Essai sur la multiplication logique et les débuts de la pensée formelle chez l’enfant (1922) a

On peut penser ce que l’on veut de la logique formelle. On peut admettre ou non qu’elle définit la structure propre de la raison, et l’on peut agiter autour de ce problème bien d’autres questions. Telle n’est pas notre intention. Mais, ce qui ne doit faire pour personne l’objet de contestations, c’est que la pensée formelle peut être étudiée à titre de fait psychologique. De ce biais et sans aucune présupposition d’ordre logique, j’appelle raisonnement formel le raisonnement qui, d’une ou de plusieurs propositions, tire une conclusion à laquelle l’esprit adhère avec certitude, sans pour cela recourir à l’observation. Ce qui est incontesté, c’est donc qu’il y a de tels raisonnements. Ils existent dans la pensée européenne depuis les Grecs. M. Masson-Oursel a montré que l’Inde les connaissait aussi. Ils apparaissent chez l’enfant dans des circonstances déterminées et à un âge déterminé. Il peut être intéressant de savoir quels sont ces circonstances et cet âge. C’est à ce but qu’est consacré le présent essai.

Pour ce faire, il semble possible d’étudier n’importe quel raisonnement et de chercher, dans l’assentiment qui consacre la conclusion, la part du recours à l’observation et la part de la vis formae. En réalité, cette méthode est singulièrement délicate : il n’est guère possible, en effet, de dissocier ces deux parts, parce que, jusqu’à un stade déjà très évolué (vers 11 ans, verrons-nous), l’enfant, même lorsqu’il paraît simplement déduire, se laisse singulièrement conduire soit par son observation visuelle, soit par un réalisme spirituel, finement étudié par M. Luquet, et appelé par lui « réalisme logique ». Ce réalisme influence le dessin dans l’un des stades primitifs, mais il est beaucoup plus durable dans le raisonnement : c’est grâce à lui, que l’enfant, même lorsqu’il paraît adhérer vi formæ à une conclusion, adhère en réalité à un « modèle interne » qu’il vient de construire, mais qu’il prend pour la réalité. En outre, ce qui donne aux raisonnements d’enfants l’apparence formelle, c’est que, si l’observation est le seul critère de la vérité enfantine, cette observation correspond à une réalité beaucoup plus floue que chez nous, et que la réalité du jeu, ou la réalité verbale, n’ont pas de frontières bien nettes qui les séparent de la réalité sensible. Dès lors, lorsque le raisonnement enfantin passe, par un processus qui, paraît uniquement formel, de prémisses données à une conclusion, même bizarre, et, en apparence, irréelle, il faut se demander quel est le modèle interne qui a servi de support à la déduction, comme la figure géométrique soutient le raisonnement du calculateur hésitant. Sans doute, la déduction s’est faite suivant des règles, qui sont celles mêmes que l’on retrouve dans le raisonnement formel d’enfants plus avancés, mais, et c’est là le critère auquel nous nous tiendrons, l’enfant n’a pas eu conscience de déduire, c’est-à-dire conscience de quitter momentanément le terrain de l’observation — réelle ou possible — pour déclarer que, indépendamment de toute réalité, telle phrase, telle proposition, comporte telle conclusion.

Le critère psychologique de la pensée formelle est donc le fait de ne pas discuter les prémisses données, non qu’on les prenne pour vraies, mais parce qu’on les prend pour données. La réflexion se porte alors, non sur la réalité sensible, ni sur le modèle interne, mais sur le sens des propositions données, des expressions verbales adultes auxquelles l’enfant attribue telle ou telle possibilité de déduction. Il convient donc de prendre comme réactif, non pas n’importe quel test de raisonnement, mais des tests à données conventionnelles, dépourvues de sens concret. Bien entendu, de tels tests sont d’un maniement extrêmement délicat. Mais il faut passer outre à ces difficultés. Ces tests se sont, en effet, révélés susceptibles de « rendre », comme on dit en jargon de laboratoire. Ils ont donné lieu à des réactions différentes d’un âge à l’autre, et fait assister aux débuts du raisonnement formel. Ils nous ont permis par là de répondre à la question posée par Deuchler en 1920 1. Deuchler a trouvé parmi ses enfants (de 10 à 14 ans) deux types, qu’il appelle formel et réaliste, suivant que la preuve est cherchée dans les données ou dans le réel. Deuchler se demande si ces types sont individuels ou sont dus à l’âge : il nous est possible de répondre qu’il s’agit là avant tout d’une question d’âge. Bref, ces tests, je veux dire un test de Burt que j’ai étudié à cet effet et dont j’ai fait varier la teneur, méritent une analyse.

Le test de Burt la mérite d’autant plus qu’il va nous permettre d’apercevoir beaucoup plus clairement un phénomène sur lequel nous avons eu déjà l’occasion d’insister dans des articles précédents, la difficulté à multiplier les classes. On sait que la multiplication logique est l’opération au moyen de laquelle on trouve les objets communs à deux classes (prises en extension). Le produit est nul si les classes n’interfèrent pas, sinon il est positif. On appelle, d’autre part, addition logique l’opération qui donne la somme des objets contenus dans les deux classes, c’est-à-dire la classe totale qui les contienne toutes deux (de nouveau en extension). Or, nous avons déjà eu l’occasion d’entrevoir que la multiplication logique était une opération beaucoup plus difficile pour l’enfant que l’addition logique, et que l’intelligence enfantine a tendance, dans des raisonnements où la première de ces opérations serait indispensable, à lui substituer la seconde.

Il convenait de reprendre la question de front. C’est même dans ce seul but que nous avons entrepris l’étude du test de Burt, lorsque l’analyse des difficultés rencontrées a montré que cette question menait, par une voie indirecte, à celle du raisonnement formel en général.

Quant à la technique employée, elle est la même que précédemment. Le test, écrit, est présenté à l’enfant sur une feuille de papier. Je le lis avec l’enfant et le lui fais lire à haute voix. Je m’assure qu’il a bien compris et je fais répéter le test en retirant le papier. Puis l’enfant donne sa réponse, en raisonnant si possible tout haut. Je rends alors le test, qu’il relit, dont il redonne le résultat, et ainsi de suite, tant que la réponse de l’enfant est susceptible de varier. Il convient d’éviter deux dangers contraires, ou l’ennui, qui suggère d’imaginaires difficultés, ou un amusement trop grand qui rendrait le jeu arbitraire.

Au moment de terminer ce travail, j’en sens toute l’insuffisance. Je donne mes résultats avec le sentiment très vif de leur caractère hypothétique, tant que l’observation courante et clinique ne les aura pas confirmés. Mais il faut des hypothèses de travail, et c’est à les trouver que servent les expériences préparatoires, même artificielles. Les expériences qui suivent ne sont donc que des « expériences pour voir ». Aussi, dans la question du raisonnement formel, me suis-je limité aux seuls résultats de ces expériences : ils sont maigres. Mais il m’a paru imprudent de traiter la question comme elle le mérite, sans attendre que les hypothèses proposées trouvent leur contrôle dans la suite des recherches.

Cette partie a pour seul but l’établissement de faits sur lesquels portera la discussion qui va suivre. Il s’agit donc ici de faits bruts, peut-être artificiels, c’est-à-dire produits de toute pièce par la forme de l’expérimentation, peut-être ordinaires. Peu importe pour l’instant. Il convient seulement de les discerner et de les classer.

I

Avant d’étudier la réaction des enfants aux alternatives explicites, cherchons à voir ce qu’ils font de raisonnements impliquant un choix, équivalent fonctionnel de l’alternative.

§ 1

Test I. Voici trois couteaux, l’un à 10 francs, l’autre à 12 francs, et le troisième à 15 francs.

Il y a deux de ces couteaux qui ont deux lames ; ce sont ceux qui coûtent 12 francs et 15 francs.

Il y a deux de ces mêmes couteaux qui ont un tire-bouchon ; ce sont ceux qui coûtent 10 francs et 12 francs.

Or celui que je choisis a deux lames et un tire-bouchon. Combien coûte-t-il ?

Variantes : I a. — Il ne reste plus que trois couteaux dans le magasin. Si je prends un couteau à deux lames, il peut coûter 10 francs ou 15 francs. Si le couteau a un tire-bouchon, il coûte 10 francs ou 12 francs. Or… etc.

1 b. — Cette seconde variante est destinée à éviter la préposition « de » qui, comme ou sait, n’est pas comprise par l’enfant dans le sens partitif 2.

Voici trois couteaux, l’un à 10 francs…, etc. Les deux (couteaux) 3 qui ont deux lames coûtent 10 francs et 15 francs. Les deux (couteaux) qui ont un tire-bouchon coûtent 10 francs et 12 francs. Or…, etc.

1 c. — Voici trois couteaux… etc. Il y en a deux qui ont deux lames : ce sont ceux qui coûtent 10 francs et 15 francs. Il y en a deux qui ont un tire-bouchon : ce sont ceux qui coûtent 10 francs et 12 francs. Or… etc.

1 d. — Si le couteau que vous m’avez demandé a deux lames, il peut coûter 10 francs ou 15 francs. S’il a un tire-bouchon, il coûte 10 francs ou 12 francs. Or il a deux lames et un tire-bouchon. Combien coûte-t-il ?

D’autres variantes essayent encore de faciliter la compréhension du test. On remarque que l’ordre des prix est varié, que tout est préparé pour que l’enfant comprenne qu’il n’y a pas plus de trois couteaux, etc.

Nous allons assister, à propos de ce test, à deux phénomènes. D’une part, l’enfant n’arrive que difficilement à faire interférer les deux ensembles de couteaux, ceux à deux lames et ceux à tire-bouchon, et à concevoir que l’un des couteaux rentre à la fois dans ces deux ensembles. D’autre part, l’enfant met un temps prolongé à comprendre que ces deux ensembles font tous deux partie de l’ensemble total des trois couteaux. Ce dernier phénomène nous étant déjà acquis, nous mènera aisément à saisir le mécanisme du premier, car, dans le cas de notre test, les deux phénomènes sont interdépendants. Voici les faits :

Guy (9 ; 0), Bern (9 ; 8) et Viol (11 ; 11) n’arrivent pas à comprendre que l’ensemble des couteaux à deux lames et celui des couteaux à tire-bouchon font tous deux partie des trois couteaux. Le test est insoluble. Ou bien ils croient que les couteaux à 10 et à 12 francs sont à deux lames et à tire­bouchon, sans parvenir à dissocier cet ensemble en deux pour le faire interférer avec l’autre.

Wœ (9 ; 11) débute de la même manière, puis il déclare explicitement qu’il y a quatre couteaux. Je l’avais interrogé à 9 ; 3 sur la relation partitive (art. cité, p. 459), aussi peut-il me dire ce que signifie l’expression : « Il y a deux de ces couteaux qui… », sans avoir refait l’erreur qui consiste à supprimer le mot « de ». Mais l’expression « deux de ces mêmes couteaux » est comprise comme suit : « deux du même tas. Il y en un du même et un qui n’est pas du même » 4. Le test est donc insoluble.

Fourn (9 ; 10), après les mêmes erreurs, dit « on peut pas dire qu’il y en a trois : il y en a deux et encore deux ». Et For (9 ; 8) : « On dit le prix de trois couteaux mais il y a quatre couteaux ».

De telles remarques sont intéressantes. Elles montrent que l’enfant comprend bien le test grammaticalement, mais pas logiquement. Il comprend que le test compte trois couteaux en tout, mais cela paraît à Fourn et à For une absurdité. Mais ce qui est curieux, c’est qu’ayant dans l’esprit deux ensembles, l’un de deux couteaux à 12 et 10 francs, l’autre de deux couteaux à 12 et 15 francs, l’enfant ne voie pas que le couteau à 12 francs se retrouve dans les deux ensembles, même lorsqu’on spécifie qu’il y a trois couteaux en tout. C’est là que le phénomène est nouveau et déborde l’incompréhension du partitif. Il y a plus :

Léonc (11 ; 5) dit carrément qu’« il n’y a pas de couteau à deux lames et un tire-bouchon », parce qu’il croit à quatre couteaux. Puis il essaye de raisonner sur trois couteaux seulement en se disant explicitement que les deux ensembles dont on parle doivent rentrer dans l’ensemble total des trois. Mais il comprend cela d’une manière indistincte et pseudo-abstraite sans pouvoir y parvenir concrètement. Dès qu’il s’essaye à réaliser ces rapports, il déforme l’un des deux sous-ensembles : « On ne peut pas savoir le prix de celui qui a deux lames et un tire-bouchon. — Pourquoi ? — Parce que le prix de ceux qui ont deux lames coûte 10 francs et 15 francs et celui qui a un tire-bouchon seulement coûte 12 francs. —  Relisez. — J’ai oublié : ceux qui ont un tire-bouchon coûtent 10 francs et 12 francs. J’ai dit 12 francs seulement. —  Alors ? — Je prends trois couteaux, un à 10 francs, l’autre à 12 francs, le troisième à 15 francs. Il y a deux couteaux qui ont deux lames : 10 francs et 12 francs. L’autre a un tire-bouchon : 10 francs et 12 francs. Il y a quatre couteaux, là qu’on dit, au lieu de trois. » Dans les lectures suivantes, il continue à osciller entre l’hypothèse de quatre et l’hypothèse de trois, mais sans solution possible, toujours faute de couteau qui ait les deux caractères à la fois. Conclusion : « Voici trois couteaux : un à 10 francs, un à 12 francs, un à 15 francs. Il y en a deux qui ont deux lames… Il y en a deux qui ont un tire-bouchon, mais qui n’ont pas de lames aussi [!] Il y en a pas un qui a deux lames et un tire-bouchon. »

Cette réponse complète ce que nous venons de voir de l’incompréhension du partitif et de la non-interférence des classes, car elle nous montre comment les caractères de classes qui n’interfèrent pas (deux lames et un tire-bouchon) deviennent incompatibles. Dans le cas particulier, il s’agit d’abord d’une incompatibilité de fait, résultant simplement des tâtonnements et des échecs du sujet. Mais, à partir des dernières lectures, il y a incompatibilité de droit, en ce sens que le sujet déduit non plus seulement de sa recherche, au cours de l’« expérience mentale », mais de la teneur même des propositions du test, le fait que les couteaux à tire-bouchon « n’ont pas de lames aussi ». Il y a là un passage délicat à observer, entre le stade où l’enfant conclut en face du test qu’on ne saurait voir si les deux caractères peuvent être réunis, ou non, sur un seul couteau, et le stade où l’enfant conclut qu’on peut résoudre cette question, et que la solution découle même nécessairement des prémisses. À cet égard, Léonc en est à un stade intermédiaire. Sa certitude n’est pas encore réfléchie, mais elle n’est peut-être plus entièrement de l’ordre du tâtonnement empirique.

Carr (10 ; 6) et Ducô (12 ; 7) en sont au même stade, estimant qu’il n’y a pas de couteau à deux lames et à tire-bouchon. Ils croient à quatre couteaux et, comme plusieurs autres sujets, s’essayent, faute de pouvoir faire interférer les classes, à trouver le prix cherché en additionnant deux des prix indiqués.

Tous ces sujets échouent à résoudre le problème. Les suivants y parviennent, ce qui rend leurs tâtonnements d’autant plus intéressants :

Cab (12 ; 6), par exemple, commence par voir quatre couteaux, puis il comprend que les deux ensembles ont pour somme totale 3. Alors se produit un phénomène curieux : il trouve l’interférence correcte des deux groupes de caractères (les prix des couteaux) mais pas celle des objets eux-mêmes (des couteaux), « Il y a trois couteaux, dit Cab, un à 10 francs, l’autre à 12 francs, l’autre à 15 francs. Deux de ces couteaux ont deux lames, ceux à 12 francs et à 15 francs. Deux de ces mêmes couteaux ont un tire-bouchon ; ce sont ceux de 12 et 10 francs. — Alors ? — Il coûte 12 francs : il y en a un à tire-bouchon [à 12 francs] et un autre qui a deux lames [à 12 francs aussi]. Il y a quatre couteaux. » Les deux lectures suivantes ne suffisent pas à faire croire à Cab qu’il n’y a que trois couteaux. À la fin il comprend : « Deux de ces mêmes couteaux, c’est deux des trois ».

Naturellement, pour éviter la difficulté relative à cette dernière expression, je me suis servi concurremment de toutes les variantes du test. Quand les premières lectures du sujet paraissent s’accrocher à une difficulté de cet ordre, je change de texte en demandant à l’enfant s’il comprend mieux, etc.

S. et G. Debr (10 ; 4), Wig (9 ; 3), Rom (11 ; 2) et Bégu, (10 ; 4) présentent les mêmes phénomènes. Kle (12 ; 2) et Berg (19 ; 1) sont au contraire près de la juste solution mais tâtonnent pour des raisons de distraction, dans lesquelles cependant on trouve le résidu des facteurs logiques précédents.

Quant aux réponses justes, elles sont données par des enfants de 11-12 à 14 ans.

De ces quelques faits, il est permis de conclure ce qui suit :

1° L’incompréhension de la relation partitive nous était déjà acquise, même dans les cas où la partie consiste en un ou plusieurs individus d’un ensemble d’objets discrets. Les réponses obtenues au moyen du présent test confirment ces résultats.

2° Elles font plus. Indépendamment des relations qui unissent les deux ensembles de deux couteaux, à la somme des trois couteaux, c’est un fait ressortant des raisonnements précédents que ces deux sous-ensembles ne sont jamais multipliés par l’enfant (de manière à les faire interférer), mais additionnés. La première affirmation du test, « voici trois couteaux », ou « il ne reste plus que trois couteaux dans le magasin », etc., n’a été, en effet, introduite que pour circonscrire d’emblée les recherches de l’enfant et lui permettre de voir que, dans les deux ensembles de deux couteaux, il y a un couteau commun. Donc, même sans comprendre explicitement que ces deux sous-ensembles soutiennent, avec l’ensemble total, des relations partitives, l’enfant pourrait voir dans le nombre trois une simple limitation et chercher à résoudre le problème par la multiplication logique. Bien plus, il pourrait apercevoir sans autre que le couteau à 12 francs se répète dans les deux cas, et poser à ce propos la question de l’interférence.

Il n’en fait rien. Il préfère juxtaposer les deux ensembles, quitte à dire que le texte se trompe et que la question est insoluble. Il y a addition et non multiplication logiques.

Le résultat d’une telle difficulté à multiplier les classes est double.

3° D’une part, le fait que les classes n’interfèrent pas tend à persuader l’enfant que les caractères qui les distinguent sont incompatibles entre eux. Ainsi, dans notre test il n’y a pas de couteau qui ait à la fois deux lames et un tire-bouchon. Nous avons vu, à propos d’autres tests, qu’il n’y a pas de nuances à la fois blondes et brunes, etc. 5 Il est évident que dans le langage les occasions sont nombreuses où l’enfant dissocie ainsi des caractères, pour des raisons semblables.

4° Mais, d’autre part, les difficultés de la multiplication logique peuvent mener l’enfant aussi bien à identifier les classes qu’à les dissocier. Or, s’il est souvent possible de séparer les classes les unes des autres, des exigences de tout ordre doivent parfois porter à les réunir. Dans notre test, par exemple, le fait que l’on demande le prix de couteaux qui ont à la fois deux lames et un tire-bouchon, entraîne naturellement chez l’enfant la conviction que certains des couteaux dont on parle ont ces deux caractères à la fois. Dès lors, nombreux sont les sujets qui croient que les deux couteaux à tire-bouchon ont aussi deux lames, et vice versa.

Au point de vue de la compatibilité des caractères, ce fait a une conséquence juste opposée au précédent. Les caractères, cette fois, sont trop compatibles. Ils le sont à tout prix. Et nombreux sont les cas où nous verrons cet effort de conciliation : nous l’avons longuement étudié à propos des couleurs intermédiaires entre le blond et le brun (art. cité, Arch. Psych., p. 171).

5° Au point de vue psychologique, les tâtonnements de l’enfant qui cherche à savoir si, étant donné un système de propositions, comme notre test, les caractères en jeu sont compatibles ou non, sont d’un grand intérêt, car c’est d’eux que va sortir la certitude formelle.

À cet égard, des sujets comme Léonc, etc., nous font assister à une étape transitoire de la pensée enfantine. Si les caractères des couteaux sont compatibles ou incompatibles pour Léonc, ce n’est pas encore parce que, des prémisses, il est possible de déduire la contradiction ou la non-contradiction de ces caractères ; c’est parce que, ayant essayé de toutes les combinaisons, par les tâtonnements d’une « expérience simplement pensée », comme disent Mach, Goblot et Rignano, il est arrivé à certains résultats auxquels il ne peut se soustraire. Et s’il ne peut s’y soustraire ce n’est pas en vertu d’une nécessité formelle, qui ferait dire à Léonc qu’il doit en être ainsi, c’est simplement en vertu d’échecs en quelque sorte empiriques, sans caractère de nécessité. Nous assisterons dans la suite au processus par lequel cette expérience mène à la certitude formelle.

§ 2

Étudions maintenant le cas d’un test qui contienne des alternatives explicites, pour voir si l’enfant parviendra mieux à la multiplication logique et à l’expérience de la nécessité formelle. Pour ce faire, étudions la multiplication non plus de classes proprement dites, comme dans le dernier test, mais de propositions, ce qui revient au même au point de vue de la multiplication, et ce qui permet de mieux discerner le sentiment de nécessité qui accompagne le raisonnement. Seulement, pour que la transition soit insensible, choisissons un test qui porte encore sur les cadres statiques de la pensée, c’est-à-dire sur une simple classification des caractères.

Le test est le suivant :

Test II. Si cet animal a de longues oreilles, c’est un mulet ou un âne. Si cet animal a une grosse queue, c’est un cheval ou un mulet. Or cet animal a de longues oreilles et une grosse queue. Qu’est-ce que c’est ?

Variante II a. — « Une queue touffue » au lieu de « une grosse queue ».

Ce test a été présenté à 33 garçons de 7 à 13 ans, et dont 17 ont pu le résoudre correctement dès les premières lectures. Les 16 autres vont nous permettre de saisir le mécanisme du raisonnement exigé de l’enfant par les alternatives.

Ce mécanisme obéit à une loi que nous avons déjà dégagée à propos de la notion de partie et du jugement de relation chez l’enfant. À savoir qu’en un premier stade le raisonnement commence par dépendre en partie de raisons mécaniques, inattentions, étroitesses du champ de la conscience, etc. (stade implicite, ou irréfléchi), puis que les résultats atteints au cours de ce premier stade deviennent réfléchis et donnent naissance à des cadres logiques systématisés ; puis enfin que, lors de l’évolution de ces cadres en des cadres plus compréhensifs, un résidu des habitudes contractées au cours des précédents stades se manifeste encore par des distractions et des oublis.

Dans le cas du test II, ce schéma prendra la forme que voici. Au premier stade, la difficulté à résoudre les alternatives et à trouver l’interférence des classes formées par les termes de ces alternatives se présentera sous la forme d’une difficulté de l’attention à englober d’un seul regard l’ensemble des conditions posées et des conséquences prévues. L’enfant pensera successivement aux conditions posées, mais jamais simultanément. D’où, naturellement, des conséquences logiques faciles à comprendre. Au deuxième stade (stade réfléchi), il parviendra à cette vision d’ensemble, mais le résultat sera le même, car l’erreur jusqu’ici irraisonnée et mécaniquement déterminée par des facteurs extérieurs à la logique deviendra raisonnée et explicite. Au troisième stade, l’interférence des classes pourra se trouver correctement en quelques lectures, mais une distraction systématique entretiendra, lors du premier contact avec le test, les erreurs des deux derniers stades.

Voici des exemples du stade irréfléchi :

Bach (10 ; 11) estime d’abord que l’animal est un mulet ou un âne parce qu’il a de longues oreilles. Il ne parvient pas à dépasser seul cette étape de raisonnement. Son attention une fois attirée par la grosse queue, il croit que c’est un cheval, etc.

Bref, il pense soit à la queue, soit aux oreilles. Lorsqu’il pense aux oreilles, il oublie la queue et il fait une classe homogène du mulet et de l’âne. Lorsqu’il pense à la queue, ou bien il oublie l’ensemble précédent, ou bien, s’il s’en souvient, c’est pour séparer le mulet du cheval, c’est-à-dire pour sortir le mulet de la classe des animaux à grosse queue et le mettre dans celle des animaux à longues oreilles. Il y a là une incapacité étonnante à trouver l’interférence de deux classes, incapacité nullement raisonnée, mais résultant uniquement de la mémoire et de l’attention, qui ne parviennent pas à grouper les deux classes à la fois sous le même faisceau de conscience.

Gant (10 ; 11) estime que c’est un cheval ou un mulet, malgré cinq lectures successives. Il s’obstine, eu réponse à mes questions, à me dire que, puisque cet animal a une grosse queue, c’est un cheval ou un mulet. Il voit bien que l’âne n’a pas de grosse queue, mais ne voit pas que les oreilles du cheval sont courtes.

Bar (7 ; 9) estime que c’est un cheval ou un mulet, car il énonce le test comme suit, même après plusieurs lectures successives : « Si cet animal a de longues oreilles, c’est un âne ou un mulet. Si cet animal a une queue touffue et de longues oreilles, c’est un cheval ou un mulet, etc. » Il est à remarquer aussi qu’il remplace fréquemment la conjonction « ou » des alternatives par la conjonction « et ».

On voit ici que tantôt les classes sont dissociées pour ne pas interférer, tantôt elles sont identifiées, comme le montre l’exposé du test que fait Bar Il est à noter, d’ailleurs, que ces sujets peuvent ordinairement répéter très correctement le test par cœur et que leur insuffisance d’attention porte sur la pensée elle-même et non sur la lecture ou la mémoire verbale. Le sujet suivant est très net à cet égard :

Théb (9 ; 6) commence aussi par croire que c’est un cheval ou un mulet. Il peut cependant répéter de mémoire le test comme suit : « Si c’est un animal qui a de longues oreilles, c’est un mulet ou un âne. Si c’est un animal à queue touffue, c’est un cheval ou un mulet. Or… », etc. Finalement il estime que c’est un cheval ou un âne. « Je comprends bien l’animal à queue touffue, le cheval, ou à longues oreilles, l’âne, mais j’comprends pas l’animal à longues oreilles et queue touffue. »

Cette dernière réflexion est très suggestive. Théb, comme la grande majorité de nos garçons, connaît les mulets (il y en a beaucoup dans le quartier de la Villette, à Paris, où ces expériences ont été faites), il sait caractériser un cheval ou un âne, par les indications contenues dans le test, il fait donc virtuellement interférer les deux classes, mais il n’arrive pas à réaliser cette opération de manière réfléchie. Il n’essaye pas, d’autre part, de justifier ses résultats en posant certaines règles comme les sujets suivants, c’est-à-dire en prétendant que l’animal peut-être, d’après les données du test, à la fois un cheval, un âne ou un mulet. C’est au stade réfléchi que ce rôle est réservé, comme va nous le montrer Colb :

Colb (11 ; 3) estime [1] 6 que l’animal peut être un cheval, un mulet ou un âne ; un cheval parce qu’il a une grosse queue, un mulet parce qu’il a de longues oreilles, et un âne pour la même raison. Mais il n’est pas possible, dit Colb, de décider lequel des trois. L’exposé du test est correct. [2] Colb découvre que ce peut être un mulet puisqu’il a de grandes oreilles et une grosse queue. Mais ce peut être aussi un âne puisqu’il a de grandes oreilles. Ce n’est pas un cheval, puisque le cheval n’a pas de grandes oreilles. [3] La troisième lecture ramène Colb au point de vue primitif : c’est à volonté un cheval, un mulet ou un âne [4]. Colb penche à nouveau pour le mulet. Mais ce peut être aussi un cheval, parce que le cheval a une grande queue. Ce n’est pas un âne, parce que l’âne n’a pas de grande queue [5]. La juste solution est enfin trouvée.

Cette réponse est très intéressante. Ou bien Colb n’arrive pas à faire interférer les deux classes [1 et 3] ou bien [2 et 4] il y parvient, mais sans atteindre à une solution symétrique, en ce sens que, lorsqu’il pense aux oreilles [2], il oublie la queue, et vice versa [4]. Un mécanisme aussi clair va nous faire comprendre ce qu’introduit de nouveau le stade réfléchi : c’est la recherche du sens formel des propositions. L’enfant se demande explicitement si d’affirmer que l’animal est un cheval est compatible avec le fait qu’il a de longues oreilles, etc., etc., et cela non en vertu de l’observation, mais des données du test prises comme données. Il y a donc ici pensée formelle.

Très intéressants à cet égard sont les sujets qui ne se bornent pas à raisonner comme si il n’y avait pas contradiction entre la grosse queue et les longues oreilles, mais qui explicitent leur manière de voir :

Wip (10 ; 3) ne peut choisir entre le cheval, le mulet ou l’âne. Il dit du cheval : « On dit rien qu’il a une grosse queue », c’est-à-dire on ne dit rien des oreilles. Cependant il découvre que l’âne est exclu, parce qu’on dit qu’« il a une queue fine ».

Wip voit donc la contradiction à propos de l’âne mais pas à propos du cheval. Le fait n’est pas rare Gant était dans ce cas. Manifestement, il s’agit là de vérités d’observation. Les enfants savent la différence entre la queue de l’âne et celle du cheval, comme je m’en suis souvent rendu compte, mais ils savent moins juger de la proportion des oreilles. Ces sujets sont donc à un stade intermédiaire entre celui de Colb et le précédent : leur raisonnement est à moitié formel, à moitié empirique. En outre, et ceci est important à noter, sur le plan du réel les classes interfèrent d’elles-mêmes, à cause des exclusions données par les faits (la queue de l’âne, en tant que donnée d’observation), tandis que sur le plan formel les classes et les individus se modèlent au gré des besoins de la classification.

Fourn (9 ; 19) ne peut se décider, malgré quatre longues lectures, entre l’âne, le cheval et le mulet, parce que : « Ça peut être un âne, puisqu’on dit : si cet animal a de longues oreilles, c’est un âne ou un mulet. Ça peut être un cheval, puisqu’on dit : si cet animal a une grosse queue, c’est un cheval ou un mulet, etc. »

Léonc (11 ; 5) est un cas inverse de celui de Wip Il oscille entre le cheval, l’âne et le mulet, en quoi i1 ressemble à Wip, mais il conclut, non qu’ils peuvent avoir tous trois une grande queue et de longues oreilles, mais « On ne sait pas ce que c’est, parce qu’il n’y a pas d’animal qui ait (sur le test) de longues oreilles et une queue touffue ». Mais le phénomène est le même : dissociation ou addition des classes, dans les deux cas c’est une juxtaposition et non une interférence,

Char (10 ; 6) est intéressant par la manière dont il déforme le test. Il hésite entre les trois animaux, puis énonce ce qui suit : « Si cet animal a de longues oreilles et une grosse queue, c’est un âne ou un mulet. Si cet animal a une grosse queue et de longues oreilles, c’est un cheval ou un mulet ».

Au stade de la distraction, enfin, le problème est virtuellement résolu, mais des inattentions permettent de suivre en raccourci le mécanisme que nous venons de voir étalé sur deux stades.

Ragg (11 ; 0), Berg (10 ; 9), Bland (10 ; 9) Rou (11 ; 2), etc. ne peuvent penser d’emblée simultanément aux deux propositions, ce qui fait qu’ils hésitent quelque temps entre les trois animaux. Tard (10 ; 8) exprime cela en disant : « La première fois j’ai pas pensé aux longues oreilles, la seconde fois j’ai relevé les deux phrases en même temps ».

Quant aux réponses justes, elles ont été obtenues dès l’âge de 10 à 11 ans.

Nous pouvons conclure :

1° Nous avons vu apparaître le raisonnement formel, d’abord dans des cas intermédiaires comme Wip etc., qui mêlent les vérités d’observation à la pure déduction à partir des données du test, puis dans des cas nets, comme Colb, qui prennent les données pour des données, cherchent à en peser le sens et à en déduire ce qui convient, sans recourir à l’observation ni chercher d’autre sorte de certitude, comme garant du résultat, que la certitude formelle issue de cette déduction.

2° Deux phénomènes essentiels accompagnent la genèse et commandent le mécanisme de ce raisonnement formel primitif.

C’est, d’une part, la difficulté à l’interférence des classes, et autres facteurs logiques, qui, lors de l’effort de l’enfant pour comprendre le langage adulte, le porte à des fusions de classes ou à des exclusions, toutes deux en partie arbitraires à ses propres yeux, et qu’il lui faut à un moment donné soit expliquer, soit régulariser.

C’est, d’autre part, un phénomène dans lequel on peut sans doute voir à l’origine la confiance de l’enfant dans la parole adulte, ainsi que dans le langage et la pensée en général, et qui se traduit, dans le cas de notre test, par la modalité uniforme accordée par l’enfant aux implications formelles.

Examinons d’abord la difficulté à multiplier les classes. Elle est très nette dans le cas du présent test, isolée qu’elle est de toute relation partitive explicite. L’ensemble des deux animaux à grosse queue et celui des deux animaux à longues oreilles sont tantôt dissociés, tantôt identifiés, mais toujours examinés indépendamment l’un de l’autre, mis sur un plan unique, juxtaposés, pour ainsi dire, au lieu d’être emboîtés l’un dans l’autre selon une hiérarchie que produit seule l’interférence des classes.

4° Lorsque deux ensembles sont dissociés, ou bien, comme dans le cas de Théb, l’enfant « ne comprend pas l’animal à longues oreilles et à queue touffue », ou dit, comme Léonc, qu’« il n’y a pas d’animal qui ait de longues oreilles et une queue touffue », ou bien, comme Bar, l’enfant met un seul animal dans l’ensemble à longues oreilles et deux animaux dans l’autre.

Le fait que le mulet, qui fait partie des deux classes à la fois, est un objet concret, connu de l’enfant, beaucoup plus individualisé que le couteau à 12 francs du test précédent, porte d’ailleurs plus à égaler les deux classes qu’à les dissocier, mais ici l’imagerie est assez significative. Même For, (9 ; 8), par exemple, qui arrive facilement à résoudre le test, a vu, au cours de son raisonnement, l’image mentale de quatre animaux, « un mulet, un âne, un cheval et un mulet ».

5° Lorsque les deux ensembles sont identifiés, il y a évidemment rarement fusion des objets représentés. Mais les deux ensembles sont juxtaposés sur un plan unique, et l’animal cherché est n’importe lequel de ceux qui rentrent dans ces deux ensembles. Le fait que l’animal cherché ait de longues oreilles permet de le choisir dans l’ensemble à longues oreilles, dans toute son extension, et le fait que cet animal ait une grosse queue permet de le choisir dans l’autre ensemble, pris aussi dans toute son extension.

6° En relation avec ce dernier fait, l’alternative reste naturellement incomprise de l’enfant. La conjonction « ou » n’implique pas de choix nécessaire, exclusif, mais un choix possible, arbitraire. Aussi peut-elle être remplacée par la conjonction « et » (Bar, etc.).

7° Dès lors, la conciliation s’impose entre les caractères des deux ensembles. Le fait d’avoir une grosse queue n’exclut pas nécessairement les longues oreilles chez l’animal dont on ne spécifie pas les deux caractères, et vice versa. Ainsi Wip remarque que si le cheval a une grosse queue, on ne dit rien de ses oreilles. Tantôt donc, la contradiction, vue de ce biais-là, est plus redoutée chez l’enfant que chez nous, tantôt c’est le contraire.

8° Ce dernier fait tient au caractère formel du raisonnement. Que le cheval puisse avoir de longues oreilles puisqu’on ne le dit pas, est une hypothèse exclue pour nous par le fait qu’elle n’est pas donnée et qu’elle ne résulte en rien des prémisses. Elle est donc exclue vi formæ. Elle est permise, selon l’enfant, et pour la même raison : elle résulte pour lui du mécanisme des implications. Mais la « forme » du raisonnement a sans doute, dans les deux cas, une portée toute différente. Wip, qui se permet cette déduction pour les oreilles du cheval, ne se la permet pas pour la queue de l’âne : parce qu’il a observé la queue de l’âne dans la réalité, mieux que les oreilles du cheval. La forme du raisonnement a donc force de loi pour Wip, dans la mesure où l’on ne songe plus à la réalité. Pour nous, il n’en est rien, par le fait que la forme ne crée rien. Pour Wip, au contraire, la forme est créatrice de réalité et c’est pour cela qu’elle exclut le réel, qui est situé sur un autre plan.

9° En quoi consiste cette création ? D’une part, le fait d’avoir une grosse queue entraîne l’ensemble des animaux à grosse queue pris dans toute son extension (voir 5°) : c’est la partie formelle du raisonnement de Wip D’autre part, le fait d’avoir de longues oreilles n’entraîne pas l’ensemble correspondant dans toute son extension : c’est la partie empirique du raisonnement de Wip Dans le second cas l’alternative est respectée : âne ou mulet. Dans le premier cas il n’y a pas de disjonction : cheval et mulet. Qu’est-ce à dire, sinon que, dès que l’enfant raisonne, non plus sur des faits observés, mais sur des données prises comme telles, et sur le plan formel, sa pensée ignore les alternatives : elle unit les deux termes de ces dernières par une sorte de syncrétisme ou de pseudo-nécessité uniforme. Ou, si l’on veut, il y a confusion de la compréhension et de l’extension des classes : pour nous, le caractère « longues oreilles » entraîne en compréhension la classe, correspondante, mais, en extension, il n’entraîne qu’un individu de cette classe ; pour l’enfant, il entraîne la classe correspondante de manière indivise.

Quelle est la raison de ce fait, et quels rapports supporte-t-il avec les facteurs de l’interférence des classes ? C’est ce que la suite va nous montrer, au moyen des tests IV et V.

§ 3

Mais auparavant, donnons encore les exemples recueillis au moyen d’un test qui porte non plus sur les cadres statiques du raisonnement (classification), mais sur la finalité (ou la raison des actes). La multiplication sera donc ici à trouver non plus entre des classes d’objets, mais entre des propositions qui énoncent des motifs d’action.

Test III. Si j’ai plus de 10 francs, j’irai voir René ou Henri, à qui je dois de l’argent.

Si j’ai peu de temps, j’irai voir Henri ou Paul, qui demeurent près de chez moi.

Or, j’ai 15 francs et j’ai peu de temps. Chez qui pensez-vous que j’irai ?

Variantes : III a. — Au lieu de : « Si j’ai peu de temps » ; « Si je n’ai pas de vacances. »

III b. « Si j’ai vacances, j’irai voir Henri ou Paul, qui demeurent loin de chez moi. »

Ce test a été présenté à 45 enfants de 7 à l3 ans, dont 10 seulement ont pu le résoudre dès les premières lectures. Bien qu’à première vue il paraisse plus facile que le précédent, il est en réalité plus difficile.

Bar (7 ; 9), Mad (9 ; 2), Théb (9 ; 6) Bern (9 ; 8), Gant (10 ; 11), Comp (10 ; 3), Gend (11 ; 0), sont des irréfléchis typiques, qui oscillent entre les deux ensembles, Henri et Paul, Henri et René, sans pouvoir penser aux deux conditions à la fois, et même sans pouvoir décider que les trois solutions sont possibles, comme le font les sujets du stade suivant.

C’est ce dernier fait, qui explique que fréquemment des sujets du stade irréfléchi arrivent par un hasard heureux à une solution juste, tandis qu’avec un peu plus de réflexion ils n’y parviendraient pas. L’exemple suivant est significatif à cet égard :

Bard (8 ; 0) pendant quatre lectures, penche pour Henri ou Paul, parce qu’ils demeurent près, puis pour René ou Henri, mais en oubliant complètement la deuxième condition. Puis il revient au groupe Paul ou Henri, en oubliant cette fois la première condition. Fixé cette fois à Paul ou Henri, il choisit Henri, au hasard, et seulement alors trouve une raison : « parce qu’il lui doit plus d’argent [qu’à Paul] ».

Ce fait est intéressant. Bard serait incapable d’exprimer ou de penser clairement les relations qui unissent les deux conditions dont on parle (il croit, par exemple, qu’on doit de l’argent à Paul, etc.), mais c’est justement le fait de ne pouvoir penser simultanément aux deux conditions et aux trois objets qui permet à Bard, lorsqu’il pense à Henri et Paul, d’oublier le groupe René et Henri et de se rappeler seulement qu’on doit de l’argent à Henri. Avec un peu plus de réflexion, Bard verrait que si l’on faisait intervenir la question de l’argent, Henri et René seraient seuls en jeu, et non plus Paul : le raisonnement serait alors ce qu’il est chez les explicites. Le cas de Bard n’est pas isolé : Gend, Comp et Mad sont dans le même cas.

Taph (8 ; 6) et Lac (8 ; 11) sont en progrès sur le stade précédent en ce sens qu’ils pensent aux deux conditions à la fois. Mais ils n’arrivent pas à les mettre sur le même plan. Aussi estiment-ils que s’il y a peu de temps, la question de l’argent n’intervient plus.

Cette préférence se ramène de nouveau à la distinction de la vérité formelle et de la vérité d’observation, aussi le reverrons-nous souvent : il y a impossibilité matérielle à aller chez René ou Henri, puisqu’il y a peu de temps, tandis qu’il n’y a pas d’impossibilité matérielle à aller chez Paul. Le raisonnement n’est d’ailleurs naturellement pas explicite. L’exclusion de l’une des deux conditions par l’autre est inconsciente : il s’agit de deux intérêts dont l’un supplante l’autre.

Wœ (9 ; 11) et Bonn (8 ; 9) sont intermédiaires entre le stade irréfléchi et le suivant. Ils pensent aux deux groupes d’enfants mais n’arrivent pas à les faire interférer. Ou bien ils en dissocient un, ou bien ils comprennent le test comme Wœ : « Si j’ai 10 francs, j’irai voir Henri ou René. Si j’ai 15 francs, j’irai voir Henri ou Paul qui demeurent près de chez moi. » (Quatre lectures successives).

Rom (11 ; 2), Guy (9 ; 0) et Boll (11 ; 2) en sont au même niveau : ils oscillent continuellement entre les deux groupes Henri ou René, Henri ou Paul, mais c’est entre les deux groupes et non entre les trois garçons.

Quant aux sujets du stade réfléchi, ils sont reconnaissables au fait qu’ils formulent la généralité de leur conclusion. « On peut aller chez tous les trois », telle est la formule, qui s’accompagne de justifications diverses, mais qui est toujours identique en son fond. Voici un cas typique, Hecq :

Hecq (10 ; 5), dès la seconde lecture, déclare : « J’irai chez René, Henri ou Paul, parce que les deux conditions sont remplies. » Les lectures suivantes maintiennent cette position, qui, on le voit, est déjà de nature formelle.

Léonc (11 ; 5) estime que la question est insoluble, puisque les deux conditions sont remplies. « Il peut aller chez Henri ou Paul. Il pourra aller aussi chez René ou Henri. » Il croit d’ailleurs qu’il y a deux Henri.

Jouan (12 ; 2) est dans le même cas : « Je peux aller chez les quatre…, non, chez les trois. »

Carr (10 ; 6), à la première lecture, penche pour Henri ou Paul. L’exposé oral est : « Si j’ai 10 francs et que j’aie beaucoup de temps, j’irai voir René ou Henri. Si j’ai peu de temps, j’irai voir Henri ou Paul. » Mais à la troisième lecture encore les trois possibilités subsistent.

Cette dernière réponse est intéressante par l’opposition factice qui est créée entre les deux groupes de garçons : le fait que Henri et Paul « demeurent près de chez moi » conduit Car à penser que Henri et Paul demeurent loin, en généralisant à Henri tout ce qui est vrai de Paul seul. C’était, on s’en souvient, le cas de Théb et de Gant C’est le cas des sujets suivants. Char nous montrera le mécanisme de ces oppositions.

Bach (10 ; 11) dit aussi : « Il peut aller chez tous les trois. » Mich (11 ; 0) estime à première lecture qu’on ira chez Paul, parce qu’il « est plus près que René ou Henri ». C’était l’opinion de Bach à troisième lecture. Mich dit explicitement : Henri « demeure loin — Où voyez vous ça ? — Là [il montre la première phrase du test] ». Il a cru au début qu’il y avait deux Henri, ce qui excluait la contradiction, mais il a renoncé à cette hypothèse, sans résoudre pour autant la contradiction.

Bland (10 ; 9) fait d’abord le même raisonnement. Puis il en arrive à la question de l’argent et conclut alors qu’on peut aller chez tous les trois : « Il choisit deux fois Henri, une fois René et une fois Paul »

Pour Herb (10 ; 2) Henri demeure plus loin que Paul parce qu’« on nomme Henri en haut » [dans la première phrase]. Violl (12 ; 0), Cab (12 ; 6), Boud (13 ; 9), Kle (12 ; 2), Ponc (14 ; 0) et Bali (13 ; 1) sont des cas analogues, mais le dernier voit la contradiction et croit à quatre garçons : « Ce qui est difficile, c’est qu’il y a deux fois le même nom Henri S’il a le temps, il va chez René ou Henri, et s’il n’a pas le temps, chez René ou Paul. »

Cette remarque est curieuse et montre clairement que ce qui permet pour nous de résoudre, le test est justement ce qui en empêche l’enfant, à savoir que les deux classes interfèrent puisqu’elles ont un terme-commun.

Char (10 ; 6), résume toutes les difficultés qui se font jour au stade de la réflexion. À première lecture, il répète déjà très correctement l’énoncé du test, mais il en conclut : « Si j’ai plus de 10 francs et peu de temps, c’est chez Henri ou Paul, et si j’ai plus de 10 francs et beaucoup de temps, c’est chez Henri ou René. » C’est donc chez Henri ou Paul que l’on ira. À deuxième lecture, même solution. Char croit toujours et dit explicitement que l’on doit de l’argent à Paul. « S’il a peu de temps, il a de l’argent », ajoute Char Ensuite il remarque que l’« on ne sait pas si Henri demeure chez René ou chez Paul ». C’est ce fait qui pousse Char À admettre aux lectures suivantes qu’il y a deux Henri, alors qu’il croyait jusqu’ici à trois garçons seulement. En conclusion, on ne sait pas chez qui l’on va. La lecture suivante augmente encore les incertitudes : « S’il a peu de temps, on ne sait s’il doit de l’argent à Henri ou Paul [à Henri et Paul : « ou » et « et » sont ici synonymes]. »

Cette réponse intéressante montre l’effet du travail de réflexion, lorsque les classes n’interfèrent pas. Le fait que l’on a tout à la fois 15 francs et peu de temps pousse Char à penser que les deux conditions sont liées et que, par conséquent, l’on doit de l’argent à Henri et Paul, par le fait même qu’ils ne demeurent pas loin. C’est le même processus qui permet à Char De penser que si René demeure loin, Henri, qui est lié à René par la question de l’argent, est obligé aussi de demeurer loin.

S._Debr (10 ;4), Régu (10 ;4), Colb (11 ; 3), Parg (11 ; 10) et Le_Du (14 ;1) sont des cas analogues, mais moins réfléchis et dont le raisonnement, quoique en progrès par le résultat final, témoigne de distractions au cours desquelles les phénomènes précédents se retrouvent à l’état résiduel et transitoire.

Retenons de ces faits les quelques points que voici :

1° D’abord cette remarque générale que certains sujets antérieurs au stade de la réflexion résolvent le problème mieux que ceux de ce dernier stade. En effet, les sujets irréfléchis se meuvent parmi les conditions posées avec cette même irréflexion qui caractérise à des stades bien antérieurs ce que M. Claparède a appelé l’intelligence empirique, simple tâtonnement avec pseudo choix déterminé par les circonstances extérieures 7. Chaque possibilité du test est examinée séparément, et ainsi, par élimination successive, s’opère un choix qui ne serait pas possible si la réflexion embrassait d’un seul coup d’œil l’ensemble des conditions,

Ce fait est tout à fait général. Il s’est déjà produit au cours de nos interrogations sur la notion de partie ou sur le jugement de relation (voir article cité, Journ. de psych., 1921, p. 460 : cas de Vin, Tet et Car).

2° Il est possible de tirer de là quelques éclaircissements sur le processus même de la réflexion. « L’essentiel de la réflexion, dit M. Janet, est un arrêt, un ralentissement de l’assentiment qui permet une meilleure épreuve de la tendance évoquée en la mettant en parallèle avec un plus grand nombre d’autres tendances. » 8 Les jugements de notre stade irréfléchi portent, en effet, directement sur les objets que présente le test à l’enfant, et portent sur eux un à un. La réflexion, au contraire, est un ensemble de jugements secondaires, c’est-à-dire qui portent sur ces jugements primaires eux-mêmes, et réagissent par conséquent sur eux.

Dans le cas particulier, au stade irréfléchi, la pensée porte sur Henri, Paul et René, un à un, et non sur les rapports qui les unissent, tandis qu’au stade réfléchi elle porte sur ces rapports eux-mêmes. Ces rapports existaient évidemment au dernier stade, mais inconscients, injustifiés. Dorénavant ils sont mis en lumière et justifiés dans la mesure du possible. Au premier stade, le sujet croit d’emblée comprendre le test ; au deuxième, il cherche la portée de chaque proposition,

3° Ce fait aide à comprendre tout à la fois la nature du formalisme et la notion de réalité. Au premier stade, le sujet croit raisonner, par expérience ou observation, directement sur la réalité sensible. En fait, il raisonne sur des objets verbaux, réalité dont les lois sont autres que celles du réel sensible, d’une part parce qu’elles sont pénétrées de jugements de valeur qui font adopter à l’enfant, sur la foi des adultes, des affirmations qui lui paraîtraient absurdes à l’observation directe, d’autre part parce que les classifications données dans cette réalité verbale sont compliquées par toutes sortes de phénomènes qui n’ont guère de relations avec l’observation directe, comme la difficulté à multiplier les classes, etc., etc.

Au deuxième stade, c’est précisément l’opposition entre les données de l’observation et les lois de la réalité verbale qui produit une réflexion sur cette dernière. C’est alors qu’apparaît le formalisme.

4° La pensée formelle, née de la réflexion sur la pensée verbale, n’est donc à l’origine que la pensée de cette réalité spéciale qui n’est plus conçue par l’enfant comme la réalité sensible elle-même, mais comme le monde des possibles par rapport à ce monde sensible. Si cette pensée devient formelle, c’est en vertu d’une dissociation, imposée par le conflit entre l’observation sensible et la réflexion verbale. Cette dissociation conduit à refouler sur le plan formel tous les phénomènes d’incompréhension des relations partitives, d’interférences des classes, etc., qui étaient jusqu’ici l’apanage de la pensée verbale en général, et qui sont désormais liés à la pensée formelle elle-même.

5° Cette dissociation explique également le caractère étrange de la pensée formelle à ses débuts, qui paraît, comme nous l’avons vu dans la dernière section (conclusions 8 et 9), créatrice de réalité. Soit une proposition comme : « Si j’ai plus de 10 francs, j’irai chez Henri ou Paul ». Avant la réflexion formelle, Henri et Paul sont liés, en vertu de la difficulté à l’interférence des classes, etc., en un ensemble formant bloc que la condition « plus de 10 francs » entraîne dans toute son extension. J’irai donc chez Henri et Paul. Vient le conflit avec l’expérience, qui force l’enfant à se demander non plus directement où l’on ira, mais ce que veut dire la proposition qui lui est jointe, etc. Mais les phénomènes de la non-interférence des classes, etc., sont simplement refoulés sur le plan formel. Dès lors, les rapports de la pensée formelle et de l’observation sont autres que chez nous ; la pensée formelle est inapplicable comme telle à la réalité. Elle forme un monde à part, ou la pensée est toute puissante, dans le sens que voici :

6° Le caractère le plus constant de cette logique spéciale est, en effet, ce que l’on peul appeler, après Renan, le syncrétisme, non pas ici le syncrétisme de la perception qu’a fait apercevoir M. Claparède 9, mais le syncrétisme du raisonnement. Deux propositions ou deux classes qui ont un élément commun, au moins, sont liées de ce fait même, dans l’esprit de l’enfant, par un lien d’implication qui les rend solidaires dans toute leur extension. C’est en vertu de ce phénomène que Char pense que, si l’on va chez Henri ou Paul parce qu’ils ne demeurent pas loin, et si l’on doit de l’argent à Henri, on en doit aussi à Paul ; ou que, si René, à qui l’on doit de l’argent, demeure loin, Henri, à qui l’on en doit aussi, demeure également loin. Voir aussi les cas de Mich, Bland, Violl, etc.

On pourrait croire ce phénomène artificiel, et dû à l’arbitraire des tests avec lesquels nous avons opéré. Mais une observation directe de la manière dont l’enfant interprète les conversations entendues ou les lectures montre facilement combien il est général.

7° C’est le même phénomène qui empêche les alternatives d’être conçues comme telles, Henri ou Paul = Henri et Paul : l’ensemble fait bloc parce que si l’on affirme quelque chose d’un individu, on l’affirme également de l’autre.

8° Si les ensembles font bloc, un même objet fera difficilement partie à la fois de deux ensembles. Nous avons vu le phénomène à propos de la notion de partie et surtout des relations entre les couleurs. Dans les tests I et II, il a pris nettement figure d’une incapacité à faire interférer les classes. Le présent test accentue encore ce caractère. C’est ce qui pousse les enfants à voir deux Henri, quatre garçons, et à trouver difficile le test parce qu’on répète deux fois le même nom.

9° S’il en est ainsi, il y aura nécessairement, entre deux ensembles qui font bloc, des oppositions factices. Lorsque deux classes A (= a + b) et X (= a + c) interfèrent, (non-A) n’est pas X mais simplement c. Si elles n’interfèrent pas, (non-A) = X. Par exemple, dans notre test, Henri demeurera loin, pour l’enfant, puisqu’il est lié par la question de l’argent à René, qui demeure loin. D’où des antithèses au premier abord étranges : Carr et Char, par exemple, pensent que l’opposition entre les deux groupes Henri et René, Henri et Paul, s’énonce comme suit : « Si j’ai plus de 10 francs et peu de temps, c’est chez Henri ou Paul ; si j’ai plus de 10 francs et beaucoup de temps, c’est chez Henri ou René. »

Il y a donc, déterminée par le syncrétisme, une tendance à l’opposition entre les ensembles pris en bloc : c’est la compensation au syncrétisme, dans l’équilibre de l’esprit.

§ 4

Étudions maintenant un test purement formel, c’est-à-dire où les données soient arbitraires et forcent l’enfant à s’y conformer sans justification tirée de l’observation. Un test de ce genre a été proposé par Burt : 10

Test IV. Si j’ai plus d’un franc, j’irai soit en taxi soit en train. S’il pleut, j’irai soit en train, soit en autobus. Or il pleut, et j’ai un demi-louis (10 francs). Comment pensez-vous que j’irai ?

Variante IV a. — Si je sors avec ma sœur, j’irai soit en taxi, soit en train. S’il pleut… etc.

J’ai essayé de confirmer les résultats obtenus au moyen de ces deux tests, par le test suivant, qui est joué au lieu d’être parlé :

Test V. — Si je mets dans cette boite deux sous [un gros sous de bronze, que je montre à l’enfant], vous n’y mettrez rien d’autre que ce papier rouge ou ce papier blanc. Si je mets dans la boite un sou [un petit sou de bronze, que je montre également], vous n’y mettrez rien d’autre que ce papier bleu ou ce papier blanc. Vous ne mettrez qu’un seul papier dans la boite, même si vous y trouvez à la fois deux sous et un sou.

On donne le test écrit à l’enfant, comme dans les autres cas, mais on le lit avec lui en montrant la boite, les sous et les papiers, au fur et à mesure de la lecture. Puis on fait retourner l’enfant et l’on met à la fois deux sous et un sou dans la boite.

Variantes : V a. — « Si je mets dans cette boite ce crayon, vous n’y mettrez rien d’autre que ce papier rouge ou ce papier blanc. Si je mets dans la boite cette plume, vous n’y mettrez…, etc. »

V b. — Vous ne mettrez qu’un seul papier dans cette boite. Si je mets dans la boite ce crayon…, etc. »

Les tests IV et IVa nous ont donné un résultat intéressant. Étudiés sur 45 enfants, ils nous ont permis de situer à peu près l’âge auquel le formalisme commence à être accessible à l’intelligence enfantine. Cet âge est de 11 ans à peu près (11 ; 3 pour nos quelques sujets). Cet âge coïncide donc avec celui que nous avons assigné au travail par lequel l’enfant régularise le sens d’expressions jusque-là flottantes (voir article cité, Journ. de Psych., 1921, p. 478).

Pour comprendre de quelle manière a été établi ce chiffre de 11 ans, il est nécessaire de parcourir brièvement les quelques stades par lesquels passe le raisonnement de l’enfant à propos des tests IV et IV a.

Au premier stade, les enfants ne comprennent pas la question.

Ils choisissent le train « parce que ça va plus vite », le taxi « parce que ça coûte cher, on a assez de 10 francs », l’autobus « parce qu’on est mieux en autobus » et concluent « qu’on ne peut pas savoir ». Dal (7 ; 3), Desp (8 ; 6), Mad (8 ; 6), Gen (8 ; 7), Wœ (9 ; 3), Bern (9 ; 0), Buch (10 ; 0), Lec (10 ; 2) et Ben (11 ; 9) sont dans ce cas.

Bref, ils n’accordent aucune attention aux propositions qui lient arbitrairement tel moyen de locomotion à telle condition. Ils ne se demandent pas ce que veulent dire ces propositions, ils n’entrent pas dans le point de vue du test. Ils vont droit aux objets réels, tels que les donne leur expérience personnelle. C’est cette incapacité à comprendre, non seulement les données comme telles, mais même un choix fait par autrui pour des raisons qui ne sont pas à discuter, qui constitue l’inaptitude au raisonnement formel.

Ces sujets sont tous du stade irréfléchi.

Au stade suivant, au contraire, l’enfant adopte sans les discuter les raisons données comme conditions formelles. Il prend ces données pour telles, ou, plus justement, il adopte le point de vue de l’adulte qui dicte ces conditions. Cette capacité de changer de point de vue coexiste avec le début de la réflexion au sens déjà donné au terme de stade réfléchi. Mais, naturellement, ce changement de point de vue ne va pas sans un certain effort, et un certain laps de temps. Il y a donc une période intermédiaire où, au point de vue du donné, se mêlent des préoccupations tirées de l’observation.

C’est sur les 19 sujets du présent stade qu’a été établie la moyenne de 11 ; 3 ans. Le plus jeune des sujets est Forg (8 ; 6), le plus âgé est Jeand (13 ; 6). La moyenne oscille entre 9 ; 6 et 12 ; 6. Passé ce stade, ils deviennent de purs réfléchis : nous n’avons pas tenu compte de ces derniers pour l’évaluation de l’âge qui caractérise les débuts du raisonnement formel.

Or, comme il est naturel, plus les enfants vont être aptes au formalisme, mieux nous allons voir dans leur pureté les phénomènes de syncrétisme observés à propos des tests précédents. Les facteurs qui paraissent primitifs à cet égard sont les oppositions factices dues au syncrétisme des ensembles formant bloc :

Gui (9 ; 8), par exemple, à qui je demande ce que veut dire : « Si j’ai plus d’un franc » dans le test IV, répond carrément : « S’il ne pleut pas, ça veut dire si j’ai plus d’un franc. »

On voit, dans ce cas, comment le syncrétisme a lié les deux conditions au point de faire disparaître pratiquement la première en la solidarisant à la seconde. L’alternative se présente donc comme suit pour Gui : « S’il ne pleut pas et que j’aie plus d’un franc, j’irai en taxi ou en train. S’il pleut…, etc. »

Berg (9 ; 6) estime qu’on ira en train et en autobus parce qu’il pleut. S’il faisait beau on irait en taxi et en train. Il ne dit pas d’ailleurs « ou » mais « et ». Puis Berg Qui a oublié la condition d’argent s’en aperçoit et estime alors qu’on ira en taxi et en train. Le test devient alors insoluble.

Sur les 19 sujets de ce stade, 11 raisonnent comme Berg Ce sont Arm10 ; 6), Bourg (11 ; 10), Bened (9 ; 10). Henri (12 ; 6), Bruy, Jeand, Sap, (13 ;6), Brio (9 ; 9), Forger (8 ; 6)…, etc.

Ces raisonnements sont donc encore tous irréfléchis, puisque le sujet n’accorde pas une importance égale aux deux conditions. La condition « S’il pleut, j’irai en train ou en autobus » trouve, en effet, un contraire arbitraire en « S’il ne pleut pas, j’irai en taxi ou en train », tandis que la condition « Plus d’un franc » ne trouve pas de contraire.

Boud (11 ; 8), Forest (9 ; 4), Stemp (11 ; 6) et Mag (10 ; 9) concluent qu’on ira en autobus puisqu’il pleut et que le train est exclu en tant que se trouvant dans les deux ensembles. Le train est donc exclu et comme lié au beau temps. Barth (9 ; 6) trouve la solution par tâtonnement, sans réflexion explicite.

Quant à la manière dont le syncrétisme entraîne des oppositions factices, les sujets du stade de la réflexion permettent de la voir clairement. Le critérium de ce stade est, comme toujours, la pleine coexistence de toutes les possibilités et de toutes les implications dans l’esprit de l’enfant : l’enfant ne raisonne plus par jugements successifs discontinus. Il arrive à tout embrasser d’un regard.

Tard (10 ; 4), élève dont j’ai déjà parlé dans de précédents articles estime d’emblée que les trois moyens de locomotion sont possibles. À deuxième lecture encore « On ne peut pas savoir ». Puis il oscille entre le taxi et l’autobus et le taxi et le train, suivant que son attention se porte sur l’une ou l’autre condition. Enfin il conclut au train, mais les deux autres solutions restent possibles : « il peut aller dans les deux autres ». Ici, à septième lecture, une question spontanée intéressante : « M’sieu, dans la première phrase, ça veut dire : s’il ne pleut pas, il ira en train ou en taxi ? » Je réponds simplement « non » pour marquer que la pluie n’exclut pas à la fois le train et le taxi. « Eh bien, répond Tard, il ira en train ou en taxi, ou en autobus. »

Un mécanisme aussi clair nous fait saisir pourquoi le syncrétisme, qui lie le train au taxi, mène à opposer, au point de vue de la condition « temps », ce groupe au groupe train-autobus qui dépend de la pluie : c’est que le train, le taxi et l’autobus sont unis sur un même plan de raisonnement, celui du temps qu’il fait, et que sur un seul plan il n’y a place que pour une alternative, et non deux. Quand le plan est celui de l’argent, même phénomène, exactement symétrique (oscillation de la 3e à la 6e lectures). La réflexion rend simplement plus homogène le phénomène en en tirant toutes les conclusions logiques : c’est donc le fait de cette unité de plan qui empêche la contradiction réelle de frapper Tard, à savoir que la pluie exclut le taxi et « plus d’un franc » l’autobus.

Hecq (10 ; 2), Vais, (10 ; 11), Bail (11 ; 6), Mar (11 ; 8), Rei (12 ; 1), Roch (13 ; 1), Beck (13 ; 9), Mari (13 ; 9), Gui (13 ; 5), Cham (13 ; 10), Gey (13 ; 10), Tran (14 ; 6), sont exactement dans le même cas.

Ger (12 ; 7) nous fait assister à ses perplexités. « Fichtre. Je comprends d’une autre façon. Je comprenais : « Si j’ai plus d’un franc, j’irai soit en taxi, soit en train », à la condition qu’il fasse beau… Maintenant, je vois qu’on ne parle pas du temps et « s’il pleut j’irai en train ou en autobus », je comprenais que c’est si j’ai moins d’un franc. Mais on n’en parle pas. »

On voit nettement ici la découverte des deux plans de raisonnement, qui seule permet l’interférence correcte des classes.

Forest (12 ; 6), Bo (11 ; 2), etc., sont des distraits avec les caractères habituels du stade. Aug (11 ; 4), Cam (13 ; 5), etc., résolvent d’emblée le test.

Quant au test V, il fait voir exactement les mêmes phénomènes.

La grosse difficulté est aussi, chose curieuse, de comprendre les consignes en tant que données non justifiées, bien que le test soit joué. Il y a là de nouveau une adaptation au formalisme qui est exigée et qui donne lieu aux mêmes difficultés d’interférence. D’abord, l’enfant pense au petit ou au gros sou et met, suivant les cas, l’un des deux papiers de chaque groupe. Puis il pense aux deux sous à la fois, et alors choisit n’importe lequel des trois papiers, quand du moins il a réussi à vaincre sa tendance très forte à mettre, malgré la consigne, deux papiers à la fois.

En outre, ce n’est que tard, et de nouveau vers l’âge de onze ans, qu’il s’habitue à respecter les données comme telles, sans chercher à les justifier. Auparavant, il trouve une raison à chaque choix, et cette tendance au « principe de raison » est très intéressante à observer. Le papier blanc, par exemple, est choisi pour qu’on écrive au crayon (test V a et b), ou « parce que le blanc ça a la couleur de un sou » [de nickel] « parce que sa couleur éclate » [comme le nickel]. Mais ce phénomène complexe de la justification à tout prix est trop étranger à nos préoccupations présentes pour que nous le traitions comme il le mérite.

Cette confirmation des résultats du test IV par ceux du V est très intéressante. On aurait pu admettre, en effet, que le formalisme du test IV restait incompris parce que verbal. Celui du test V, étant joué, ne donne pas prise aux mêmes critiques.

Seize enfants sur quarante sont arrivés pourtant d’emblée à la juste solution, ce qui est une proportion plus forte que celle obtenue avec le test IV : mais il s’agit là d’une simple question de degré.

Concluons :

1° L’apparition du formalisme coïncide avec celle du stade de la réflexion, vers onze ans environ. Il est inutile de revenir sur les facteurs qui provoquent cette double apparition et sur les caractères du formalisme à ses débuts : les tests présents confirment entièrement le résultat des derniers.

2° Ils font simplement apercevoir plus clairement le mécanisme du syncrétisme. Nous avons vu que ce phénomène est dû au pouvoir excessif que s’octroie le raisonnement formel enfantin. D’autre part, nous venons de voir que la non-interférence des classes et des propositions, ainsi que les oppositions factices, sont dues au fait que tout le raisonnement se passe sur un seul plan. On peut se demander à quoi est due cette difficulté de la pensée enfantine à se mouvoir sur deux plans de raisonnement à la fois. À cela il faut répondre que c’est précisément la pseudo-nécessité du raisonnement formel qui entraîne pour l’enfant l’unicité du plan de raisonnement. Dans un cas comme celui de nos tests, où il convient de multiplier deux propositions, l’existence de deux plans suppose la distinction du possible et du nécessaire. Le train, dans le test IV, est une solution nécessaire, puisqu’il réalise les deux conditions ; le taxi et l’autobus étaient des solutions possibles, de même que le train, avant qu’on ait comparé ces deux conditions. De se placer d’emblée, comme fait l’enfant, sur le terrain du nécessaire, empêche toute solution, car le nécessaire implique une alternative unique, oui ou non, c’est-à-dire l’unicité du plan du raisonnement.

C’est par cette constatation que nous terminons cette première partie : il convient maintenant de vérifier ces hypothèses au moyen de quelques faits d’observation courante.

II

Les tests au moyen desquels nous avons travaillé présentent tous un même schéma, qui est parfaitement arbitraire pour l’enfant, mais qui, comme tel, permet de se rendre compte de faits que la simple observation n’aurait pas donnés aussi clairement. Le moment est venu de nous demander quelle est la valeur de ces phénomènes. Sont-ils artificiels, c’est-à-dire dus aux conditions de l’expérimentation, au faible intérêt, par exemple, des enfants pour le test (bien que la plupart se soient amusés du problème, lorsqu’ils ont vu sur quel ton je le prenais), etc. ? Ou bien correspondent-ils, quoique grossis par l’expérimentation, à des faits que l’observation quotidienne permet de contrôler ? C’est ce dernier point de vue qui me paraît le vrai. Encore est-il très nécessaire de faire ce contrôle, mieux que nous ne le ferons ici. Je ne veux donc nullement défendre le procédé de nos cinq tests, car si certains hasards heureux permettent parfois de tirer parti d’un instrument artificiel, ce serait d’une méthode dangereuse que de compter sur ce qui est un hasard. Mais, étant admis ce schéma, nous avons essayé d’en varier les données au fur et à mesure des besoins de l’expérience. En fait, nous sommes partis du test de Burt (test IV), pour imaginer ensuite le test III, puis le test II, puis les tests I et V. Or, ces tests se sont trouvés être d’une difficulté très différente d’un cas à l’autre. Comme le schéma en est le même pour tous (sauf en partie pour le test I), cette variation dans la difficulté est un indice utile.

Les tests I et II font en effet appel à des cadres purement statiques de la pensée : il s’agit, dans l’un, de répartir un ensemble de trois couteaux en deux sous-ensembles ; dans l’autre, de faire autant d’un ensemble de trois animaux. Dans les deux cas il ne s’agit donc que d’ensembles à faire interférer et de propositions à multiplier, mais de propositions qui définissent uniquement la classification de ces ensembles. Dans les tests III, IV et V, au contraire, ces ensembles statiques sont remplacés par des actions, et les propositions énoncent les implications hypothétiques qui lient ces actions les unes aux autres : ce fait introduit donc une forte nuance au point de vue de la réalité des objets de raisonnements. Dans le premier cas, il s’agit d’objets mentaux subsistant quelle que soit leur classification ; dans le second cas, d’actions hypothétiques qui se feront ou ne se feront pas, suivant la manière dont les propositions sont multipliées. Bien plus, certaines de ces actions sont justifiées, d’autres simplement données. Dans ce dernier cas, aucun jugement de réalité ne peut permettre de voir la contradiction, s’il y en a dans le raisonnement, cette contradiction étant toute formelle.

Or, abstraction faite du test I, que compliquent des questions de chiffres et de relations partitives, l’ordre des difficultés des tests est le suivant : le test II est le plus facile, puis vient le test III et enfin les tests IV et V. Preuve que plus est faible le degré de réalité des objets mentaux sur lesquels porte le raisonnement, plus difficile est ce dernier. Il y a donc, dans l’ensemble, confirmation de l’hypothèse qui nous faisait attribuer un rôle prépondérant à la modalité du jugement. Il est nécessaire d’en venir maintenant à des confirmations beaucoup plus sûres, tirées de l’observation courante.

§ 1

Les formes verbales telles que les propositions hypothétiques « si… alors… », ou les alternatives « ou… ou… », correspondent à des réalités dont l’évolution est très délicate et dont le sens est longtemps différent chez l’enfant et chez nous. La réalité sensible ne donne, en effet, que des objets déjà existants, des événements déjà produits, ou des objets et des événements en devenir, mais non des événements conditionnels. Le premier degré d’une réalité simplement pensée est celui d’un événement qu’on attendait, mais qui ne se produit pas. La liaison causale de cet événement attendu, avec un autre événement, donne enfin à l’esprit l’occasion d’ordonner la réalité en plans distincts et hiérarchiques (possibilité, nécessité, etc.). Le langage adulte, avec ses propositions hypothétiques, parvient ainsi à se mouvoir sur le plan du pur possible, et, sur ce plan lui-même, à distinguer le formellement contingent du formellement nécessaire. Bref, il y a un fouillis inextricable de plans de réalité que la pensée adulte parvient à embrasser en un seul faisceau. Une proposition hypothétique liant une condition donnée à deux conséquences possibles mais exclusives l’une de l’autre (comme dans nos tests) suppose, par exemple, au moins trois plans distincts : celui de la nécessité formelle, celui de la pure possibilité (les deux termes de l’alternative sont également possibles) et celui de la réalité (un des termes exclut l’autre dès qu’une condition nouvelle intervient : il est donc plus réel que l’autre). On conçoit d’emblée que cette hiérarchie des plans de réalité soit plus difficile pour l’enfant que pour nous et qu’elle exige un effort d’adaptation et de réflexion considérable.

Innombrables sont les exemples qu’on peut saisir sur le vif dans les conversations d’enfants et qui montrent cette confusion des plans de réalité. En voici seulement deux, parfaitement spontanés, c’est-à-dire empruntés à des enfants que je n’ai jamais interrogés :

Lev (5 ; 0) donne une baguette à une petite fille. Rem (5 ; 11) intervient alors : « Ç’aurait été moi qui te l’aurait donné. — Non, répond Lev à tous deux, ç’aurait été moi. » On voit donc un enfant qui a accompli un acte en réalité, mais qui, dans la discussion avec le camarade qui aurait voulu l’accomplir à sa place — et la discussion à cet âge n’est qu’un choc d’affirmations, nullement un essai de compréhension des points de vue différents — déclare qu’il l’aurait accompli, tout comme si rien ne s’était passé 11. Il faut mettre ce mot en rapport avec le suivant, pour en comprendre la portée. Une classe d’enfants de six à sept ans est dans une vigne. La maîtresse demande à quoi servent les « échalas » (les perches) : « Qu’est-ce qui se passerait si on ne mettait pas d’échalas ? — Le raisin tomberait. — Pourquoi le raisin tomberait-il si on ne mettait pas d’échalas ? — Parce qu’il y a rien d’échalas. » Je n’insiste pas sur la question de causalité et sur le cercle de la réponse, très ordinaire d’ailleurs. L’intéressant est le fait que l’hypothèse (le raisin tomberait s’il n’y avait pas d’échalas) est traduite non par un conditionnel mais par un indicatif : le raisin tombe parce qu’il y a rien d’échalas. Dans le cas précédent, le réel s’énonçait en termes d’irréalité, ici l’irréel s’énonce sur le plan de la réalité.

Autre exemple : Cler (10 ; 8) répond au test de phrase absurde de Binet (test de 10 ans, n° 3, quest. 3) : « Ce qu’il y a de bête c’est qu’elle s’est tuée elle-même. Elle est en 18 morceaux et puis elle s’est tuée elle-même. » Cler veut dire simplement : « Si elle est en 18 morceaux elle n’a pas pu se tuer elle-même. » Mais il est si bien dupe de la forme verbale qu’il vient d’employer, qu’il déclare ensuite explicitement que, lorsque la jeune fille était vivante, elle a pu se couper elle-même en 18 morceaux, et que dans l’histoire, c’est elle qui s’est tuée !

L’enfant, autrement dit, a tendance lorsqu’il est aux prises avec nos formes verbales, à les simplifier en mettant tous les possibles et tous les réels sur un même plan. L’incapacité primitive au raisonnement formel n’est que l’expression de ce phénomène.

§ 2

Le seul point d’appui solide pour l’intelligence de l’enfant sera dès lors la réalité sensible, non pensée mais observée. Mais c’est ici qu’un autre phénomène essentiel intervient. Pour nous, la réalité décrite et analysée par le langage, c’est celle-là même sur laquelle opèrent les sens et l’intelligence de perception. Les plans de réalité dissociés par les propositions hypothétiques, par les jugements disjonctifs, etc., sont, indépendamment des cadres formels qui se bornent à les ordonner, les plans eux-mêmes du réel. Nos différents plans sont donc tout à la fois plus subtils et mieux hiérarchisés. Ils sont justement subtils parce qu’ils sont hiérarchisés sous un critère unique. Chez l’enfant, ils ne sont ni spécialisés, ni hiérarchisés. C’est-à-dire que, toutes les fois que l’enfant le peut, il confond les plans, et que, lorsqu’il ne peut les confondre, il les juxtapose simplement, sans hiérarchie.

Prenons pour exemple le stade irréfléchi, celui de nos plus jeunes sujets. Il faut, à cet égard, distinguer soigneusement les plans distincts de réalité, c’est-à-dire ceux dont l’enfant a lui-même connaissance en tant que plans différents, des plans indistincts, c’est-à-dire de ceux dont il n’a pas connaissance en tant que plans différents.

Les plans distincts sont déjà nombreux à ce stade. Contentons-nous de mentionner le plan sensible (réalité d’observation, de prévision, de croyance) et le plan du jeu, réalité conçue comme irréelle par l’enfant lui-même, ainsi qu’en témoignent les beaux travaux de M. Groos, sur l’illusion volontaire. À ce plan se rapporte le plan de la fabulation.

Or, quelle est la hiérarchie de ces deux plans ? La fabulation donne-t-elle lieu à des explications ou à des croyances qui sont conçues par l’enfant comme réelles, ou comme possibles, par rapport à la réalité sensible ? À cela, et c’est très important, il faut répondre que rares sont les cas où le problème se pose pour l’enfant. Il y a pour ce dernier deux plans séparés, qui constituent chacun une réalité qui se suffit à elle-même lorsque la pensée se meut sur lui, et qui, lorsqu’ils interfèrent, produisent une illusion de croyance telle que l’un des plans est pris pour l’autre, Mais il n’y a pas proprement hiérarchie entre ces deux plans, il y a juxtaposition. Même dans l’« illusion volontaire » de Groos, le mythe est connu comme tel, mais, en même temps, il est pris pour réel dans son domaine propre et non pour possible.

Cela nous amène aux plans indistincts de réalité, c’est-à-dire à ceux que le psychologue parvient à analyser, mais que l’enfant ignore en tant que plans séparés.

Or, à cet égard, il importe de discerner, dans ce que l’enfant prend pour la réalité sensible au sens large (produits de l’observation des autres, crue sur parole à l’égal de sa propre observation), un plan verbal et un plan sensible. C’est ainsi que le langage adulte a créé toute une réalité qui, en fait, obéit à des lois spéciales : réalité des histoires tenues pour vraies, du contenu des leçons (leçons de choses, géographie, physique élémentaire), réalité des conversations d’adultes mal comprises, des métaphores du langage prises à la lettre, réalité des souvenirs racontés, etc. Toutes les difficultés de l’intersection des classes, de la relation partitive, des jugements disjonctifs ou hypothétiques sont à situer sur ce plan, à l’âge où nous les avons étudiées.

Pour nous, adultes, ce hiatus du langage et de l’observation n’existe presque plus. Il n’y a plus de conflits aussi graves entre la logique et la réalité. L’une se moule sur l’autre. Un raisonnement formel reprend contact avec l’expérience par un simple jugement de modalité. Pour un esprit, au contraire, qui mêle les plans, le problème est tout autre.

Quel est donc le sens du « si », qui abonde dans la pensée des enfants de six ou sept ans et au moyen duquel ils déforment à leur gré le réel ? Ici se pose la difficile question des « assomptions » que Meinon a cru observer chez les enfants et que Groos a finement discutées à propos du jeu 12. L’enfant qui joue Siegfried, par exemple, assume qu’il est invisible, c’est-à-dire admet le « si » sans y croire, mais en en déduisant pour son jeu, toutes les conséquences logiques. Mais ici encore, croyons-nous, il ne s’agit pas d’un « si » introduisant sur un plan hypothétique une déduction tenue consciemment pour formellement nécessaire, comme fait la véritable assomption adulte, mais d’un « si » réaliste, pour ainsi dire, c’est-à-dire passant du plan du réel dans le plan du jeu, pour construire sur ce dernier un modèle équivalant au réel.

Voici un exemple. Il s’agit, dans une conversation entre l’enfant (Del, six ans) et l’observatrice, d’un pigeon voyageur « qui revient toujours au même endroit. — S’il tombait en Amérique ? — Les pigeons ne vont pas si loin. — Mais si ça existait, qu’est-ce qu’il ferait ? — Un pigeon voyageur ne peut pas revenir de l’Amérique à Genève. — Mais si ça existait ?… » etc. Bref, et il serait facile de multiplier les exemples 13, l’enfant semble, par son premier « si », assumer une simple hypothèse, une possibilité par rapport au réel. Rien ne la distingue, dans la forme, de l’hypothèse adulte. Mais la suite du raisonnement, au lieu de subordonner l’hypothèse an réel, c’est-à-dire de la maintenir au rang d’hypothèse, tend à construire, par le moyen de cette hypothèse, une réalité se suffisant de plus en plus à elle-même et qui finit par remplacer le réel, d’où l’on était parti. La nuance peut paraître subtile, mais il est utile de distinguer une « assomption » tenue pour telle, qui seule permet un raisonnement vraiment formel, de la construction d’un modèle d’abord pensé, mais tenu de plus en plus pour réel, construction qui garde par là même tous les caractères de la pensée réaliste.

Il n’y a donc pas à ce stade, de raisonnement formel proprement dit. Je sais bien que toutes les apparences sont contraires. La logique enfantine à l’âge questionneur (trois à sept ans) est toujours impressionnante. La déduction se fait imperturbable et les conclusions les plus baroques sont affirmées sur la foi de cette déduction. Stern a noté les débuts du phénomène 14. Son fils apprend que les moustiques sortent des arbres. En face d’un gland, il dit : « Est-ce qu’il y a bien des moustiques dans les glands ? Les glands donnent toujours des arbres. Et alors [da] il doit y avoir aussi des moustiques là-dedans » (4 ; 1). Mais de tels raisonnements ne se dissocient jamais de l’observation, de l’effort de l’enfant pour penser la réalité elle-même. Ce qui donne le change, c’est que l’observation a chez l’enfant un tout autre sens que chez nous. Comme Luquet l’a bien montré à propos du dessin, les enfants sont foncièrement réalistes, mais leur réalisme est un « réalisme logique » avant d’être un réalisme visuel. Lorsqu’ils déduisent, ils regardent encore le modèle, mais un « modèle interne », qu’ils prennent pour la réalité. Leur déduction, autrement dit, n’est pas formelle : ce n’est pas la forme de la déduction qui crée la certitude de la conclusion, c’est l’illusion de n’avoir pas quitté le réel.

§ 3

Mais l’enfant ne peut en rester à ce stade, et bientôt, sous la pression des contradictions auxquelles mènent les confusions de la réalité et de la pensée, une hiérarchie s’établit au sein de la réalité verbale, et tout d’abord entre le possible et le réel. C’est à ce stade, avons-nous vu, qu’il faut chercher les origines du formalisme. La pensée formelle, c’est primitivement la pensée de cette réalité qui n’est plus réelle au même titre que celle du monde sensible ou du jeu, mais qui est possible par rapport à la réalité extérieure : c’est proprement le stade des assomptions.

Mais alors, et c’est essentiel pour comprendre les débuts du raisonnement formel, les « si » qui s’appliquent au réel sont bien maintenant susceptibles de modalités diverses, la réalité formelle constituant une des possibilités du monde réel. Mais, à l’intérieur même de la réalité formelle, aucune modalité n’est encore distinguée. De telle sorte que tous les phénomènes que nous avons vus à propos des « si » appliqués au réel, dans les stades précédents, sont simplement déplacés et reportés à l’intérieur du monde formel. Il y a simple décalage entre les deux évolutions.

Ce décalage est d’un grand intérêt. C’est grâce à lui qu’une pseudo-nécessité est octroyée aux simples possibles et que la pensée formelle lie syncrétiquement les termes des alternatives. Au dernier stade (avant onze ans), implication logique et causalité physique étaient encore confondues. Maintenant l’implication se dégage de la causalité, mais elle demeure une production de réalité, production simplement pensée mais, par cela même, plus riche que ne le serait une production réelle.

Cette production, avons-nous vu, est étroitement liée au phénomène du syncrétisme. Le syncrétisme, c’est le processus par lequel la pensée appréhende, dans l’attention, les objets en un seul bloc et non à l’état analysé, et par lequel elle lie par un rapport d’implication, ou de cause à effet, les parties de ce bloc entre elles, quel que soit l’ordre dans lequel la réflexion débite ces parties.

À l’état spontané, le syncrétisme est extrêmement facile à observer et caractérise même toute la pensée de l’enfant avant de se localiser dans sa pensée formelle.

Toutes les explications d’enfants en sont pénétrées 15. Une petite fille, Ma… (5 ; 6), demande sur une plage pourquoi une baigneuse est étendue par terre. Réponse : « Elle s’est mise au soleil pour devenir rouge [bronzée], comme moi, tu vois. — Alors il faut dormir pour devenir rouge. » Il ne s’agit pas ici d’une inférence explicitée. La baigneuse a été perçue en un seul faisceau de caractères, sa position étendue, son immobilité qui ressemble au sommeil, etc. Ma… a demandé en bloc pourquoi elle est couchée. Ma réponse, qui faisait intervenir seulement l’exposition au soleil n’a donc pas satisfait Ma…, qui tenait à conserver lié le faisceau des caractères, perçus en un seul tout. Un cas particulier de ce phénomène est le Post hoc ergo propter hoc. Mais outre le post hoc, il y a le juxta, le cum, etc.

Autre exemple, encore plus clair. Je demande à Béa (5 ; 6) « Pourquoi la lune ne tombe pas ? — Parce que c’est très haut, parce qu’il n’y a pas de soleil, parce que c’est très haut. » La réponse équivaut en somme à : « Parce que c’est la lune ». Mais, pour montrer que la lune ne tombe pas, Béa énumère tous ses caractères : elle est très haut, elle arrive quand il n’y a plus de soleil, etc. Cette seule liaison syncrétique des caractères énumérés en un seul bloc suffit, pour Béa, à expliquer pourquoi la lune ne tombe pas. — Ce même phénomène se retrouve dans des explications beaucoup plus concrètes, comme celles du mécanisme de la bicyclette, entre 4 et 7 ans.

Dans nos tests, le syncrétisme, lié à la pseudo-nécessité de l’implication, nous est apparu surtout sous la forme d’une incapacité à dissocier les alternatives. Les longues oreilles du test II, au lieu d’entraîner le mulet ou l’âne, les entraînent tous les deux, comme si l’implication en compréhension se confondait avec la production en extension. Il ne faudrait pas croire que ce syncrétisme des alternatives ne s’observe qu’en conditions artificielles. Il est aisé de le discerner dans la pensée spontanée des enfants, non sous la même forme, car les alternatives sont précisément fort rares dans le langage enfantin, mais sous la forme d’une difficulté à choisir, le choix étant l’équivalent fonctionnel de l’alternative. Il arrive fréquemment, en effet, qu’un enfant mis en demeure de prévoir l’un ou l’autre de deux événements possibles et exclusifs pariera pour tous les deux. Il n’y a pas là simple paresse, ou désir de gagner dans les deux cas, il y a conviction que les deux événements sont réalisables en même temps, mais sur deux plans étrangers l’un à l’autre. On peut mentionner aussi la difficulté à choisir entre deux explications possibles d’un même phénomène : l’enfant juxtapose alors les deux explications, et les lie syncrétiquement l’une à l’autre à la manière de Béa Je n’insiste pas sur ces exemples. Ils suggèrent simplement la question de la contradiction chez l’enfant, question beaucoup trop vaste pour que nous l’abordions ici, mais dont on voit d’emblée qu’elle conduit à des problèmes analogues à ceux dont nous traitons maintenant.

§ 4

Nous avons vu comment le syncrétisme explique à son tour les autres phénomènes logiques, tels que la difficulté à multiplier les classes, à comprendre la relation partitive, à penser en extension, etc., etc. Inutile d’y retenir ici. Mais le problème qui se pose est de trouver la relation exacte entre ces phénomènes et le syncrétisme. Ces phénomènes sont en effet de nature statique : ils consistent en une incapacité à penser plusieurs objets à la fois ou à penser simultanément le tout et les parties. Le syncrétisme, en tant que lié au jugement, est plus dynamique : il consiste à créer des implications et à leur octroyer une nécessité illégitime en droit.

En première approximation, et comme dans toutes les explications psychologiques, il semble qu’entre les phénomènes statiques et le dynamisme du syncrétisme il y ait mutuelle dépendance : c’est grâce à la pseudo-nécessité produite par en syncrétisme que les classes font bloc, et c’est parce que les classes font bloc que le syncrétisme peut attribuer la nécessité à des implications nullement nécessaires en droit.

Il convient cependant d’analyser ce cercle, car, de ramener à l’étroitesse ou champ de l’attention, comme nous l’avons fait dans de précédents articles, tous les phénomènes tels que l’incompréhension à la relation partitive, la difficulté à multiplier les classes, etc., constitue une explication beaucoup trop statique pour n’être pas approximative. Il semble incontestable que ces phénomènes sont en étroite connexion avec la difficulté à maintenir plusieurs objets dans le même champ d’attention. Dans le cas de la modalité du jugement, également, il semble évident que la difficulté à se mouvoir à la fois sur le plan du possible, sur celui du réel et sur plans dérivés exige un effort d’attention plus considérable que de rester cantonné sur un plan. Mais l’attention, à laquelle on recourt dans ces explications, n’est pas une fonction simple, pas plus que l’intérêt auquel elle est liée : ils dépendent du jugement autant que le jugement dépend d’eux.

Ce qu’il faut dire, pour mettre ce cercle sous une forme qui ne soit pas vicieuse, c’est que le jugement semble primordial. Comme l’a clairement fait voir M. Ruyssen, le jugement, du point de vue génétique, est une adaptation. Mais, qui dit adaptation, dit du même coup équilibre entre le monde extérieur, d’une part, et, d’autre part, la mutuelle conservation des éléments mentaux (jugements et notions, etc.) déjà acquis. Équilibre, plus précisément, tel qu’il y ait conservation mutuelle des éléments acquis par leur exercice même dans l’adaptation incessante aux circonstances nouvelles. Chaque adaptation est donc l’intégration, par le jugement, d’un élément nouveau au système des éléments acquis, mais intégration qui, en droit, renforce la cohérence, c’est-à-dire la mutuelle conservation des éléments acquis. Par conséquent, plus est grande la mutuelle conservation des éléments acquis, plus est large l’échelle sur laquelle est possible l’adaptation. En effet, si les éléments acquis ne sont encore ni hiérarchisés, ni mutuellement dépendants, l’adaptation ne fera qu’augmenter leur volume, pour ainsi dire, et non leur cohérence.

On comprend, dès lors, le primat de la modalité du jugement, car elle est la mesure de cette cohérence et de cette mutuelle conservation. À une faible cohérence correspond une réalité étalée sur un seul plan, à une forte cohérence correspond toute la hiérarchie des plans de réalité (nécessité du jugement formel, réalité du jugement d’observation, possibilité des assomptions, etc.). Or, à la réalité étalée sur un seul plan, correspond, avons-nous vu, le syncrétisme, c’est-à-dire une faible adaptation, un champ d’attention étroit, une difficulté à multiplier les classes, à penser par relations, à concevoir les alternatives, etc. À la réalité hiérarchisée correspond au contraire la possibilité de multiplier les classes, de penser par alternatives, etc.

Dès lors, le cercle des formes du jugement et des formes du champ de l’attention devient naturel : chaque forme nouvelle de la modalité du jugement crée un champ d’adaptation possible, c’est-à-dire d’attention et d’intérêt, mais dont elle dépend après l’avoir créé, et dont elle subit à son tour les modifications, si l’adaptation dépasse les limites prévues.