Avril 2021

Entretien

La parole à... Aurélie Picton



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Aurélie Picton est professeure associée au Département de traitement informatique multilingue (TIM) depuis 2011, où elle est responsable des recherches et enseignements en terminologie. Elle est également membre associée de l’Observatoire de linguistique Sens-Texte (Université de Montréal). Ses recherches portent sur la variation des termes, la linguistique de corpus et l’ergonomie de la traduction. Elle nous parle aujourd’hui de la terminologie à la FTI et des travaux de son équipe.

Professeure Picton, pouvez-vous nous expliquer en quelques mots ce qu’est la terminologie et comment vous vous y êtes intéressée ?

En terminologie, on s’intéresse aux mots utilisés dans des situations de communication spécialisée, typiquement dans le cadre de pratiques professionnelles, dans des domaines ou techniques spécifiques. Et comme dans tout cadre de communication humaine, différents problèmes et besoins peuvent émerger, qui impliquent ces mots, les termes. Ces besoins peuvent être très variés et survenir dans des contextes très diversifiés.

Par exemple, ma rencontre avec la terminologie s’est faite par le biais du Centre national d’études spatiales (Cnes), qui rencontrait des difficultés concernant la gestion des connaissances et de leurs évolutions dans les projets spatiaux de longue durée (10-30 ans) : entre le début et la fin d’un projet, les concepts impliqués sont susceptibles d’évoluer, ainsi que les dénominations qui les désignent. Qui dit concept et connaissances spécialisées dit termes : le Cnes recherchait donc des compétences en terminologie et linguistique appliquée pour développer des méthodes qui permettent de repérer, comprendre et gérer ces évolutions, à travers les textes des projets.

Vous associez donc la terminologie avec la linguistique appliquée ? Et quels sont ses liens avec la traduction ?

C’est vrai : la terminologie est une discipline autonome, mais qui tisse des liens étroits avec beaucoup d’autres disciplines qui traitent des concepts et des connaissances spécialisées : la traduction spécialisée, la documentation, la linguistique, la représentation et le transfert des connaissances, etc.

Si j’y suis arrivée à travers un regard de linguiste, la traduction spécialisée reste un des domaines essentiels d’application, pour accompagner notamment le choix d’équivalents, des collocations, développer des ressources terminographiques (c’est-à-dire les « dictionnaires » qui décrivent les termes, leurs significations ou leurs usages).

L’un des points forts de notre équipe est justement de combiner différents profils, en linguistique, traduction et communication. Cette richesse de compétences est mise à profit dans nos cours afin d’offrir aux étudiant-es plus d’ouverture et de polyvalence, pour une meilleure insertion professionnelle. Nous attachons également une grande importance à la collaboration avec des partenaires nationaux et internationaux, qui expriment, entre autres, des besoins en traduction et terminographie.

Pourriez-vous nous donner des exemples de ces besoins et de la manière dont ils sont abordés dans vos activités ?

Du point de vue de la formation, l’accent est beaucoup mis sur la construction de ressources terminologiques multilingues (c’est ce qu’on appelle la terminographie). Nos partenaires sont des organisations, des entreprises ou des organismes étatiques.

Du point de vue de nos recherches, nous avons par exemple reçu une demande du Cnes, qui, en collaboration avec l’Université Toulouse – Jean Jaurès, souhaitait comprendre la manière dont les connaissances du spatial « perfusaient » le grand public depuis 50 ans. Sur le plan de la terminologie, cette question permet d’étudier la circulation des termes des spécialistes vers le grand public, en dehors du point de vue connu de la vulgarisation. Cela amène à comprendre comment le lexique général grandit et les connaissances se diffusent. Nous avons également participé à la mise en place de la Humanitarian Encyclopaedia, portée par le Geneva Centre of Humanitarian Studies. Le défi était de construire une ressource pour aider, entre autres, à mieux comprendre les différences d’usage ou la mauvaise compréhension de certains concepts dans ce domaine. Cette ressource était pensée pour l’ensemble des humanitaires, dans le monde académique et sur le terrain, et partout sur la planète. Parmi les défis d’ordre terminologique, dans ce contexte très large, citons le besoin de réfléchir à la manière dont les termes varient entre locuteur-trices, aux méthodes possibles pour décrire ces variations ou encore au format d’une ressource donnée (par exemple aux possibilités de personnalisation, de collaboration, de visualisation des informations, etc.).

Nos recherches portent d’ailleurs sur un autre thème, proche de l’ergonomie, pour comprendre la manière dont les ressources sont utilisées en pratique. Ces recherches ont été initiées dans le cadre du projet ANR Cristal, où nous avons pu observer des traducteur-trices spécialisé-es en action. Nous avons travaillé sur l’utilité et l’utilisation de ressources un peu différentes, qui présentent les termes en contexte (par exemple dans une phrase où ils apparaissent) et non pas avec une définition, comme dans les dictionnaires habituels. Ce projet a permis d’affiner la caractérisation des besoins pour lesquels ces ressources sont consultées, les moments où elles le sont et les informations pertinentes pour la traduction.

Comment travaillez-vous pour répondre à ces projets et demandes ?

Dans notre équipe, nous adoptons une approche en corpus, outillée. Cela veut dire que nous travaillons essentiellement sur des données textuelles réelles, produites par des spécialistes et que nous analysons à l’aide d’outils informatiques pour identifier des phénomènes linguistiques saillants. Nous travaillons généralement aussi main dans la main avec les spécialistes, afin de construire une interprétation des données cohérente avec leurs besoins.

Dans le cas de l’observation « en action », nous travaillons sur le développement de protocoles dits « écologiques », qui respectent l’environnement de travail des langagier-ères. Nous récoltons des enregistrements des claviers/écrans/souris, des questionnaires et menons des entretiens en petits groupes.

Quels sont les défis actuels ou à venir pour votre discipline ?

Il y en a plein et c’est cela qui est passionnant ! Les besoins de communication impliquant des connaissances spécialisées sont très riches et ne vont qu’en s’accélérant : plus que jamais, on a besoin de terminologie.

Plus sérieusement, la diversité des besoins reste considérable et de nouvelles demandes émergent constamment. En lien avec notre projet sur la circulation des termes, un besoin actuel implique par exemple la réflexion sur le rôle des réseaux sociaux dans la transmission des connaissances spécialisées. Les ressources possibles pour la traduction sont aussi en constante évolution, tant dans leurs contenus que dans leur format, plus dynamique. On a besoin aussi de connaissances sur leur utilisation et leur ergonomie.

Certains domaines sont également plus demandeurs que d’autres, comme le médical. Par exemple, une thèse démarre chez nous sur l’usage de la terminologie des maladies chroniques par des patient-es dit-es « partenaires ». Ces patient-es, atteint-es par une de ces maladies, ont un statut de référent-es auprès d’autres malades. La terminologie utilisée est donc garante de leur expertise et il est essentiel de comprendre leur manière de l’acquérir et de l’utiliser.

Enfin, les données dont on dispose pour les analyses et la création de ressources peuvent aussi être de plus en plus volumineuses ; de nouvelles approches informatiques pour les explorer sont nécessaires. On peut penser ici aux approches machine learning pour le big data, qui doivent être adaptées pour les corpus spécialisés ; ceux-ci ne sont en effet pas tout à fait comparables à ce big data (notamment parce qu’ils sont souvent plus petits et, surtout, très contextualisés dans un domaine ou une situation spécifique). C’est également une réflexion que notre équipe mène.