Caractériser.
Une circulation d'images est-elle nécessairement épidémique ?

 

Béatrice Joyeux-Prunel

Comment savoir si la circulation d'une image spécifique est contagieuse, ou si elle relève d'un tout autre phénomène ?

 

Affronter une telle question n'est pas des plus agréable. Notre réponse a priori sera qu'une image est contagieuse lorsqu'elle circule beaucoup, certes, mais surtout lorsque cette image est adoptée par une nouvelle personne après que cette personne a été confrontée à l'image en question : une même image est reproduite pour être publiée, reproduite encore, ou imitée, caricaturée, etc.

Certaines images, pourtant fréquentes dans nos périodiques, ne sont clairement pas contagieuses. Un exemple basique : un logo, ou une publicité spécifique, dont la reproduction dépend strictement de son propriétaire. Même si l'image en question peut être imprimée sur des supports variés et à de multiples reprises, sa diffusion est le résultat de l'initiative de la marque propriétaire du logo; non pas de phénomènes de reprise, de copie, d'imitation ou de contrefaçon.

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Exemple de groupe d'images non virales.

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Un phénomène est contagieux quand l’adoption ou la contamination d’une personne dépend du nombre d’autres personnes touchées. À nous, ainsi, d’examiner si la circulation de certaines images, de certains motifs est contagieuse – le résultat d’influences – ou si elle relève d’autres facteurs qu’il s’agirait d’isoler. 

La décision qu'une image est virale ou pas dépend ici de points de vue divers que l'analyse permet d'affiner, de confirmer ou d'infirmer à mesure qu'on multiplie les méthodes d'approche. En général, on soupçonne qu'une image est virale à cause de deux ou trois éléments simples :

1/ elle apparaît dans plusieurs pays et remonte donc plus haut que les autres dans les résultats apportés par la plateforme Explore;

2/ rien ne permet de confirmer que la diffusion de cette image est le fait des décisions d'une seule instance;

3/ nous soupçonnons, juste par intuition et ce qu'on pourrait appeler le "bon sens", que la circulation de cette image, de ce motif ou de ce type d'image a été liée à des phénomènes de mode, d'imitation ou de confrontation.

C'est en poursuivant l'analyse, à de multiples échelles, que ces hypothèses sont ensuite confirmées, infirmées - ou complexifiées.

Échelle macro, le grand nombre.

 

Prenons comme exemple la diffusion des bustes.

Les méthodes macroscopiques de l'épidémiologie ont mis en évidence des régularités statistiques dans l'évolution des phénomènes épidémiques. Elles peuvent nous être utiles.

Lorsqu'un phénomène semble contagieux et qu'il est possible de le tracer (ici tel symptôme = 1 cas; ici telle image = 1 cas), les épidémiologistes dessinent une courbe de fréquence du cas, afin d'observer comment progresse le phénomène épidémique au cours du temps.

Prenons un exemple, celui des bustes, dont nous avons commencé déjà l'analyse ici. Il s'agit d'observer l'apparition et la disparition des bustes, bustes en images (des photographies de bustes dans la presse illustrée internationale du début du XXe siècle), ou en originaux (des portraits sculptés en trois dimension), dans la culture matérielle et visuelle du XXe siècle.

Dans nos périodiques illustrés, nos algorithmes ont isolé un nombre important de photographies de bustes dont la courbe de fréquence peut être assez facilement construite - ici, de manière relative (nombre annuel de photographies de bustes divisé par le nombre annuel total d'images dans le corpus) afin d'éviter la surreprésentation de certaines années dont les sources auraient été plus disponibles.

 

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Fréquence annuelle relative des photographies de bustes dans la presse illustrée du projet Visual Contagions - échantillon d'environ 120 000 périodiques, env. 3 millions d'images au total, sur un corpus international mais majoritairement européen. Extraction faite au printemps 2022.

Au survol: trois formes types identifiées par l'épidémiologie, auxquelles des sections de la courbe semblent correspondre assez bien.

Fréquences et forme de la courbe

 

 

Selon l'épidémiologie, la forme de la courbe de fréquence d'une épidémie peut donner des indications sur la manière dont la contagion a pu se transmettre. Au survol du graphique ci-dessus, nous avons plaqué sur la courbe de fréquence trois types de formes identifiées par l'épidémiologie. Chacune des formes possibles est placée au-dessus d'un segment de la courbe qui lui correspond.

 

Épidémies ponctuelles

Dans le cas d'épidémies ponctuelles, la courbe épidémique se caractérise par un pic unique. Les "cas contaminés" ont été exposés à une source commune pendant une courte période, par exemple lors d'un concert, d'un dîner de famille ou d'une réunion politique. Le nombre d'infections augmente rapidement jusqu'à son maximum, puis diminue progressivement.

 
C'est ce qui semble se passer pour nos bustes dans les années 1920 : les revues illustrées reproduisent plus souvent des photographies de bustes, de même que dans les années 1940. On semble avoir affaire à une mode.

Quelles sont les causes possibles de cette mode ? La forme de la courbe ne l'indique pas; en revanche, elle incite à réfléchir au mode de diffusion de la contagion. Les épidémies ponctuelles se mettent en route lors d'un événement un peu central, où le virus s'installe et touche plus de monde.

Multiplier les approches et les sources permet d'aller plus loin

 

Comment vérifier, par exemple, l'hypothèse de l'événement ? Nous pouvons le faire avec notre base de catalogues d'exposition, celle du projet Artl@, où il est possible tout simplement de visualiser en courbe la fréquence des oeuvres d'art contenant dans leur titre le radical "bust". Requête très simple, réponse très simple - manière très simple de renforcer l'hypothèse : on constate ici aussi une forte augmentation du nombre d'oeuvres contenant le mot "bust" dans les expositions des années 1920.

À nous, ensuite, d'analyser plus finement comment le buste a constitué ou non une mode dans quels milieux dans les années 1920, à partir d'études de cas bien choisies, elles-même éclairées par les commentaires des observateurs et observatrices de l'époque - ce qui sera fait plus bas.

Mais quelles sont les autres formes possibles de la courbe épidémique ?

Source commune continue

 

Lorsque la courbe montre plusieurs pics, les épidémiologistes parlent d’épidémie de source continue commune. Les individus sont exposés au virus sur une période relativement longue (par exemple dans le cas de la contamination d'un puits dont l'eau est consommée par un quartier).

Pour les bustes, on retrouve cette forme de courbe des années 1890 aux années 1910. Faire des bustes, en parler et en reproduire dans la presse semble avoir été un phénomène assez régulier à cette époque, avant la grande mode des années 1920. Les petits pics de 1890 et 1900 sont également reflétés par les catalogues d’exposition du projet Artl@s (voir le graphique plus haut).

Épidémie intermittente

Enfin, lorsque les pics apparaissent régulièrement, on peut penser à une épidémie intermittente, dont les crises sont sans rapport les unes avec les autres. Un exemple : lorsque des aliments contaminés sont vendus puis retirés de la vente. Du côté des bustes, la chose semble se produire pour la seconde moitié du 20ème siècle.

Échelle micro

C'est à l'échelle du cas particulier que l'on peut mieux comprendre si une image circule de manière épidémique ou non, une fois vérifiées les premières hypotghèses tirées de l'approche macroscopique. Le contexte où circule l'image est essentiel à ce titre.

Dans le cas des bustes, nous avons évoqué plus haut comment la presse et la caricature en abordent la mode, de l'apprentissage dans les ateliers de sculpture au désir d'immortalité des élites européennes. Il serait utile aussi d'approfondir l'étude de certains cas - la présence des images de bustes dans une revue particulière, qui irait observer le type de commentaires associés à cette mode dans les textes qu'illustrent les images en question; la reproduction des bustes d'un même artiste dans différentes revues, en association éventuelle avec l'analyse des archives de l'artiste en question, si elles sont disponibles, et permettent de mieux comprendre comment certains bustes ont été choisis pour être photographiés puis reproduits, et à quelle occasion ils ont été reproduits; les archives de tel marchand qui proposait des bustes à ses clients, et en réclamait peut-être à ses artistes, etc. Aucune étude épidémique ne peut se contenter d'une seule dimension. C'est souvent en allant de l'une à l'autre que les idées les plus intéressantes viennent au jour.

Mais on est alors déjà dans une autre étape - celle qui veut décrire l'épidémie, ses lieux et sa vitesse de propagation, puis celle qui tente d'expliquer comment la contagion se diffuse.

 


Vers la suite :

1. Caractériser. Une circulation d'images est-elle nécessairement épidémique ?

2. Décrire. Où ? Quand et à quelle vitesse ? Comment ?

3. Expliquer. Y a-t-il pour les images des lois de l'imitation ?

4. Expérimenter.

Retour au chapitre :

VI. Petite épidémiologie visuelle