Notes sur la biologie des Limnées abyssales (1914) 1 a

Tout le monde sait que le fond de nos lacs est peuplĂ© d’une infinitĂ© d’animaux de tous genres, qui s’adaptent tant bien que mal aux conditions biologiques trĂšs dures de ce milieu. L’obscuritĂ©, le froid, la pression sont autant de facteurs entravant l’activitĂ© vitale et entraĂźnant naturellement une difficultĂ© trĂšs grande dans la recherche de la nourriture. En outre, toute vĂ©gĂ©tation fait dĂ©faut, Ă  cause du manque de lumiĂšre solaire. Enfin, la nuditĂ© complĂšte des grands fonds, dĂ©pourvus de roches et de tout ce qui offre un abri aux animaux littoraux, est aussi un obstacle intĂ©ressant principalement la ponte et la sĂ©curitĂ© des jeunes.

Les mollusques dont il est question dans ce travail ont en particulier Ă  lutter contre toutes sortes de difficultĂ©s biologiques. Ce n’est que par la puissance de facteurs indĂ©pendants de leur volontĂ© qu’ils ont Ă©tĂ© naguĂšre prĂ©cipitĂ©s dans les abysses. Les crues de fleuves, en effet, ou les Ă©lĂ©vations plus ou moins brusques du niveau des lacs, ont contribuĂ© Ă  la genĂšse de ces espĂšces, quelque temps aprĂšs les premiers peuplements de nos contrĂ©es subalpines. Ces animaux, ainsi forcĂ©s d’émigrer, ont nĂ©cessairement dĂ» s’adapter Ă  leurs nouvelles conditions. Ils y ont mis une souplesse d’évolution si remarquable qu’aujourd’hui ces races supportent fort bien leur exil et souffrent parfois d’ĂȘtre ramenĂ©es Ă  la surface.

Lorsque l’on retire de leur milieu des animaux abyssaux, ils se comportent tout diffĂ©remment suivant les genres ou les espĂšces. On sait que, dans les OcĂ©ans, on a pu draguer impunĂ©ment des ĂȘtres vivant Ă  des profondeurs colossales, sans qu’ils soient dĂ©composĂ©s, et mĂȘme on a vu certains d’entre eux vivre encore quelque temps Ă  bord des vaisseaux scientifiques. La plupart, au contraire, sont complĂštement transformĂ©s et abĂźmĂ©s par le changement brusque de pression. Mais, ces expĂ©riences faites sur des animaux vivant entre 2000 et 8000 mĂštres ne peuvent ĂȘtre comparĂ©es aux faits que nous fournissent nos modestes abysses de 50 Ă  300 mĂštres ! Il y a pourtant des points Ă  confronter. Le professeur VayssiĂšre, de Marseille, a publiĂ© derniĂšrement dans le Journal de conchyliologie, un intĂ©ressant article sur la biologie d’une Mitra zonata, mollusque vivant par 50-80 mĂštres de fond. Cet animal, Ă©levĂ© en aquarium aprĂšs avoir Ă©tĂ© draguĂ© dans la MĂ©diterranĂ©e n’a jamais montrĂ© une bien grande vitalitĂ©, prĂ©sentant au contraire une inertie remarquable. D’autre part, des LimnĂŠa Yungi, retirĂ©es par le professeur Yung Ă  300 m de fond dans le LĂ©man, aprĂšs avoir fait le voyage de GenĂšve Ă  NeuchĂątel, ont survĂ©cu trois mois, jour pour jour, dans les mĂȘmes petits bocaux, en manifestant une grande activitĂ©. On en peut dire autant des Pisidium, Valvata, etc. Je crois mĂȘme qu’on n’a jamais vu des mollusques adultes de la faune profonde lacustre ĂȘtre dĂ©composĂ©s, tuĂ©s, ou mĂȘme souffrir d’un voyage dans la faune littorale et dans les aquariums des observateurs.

Les quelques individus que j’ai Ă©tudiĂ©s en vue de cette note ont Ă©tĂ© pĂȘchĂ©s soit par M. le Professeur Émile Yung dans le LĂ©man, soit par M. le professeur Fuhrmann devant NeuchĂątel, par 50 m de fond. Ces derniers, que j’ai spĂ©cialement observĂ©s, appartiennent Ă  la LimnĂŠa Foreli Cless. et Ă©taient fort jeunes Ă  leur arrivĂ©e dans mes bocaux, n’atteignant que 3 Ă  6 mm de longueur. DraguĂ©s le 15 mai, ils ont Ă©tĂ© transportĂ©s chez moi le 19, Ă  11 heures du matin, et plongĂ©s dans un petit aquarium, qui Ă©tait alors Ă  une tempĂ©rature d’environ 11°. On sait que, dans la faune profonde, ils sont continuellement Ă  4° et qu’à 50 m de fond, la pression doit atteindre 5 atmosphĂšres.

SitĂŽt aprĂšs leur arrivĂ©e, ils se sont mis Ă  l’exploration du domicile, grimpant trĂšs lentement contre les parois, contre le thermomĂštre et sur les plantes aquatiques, mais parcourant surtout le fond, garni de terreau sableux et d’un peu de boue du lac. Pendant tout le jour, ils ont Ă©tĂ© un peu endormis, plus actifs aprĂšs le coucher du soleil. Le lendemain, deux d’entre eux — les plus jeunes — ayant sans doute souffert du voyage et de mes manipulations, crĂšvent. Les autres, au contraire, rapidement habituĂ©s Ă  leur nouveau milieu, se dispersent partout et dĂ©ploient une trĂšs grande activitĂ©, comme dans toute la suite de leur existence.

Il peut paraĂźtre intĂ©ressant d’étudier, en aquarium, la biologie de ces animaux, si spĂ©ciaux par leur habitat abyssal, faute de pouvoir les observer dans la nature. Mais nous n’insisterons que sur les points oĂč leurs coutumes et leurs instincts diffĂšrent de ceux des races littorales.

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On sait que les LimnĂ©es sont des mollusques pulmonĂ©s, habitant nos marais, Ă©tangs, lacs et parfois nos riviĂšres, venant rĂ©guliĂšrement respirer l’air en nature, quand les conditions le leur permettent, mais pouvant fort bien passer des heures sous l’eau en fermant leur pneumostome. Elles habitent sous les pierres, les feuilles de nĂ©nuphars, sur les plantes aquatiques de tous genres, sont peu vives et aiment la fraĂźcheur. Elles savent surnager au fil de l’eau en dĂ©ployant leur Ă©norme pied, la coquille renversĂ©e, et, dĂšs qu’il y a danger, elles se laissent tomber Ă  pic en lĂąchant l’air qui les aidait Ă  flotter. Leur nourriture est vĂ©gĂ©tale : elles font avec leurs trois mĂąchoires de grosses entailles au bord des feuilles immergĂ©es et les dĂ©vorent pendant des heures. Leur coquille est ordinairement Ă©paisse et assez grande, extraordinairement variable. Enfin, elles sont hermaphrodites et ditrĂȘmes, ce qui leur permet de s’accoupler parfois en de longues chaĂźnes d’individus, Ă  la surface des eaux. Elles pondent des quantitĂ©s d’Ɠufs, de 30 à 60 à la fois, enveloppĂ©s dans de longs boudins d’albumen, qu’elles collent sur les plantes ou sur les pierres.

VoilĂ  en quelques mots le modus videndi de ces animaux, dans leurs conditions normales. Dans la faune profonde, naturellement, tout est changĂ©. L’obscuritĂ© et le manque de nourriture rendent l’animal minuscule et pĂąle, la coquille blanche et fragile. La couche d’eau susjacente empĂȘche toute respiration aĂ©rienne, forçant, comme l’a observĂ© Brot, le poumon Ă  recevoir de l’eau et Ă  fonctionner comme une branchie. Elles vivent sur ou dans la vase, ce qui modifie profondĂ©ment la forme du test ; leur nourriture, distribuĂ©e principalement dans cette boue, est forcĂ©ment animale et leur donne des habitudes de reptation. Au reste, le manque d’air et la profondeur empĂȘcheraient tout essai de natation, Ă  la maniĂšre dont la pratiquent les LimnĂ©es littorales.

Mais tout cela peut s’établir par le seul raisonnement. Voyons maintenant comment se comportent en aquarium des individus ramenĂ©s de ces rĂ©gions profondes.

Pendant les premiĂšres heures de leur captivitĂ©, mes huit exemplaires ne sont pas montĂ©s Ă  l’air libre, ce qu’ils ont fait du reste dĂšs le lendemain matin. Il est probable qu’ils ont plus ou moins continuĂ© Ă  respirer comme dans les abysses, mais on n’aurait pu s’en convaincre que par une dissection. Cependant, au bout de quelque temps, un ou deux individus arrivant Ă  la surface ont trĂšs visiblement ouvert leur pneumostome Ă  l’air libre. Cette habitude est peu Ă  peu entrĂ©e dans les mƓurs de toute la colonie. Mais mes sujets sont loin de retourner frĂ©quemment hors de l’eau et je n’ai pas observĂ© de ces stations prolongĂ©es en dehors du liquide, si frĂ©quentes chez toutes les limnĂ©es littorales en aquarium. Étant donnĂ©s leur peu d’assiduitĂ© et surtout les sĂ©jours interminables dans la vase ou au fond du bocal, il est mĂȘme trĂšs probable que mes exemplaires se servent impunĂ©ment de l’un et de l’autre mode respiratoire.

D’autre part, j’ai observĂ© une coutume curieuse qu’ils ont prise, avec un but ou non. J’ai remarquĂ© que des individus enfouis dans la vase — tout prĂšs du bord de l’aquarium et se dĂ©voilant ainsi aux investigations — laissaient, aprĂšs leur dĂ©part, des places vides, remplies de bulles d’air plus ou moins comprimĂ©es. Quelque temps aprĂšs, on pouvait voir des limnĂ©es revenir aux mĂȘmes endroits, juste dans ces rĂ©servoirs souterrains. Y aurait-il ici un soin instinctif de conservation, ou cette circonstance est-elle purement fortuite ?

Outre les dĂ©placements causĂ©s en vue de la respiration ou par la recherche de la nourriture, on peut observer chez ces animaux un penchant pour la fraĂźcheur et l’obscuritĂ©. FrĂ©quemment, durant les moments de grande chaleur, qui surviennent parfois assez brusquement par le fait de la petitesse du bocal et de sa position Ă  l’air libre d’un balcon, on peut voir les limnĂ©es descendre toutes ensemble au fond de l’aquarium, s’enfouir Ă  demi dans la vase ou se blottir dans les coins, Ă©vitant avec soin le chaud et le soleil. Par contre, la lumiĂšre ne leur est pas dĂ©sagrĂ©able, et elles y sont extrĂȘmement peu sensibles. C’est sans doute Ă  cause de ce fait que les yeux des LimnĂ©es abyssales n’ont aucune particularitĂ© qui les diffĂšre de celles de surface.

On connaĂźt Ă  ce sujet les expĂ©riences que M. Yung a faites sur les escargots, investigations dont le rĂ©sultat a Ă©tĂ© publiĂ© dans les Archives de psychologie. Mais il est plus difficile d’affirmer quelque chose sur la puissance visuelle des limnĂ©es que sur celle des Stylommatophores, car il n’y a pas d’invagination des tentacules, pour rendre compte de l’impression reçue. Tout ce que je puis rapporter, c’est que mes LimnĂ©es plongĂ©es depuis une heure dans une obscuritĂ© complĂšte dĂ©ployaient leur activitĂ© comme si de rien n’était ; mises subitement en prĂ©sence d’une vive lumiĂšre, elles n’ont donnĂ© aucun signe d’étonnement, continuant leur chemin, sur le verre, les plantes ou Ă  la surface.

Le fait de la respiration aĂ©rienne a pour consĂ©quence de donner Ă  mes LimnĂ©es la possibilitĂ© de surnager au fil de l’eau, en gonflant la chambre pulmonaire. Elles ne l’ont pas fait tout de suite, mais ont appris instinctivement Ă  se dĂ©placer ainsi, dĂšs la premiĂšre tentative. Elles savent aussi se laisser chuter en ligne droite par le rejet brusque de l’air contenu dans la cavitĂ© du poumon. Mais ces descentes rapides se font aussi frĂ©quemment contre leur volontĂ©. Elles paraissent mĂȘme affligĂ©es d’une maladresse assez grande. Il suffit souvent d’ébranler lĂ©gĂšrement le bocal pour faire tomber toutes les limnĂ©es, qu’elles nagent ou qu’elles grimpent le long des parois. Les limnĂ©es littorales en aquarium sont loin d’ĂȘtre aussi peu stables mais savent se maintenir Ă  la surface ou contre les objets immergĂ©s, malgrĂ© des secousses bien plus fortes. MĂȘme laissĂ©s Ă  leur entiĂšre libertĂ©, mes huit individus essuient constamment des Ă©checs de cette nature. Il arrive trĂšs souvent que des exemplaires montant pĂ©niblement le long des parois lĂąchent subitement prise, pour recommencer incontinent. Ce manĂšge est extrĂȘmement frĂ©quent au temps de la fĂ©condation, et les futurs parents se manquent toujours deux ou trois fois lorsqu’ils se poursuivent ailleurs que sur le fond, avant de pouvoir se rejoindre et s’accoupler. Ces faits, qui ne se prĂ©sentent pas aussi frĂ©quemment chez les limnĂ©es de surface, montrent une inaptitude, bien naturelle du reste, Ă  se mouvoir ailleurs que dans la vase. Mais l’habitude leur vient rapidement et, au bout d’un mois, elles mettent plus de vivacitĂ© et d’habiletĂ© Ă  leurs ascensions, quoiqu’elles ne soient jamais bien agiles. La nouvelle gĂ©nĂ©ration paraĂźtra plus sĂ»re d’elle-mĂȘme.

La nourriture de mes huit LimnĂ©es semble ne pas avoir beaucoup changĂ© depuis leur captivitĂ©. Je n’ai vu qu’une fois l’une d’entre elles s’attaquer Ă  une plante aquatique. Elles paraissent au contraire chercher dans la vase presque toute leur subsistance, ce qui occasionne les stations interminables qu’elles y font, Ă  demi enfouies ou complĂštement recouvertes. J’ai vu Ă©galement des individus parcourir les parois en les lĂ©chant consciencieusement, sans doute pour se nourrir, car le verre y est recouvert d’une croĂ»te gluante et lĂ©gĂšrement rugueuse, qui doit ĂȘtre trĂšs riche en organismes.

La consĂ©quence de cette persistance dans les habitudes carnivores a Ă©tĂ© visible dans l’accroissement du test. La coquille qui Ă©tait de 3 Ă  6 mm de longueur au commencement de mes observations, s’est allongĂ©e de 6 Ă  7 mm, et la partie qui s’est formĂ©e en aquarium ne diffĂšre en rien du test primitif : extrĂȘmement fin, fragile, blanchĂątre, mat, un peu brillant Ă  l’intĂ©rieur, transparent. Ce sont lĂ  les caractĂšres communs Ă  toutes les limnĂ©es profondes et Ă  certaines Pisidies. Quant au galbe, il ne prĂ©sente pas encore les modifications qu’on verra chez les gĂ©nĂ©rations suivantes.

À noter un fait curieux qui est une consĂ©quence de la forme du bocal : mes huit exemplaires prĂ©sentent une assez forte gibbositĂ© juste Ă  l’endroit oĂč la croissance a commencĂ© en aquarium. En outre, la sculpture est trĂšs lĂ©gĂšrement plus grossiĂšre, depuis ce mĂȘme moment.

On aurait pu s’attendre Ă  ce que, par l’élevage, mes sujets arrivent Ă  une taille assez forte, rĂ©sultant du milieu meilleur que leur ambiance primitive. Mais il n’en est rien, ces individus n’ayant pas dĂ©passĂ© la grandeur moyenne de la LimnĂŠa Foreli. Il faut du reste dire qu’elles paraissent manger trĂšs peu, consacrant Ă  cette occupation un temps infiniment moindre que leurs congĂ©nĂšres littoraux en pareilles conditions.

Elles dĂ©ploient, au contraire, une grande activitĂ© pour la reproduction, pondant trĂšs souvent, mais peu Ă  la fois. Je n’ai pas observĂ© de fĂ©condation en chaĂźne, cet acte ne s’étant jamais produit dans mon aquarium qu’entre deux individus. Mes sujets se sont mis Ă  pondre dĂšs le 21 juin, c’est-Ă -dire un mois aprĂšs leur arrivĂ©e et Ă  un Ăąge encore assez tendre. La saison paraĂźt, du reste, ĂȘtre indiffĂ©rente aux LimnĂ©es abyssales. J’ai observĂ© des accouplements dĂšs la fin de mai, en juin, en juillet, les jours froids comme les jours chauds. En outre, j’ai trouvĂ© des jeunes exemplaires vivants, de tout Ăąge, dans le contenu de dragages pratiquĂ©s en dĂ©cembre, mars, mai et juin, dans les lacs LĂ©man et de NeuchĂątel, ce qui indique clairement le peu d’influence des saisons.

Les Ɠufs sont rarement pondus sur les plantes, ou du moins sur les tiges, car il arrive d’en voir entre les nombreuses folioles de petites herbes de surface. Il est Ă©galement peu frĂ©quent de voir des paquets d’Ɠufs accolĂ©s aux parois, oĂč les boudins sont trĂšs peu solidement adhĂ©rents. Plusieurs de ces groupes se sont dĂ©tachĂ©s d’eux-mĂȘmes pour couler au fond de l’eau. C’est lĂ , en effet, qu’on trouve principalement les paquets d’Ɠufs, simplement dĂ©posĂ©s Ă  la surface ou Ă  demi enfouis dans la vase. Il est bien Ă©vident que cela provient des conditions abyssales, car le calme de l’eau offre la sĂ©curitĂ© suffisante.

Par contre, on sait assez combien solidement tiennent les Ɠufs de LimnĂ©es littorales, afin que les vagues et les courants ne les dĂ©tachent pas des pierres ou des plantes oĂč ils sont amarrĂ©s. En effet, les Ɠufs de LimnĂ©es rĂ©sistent trĂšs peu aux dĂ©placements : ils sont tout de suite endommagĂ©s par les secousses, l’enveloppe du boudin se rompt, les Ɠufs sont mis en libertĂ© et livrĂ©s Ă  une mort certaine par le fait de leur fragilitĂ© et du peu de protection de leur membrane mince et diaphane.

C’est peut-ĂȘtre Ă  cause de ce danger que les LimnĂ©es abyssales multiplient les paquets, sans qu’ils contiennent chacun plus de 9 Ɠufs. Ce nombre est en effet le maximum que j’aie observĂ©, la plupart n’en ayant que 3, 4, 5, 6, 7 ou mĂȘme un seul. Chez les LimnĂ©es de surface, au contraire, les agglomĂ©rations sont de 15 Ă  60 Ɠufs et ces derniers Ă©closent au bout d’une vingtaine de jours (19 Ă  26, environ, suivant la tempĂ©rature).

Chez mes exemplaires profonds, je n’ai malheureusement pas pu me livrer Ă  des observations rĂ©guliĂšres sur la durĂ©e d’incubation. J’ai seulement relevĂ© deux cas isolĂ©s : des paquets pondus les 21 et 22 juin 1913 sont Ă©clos tous deux le 15 juillet, ce qui ferait 23 et 24 jours, Ă  une tempĂ©rature de 11° Ă  28°, avec variations brusques. On ne saurait, du reste, trop insister sur l’importance que la tempĂ©rature a sur ces sortes de dĂ©veloppements, aussi trouvera-t-on, au cours de ce travail, la courbe des variations thermomĂ©triques de mon aquarium, depuis l’arrivĂ©e de ses hĂŽtes.

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Passons maintenant Ă  un nouveau paragraphe de mes notes et Ă©tudions briĂšvement le dĂ©veloppement des jeunes de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration Ă©levĂ©e complĂštement en aquarium. Les petits sortant de l’Ɠuf ont une taille d’environ 1 mm de longueur sur œ mm de largeur. Leur coquille est extrĂȘmement pĂąle, fragile, transparente et ils sont eux-mĂȘmes blanchĂątres avec des viscĂšres rouges. Ils ne mangent rien les premiĂšres heures et extrĂȘmement peu les premiers jours.

Malheureusement, deux jours aprĂšs leur naissance, j’ai dĂ» m’absenter et j’ai renfermĂ© quelques individus dans un bocal portatif, qui a fait avec moi le voyage de NeuchĂątel Ă  Paris, puis quelque temps aprĂšs de Paris en Bretagne. De retour en Suisse, j’ai pu les comparer aux exemplaires restĂ©s dans un aquarium plus grand et Ă  une tempĂ©rature diffĂ©rente. Ce fait a peut-ĂȘtre quelque peu entravĂ© la croissance des spĂ©cimens voyageurs, mais, quoi qu’il en soit, ils Ă©taient fort gaillards six heures aprĂšs leur arrivĂ©e Ă  Paris, et recommencĂšrent une ascension des parois, interrompue la veille.

Tab. IV. Variations de la tempĂ©rature de l’aquarium, jusqu’au point oĂč la distinction est visible entre les individus conservant les caractĂšres abyssaux et ceux qui retournent au type limosa 2.

Le 19 juillet, soit 4 jours aprĂšs leur naissance, mes jeunes exilĂ©s n’avaient pas encore grandi d’une maniĂšre visible, par le fait du peu de nourriture absorbĂ©e. Mais, dĂšs cette date, la croissance s’est faite plus normalement, et ils se sont mis plus frĂ©quemment Ă  recueillir les organismes de la surface du verre et des plantes aquatiques.

Le 22 juillet dĂ©jĂ , j’ai vu un individu ĂągĂ© de 7 jours monter Ă  la surface de l’eau, gonfler son poumon d’air et traverser le bocal Ă  fleur d’eau, la coquille renversĂ©e, avec une agilitĂ© assez grande ; il faisait complĂštement nuit. L’habiletĂ© de ces jeunes animaux semble avoir dĂ©jĂ  surpassĂ© celle des parents. Le lendemain soir, 23 juillet, trois exemplaires refont cette mĂȘme traversĂ©e, tous ensemble. Mais ce n’est que le 30 juillet que j’ai observĂ© chez ces spĂ©cimens des stations de quelques instants hors de l’eau, sur les parois du rĂ©cipient. AprĂšs cette initiation, les jeunes reprennent trĂšs rapidement les habitudes des parents, auxquels ils sont entiĂšrement semblables, du moins sous ce rapport. Il est Ă  remarquer ici la diffĂ©rence entre les LimnĂ©es que j’ai fait voyager et celles que j’ai laissĂ©es Ă  NeuchĂątel, diffĂ©rence rĂ©sultant des conditions des deux bocaux. Dans l’aquarium primitif, la biologie des LimnĂŠa Foreli s’est maintenue intĂ©gralement chez les nouveaux sujets et a eu pour consĂ©quence la conservation des caractĂšres morphologiques. En effet, les particularitĂ©s de la coquille et de l’animal sont restĂ©es les mĂȘmes, la premiĂšre prenant parfois une forme trĂšs lĂ©gĂšrement plus obĂšse, qui rappelle la var. obtusiformis Piag., du LĂ©man. Au contraire, dans le petit flacon portatif, l’absence complĂšte de vase a eu pour rĂ©sultat d’empĂȘcher les stations dans cette substance, a permis ainsi aux LimnĂ©es de prendre les habitudes littorales et a donnĂ© Ă  la coquille une forme tendant passablement vers celle de la L. limosa type, c’est-Ă -dire de l’espĂšce ancestrale.

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Un semblable fait ne se laisse pas constater sans commentaires. Remarquons d’abord que cette transformation se fait directement, sans que les animaux passent par la forme sublittorale Roszkowskiana. On a considĂ©rĂ© cette derniĂšre comme intermĂ©diaire entre les formes de surface et les races profondes, mais le retour direct au type (Foreli → limosa) semble confirmer la thĂ©orie suivant laquelle la faune sublittorale serait de formation indĂ©pendante, sans prĂ©senter une transition continue entre les deux autres zones bathymĂ©triques. (Voir Piaget, Zool. Anzeig., 1913, vol. 42).

Ensuite, je dois dire que, conformĂ©ment aux expĂ©riences de Forel sur ce sujet, mes exemplaires ne sont pas entiĂšrement retournĂ©s au type primitif, et prĂ©sentent toujours un certain faciĂšs abyssal. Cependant, il paraĂźt, d’aprĂšs M. Roszkowski, que cette rĂ©gression se produit complĂštement, au bout d’un certain nombre de gĂ©nĂ©rations.

On pourrait multiplier les observations sur l’évolution en aquarium de ces formes dĂ©rivĂ©es de LimnĂ©es abyssales. Toutes ces modifications sont Ă©videmment trĂšs diffĂ©rentes suivant l’intensitĂ© des facteurs, la forme du bocal, la chaleur, la nourriture, la saison, etc., etc. Mais l’important est de constater le retour au type primitif, fait qui peut avoir la plus haute importance philosophique.

On sait que suivant certains biologistes modernes, de l’école mendĂ©lienne, il existerait une diffĂ©rence fondamentale entre les variations fluctuantes et les variations hĂ©rĂ©ditaires, les premiĂšres n’étant produites que par l’intensitĂ© de tel ou tel facteur dĂ©jĂ  existant et les secondes Ă©tant dĂ©terminĂ©es par l’apparition d’un nouveau facteur. Les premiĂšres correspondraient aux variĂ©tĂ©s et les secondes seraient l’explication de la genĂšse des espĂšces.

Il est possible que cette thĂ©orie ait une part de vĂ©ritĂ© et peut-ĂȘtre mĂȘme une grande part, cependant il est probable qu’elle n’est pas entiĂšrement satisfaisante. Tout d’abord, elle tend Ă  se rapprocher de ces doctrines mĂ©canistiques radicales si bien critiquĂ©es de nos jours, et elle y tend non pas par le rĂŽle donnĂ© Ă  l’apparition des facteurs, mais par la distinction absolue entre variations fluctuantes et hĂ©rĂ©ditaires. Comment expliquer alors le cas de ces crustacĂ©s, qui, en eaux profondes, ont perdu depuis des siĂšcles leur organe visuel, et le retrouvent sitĂŽt aprĂšs leur introduction en aquarium, au bout de quelques gĂ©nĂ©rations ? Tout se passe comme si l’apparition du nouveau facteur, savoir l’obscuritĂ© en eaux abyssales, avait provoquĂ© une variation hĂ©rĂ©ditaire tant qu’agit le facteur. Mais la suppression du facteur supprime Ă©galement l’hĂ©rĂ©ditĂ©. L’Ɠil se retrouve ce qu’il Ă©tait auparavant, avec la mĂȘme structure et la mĂȘme facultĂ©. D’autre part, ce n’est pas l’apparition d’un nouveau facteur, Ă  savoir la lumiĂšre, qui aura fait du premier jet un organe aussi compliquĂ© et aussi semblable Ă  ce qu’il Ă©tait ou Ă  ce qu’il aurait Ă©tĂ© sans interruption, Ă  supposer que le facteur obscuritĂ© ne soit pas intervenu.

Mais nous ne voulons pas discuter la thĂ©orie en elle-mĂȘme, contentons-nous d’y rapporter le cas de ces LimnĂ©es abyssales revenues Ă  leur type primitif. On a pu en conclure que ce ne sont lĂ  que des variations fluctuantes des formes littorales correspondantes. Mais cette conception ne rĂ©sulte que de l’application de la thĂ©orie mendĂ©lienne, et, dans la pratique, rien n’empĂȘcherait de faire des LimnĂ©es abyssales de bonnes espĂšces, caractĂ©risĂ©es par nombre de particularitĂ©s, hĂ©rĂ©ditaires en eaux profondes. Y a-t-il des raisons de penser ainsi ? Faut-il considĂ©rer la loi en question comme absolue ?

Ces questions sont bien insolubles, Ă©tant donnĂ© le manque de points de comparaisons. Si nous connaissions les facteurs ayant provoquĂ© la formation des espĂšces ordinaires aussi bien que ceux du cas particulier, nous pourrions faire des expĂ©riences analogues. Qui nous empĂȘchera de croire qu’en connaissant ces conditions nous pourrions ramener les formes Ă  leur type ancestral et considĂ©rer comme variations fluctuantes les espĂšces les plus hĂ©rĂ©ditaires en apparence ?

En outre, les espĂšces profondes sont trĂšs jeunes. On ne peut les faire remonter qu’au retrait de glaciers, en Suisse, tandis que les LimnĂ©es littorales datent des premiĂšres pĂ©riodes pleistocĂšnes. Ce n’est qu’à la longue que les adaptations naissantes de la faune profonde subalpine deviendront hĂ©rĂ©ditaires mĂȘme en surface, comme au lac BaĂŻkal, par exemple. C’est de mĂȘme ainsi que les Zoospeum n’ont certainement pas Ă©tĂ© formĂ©s du jour au lendemain par l’apparition des Carychium dans les grottes d’Autriche et d’Espagne. Mais ils ont Ă©tĂ© si longtemps isolĂ©s dans leur condition qu’on aurait sans doute beaucoup de peine Ă  les ramener Ă  leur forme ancestrale. Pourtant l’on ne voit guĂšre, Ă  part l’effet du temps, le facteur nouveau caractĂ©risant mieux les grottes que les abysses. L’obscuritĂ© y est la mĂȘme et les Zoospeum sont aveugles, tandis que les LimnĂŠa Foreli ont des yeux.

Les Tachea sylvatica et austriaca ne sont certes pas Ă  confondre et personne n’affirmera que ce sont des variations fluctuantes. Cependant, il n’y a pas si longtemps que ces animaux, rĂ©cemment immigrĂ©s d’Asie, se confondaient plus ou moins entre eux, et un peu partout. Germain a retrouvĂ©, dans des dĂ©pĂŽts quaternaires français, des formes absolument asiatiques et qu’il serait fort difficile de dĂ©partager en sylvatica et austriaca. Pourtant ces formes, l’une chez nous, l’autre en Autriche, sont devenues de fort bonnes espĂšces. Mais, pendant leur formation, il y a tout Ă  parier que des individus autrichiens auraient donnĂ© ici des sylvatica et vice versa, sans aucune hĂ©rĂ©ditĂ© absolue.

Au reste, y a-t-il quelque part des facteurs nouveaux ? Pourquoi se sont formĂ©s deux Tachea, une en Autriche et une en France, alors que nombre de mollusques habitent ces deux pays Ă  la fois, sans ĂȘtre diffĂ©renciĂ©s, et en particulier les autres Tachea, hortensis et nemoralis ?

Je crois, dans ces cas-lĂ , la loi mendĂ©lienne un peu simpliste, spĂ©cialement dans le nĂŽtre. On se reprĂ©sente mal le nouveau facteur donnant une nouvelle espĂšce hĂ©rĂ©ditaire d’un moment Ă  l’autre, alors que des LimnĂ©es littorales n’arriveraient en eaux profondes qu’à produire des variations fluctuantes. Si la transformation n’est pas immĂ©diate, la distinction entre variations fluctuantes et hĂ©rĂ©ditaires tombe Ă©videmment, et les bonnes espĂšces commenceront toujours par n’ĂȘtre hĂ©rĂ©ditaires que dans leur milieu, susceptibles d’ĂȘtre ramenĂ©es Ă  tel type dĂ©jĂ  existant, si on les transporte ailleurs. La durĂ©e seule aura un rĂ©el effet. En outre, ce ne sont pas les facteurs qui doivent ĂȘtre nouveaux, mais l’ensemble de ces facteurs, leur relation, leur synthĂšse. En d’autres termes, une nouvelle espĂšce n’est pas dĂšs son dĂ©but caractĂ©risĂ©e par ses propriĂ©tĂ©s, ses caractĂšres acquis, mais par ses tendances, comme l’ont fait remarquer plus d’un philosophe.

Il existe en ichtyologie un cas trĂšs frappant Ă  cet Ă©gard. C’est celui que nous fournit le genre Atherina, marin et d’eau douce. Deux espĂšces marines, les Atherina Boyeri et hepsetus ont donnĂ© respectivement les A. Riqueti et lacustris, l’un dans le midi de la France et l’autre dans les lacs Italiens du Nord, qui Ă©taient Ă  l’époque miocĂšne des bras de mer. Ce n’est aussi que par une Ă©volution lente que ces espĂšces lacustres se sont peu Ă  peu diffĂ©renciĂ©es et non pas par un changement brusque rĂ©sultant de l’évolution du milieu ambiant. Du reste, toutes les faunes marines relĂ©guĂ©es, de Scandinavie, d’Allemagne, d’Afrique, etc., nous offrent des exemples semblables. Ces faits sont trĂšs suggestifs pour le cas de nos LimnĂ©es abyssales.

En conclusion, je crois que ces formes profondes peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme de bonnes espĂšces, vu leur dĂ©marcation nette d’avec les LimnĂ©es sublittorales et littorales. Mais elles sont encore en pleine pĂ©riode de formation, leur Ă©volution Ă©tant en outre retardĂ©e par le peu de variations du milieu ambiant.

Dimensions de l’aquarium

I. Bocal cylindrique, en verre trĂšs lĂ©gĂšrement opaque, de 18 cm de hauteur sur 11 œ cm de largueur. Le fond est garni d’une couche de terreau sableux et l’eau n’atteint pas le bord supĂ©rieur, ce qui fait que la colonne de liquide n’a que 12 cm de hauteur et 1140 cm3, de volume. De nombreuses plantes aquatiques (Elodea canadensis, etc.) peuplent le bocal, ainsi qu’un grand nombre de CrustacĂ©s (Cyclops, etc.) et de Protozoaires.

II. Petit bocal portatif cylindrique, de 14 cm de hauteur sur 4 de largeur, sans terre mais garni de plantes et peuplĂ© des mĂȘmes animaux. Le volume du liquide est d’environ 173 cm3.

Ouvrages consultés

1912. Germain, Louis, Études sur les mollusques terrestres et fluviatiles de quelques formations quaternaires des bassins du Rhîne et du Rhin. Archives du Mus. d’hist. nat. de Lyon, vol. IX.

1902. Roule, L., Atherina Riqueti nov. sp., nouvelle espĂšce d’AthĂ©rine vivant dans les eaux douces. Zool. Anz., n° 667.

1912. Roszkowski, Waclaw, Notes sur les Limnées de la faune profonde du lac Léman. Zool. Anz., vol. XL.

1913. VayssiÚre, A., Observations faites sur un Mitra zonata vivant. Journ. conchyl. (1912), vol. LX.

1911. Yung, Émile, De l’insensibilitĂ© Ă  la lumiĂšre et de la cĂ©citĂ© de l’escargot (Helix pomatia). Archives de psychologie, tome IX, n° 44.

Voir aussi :

[Piaget, Jean] Les rĂ©cents dragages malacologiques de M. le Prof. Émile Yung, dans le Lac LĂ©man. (Journ. de conchyliologie, vol. LX, paru en 1913.)

[Piaget, Jean] Nouveaux dragages malacologiques de M. le Prof. É. Yung dans la faune profonde du LĂ©man [(Zool. Anz., vol. XLII, n° 5, 1913, p. 216-223)].

Et

[Piaget, Jean] Les mollusques sublittoraux du Léman recueillis par M. le Prof. E. Yung. (Zool. Anz., vol. XLII, 1913).