Se consumer
Léa Pfister
Une pile de dossiers était entassée dans le coin gauche du bureau, au sommet un post-it rose fluo précisait dans une écriture élégante : URGENT, à traiter avant DEMAIN ! L’ordinateur, lui, était bien centré, son écran allumé affichait une forte luminosité. En plissant les yeux, cependant, on arrivait à apercevoir une image fractionnée : c’était une plage de sable fin. Mais on ne discernait pas l’océan, pas plus que l’horizon, recouvert par les quatre fenêtres informatiques qui prenaient presque tout l’écran. Sur le bord droit de la table, un smartphone reposait négligemment, il était un peu de travers. Contrairement aux autres éléments du bureau, il ne transmettait ni ordre, ni message, il était silencieux, enfin sur silencieux, lien social en suspens attendant impatiemment de pouvoir à nouveau émettre ses bruyantes sollicitations. Enfin, une chaise à roulettes, noire avec un haut dossier, faisait face au bureau. De sa rigide stature, elle maintenait entre ses accoudoirs une femme au visage inexpressif.
— Eh ! Tu viens ? C’est déjà midi.
Au milieu des sonneries de téléphones, des claquements frénétiques de clavier et des conciliabules agités, la demande avait fusé avec une étonnante clarté. La femme sursauta et son regard quitta la plage mutilée qu’elle fixait pour se tourner vers son collègue, un homme d’une quarantaine d’années qui l’observait en souriant. Elle esquissa un rictus gêné et désigna le paquet de cigarettes qu’elle tenait dans la main.
— Oh très bien, on se rejoindra peut-être plus tard.
L’homme partit sans se retourner et un soulagement fugace sembla imprégner les traits de sa collègue. Elle se leva alors à son tour et se dirigea vers les ascenseurs. Elle attendit moins de trente secondes avant de s’engouffrer dans la cage métallique, direction la terrasse du dernier étage. Une mélodie stridente la prévint de son arrivée. Elle passa rapidement devant une réceptionniste au sourire éclatant, puis elle rentra dans une salle de repos. À cette heure, elle était vide, deux canapés esseulés et un distributeur automatique constituaient la majeure partie de son mobilier. Cependant, peut-être pour tenter de pallier son manque de décoration, de lourds rideaux en soie jaune avaient été accrochés à la grande baie vitrée qui permettait d’accéder à l’extérieur. La femme s’approcha des rideaux, et d’un brusque mouvement les écarta avant de faire coulisser la porte vitrée. Une bourrasque d’air fit aussitôt voleter quelques mèches de son chignon strict et elle accéda enfin à la terrasse. Là aussi, elle était seule.
Elle ne se donna pas la peine d’admirer la vue, mais sa main agrippa le paquet de cigarettes qu’elle avait remis dans sa poche durant le trajet. Elle frémit d’anticipation. Combien de fois déjà avait-elle accompli ce rituel ?
D’abord, tirer la cigarette du paquet, la glisser entre ses lèvres entrouvertes. Ensuite, saisir le briquet et déclencher la délicate étincelle. Enfin, se laisser transporter par le rythme – inspirer puis expirer – jusqu’à qu’il ne reste plus rien, jusqu’à que les échos du monde, ceux qui hurlent même dans le silence, se taisent…
Elle sort le paquet de sa poche avec douceur prenant garde à ne pas abîmer l’ouverture qu’elle rabat. Il ne reste qu’une cigarette. Elle la porte à ses lèvres entre deux doigts pendant qu’elle cherche plus frénétiquement son briquet. Elle allume sa cigarette dans un soupir avant d’exalter une première bouffée. La tension qui crispe ses épaules est sur le point de se relâcher lorsque le soleil agressif de cette mi-journée disparaît derrière un banc de nuages. La terrasse jusqu’alors bien exposée s’assombrit alors qu’une ombre rapide engloutit progressivement la moindre parcelle de soleil. La pointe de la cigarette rougeoie d’un éclat si vif que dans un instant de panique elle la retire de ses lèvres de peur de se brûler. D’abord interloquée, elle ne peut plus détacher son regard de cette lente calcination. Et alors que, perdue dans sa contemplation, sa cigarette se consume entre ses doigts, une pensée intolérable la traverse : si ces cigarettes qu’elle fume jour après jour sont consumées par les flammes, qu’est- ce qui la consume, elle ? Car elle brûle, elle aussi, elle le sent tout à coup avec plus de force que jamais. Son cœur, si lourd, se désagrège.
Elle se retourna pour observer le bâtiment derrière elle et une froide résolution la saisit. D’un pas ferme, elle se dirigea vers la baie vitrée, cigarette à la main, ignorant ostensiblement le cendrier de la terrasse. Elle pénétra dans la salle de repos toujours vide en laissant la porte entrouverte. Les deux canapés, le distributeur et les rideaux n’avaient pas bougé. Elle les embrassa du regard avant de jeter avec force son mégot encore allumé dans les tentures jaunâtres. Elles s’enflammèrent aussitôt. Alors, d’un calme olympien, elle sortit de la pièce. Elle passa à nouveau devant la réceptionniste de l’étage, elle lui adressa cette fois un sourire sincère. Il lui semblait déjà sentir une odeur de fumée. Elle prit l’ascenseur et descendit jusqu’au rez-de-chaussée. Elle franchissait les portes de l’immeuble lorsqu’elle entendit l’alarme résonner. Il n’y aurait désormais plus aucun bureau dans sa vie, mais il était plus que temps de chercher une nouvelle plage.
Il avait suffi d’un geste.

Photo : © PublicDomainPictures
Écrire un geste
Choisir un geste précis (ou un ensemble de gestes), ordinaire ou décisif, quotidien ou unique, et tâcher de le restituer : voilà l’enjeu de cet exercice inspiré de Chantal Thomas, Anne Maurel, Claude Simon, Bernard-Marie Koltès ou encore Francis Ponge.
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