aventurent des cloportes. Je bourre une pipe. Et alors je ris, je ris du plaisir de la matinée vide devant moi. Merveille de penser au fil du désordre lent de la vie d’un jardin, dans l’odeur des feuilles vivantes, de la terre noire, des mousses. Des fils d’araignée luisent et des brindilles tombent sur mes mains, écorces, chenilles. Une bouffée de pipe enveloppe une guêpe qui rôde autour de ma tête. La volupté de telles heures consiste à n’écrire que quatre ou cinq phrases mais en tenant compte de tout ce qui bouge. Il importe de s’arrêter longuement sous tous les prétextes, de secouer sa pipe quand les dernières bouffées deviennent écœurantes, de s’étirer alors et de considérer les flaques de soleil sur la table. Je somnole dans une méditation à la fois distraite et nourrie par tout ce qui flotte dans l’air, rampe, gratte le sol, pique, bruisse exquisement au vent.
Ainsi se créent peu à peu dans l’esprit ces formes végétales, ces cheminements brisés et délicats d’insectes rampants ou volants, ces formes et ces voies qui sont celles mêmes par où la pensée entre en contact avec tout le mobile et l’ineffable du monde. Cure de sommeil, de rêves et de feuillages — et trois heures de tennis chaque après-midi — cure vraiment : il s’agit de dissoudre ces [p. 89] angles droits, ces symétries minérales qu’on instruisit dans nos esprits et qui nous laissent comme perclus au milieu des métamorphoses. Il s’agit que l’esprit et l’espace vivant, de nouveau se répondent, se conviennent et soient signes l’un de l’autre. Dans le bonheur de cette matinée, la pensée s’abandonne à la séduction des ramures, et voici qu’elle apprend à distinguer dans leur dessin des formes particulières de son activité. En même temps elle se peuple d’arbres, de germes lents, de passages ailés. Le vent qui glisse à travers ce jardin éveille en elle une allégresse semblable au frémissement des hautes branches.
L’architecture, dit Goethe, est une musique glacée. Mais l’arborescence est une musique vivante, une musique infiniment lente. Elle fraie des pistes délicates dans l’esprit de qui sait l’entendre, et celui-là peut-être, si plus tard il remonte jusqu’à la vision, distinguera des choses nouvelles dans l’espace. (Au poète de les nommer.)
22 mai 1929
(Après avoir relu ce que j’écrivais hier.)
Il s’agirait, au fond, d’amener la pensée à la plus insistante vénération du réel. Tel serait le fondement d’une morale des idées « par-delà le logique et l’absurde ».
Ah bien ! je connais quelques êtres entièrement en substance grise qui n’eussent pas mieux dit cela, — mauvais signe. J’ai pourtant dans la tête et dans la peau toute cette matinée d’air, l’odeur de hautes tiges croissantes et de fourmis rouges. Dès 9 heures j’ai pu travailler en costume de bain. Buffon préférait les manchettes et le jabot. C’est bien l’un des auteurs les plus constamment provoquants de son siècle, — il faudra s’y remettre. Mais ici je m’adonne aux seuls crus germaniques. J’ai trouvé Swedenborg et Paracelse dans l’armoire sculptée du père Reinecke. (Il y a Goethe, Schiller, Lessing reliés en vert [p. 90] bavarois, avec des médaillons en relief sur la couverture ; aussi Angélus Silesius ; un petit recueil des upanishad ; quelques romans modernes.)
Le pasteur suédois et le mage d’Einsiedeln représentent assez bien à eux deux, par un hasard qui ne m’étonne guère, ce double mouvement de matérialisation du spirituel et d’intellectualisation du physique qui justement m’apparaît comme le thème de mes songeries souabes. Mettons un peu cela au net.
Paracelse s’occupait d’extraire l’ens des corps, tandis que Swedenborg se complaît à décrire le vêtement des anges. L’un découvre l’univers dans chaque organe de la machine humaine. L’autre enseigne que chacun des anges est un miroir du ciel entier. C’est parce qu’ils savent les correspondances que ce médecin parle avec mystère des objets que nous touchons, — ce mystique avec naturel de ce qui nous est invisible. Tous deux orientent la réflexion vers le sens et vers le symbole concret.
N’est-ce point ce genre de démarche que notre « culture » a le plus méprisé ? N’est-ce point à cause de ce mépris qu’elle a perdu le secret de l’humain ? Car voici bien le monde qu’on nous a fait. Tout encombré d’idées sans corps, de corps stupides — de nihilistes et de boxeurs, si vous voulez —, tout encombré de larves et de systèmes qui ne correspondent à rien ni dans le ciel ni sur la terre.
Car enfin, qu’est-ce que l’homme ? qu’est-ce donc que ce paradoxal mélange de chair et d’âme ? Paracelse et Swedenborg s’accorderaient, je le crois, pour répondre. L’homme est un point de vue central et médiateur entre les corps et les esprits. C’est en cela seulement que réside son originalité dans l’univers, son irremplaçable et divine originalité. Les anges eux-mêmes la lui envient, dit Swedenborg, puisque leur tentation, leur nostalgie, c’est de revêtir un corps humain.
[p. 91] Or, pour l’être situé en un tel lieu — le lieu humain par excellence —, il devient aussitôt patent que toute réalité spirituelle a sa correspondance dans la matière, ou bien n’est qu’une duperie.
Correspondances à vrai dire tellement invisibles et duperies tellement respectables pour la plupart des êtres qui peuplent ces villes, là-bas, que le nom d’homme ne saurait plus les désigner sans fraude. Un bel assortiment de monstres ! (J’ai lu le journal après dîner.) Et tous les accessoires de leurs démences, depuis les petites ailes dans le dos jusqu’au groin anti-gaz !
Ah ! Diogène, Diogène ! cesse de chercher un homme. Tâche plutôt d’en devenir un. — Parmi ces gens d’ici, qui prennent leur temps. Parmi ces arbres.
26 mai 1929
Curieux comme ces lectures que les modernes ont fait passer pour abstraites ont au contraire le pouvoir de rendre à nos sens leur efficacité et leur étonnement. Je regarde les feuilles de ma salade d’un autre œil, depuis que je lis Paracelse, méditant avec appétit sur ce qui va contribuer à bâtir mon microcosme… Et j’ai copié dans Swedenborg des passages sur l’amour des anges et des humains, — l’amour, qui est le lieu des correspondances, qui est le degré suprême de la signification. (L’état de l’âme et du corps où tout nous apparaît en relations concrètes.)
31 mai 1929
Personne n’a fabriqué autant de mots abstraits que les professeurs allemands, et cependant, par une apparente contradiction, la mentalité du bourgeois de ce pays est puissamment réaliste. J’en trouve des marques bien curieuses dans les « Considérations sur ma vie » du père Reinecke. Il y est beaucoup question de la vie éternelle, et [p. 92] d’expériences vécues avec l’Ange gardien, mais c’est toujours en relations pratiques avec le commerce quotidien. J’en traduis cette page Sur la mort :
« Mes funérailles devront se dérouler dans le cadre de Jésus-Sirach, 38, verset 16-24. Qu’on mange et qu’on boive ferme après ma mort, tant que je serai encore dans la maison, et qu’on ne lésine pas. Il restera toujours assez, à l’époque de ma mort, pour supporter ces frais ; à tout le moins les mille marks que paie la Caisse de décès y suffiront. Il faut que chacun des participants s’en retourne avec cette conviction : « Ce fut un bel enterrement ! » Et de même, ceux qui auront pris soin de moi au moment de ma mort et tôt après devront être largement dédommagés. Nul ne sait si je ne flotterai pas encore au-dessus de vous, et si je n’éprouverai pas de l’amertume à voir que mes derniers désirs mêmes ne sont pas accomplis. Tant que je serai étendu dans la maison, je veux que la lumière brille dans ma chambre et dans les corridors, pendant toute la nuit, et qu’on n’y regarde pas à quelques kilowatts. Je veux être mis en bière dans mes habits de tous les jours, et peu importe si les coudes ou le fond de mon pantalon brillent. En aucun cas je ne veux être emballé dans une serviette de papier. Je renonce aux couronnes mortuaires et à toute autre marque extérieure de deuil ; par contre je voudrais que l’on joue sur ma tombe : « Schon dir Abendglocken klangen » et ensuite : « Heil’ge Nacht, oh giesse du ! »
10 juin 1929
Tennis avec la jolie fille au collier de perles bleues. Après la partie, où l’on s’est renvoyé autant de regards que de balles : — « Je vous ai bien vu, un jour à la fenêtre de mon amie, vous étiez si melancholisch ! » — « À ma fenêtre ? Je ne m’en souviens pas », dis-je, mentant.
Une grosse averse d’orage nous a fait fuir sous la tonnelle du vestiaire. « N’est-ce pas, les Français sont [p. 93] terribles avec les filles ? » (je pense : comme elles sont tout de suite en fuite, de tout leur maintien, quand elles ne sont pas provocantes). Elle baisse les yeux, rougit, respire. Elle a l’air de se moquer de moi et d’avoir subi une sorte d’affront, en même temps. — « Ne regardez donc pas mes mains, je dois faire le ménage ces jours, la peau devient toute sèche et je n’ai même pas pu me faire les ongles… ». Elle voudrait ressembler aux girls de son magazine, et me voit comme au cinéma. Moi, je crois entendre Gretchen (dans la scène du jardin, du premier Faust. Presque les mêmes mots !). Doux malentendu qui nous rapproche sous la forme, respectivement, d’une carte postale et d’une réminiscence littéraire.
Ses deux sœurs sont venues la chercher, et nous sommes rentrés sous le même parapluie, jusqu’à leur petite maison couverte de roses Crimson. Le père est un colonel en retraite qui déteste les Franzosen. On ne me permet pas d’entrer.
11 juin 1929
Au rebours des classiques français, livrés à l’Enseignement, Goethe est profondément « populaire ». Non seulement l’aubergiste d’en face cite ses vers en guise de proverbes à propos du temps ou des affaires locales ; mais les bourgeois de Meister parlent exactement comme mes hôtes, avec les mêmes tours familiers et sentencieux, qu’il s’agisse des choses du ciel ou de l’ordonnance du ménage. Une fois de plus, je m’émerveille du réalisme de ce peuple de rêveurs. Dans les Affinités électives, au moment le plus dramatique, celui de la noyade pendant le feu d’artifice, souvenez-vous de la comtesse. Va-t-elle apostropher le destin ou pousser de beaux cris raciniens ? Elle envoie le capitaine au château puis songe qu’il a oublié la clef de l’armoire aux confitures. (Je crois qu’il y a dans cette armoire un cordial tout indiqué en l’occurrence.)
[p. 94] Ainsi vivait l’Allemagne d’hier — celle de cette province encore — dans l’intimité vivante de ses classiques. De là peut-être cette dignité conférée à la vie bourgeoise, qui fait un peu sourire, et qui est si réconfortante.
12 juin 1929
Paracelse et Swedenborg : Goethe m’y ramène, dont je lis qu’il les prisait fort, ainsi que Boehme, dans sa jeunesse. Il m’y ramène par un tour moins imprudent de la réflexion, avec ce même « réalisme » exemplaire, que tout, ici, conspire à m’inculquer.
Que Goethe ait été « initié », ne saurait laisser aucun doute, fussions-nous même privés de certains témoignages oraux ou de quelques textes irréfutables. Cependant il possède à un si haut degré le sens de l’enrobement des vérités occultes, de leur symbolisme concret, de leur incarnation, qu’il est possible de lire les Affinités « sans y rien voir », comme on dit15. Mais lorsqu’on « voit » soudain — quelle prise !
Et combien j’aime le paysage de cette œuvre, son climat, jusqu’aux détails de l’intendance des domaines. Là, toute démarche de la pensée s’accorde à des pentes variées et réelles, aux collines thuringiennes sous un très grand ciel doux. Une atmosphère de réflexion confiante et substantielle… Qu’irai-je demander d’autre à cette « Germanie aimée16 » ? Ah ! les livres nous avaient bien trompés. Pas trace ici de « merveilleux ». Tout ce qui, sous d’autres climats, fait effervescence et fuse en l’air, ici fermente en pleine pâte.
Ainsi voudrais-je un jour décrire ma Souabe : comme [p. 95] un état de l’âme patiente. Une pensée sensuelle et lente, et qui jouit parfois de son objet…
13 juin 1929
Werther. J’ai mis des feuilles de buvard entre les pages, à cause de toutes ces larmes. Maintenant, parlez-moi du modernisme éternel de cette plainte. — Des Werthers aux yeux secs, voilà ce que nous sommes.
14 juin 1929
Je suis assis en face du magazine que lit le père Reinecke. Ses grosses pattes et sa barbe rousse dépassent, et parfois un œil égrillard. Impossible de lire Meister ce soir. Je ne sais pas ce qu’il y a, sinon que je dois retenir violemment une espèce de joie qui attrape la fièvre dans mon corps. Toute cette journée baignée de l’air des collines, il semble que mon sang ce soir la comprenne et lui réponde sourdement. La nuit s’ouvre comme un jardin aux allées aventureuses. Je sortirai dans les rues vides, je monterai jusqu’au signal, voir le pays sous la lune, je choisirai une maison isolée, la plus secrète dans les arbres de son verger… pour… ? Le sais-je même ? La fille au collier bleu… Tout d’un coup le sommeil me vide les jambes. La nuit se ferme à l’imagination, cette nuit qu’il eût fallu vivre tout entière et qui n’est plus bonne qu’à dormir… Alors j’ai eu ce regard étrangement oblique, glissé comme entre ce que je vois et ce que je pense, tournant les choses, les vidant, allant pincer le nerf Réalité avec un sourd gémissement de la pensée. J’ai vu la vie, c’est fini, je rentre en moi ; n’ai pas bougé.
Le père Reinecke ferme son magazine d’un coup, ôte ses lunettes, me regarde avec des yeux écarquillés. « Maintenant, dit-il (et l’on sent qu’il pense : maintenant que nous avons clos cette journée par une récréation bien méritée), nous voulons aller dormir. Ainsi, dormez bien, [p. 96] faites de doux rêves, — il cligne vers son magazine — pas trop doux, hein !… »
Tout cela est très juste ; la vie doit être ainsi : parfaitement compréhensible et d’une vulgarité toute naturelle. Il faut aller dormir.
Rose de Tannenbourg
L’esplanade du Brühl, un soir de fête, en juin. Il y a dans les marronniers noirs des lampions et des touffes de gamins qui regardent avec la bouche ce qui se passe à l’intérieur d’une enceinte de toiles tendues au-devant d’un petit théâtre. La rampe a des feux stellaires, couleur d’Aldébaran. On joue Rose de Tannenbourg, drame en 15 tableaux, un prologue et une conclusion. Le carton des armures sonne sourdement sous les coups d’un Kühnrich à la basse rugissante, plus traître que nature avec sa large face mangée par une barbe en crin de cheval du diable. L’héroïne est belle comme une ballade de Bürger, tandis qu’elle arrose de ses larmes le seuil de la prison paternelle, tout en coulant un clin d’œil assassin vers le parterre agité de passions contradictoires. Durant les entractes, une fanfare de paysans bleu de roi joue sur un rythme impeccable, avec toujours les mêmes notes fêlées et l’accompagnement dans les feuillages de voix fausses mais aériennes, des chansons du Grand Duché de Bade qui sont ce que je connais de plus indiciblement nostalgique.
Und solltest du im LebenEin Mädchen frei’n,Dann, muss sie am RheineGeboren sein…
(Il faudrait la mélodie.) La fanfare s’éloigne. La nuit est chaude sur les collines. Un grand verre de bière à l’auberge déserte, ma pipe et mon chien qui bougonne. La [p. 97] petite maison du colonel en retraite a des fenêtres basses, mais défendues par des rosiers sauvages. Laquelle des trois filles est donc la plus jolie ? Sans doute celle qui dort dans la mansarde, et qui n’a pas peur…
Mais c’est l’aînée que je préfère, et qui m’attend peut-être, derrière ses volets mal clos…
20 juin 1929
Hier, au moment de me quitter après une promenade en forêt, elle a rapidement noué son collier à mon poignet : « pour que je rêve d’elle ».
Son sérieux enfantin devant la vie. « Es ist doch Schicksal, es ist alles Schicksal ! » Avec un soupir c’est irrésistible, et cela signifie d’ailleurs qu’il n’y a pas lieu de résister.
22 juin 1929
Rencontre avec la jeune fille tzigane.
Le dirai-je ici comme un rêve ? ou comme quelque chose de bien vrai et qui s’est passé cette nuit ?
Plusieurs choses sont douces au désir de celui qui marche dans une campagne nocturne. Mais plus douce que toutes choses est la rencontre sous un arbre noir d’une femme abandonnée dans sa tristesse.
Par moments il y a la Lune et le visage blanc de la femme debout contre le tronc. (Pour moi je demeure dans l’ombre.) Quand la Lune s’en va, il y a ce haut corps obscur qui vit tout près de moi dans son véritable silence, les yeux clos. L’arbre, en sa nuit vivante, rêve de nous.
Plus tard, nous nous sommes regardés sans fin. (Ah ! comment dire ! Vraiment ce fut cette nuit.) Un vent léger écartait une branche et la Lune éclairait à longs traits nos visages. Je reconnus la jeune fille tzigane, ma Rose noire de Tannenbourg. La lumière délirait doucement, au sein [p. 98] du silence et du regard. Et nous sommes demeurés des heures au-delà de ce que l’on ignore d’un être, dans le domaine sans frontière où l’on connaît profondément. Par les yeux d’une femme étrangère, mes yeux possédaient sans mesure tout ce que l’anxiété de la vie nous dérobe : la nudité, la plénitude et la violence infiniment comblée. Oui, j’ai su que l’échange de deux regards est infini, est indéfiniment grandiose et musical. Ainsi coula cette nuit sans partage, et nos mains ne s’étaient pas touchées, lorsque au point du jour je vis pâlir la jeune femme. Elle comprit que j’allais parler et mit un doigt contre mes lèvres. Alors j’abaissai mes regards sur ses vêtements misérables et je l’accueillis dans mes bras. Elle rêvait, ses mains étaient très douces, et lorsque mes paupières cédaient au sommeil, je croyais qu’elle était un arbre, ou bien une prairie.
(Je suis rentré sans éveiller le chien. Un chaud soleil pénétrait dans la grande maison fraîche. Maintenant la journée commence, avec les pas de la servante au corridor.)
30 juin 1929
Hier soir sur la route des collines, pendant une promenade d’après dîner avec mes hôtes, nous parlions de prémonitions, et je venais de raconter comment parfois j’ai su qui m’attendait à la lisière de cette forêt tel soir d’été, quel sujet d’examen venait de m’être réservé, ou quelles lettres j’allais recevoir le lendemain. Le soir montait autour de nous, des fenêtres s’allumaient à nos pieds dans le bourg, et le père Reinecke refusait de croire à mes histoires. Soudain j’ai dit : « Voilà que ça me prend, tout justement ! Attendez que je vous dise… Sur mon assiette de petit déjeuner, demain matin, il y a une grande enveloppe jaune, une enveloppe bleu clair, et une plus petite enveloppe blanche bordée de noir. » (Sentiment de [p. 99] certitude tranquille, ces objets vus dans une lumière sobre et mate.) Telle a donc été ma « vision » : formats et couleurs très nettement perçus, mais rien de plus, donc rien d’utilisable éventuellement. Ce matin, en trouvant les trois lettres sur mon assiette, j’ai dit : « C’est bien cela », sans plus d’étonnement que les autres fois. Le père Reinecke, survenu peu après, n’est pas encore convaincu. Il prétend que je savais qui allait m’écrire, et que j’avais d’assez bonnes chances de deviner juste. Mais je n’ai rien deviné du tout, puisque j’ai vu ! C’est là tout l’intérêt de l’affaire : cette perception soudaine, ce regard par mégarde sur un petit fait indifférent en soi, et qui n’est pas encore « arrivé » dans le temps. Les trois lettres sont timbrées d’hier, deux à Genève dans la matinée, une à Neuchâtel à sept heures du soir. Celle qui est bordée de noir est d’un ami aîné qui mentionne en passant la mort de sa belle-mère, survenue il y a quelques jours. La lettre bleue est de Pierre Girard, personnage imprévisible s’il en fut, et je n’avais aucune raison d’attendre qu’il m’écrive. Quant à l’enveloppe jaune, elle contenait un article où l’on revient sur mon pamphlet de l’hiver dernier17.
Lorsque j’ai vu ces enveloppes hier soir, un peu après neuf heures, sans rien deviner de leur contenu que je ne pouvais voir à travers l’enveloppe, ni de leur expéditeur (je n’ai pas vu l’écriture des adresses), elles roulaient donc déjà vers Calw, mais dans différents sacs postaux. Les voir par anticipation ne pouvait exercer le moindre effet ni sur leur rédaction, ni sur le moment de leur arrivée, ni sur ma conduite : la vision n’a « servi » exactement à rien. (Était-ce là sa condition de possibilité ?) Mais elle m’est signe d’un certain état d’accueil aux choses, d’une rupture des enchaînements utiles, d’une distraction des évidences [p. 100] rationnelles, à la faveur de quoi c’est la « vraie vie » qui se laissera peut-être approcher.
Début de juillet 1929
« Écrivez donc une nouvelle allemande pleine de myosotis, de Gérard de Nerval, de victoria égarée dans la forêt, de chasseur à la redingote verte, de jeunes filles qui jouent du violon dans les champs de myrtilles et d’impératrices qui prient dans des chapelles envahies par les sapins. »
C’est une lettre de l’auteur de la Rose de Thuringe, Pierre Girard. J’ai répondu :
« Je ne sais pas si vous avez connu ce contentement large de tout l’être devant un verre de vin allemand que l’on boit à petites gorgées, entre des bouffées de pipe, à l’auberge. Le charme se compose de voluptés du goût et de l’odorat, de lenteur et d’une certaine puissance de l’esprit qui se concentre dans un désir ou dans un rêve. Le vin de Souabe grise insensiblement, c’est plutôt qu’une fièvre une jubilation bonhomme qui commence par le cœur et se contente de ralentir doucement les idées. C’est un attendrissement plein de force et de dignité. Alors si l’on est quelques-uns, on se met à chanter des choses déchirantes qui peuvent seules exprimer cette euphorie. Quelques larmes font briller les yeux souriants et généreux. On se sent très près de ce qu’il y a de plus pur dans la nature et toutes sortes de sensualités et de gourmandises qui s’éveillent, en sont comme sanctifiées. Mais c’est le moment d’entamer le jambon et les cornichons que dépose sur la table une servante respectueuse des plaisirs des hommes, et peut-être aussi de leurs familiarités. »
J’étais attablé ce soir-là dans l’Auberge du Cerf, au premier, les pieds contre mon schnauzer enfin calmé (il avait harcelé la servante avec cette démesure qu’apportent [p. 101] dans leurs démonstrations les chiens de tous les pays). Au bout d’un certain temps, et sans doute à cause de ce que je venais d’écrire, la faim me prit et je demandai une paire de saucisses croquantes et de la moutarde douce. Le journal local m’avait apporté cette ration de bouleversements, locaux aussi à leur manière, et très éloignés, qui composent notre imagerie quotidienne du vaste monde. J’étais seul et tranquille, à manger et à soupeser des idées qui venaient se poser devant moi. La servante à l’autre coin de la pièce brodait, baillait, se sentait seule aussi.
Ah ! pensai-je — et ce ah ! que j’écris ici, c’était alors une soudaine virulence de ma pensée, un élan contenu de certitude et de tendre lucidité, — je sais pourquoi je puis rester dans cette Souabe à ne rien faire : c’est que depuis quelques jours, je crois, oui je crois bien que je sens la vie tout le temps…
15 juillet 1929
Le père Reinecke me félicite sur ma bonne mine, résultat selon lui de l’excellente cuisine que nous sert la Gnädige. Je n’aurais plus l’air citadin. Allons bon, félicitons l’hôtesse. Au reste il s’agit bel et bien d’une question de nourriture, — la question fondamentale, et non point seulement pour le corps. J’ai pensé aux gens des villes, au décor de leur « vie ». J’ai vu clairement qu’ils sont en péril d’inanition spirituelle. Ils ne dorment plus assez pour se rendre compte de la décadence de leurs rêves et des possessions en rêve — ce signal d’alarme —, et l’amour qu’ils essaient encore le samedi soir n’est plus cet infini repos dans la puissance et l’être, mais seulement une usure des nerfs. Lampe vide, la mèche se consume.
Bois du lait, perds du temps, bats les lisières du sommeil. Ou bien descends les bras collés au corps dans l’onde apaisée du souvenir. Sois riche d’avoir ce que tu es, comme ils sont pauvres de n’avoir que ce qu’ils ont.
19 juillet 1929
Ces mois de Souabe m’apparaissent de plus en plus comme une retraite sensuelle. N’est-ce point de cela que l’homme des villes a besoin de nos jours ? On parle toujours de son appétit de plaisir. C’est un cliché d’un autre âge, et trompeur. Car l’argent n’est pas le plaisir et ne s’obtient pas dans le plaisir. Les affaires modernes vulgarisent en fait une ascèse inhumaine et sans but divin. C’est pourquoi l’usage d’une sensualité consciente redevient une conquête de la sagesse.
Fin juillet.
Promenades sous la pluie, à la tombée du jour. L’esprit patient et fort trouve son repos dans les figures qu’il engendre. Il arrive aussi qu’il les aime et qu’il ressente à leur égard les désirs qu’auparavant il dédiait à quelque amie de haut parage spirituel. Le corps même y trouve sa part, car l’invention favorise la circulation du sang, amplifie le rythme des marées qui baignent nos membres. J’ai connu peu de joies plus hautes que celle-ci : se promener dans les campagnes amies en conversant avec les pensées et les êtres nés de la marche et du bonheur de respirer.
Combien j’aime ces ciels bas et traînants. Le beau temps n’est pas toujours le bon, si l’expression veut qu’il figure le contraire du « mauvais ». Les jours de pluie dans les campagnes ont un charme consolant et secret qui favorise la vie intérieure. Longues randonnées sur les plateaux de la Souabe, vous resterez pour moi comme une introduction à la vie lente — celle que mène l’esprit humain parmi les formes désirables du monde, lorsqu’il veut les connaître et les posséder dans sa force. Car la lenteur est chose souveraine, — elle seule domine l’amour. Les plus grands spectacles naturels sont des spectacles de lenteur ou d’immobilité dans le mouvement.
[p. 103] Et c’est par là qu’ils parlent à notre âme et la retiennent, la captivent.
Fin juillet 1929
Vraiment la rapidité ne saurait être le fait d’un esprit incarné, mais seulement de son imagination pervertie. Les effets de vitesse sont du domaine de la matière abandonnée à sa manie de tomber. Dès que l’esprit entre dans le jeu, il provoque des lenteurs et des retards d’où naissent le désir et la conscience. De là des pertes de temps ; mais de là aussi les inventions destinées d’abord à les combler et qui toujours dépassent le but. Et de la sorte, une ère de vitesse est une ère où la matière l’emporte.
Provisoirement ; car il se produit ceci d’étrange que la matière à certaines très grandes vitesses commence à se spiritualiser. À la vitesse suprême, elle s’évanouit en lumière. C’est ainsi que dans le monde spirituel, l’ère de la vitesse préparerait l’ère des Illuminés… L’extrême tension de l’esprit peut aboutir à des matérialisations, cependant que l’extrême tension de la matière explose en subtilité. Double mouvement dont l’axe se nomme : l’humain.
10 août 1929
Le retour en troisième classe.
Cinquième arrêt ! Il y en aura une douzaine encore jusqu’à Stuttgart, où je crois bien qu’on doit arriver vers huit heures. J’ai d’abord essayé de me confiner dans cette petite édition cartonnée d’Andersen, mais sans cesse des hommes entrent, cherchent une place, ouvrent la fenêtre, ou bien c’est un contrôleur, ou bien c’est encore une gare en géraniums, et il faut bien la regarder, la vivre un moment. Ce train paraît destiné à la réquisition de l’élément minable des populations qu’il traverse. À [p. 104] chaque station nous débarquons un peu moins de paysans et de paniers ventrus, embarquons un peu plus d’ouvriers, casquettes et bouts de cigares. Des ouvrières aussi, au regard irrité. Deux d’entre elles ont fait mine de s’asseoir, en face et à côté de moi, mais je n’ai pas retiré ma valise et ne me suis pas serré contre la fenêtre. Elles ont senti cette sourde résistance et se sont assises plus loin en maugréant. La misère de tous ces regards me paralyse. Comment répondre à leur hostilité, comment accueillir avec un cœur viril et bon le spectacle de ces corps amaigris, énervés ? Un cœur viril et bon comme celui d’Andersen, un tel cœur ne se fermerait pas devant la haine qui sourd de tant d’anxiétés. J’aimerais échanger mon costume clair de voyage contre leurs vêtements et leur casquette, me prouver que vraiment je n’aurais pas d’envie… Nouvel arrêt. Mais cette fois c’est une fée qui monte, une grande jeune fille nette aux yeux bleu-vert, au teint de princesse d’Andersen. Oh ! qu’elle vienne s’asseoir ici ! Mais je n’ose plus lui faire place. Je sens que les deux ouvrières me regardent. Elle, sans doute, ne veut pas trop choisir, ni surtout me choisir, — va s’asseoir de l’autre côté du couloir, tout au bord d’une banquette. Mais je la vois encore en regardant devant moi. J’ai honte.
Comme nous sommes incapables de nous libérer de barrières sociales ou de pudeurs qu’en pensée nous tenions pour nulles. Si j’étais vraiment libre, j’aurais fait place aux deux ouvrières laides, sans méfiance, — ou bien à la jeune fille, sans fausse honte. Si j’étais vraiment libre, je lui parlerais très doucement… La fumée des cigares lui fait peut-être mal au cœur, et aussi la curiosité sournoise des ouvriers, des deux femmes qui examinent ses vêtements. Elle a quitté le château endormi pour aller faire des courses en ville, probablement ; elle a dû prendre le train des ouvriers, et c’est à elle que va ma sympathie ?… Les hommes parlent une langue brusque et [p. 105] de mauvaise humeur, les yeux mornes ou trop brillants ; ou lisent des feuilles communistes. Le « Bummelzug », interminablement, crache sa fumée dans des gares de banlieue qui ne sont plus fleuries. Il règne dans ce wagon un malaise âcre et oppressant ; et cette fumée et cette fatigue mal lavée — et cette robe verte seule pure —, et oh ! la pauvre interrogation des visages devant l’atrocité de notre vie sociale ! Je baisse les yeux sur mon livre.
« Et la foule menaçante se pressait autour du char de la princesse qu’on menait au bûcher. Alors vinrent d’un seul vol onze grands cygnes blancs. Ils se posèrent autour d’elle et battirent de leurs grandes ailes. Et le peuple effrayé recula. » Mais la princesse jette sur eux les cottes d’orties qu’elle tissait de ses mains, et voici onze princes qui se tiennent autour d’elle. « Elle est innocente ! » s’écrient-ils, et le peuple s’agenouille comme devant une sainte. « Et pendant que l’aîné des frères racontait tout ce qui était arrivé, un parfum de millions de roses se répandit dans les airs, tandis qu’au sommet du bûcher paraissait une blanche et lumineuse fleur qui resplendissait comme une étoile. »
Mais pourquoi détourner la tête vers la vitre sale, retenir des larmes ? Un soudain excès de l’amour s’est libéré dans tout mon être et s’élance vers ces vies proches. Oh ! s’ils savaient, s’ils pouvaient seulement savoir ! Partager la consolation miraculeuse ! En cet instant du moins je les ai tous aimés. Et j’ai compris que la grandeur du cœur humain, c’est de donner sans mesure un amour dont notre vie, peut-être, n’a que faire.
Le reste de la vie, c’est toujours entre deux voyages d’Allemagne. On peut s’éprendre d’une telle absence, qui vient au lieu d’un temps étrange et plus pesant que nulle [p. 106] part. Me voici tout environné de ville. Où trouver ici la lenteur des choses ? Où le désir peut-il errer, se retournant souvent vers son passé, méditant sur l’oubli jusqu’à ce qu’un souvenir bouge et s’émeuve… Où se perdre ? Où porter un regard amoureux du mystère, dans la puissante circonspection de l’attente ? Ô journées souabes, répandues dans la fraîcheur et l’âcreté des arbres désirables, que ne vous ai-je donné ma vie ! Encore un peu, qu’on me laisse au regret de vos paysages, de vos filles, qu’on me laisse au remords de vous avoir quittées pour cette ville à présent sans relâche, où les orages n’ont pas d’odeur, terrains morts où l’on n’a plus peur d’un arbre immense, ni des femmes, mais de soi-même, sourdement, dans l’insomnie du petit jour populeux…