Quelques remarques sur l’égocentrisme de l’enfant. Compte rendu du Congrès international de l’enfance, Paris - 1931 (1933) a

I. L’égocentrisme intellectuel

Au début de nos recherches sur la pensée de l’enfant, nous nous sommes servi, faute de mieux, du terme d’« égocentrisme » pour désigner un état d’esprit qui nous a paru fondamental dans le développement intellectuel de l’individu et qui subsiste chez les adultes dans toutes les circonstances où ils restent dominés par leurs attitudes spontanées, naïves et par conséquent infantiles de pensée. Ce terme ayant donné lieu à de graves malentendus, il nous semble nécessaire de le préciser quelque peu avant de déterminer jusqu’à quel point l’égocentrisme verbal ou social est en relation avec l’égocentrisme intellectuel.

Notons avant toute chose que le caractère spécifique de l’égocentrisme enfantin ne doit être recherché ni dans le domaine social ou moral, ni même dans le domaine de la conscience du moi, mais bien sur le terrain purement intellectuel : l’égocentrisme enfantin est un fait de connaissance, nous dirions presque un phénomène épistémique ou relevant de l’épistémologie, si l’on pouvait parler d’épistémologie comparée sans susciter dans l’esprit du lecteur des associations d’idées sortant des habitudes d’esprit purement psychologiques. Or c’est sans doute parce que nous avons décrit l’égocentrisme social ou verbal de l’enfant avant cet égocentrisme épistémique, seul important à notre point de vue, que l’on a contesté nos conclusions en situant la discussion sur un terrain qui nous a toujours paru secondaire.

Qu’est-ce donc que l’égocentrisme intellectuel de l’enfant ? C’est en quelque sorte l’ensemble des attitudes précritiques et par conséquent préobjectives de la connaissance, que celle-ci soit connaissance de la nature, connaissance des autres ou connaissance de soi, peu importe. L’égocentrisme n’est ainsi en sa source ni un phénomène de conscience (la conscience de l’égocentrisme détruit l’égocentrisme), ni même un phénomène de comportement, social ou autre (le comportement manifeste indirectement l’égocentrisme mais ne le constitue pas et ne suffit même pas à le révéler pleinement), mais une sorte d’illusion inconsciente et générale de perspective.

Une image nous fera comprendre la chose. Soit un individu ignorant, ne possédant ni mètre ni horloge et habitant depuis sa naissance une contrée accidentée qu’il embrasse de son regard, mais dont il n’a jamais fait le tour. Du point de vue de la connaissance du monde physique, il est évident que cet observateur sera victime de toutes sortes d’illusions : non seulement il considérera telle montagne rapprochée comme plus élevée que tel sommet lointain, ou telle rivière comme issue d’un massif dont elle paraît sortir alors qu’il n’en est rien, mais encore il se représentera le monde comme un système dont il occupe le centre, toutes les vallées et les montagnes étant disposées en fonction de l’endroit qu’il habite lui-même.

Du point de vue de la connaissance des autres, il se produira des illusions analogues : le voyageur venant de la ville voisine sera identifié à l’étranger venant d’outre-frontière, l’Intellectuel en vacances sera tenu pour un rentier paresseux ; l’activité de chacun ne sera donc jamais évaluée qu’en fonction de l’activité propre et le sujet ne comprendra les autres qu’en les assimilant simplement à lui. Enfin, du point de vue de la connaissance de son moi, l’individu que nous supposons n’ayant jamais pu définir ni sa position physique (faute d’avoir fait le tour du pays et situé son territoire dans l’ensemble des autres), ni sa position morale (faute d’avoir pu juger autrui objectivement), il lui manquera pour se connaître les systèmes de référence nécessaires. Il saura bien qu’il est Joseph, différent de Pierre, Jacques ou Jean, mais il se prendra pour plus sage que l’Anglais visitant son pays, ou plus laborieux que l’écrivain venu pour le décrire.

Or cet individu n’apparaîtra égocentrique ni à lui-même, ni même peut-être aux autres. Pour ce qui est de lui, il est évident qu’il ne peut soupçonner les attitudes nouvelles qu’il acquerrait en faisant progressivement connaissance avec la région, et surtout avec ce qui dépasse son horizon actuel, puisque cette acquisition ne consisterait pas en une simple addition de connaissances analogues à celles qu’il possède déjà, mais en une refonte totale de son système de perspectives et d’évaluations. Il est donc égocentrique sans le savoir, et la conscience de son égocentrisme atténuerait ou anéantirait même cet égocentrisme. Quant aux autres, il leur parle des mêmes montagnes et des mêmes vallées, des mêmes travaux et des mêmes événements que ceux dont chacun parle, si bien qu’il est malaisé de s’apercevoir en quel sens restreint et toujours personnel il emploie les notions communes à tous. Seul l’observateur attentif découvre de temps en temps, à quelque remarque naïve, en quoi sa perspective du monde est autre que celle de l’homme normal. C’est ainsi qu’en parlant de n’importe quoi avec un montagnard, le citadin arrive à sentir, à certains signes imperceptibles, s’il a affaire à un individu qui n’est jamais sorti de son coin de terre, ou à un individu qui se situe par rapport aux autres.

Or à quoi tient l’égocentrisme du sujet que nous décrivons ? C’est en premier lieu à un ensemble de circonstances extérieures : absence de connaissances, fait d’être rivé à un point précis de l’espace et du milieu social, etc. ; mais le premier facteur suffit-il à tout expliquer ? Assurément pas, car lorsque notre sujet découvrira progressivement le pays qui l’entoure, les terres situées au-delà de son horizon primitif, la diversité des hommes et des milieux sociaux, il n’ajoutera pas seulement des connaissances à celles qu’il avait déjà, il changera de système d’interprétation : ce qui était pour lui un absolu ou un groupe de notions absolues deviendra simple point de vue en rapport avec d’autres points de vue. Il y a donc un second facteur à considérer dans l’égocentrisme initial : en tant que mode d’aperception spontané, naturel à tout individu et ne requérant aucune explication préalable, l’égocentrisme constitue une donnée première de la pensée, une « innocence de l’esprit » au sens où Ruskin parlait d’une « innocence de l’œil » pour caractériser la vision immédiate. Or un tel mode d’aperception ne saurait consister en une qualité isolable, perceptible à l’observation externe ou à l’introspection : il n’en demeure pas moins un fait intellectuel fondamental, conditionnant la conduite comme la conscience du sujet, même s’il est situé sur un autre plan qu’elles.

Revenons à l’enfant. Au double point de vue de la connaissance physique et de la connaissance des autres ou de lui-même, l’enfant se trouve dans la situation du sujet considéré à l’instant : situé en plein milieu d’un univers physique et social dont il n’a jamais fait le tour, il ne pourra qu’être victime de la perspective particulière où les circonstances le placent ainsi. Quant à l’attitude épistémique constituant la réponse à cette situation extérieure, elle ne saurait être que plus « innocente » encore, puisque, durant les premières semaines de son existence, l’enfant s’ignore lui-même, en tant que sujet pensant et même en tant qu’être vivant et conscient, au point de s’absorber entièrement dans les spectacles qu’il contemple et de tout ignorer d’une distinction critique entre le moi et le monde extérieur.

Qu’est-ce donc que l’égocentrisme intellectuel ? C’est une attitude spontanée commandant l’activité psychique de l’enfant à ses débuts et subsistant toute la vie dans les états d’inertie mentale. Du point de vue négatif, cette attitude s’oppose à la mise en relations de l’univers et à la coordination des perspectives c’est-à-dire en bref à l’activité impersonnelle de la raison. Du point de vue positif, cette attitude consiste en une absorption du moi dans les choses et dans le groupe social, absorption telle que le sujet s’imagine connaître les choses et les personnes en elles-mêmes alors qu’en réalité il leur attribue, en plus de leurs caractères objectifs, des qualités provenant de son propre moi ou de la perspective particulière dans laquelle il est engagé. Sortir de son égocentrisme consistera donc pour le sujet, non pas tant à acquérir des connaissances nouvelles sur les choses ou le groupe social, ni même à se tourner davantage vers l’objet en tant qu’extérieur, mais tout simplement à dissocier le sujet de l’objet, c’est-à-dire à prendre conscience de ce qui est subjectif en lui, à se situer parmi l’ensemble des perspectives possibles, et par là même à établir entre les choses, les personnes et son propre moi un système de relations communes et réciproques. Égocentrisme s’oppose donc à objectivité, dans la mesure où objectivité signifie relativité sur le plan physique et réciprocité sur le plan social. L’esprit égocentrique est, il est vrai, d’emblée tourné vers les choses et vers les personnes, mais sa vision primitive des êtres est érigée trop tôt en un absolu tenu pour objectif, alors que l’objectivité vraie résulte d’une mise en relations de tous les termes en présence.

Dire que l’enfant est égocentrique en ce qui concerne la connaissance du monde physique, c’est donc dire simplement que l’enfant conçoit les choses comme étant tout à la fois telles qu’elles apparaissent (phénoménisme), et douées de qualités semblables aux siennes propres (intentionnalité, force et vie diffuses, lois obligatoires, etc.). Par exemple, la lune nous suit (phénoménisme) et elle le fait « pour » nous éclairer, nous surveiller ou tout ce que l’on voudra (finalisme dû à l’indissociation du subjectif et de l’objectif). Comment l’enfant corrigera-t-il cette double illusion ? Exactement comme, vers la fin de la première année, il a cessé de croire aux changements de dimension des objets pour leur attribuer une grandeur constante, ou comme Copernic a cessé de croire au géocentrisme ou Einstein aux absolus newtoniens : en se situant lui-même par rapport à un système de relations objectives, ce qui a pour effets complémentaires d’éliminer le phénoménisme au profit d’une réalité rationnelle, et de réduire les préliaisons subjectives (finalité, force, intentionnalité, etc.) en dissociant le sujet de l’objet. Or, cet exemple de la lune, pour clair qu’il soit, n’est pas un exemple privilégié : dans l’interprétation de tout mouvement, de toute relation morale, etc., l’enfant a l’occasion d’unir le phénoménisme de la donnée immédiate à de faux absolus d’origine subjective. On voit donc ce qui est l’égocentrisme initial de la connaissance physique : ce n’est pas une hypertrophie de la conscience du moi, qui pousserait l’enfant à se désintéresser de l’expérience extérieure, c’est au contraire un pur « réalisme », c’est-à-dire une prise de possession immédiate de l’objet, mais si immédiate précisément que le sujet, s’ignorant lui-même, ne parvient pas à sortir de lui pour se situer dans un univers de relations objectives.

Nous voici à même de comprendre ce qu’est l’égocentrisme social des enfants, et à travers lui, l’égocentrisme logique. L’égocentrisme social peut être conçu comme un cas particulier de l’égocentrisme épistémique, aussi bien que celui-ci peut être déduit de celui-là. Autrement dit, l’enfant découvre les personnes exactement comme il découvre les choses, et il les connaît tous deux de la même façon. Aussi bien est-il victime des mêmes illusions de perspective eu égard au groupe social qu’à l’univers physique, et mêle-t-il son « moi » à la représentation d’autrui comme à celle des objets matériels.

Insistons d’abord sur un point fondamental : c’est que l’égocentrisme social de l’enfant n’est, pas plus que son égocentrisme dans la connaissance du monde physique, une qualité qui puisse s’observer directement, par rétrospection dans la conscience du moi, ou par l’observation du comportement extérieur. L’égocentrisme social est une attitude épistémique autant que l’égocentrisme purement intellectuel : il est une manière de comprendre les autres comme l’égocentrisme en général une attitude en face des objets.

Sans doute une observation attentive du langage de l’enfant en dénote l’existence, de même qu’une observation attentive des réactions spontanées en face des phénomènes physiques. Mais en tant qu’attitude épistémique, l’égocentrisme ne se constate jamais directement. En effet, de même que, sur le plan physique, l’enfant est tout entier tourné vers les choses et nullement vers son propre moi en tant que sujet de la connaissance, de même sur le plan social l’enfant est tout entier tourné vers les autres et se trouve ainsi aux antipodes de ce que dans la langue courante on appelle égocentrisme, c’est-à-dire constante et consciente préoccupation de soi-même. Seulement, de même que, sur le plan physique, il n’aperçoit les choses que colorées par certaines qualités issues de son propre moi, de même sur le plan social il n’aperçoit autrui que dans une symbiose, inconsciente d’elle-même, entre sa personne et celles de l’entourage.

Nous pouvons donc écarter dès l’abord une objection qui est revenue souvent sous la plume des meilleurs auteurs et qui nous paraît tenir à un malentendu ; l’égocentrisme serait inconciliable avec ce fait d’observation courante que l’enfant est un être essentiellement sociable, « syntonisant » non seulement avec les humains mais encore avec tout ce qui est vivant et sans doute avec l’univers entier. Par exemple, M. A. A. Grünbaum, dans un court essai plein d’idées 1, considère comme caractéristique de la mentalité de l’enfant cette sympathie universelle et ce besoin de « communauté » avec les choses elles-mêmes. Or, comme indice en faveur de sa thèse, M. Grünbaum remarque que nos explications, fondées sur l’égocentrisme de l’enfant, ont dû « concéder » que cet égocentrisme était inconscient de lui-même : M. Grünbaum semble ainsi faire une antithèse entre l’égocentrisme, de l’enfant et sa « Gemeinschaftsbindung ». De même Mme Ch. Bühler 2 se refuse à admettre l’égocentrisme enfantin, étant donnée la sociabilité des sujets qu’elle a étudiés. On trouve des remarques analogues chez M. et Mme Katz 3 et chez Mrs Isaacs 4.

Or, à notre point de vue, un tel argument repose sur une confusion de mots. Si l’on prend le terme d’égocentrisme dans le sens courant, c’est-à-dire dans le sens d’une préoccupation consciente de soi-même empêchant précisément le sentiment de communauté, alors il va de soi que les deux termes en présence sont contradictoires. Mais si l’on prend le terme d’égocentrisme dans un sens purement épistémique, pour désigner la confusion du sujet et de l’objet au cours d’un acte de connaissance dans lequel le sujet s’ignore lui-même et se trouve entièrement tourné vers l’objet, alors égocentrisme et sentiment de communauté sont si peu contradictoires qu’ils ne constituent souvent qu’un seul et même phénomène. C’est ainsi que, sur le plan physique, M. Grünbaum cite comme exemples de sentiments de communauté les exemples mêmes dont nous nous sommes servi pour illustrer l’égocentrisme. Les ballons montent en l’air « parce qu’ils aiment l’air », nous dit un enfant de six ans et demi ; c’est, disons-nous, que l’enfant étant égocentrique conçoit le ballon comme lui et lui prête intention et finalité ; c’est, répond M. Grünbaum, que l’enfant personnifie les choses dans la mesure où il communie avec elles. Mais qui ne voit que les deux explications reviennent au même ? C’est parce que l’enfant, s’ignorant lui-même à titre de sujet, projette ses qualités internes dans la chose qu’il communie avec elle !

Or, sur le plan social, il en va exactement de même. L’enfant est tendu vers autrui comme vers les choses. Il n’aime pas être isolé et, même lorsqu’il est seul, il se sent en communion avec son groupe habituel. Néanmoins, dans sa compréhension des autres, comme dans les rapports intellectuels ou moraux qu’il entretient avec les autres par le moyen du langage, il ne parvient pas à dissocier complètement son moi de celui d’autrui : entre autrui et lui il y a identification et même confusion plus que différenciation et réciprocité. Aussi l’enfant peut-il paraître, selon le point de vue, à la fois très égocentrique et entièrement absorbé en autrui.

Un exemple nous fera comprendre l’unité de ces deux caractères, en même temps que l’union de l’égocentrisme social et de l’égocentrisme intellectuel. Ainsi que nous l’avons noté ailleurs, un garçon de six à huit ans déclarera volontiers qu’il a un frère, mais que son frère n’a lui-même pas de frère. D’autre part, le même enfant, ainsi que M. Brunschvicg l’a justement remarqué, ne se comptera pas lui-même s’il cherche à dénombrer les individus réunis dans sa chambre : en tant que sujet comptant, il ne s’aperçoit pas et ne se situe pas parmi les objets comptés. On voit le paradoxe : dans le premier de ces deux exemples, l’enfant est dominé par son propre moi au point de ne pouvoir se situer au point de vue de son frère, et dans le second exemple il s’oublie complètement ! Mais en réalité il n’y a là qu’un seul et même phénomène, et les deux exemples s’expliquent de la même manière : dans les deux cas, la perspective propre est tenue pour seule possible, et cela parce que le sujet pensant s’ignore en tant que sujet ; seulement, selon que l’on remarque avant tout cette perspective particulière au moi, ou l’oubli de soi-même du sujet, l’enfant apparaît comme égocentrique ou comme entièrement tourné vers les autres.

Notons maintenant que l’égocentrisme social, aussi bien que l’égocentrisme physique, est affaire des circonstances extérieures propres à la situation de l’enfant autant que d’attitude première et spontanée de la pensée. Lancé dans un monde de réactions sociales, de sentiments, de croyances, de rapports intellectuels et d’expressions linguistiques qui le dépassent de toutes parts, il est fort naturel que l’enfant ne puisse assimiler ce monde, avant d’en avoir fait le tour, que du point de vue étroit et limité de sa perspective particulière. Seulement, sur ce point comme sur celui de l’égocentrisme physique, l’absence de connaissances est loin de tout expliquer. Dans une étude très subtile sur nos hypothèses, M. Ch. Blondel écrit par exemple ceci : « Un client qui n’arrive pas à faire comprendre à un menuisier ce qu’il veut n’est pas, peut-être, exclusivement victime de l’autisme de sa pensée. Le langage est comme nombre d’autres mouvements que nous avons à apprendre, que nous commençons par mal exécuter et par utiliser à contretemps. Voici un jeune homme à son premier bal. Il ne danse pas en mesure, il marche sur les pieds de sa danseuse, il bouscule les autres couples, il danse comme s’il était seul. Il n’y a, sans doute, pas lieu pour cela de distinguer l’une de l’autre, d’opposer l’une à l’autre, une danse égocentrique et une danse dirigée 5. » Et, plus loin 6, M. Blondel compare l’amateur en physique moderne, qui s’entretient de la théorie de la relativité avec un spécialiste, à un enfant parlant avec des adultes de choses qu’il ne comprend qu’à demi. Or il est de fait que dans le monologue collectif de l’enfant avec son entourage, l’absence d’information du sujet joue un rôle important. Cependant une grande différence sépare le cas de l’enfant qui ramène tout à son point de vue par ignorance, et la situation de l’adulte à qui son incompétence interdit toute conduite adaptée par rapport à son interlocuteur ou son partenaire. L’adulte qui ignore la menuiserie, la danse ou la théorie de la relativité sait, en effet, qu’il en est ainsi, et sa compétence en d’autres domaines lui permet de se mettre à la place des personnes avec qui il a affaire : c’est en quoi précisément il n’est pas besoin de parler de danse égocentrique pour désigner les tâtonnements d’un jeune homme à son premier bal, alors qu’il y aurait lieu de le faire si le jeune homme s’imaginait danser comme tout le monde. Au contraire, l’inexpérience de l’enfant étant globale, il ne peut la connaître que très approximativement, et il croit communier avec le groupe entier même lorsqu’il poursuit un soliloque incompréhensible pour autrui.

Bref, sur le plan social comme sur le plan physique, l’absence de connaissance est un facteur secondaire dans la constitution de l’égocentrisme enfantin : le facteur primaire est l’attitude spontanée de la pensée individuelle qui tend directement à l’objet, sans avoir pris conscience de sa perspective propre et de ses limitations. C’est pourquoi sociabilité et égocentrisme ne s’excluent en rien. L’esprit égocentrique est même beaucoup plus accessible aux suggestions ambiantes et à la contrainte du groupe que l’esprit discipliné par la coopération : en tant que s’ignorant lui-même, l’esprit égocentrique ne parvient pas, en effet, à la conscience de sa personnalité. Aussi bien voyons-nous que l’enfant présente le maximum de suggestibilité aux mêmes âges que le maximum d’égocentrisme, ces deux caractères diminuant avec la socialisation réelle de l’individu.

Comment donc s’opère cette socialisation ? Sur ce point encore, nous observons un parallélisme frappant entre le comportement de l’enfant sur le plan physique et son comportement sur le plan social : dans les deux cas, la diminution de l’égocentrisme s’explique, non pas par l’addition de connaissances ou de sentiments nouveaux, mais par une transformation de point de vue telle que le sujet, sans abandonner son point de vue initial, le situe simplement parmi l’ensemble des autres possibles. Autrement dit, la compréhension des autres, comme la compréhension du monde physique, suppose deux conditions.

1. — Prendre conscience de soi comme sujet et détacher le sujet de l’objet de manière à ne plus prêter au second les caractères du premier ;

2. — cesser de considérer le point de vue propre comme le seul possible et le coordonner à l’ensemble des autres. En d’autres termes, s’adapter au milieu social, comme au milieu physique, c’est construire un ensemble de relations et se situer soi-même parmi ces relations grâce à une activité de coordination impliquant la réciprocité des points de vue.

Or, il est immédiatement visible que ce double effort de mise en relations et de réciprocité constitue la définition même du processus de coopération ou de socialisation entre égaux, que l’on observe en comparant les rapports sociaux entre enfants aux rapports entre enfants et adultes. À ce point de vue, l’étude de la coopération est ce qui permet d’analyser le mieux, par contrecoup, la vraie nature de l’égocentrisme social de l’enfant.

Les adultes sont à la fois très supérieurs à l’enfant et très proches de lui par leur sympathie enveloppante. Aussi l’enfant oscille-t-il à leur égard entre une attitude de prière ou de sollicitation et une attitude de communion faite de confusion entre le moi et l’autrui. Dans aucun de ces deux cas, l’enfant ne sort ainsi réellement de sa perspective propre pour la coordonner avec celle des autres. D’où la prééminence du langage égocentrique dans les rapports entre les petits enfants et l’adulte, là où celui-ci n’impose pas son autorité pour altérer ces rapports. Le camarade, au contraire, en tant qu’individu à la fois différent et égal, pose un problème nouveau : celui de la distinction continuelle du moi et de l’autrui et de la réciprocité de ces deux perspectives. D’où le rôle essentiel de la coopération entre égaux, étant entendu que ce type de rapport social n’est pas entièrement exclu entre adultes et enfant, lorsqu’une éducation convenable des uns et des autres parvient à situer à l’arrière-plan le facteur d’autorité et de supériorité.

Ainsi l’égocentrisme social, dans le sens défini que nous venons de chercher à analyser, est entièrement parallèle à l’égocentrisme intellectuel, et l’égocentrisme enfantin en général ne peut être qualifié de présocial que par rapport au processus précis de la coopération.

Encore un mot avant d’en venir à l’égocentrisme verbal. Entre l’égocentrisme de l’enfant sur le plan de la connaissance physique et son égocentrisme sur le plan des rapports sociaux, il faut situer l’égocentrisme logique, sur lequel nous nous sommes longuement étendu dans nos ouvrages, Le Langage et la pensée chez l’enfant et Le Jugement et le raisonnement chez l’enfant. Qu’est-ce à dire ? Si l’on considère la logique comme l’aspect le plus général des relations et des coordinations dont use l’esprit pour sortir de son égocentrisme et construire un univers dans lequel il se situe, alors il devient clair que l’égocentrisme enfantin s’accompagnera nécessairement d’une attitude spéciale en logique, disons pour abréger d’une logique spéciale. Cette logique enfantine, avons-nous supposé, est intermédiaire entre la pensée individuelle et la pensée socialisée, c’est-à-dire façonnée et réglée par la coopération. Deux aspects principaux caractérisent cette logique égocentrique et s’expliquent aisément en fonction de ce qui précède.

En premier lieu, et en ce qui concerne la logique des classes, l’esprit de l’enfant oscille entre le symbolisme individuel et le système des concepts et des signes sociaux. La pensée socialisée procède, en effet, par concepts généraux, fixés en leurs significations, et représentés par un système de signes, c’est-à-dire de symboles collectifs et par là même « arbitraires ». Si nous retranchons maintenant ce qui, dans ce processus, revient à la collectivité, pour saisir cette notion limite qu’est la pensée individuelle comme telle, nous aboutissons à une forme de pensée dans laquelle le schème moteur et imagé précède le concept, et le symbole proprement dit le signe « arbitraire ». Le schème moteur et imagé est, en effet, un concept, moins les caractères de fixité et de généralité 7. Quant au symbole, il est un signe primitif mais concret et « motivé ». Or, la pensée égocentrique, en tant qu’intermédiaire entre l’individuel pur et le social vrai (la coopération), se trouve précisément présenter une structure logique intermédiaire entre ces deux termes extrêmes. Pour ce qui est des concepts, nos recherches antérieures sur le syncrétisme, la juxtaposition (voir également chapitres III et IV de ce volume), les définitions d’enfants, etc., suffisent à le prouver. Quant au symbolisme, la presque totalité des jeux de la petite enfance (par opposition aux jeux et règles des grands ou au jeu purement moteur des débuts) suffit à montrer le rôle fondamental du symbole individuel, lorsque la pensée ne tend pas uniquement à s’adapter au réel, mais aussi et surtout à assimiler le réel au moi et à ses désirs 8.

En second lieu, et en ce qui concerne la logique des relations, la pensée égocentrique se trouve également intermédiaire entre l’individuel pur et la logique proprement socialisée. L’individu, comme tel, n’ignore pas les relations, car la relation est sans doute le terme ultime et irréductible de toute pensée, mais les relations qu’il utilise constituent ce qu’on peut appeler, avec MM. Gelb et Goldstein, des « rapports actifs » : c’est l’ensemble des rapports inconscients mis en œuvre dans la perception et l’action immédiate. Pour ce qui constitue une « logique des relations » proprement dite, il convient que l’individu prenne conscience de ces rapports et les soumette à des sortes de lois de perspective telles qu’ils constituent un système de relations réciproques et indépendantes des points de vue. Or, il va de soi que, sur ce point encore, l’attitude égocentrique coïncide précisément avec l’attitude naïve de la perception immédiate. Seule une coopération des individus permet l’élaboration progressive du système des relations réfléchies. Nous avons suffisamment insisté là-dessus tout à l’heure à propos de l’égocentrisme dans la connaissance du monde physique, pour qu’il soit inutile d’y revenir ici.

II. L’égocentrisme verbal et les variations du coefficient d’égocentrisme en fonction des milieux sociaux enfantins

Dans son beau livre sur Le Développement intellectuel chez les jeunes enfants, Mrs Isaacs nous reproche de faire intervenir entre sept et huit ans le facteur social, comme si sa venue était préparée selon des lois rigides de développement et par une maturation interne du système nerveux. Non seulement telle n’a jamais été notre pensée, ainsi que nous le lui avons répondu dans le Mind, mais les remarques précédentes sont en mesure de dissiper ce malentendu. Le comportement social de l’enfant est, il est vrai, conditionné en sa source par certains facteurs héréditaires, constitutifs de la psycho-physiologie humaine. La notion d’« instinct » grégaire n’est pas un vain mot, et recouvre sans doute quelque tendance réellement innée. De même, dans les sentiments familiaux de l’enfant et dans le respect que l’enfant éprouve pour l’adulte entre sans aucun doute quelque composante instinctive. Mais le facteur social dont nous croyons l’importance essentielle dans le développement de la raison enfantine n’est pas simplement ce social primitif, en quelque sorte biologique. Ce n’est pas non plus uniquement le social au sens freudien du terme, commandé par les transferts et les identifications d’origine familiale. C’est avant tout le social au sens durkheimien : l’ensemble des rapports que les individus soutiennent entre eux et qui les transforment du dehors tout en les modifiant dans leur conscience même. Or, le développement social, en ce sens précis, est tout à la fois sous la dépendance d’une quantité de facteurs qui expliquent ses variations d’un milieu à l’autre, et à la source de transformations intellectuelles fondamentales pour la psychologie de l’enfant. Le rôle principal de la société, dans la constitution de la raison individuelle, consiste en effet, ainsi que nous l’avons vu précédemment, à rendre l’individu conscient de lui-même et à lui proposer un ensemble de règles qui canalisent sa pensée : réflexion et régulation, tels sont les deux aspects de ce processus. Or, il va de soi que s’il en est ainsi, le passage de la pensée égocentrique à la pensée socialisée s’opérera de façon fort différente selon les différents milieux sociaux et que le développement social de l’enfant sera fonction, pour une part importante, du milieu social adulte ou organisé par l’adulte.

Pour saisir les raisons de cette complexité, commençons par dégager en quelques mots les rapports de l’égocentrisme verbal de l’enfant avec l’égocentrisme intellectuel ou social en général. Dans l’espoir de parvenir à une sorte d’évaluation de l’égocentrisme enfantin, étant donné l’importance que nous attribuons à ce phénomène, nous avons essayé, dans notre premier ouvrage, de trouver une mesure du coefficient d’égocentrisme dans les caractères du langage enfantin. L’observation du parler enfantin semble indiquer, en effet, que tantôt l’enfant ne se dissocie pas de son interlocuteur (monologue, etc.), tantôt il s’adresse à autrui comme à quelqu’un de distinct par rapport au moi : le rapport entre la première de ces formes verbales et le langage total nous a paru constituer un indice approximatif de l’égocentrisme social et intellectuel. Malheureusement, l’ordre de présentation de nos résultats a donné à croire que cette tentative d’analyse de l’égocentrisme verbal fournissait à elle seule le principe d’où nous avions tiré le concept d’égocentrisme intellectuel. Or, comme l’égocentrisme verbal de l’enfant est un caractère assez variable, et dépendant en grande mesure du milieu social dans lequel se trouve l’enfant, il va de soi qu’il ne saurait constituer le point de départ de l’égocentrisme intellectuel, mais simplement l’indice, plus ou moins grossier et mobile, d’attitudes sociales et épistémiques situées plus profond que lui et lui préexistant. Il importe donc d’écarter toute équivoque sur ce point.

Qu’est-ce donc que l’égocentrisme verbal de l’enfant ? Lorsque deux adultes normaux se parlent, non pas pour tuer le temps dans un salon, mais parce qu’ils ont quelque chose à se dire, leur conversation présente les deux caractères suivants : en premier lieu, chacun cherche à agir sur son interlocuteur ; que l’on questionne, que l’on prie, que l’on ordonne ou que l’on informe, c’est toujours pour modifier la conduite ou la pensée de l’interlocuteur. En second lieu et par cela même, chacun distingue intellectuellement son propre point de vue de celui de l’interlocuteur ; nous parlons en fonction de ce que l’interlocuteur ignore ou sait déjà, nous nous mettons ainsi à sa place, et même si nous ne parlons que de nous-mêmes, en ayant l’air de parler des autres ou de principes généraux (ce qui constitue l’égocentrisme conscient et même hypocrite de l’adulte, au sens que le langage courant attribue à ce terme), nous le faisons avec le dessein arrêté d’agir sur autrui (quoique en notre faveur) et en sachant très bien nous situer dans son esprit pour calculer l’effet produit. Or, de tout cela l’enfant est en partie capable très tôt, et le langage « socialisé » est sans doute aussi précoce que le langage lui-même. Très jeune, l’enfant fait montre de la plus grande habileté (habileté presque inconsciente d’ailleurs) pour obtenir des autres ce qu’il désire. Mais en plus de ces caractères, le langage enfantin en présente un autre, dont nous ne voyons guère l’analogue chez l’adulte, si ce n’est peut-être dans les soliloques des mystiques. Ce langage égocentrique se reconnaît à deux aspects. En premier lieu, il arrive que l’enfant parle sans chercher à agir sur l’interlocuteur. Par exemple, lorsque l’enfant joue ou travaille en présence d’adultes, ou même de camarades, il arrive qu’il parle d’affilée et sans que l’on puisse décider s’il s’adresse à quelqu’un ou s’il parle pour lui. Nous avons donné de nombreux exemples de ce phénomène et constaté que l’enfant, tout en s’adressant mentalement à l’alter ego qu’est l’adulte ou le compagnon, cherche moins à l’instruire ou à le questionner qu’à s’exciter lui-même à l’action, en participation avec cet alter ego. En second lieu, et par là même, il est impossible, dans de tels propos, de reconnaître la distinction entre le point de vue propre et le point de vue d’autrui. Lorsqu’il soliloque en communion avec l’adulte, l’enfant ne différencie pas plus sa pensée de celle de son auditeur que le mystique ne différencie la sienne de celle du divin partenaire avec lequel il s’identifie. Et lorsqu’il monologue en présence de ses proches, le petit enfant de deux ou trois ans ne se pose même pas la question.

La parenté de ce phénomène avec l’égocentrisme social et intellectuel en général ne nous paraît pas faire de doute, bien que (nous l’avons déjà dit tout à l’heure) l’égocentrisme verbal soit beaucoup plus variable en tant que plus dépendant des facteurs sociaux extérieurs. Si vraiment l’égocentrisme est une absorption du moi dans les choses et dans les personnes, avec indifférenciation du point de vue propre et des autres points de vue, alors il est clair que le comportement verbal de l’enfant, dans ce que nous appelons le langage égocentrique, est un cas particulier de ce phénomène général et peut à cet égard servir d’indice dans l’analyse de son évolution en fonction de l’âge. Mais il est évident qu’il n’y a là qu’un indice, et que les circonstances extérieures altéreront beaucoup plus rapidement le comportement verbal de l’enfant, et par conséquent l’évolution du coefficient d’égocentrisme, que le comportement intellectuel profond, c’est-à-dire cette attitude épistémique dont nous avons parlé au paragraphe 4 et qui échappe à l’observation directe.

Aussi ne saurions-nous nous rallier sans plus à l’opinion récemment exprimée par M. Stern. Dans la quatrième édition de sa Psychologie der frühen Kindheit, Stern dit à propos du langage égocentrique, que son originalité par rapport au langage adulte tient à « une tout autre structure personnelle de l’enfant » 9. Mais, dans sa cinquième édition, en présence des résultats divergents de M. Katz, M. Stern déclare que l’égocentrisme verbal de l’enfant ne comporte pas toutes les conséquences que nous en avons tirées. Seulement, malgré la grande autorité de Stern, il nous semble que l’important n’est pas de savoir jusqu’à quel point l’égocentrisme verbal peut être réduit par le milieu social et l’éducation, mais bien jusqu’à quel point il se manifeste lorsque l’enfant est livré à lui-même. Si l’égocentrisme verbal n’est qu’un indice et non une cause première, il convient de déterminer les relations précises de cet indice avec les réalités plus profondes qu’il manifeste avant de faire état de ses variations pour contester sa signification. Si l’on veut juger, par exemple, d’une espèce zoologique pour la comparer à une espèce voisine, il est plus important de savoir que la première produit en certains milieux A une morphose ou variété spéciale, alors que la seconde ne le produit pas, que de savoir que la première réagit de la même manière que la seconde en un autre milieu B. De même le fait qu’à la Maison des petits à Genève ou au Kindergarten de Hambourg, etc., l’enfant présente un fort pourcentage d’égocentrisme, nous renseigne plus sur ses dispositions spontanées que de savoir que son langage socialisé peut atteindre les mêmes proportions que chez l’adulte en d’autres milieux sociaux.

Dans ses travaux publiés en russe, M. A. Luria compare le langage égocentrique de l’enfant au langage intérieur de l’adulte. Cette comparaison est excellente au point de vue fonctionnel, ou, comme dit M. Luria dans le langage de Dewey, au point de vue « instrumental ». Mais elle n’abolit pas, nous semble-t-il, les différences de structure. Ce cas nous paraît analogue à celui du jeu d’imagination, lorsque celle-ci reproduit sans plus une réalité intéressante : dans de tels cas l’enfant revit symboliquement, et pour ainsi dire plastiquement, les événements que nous nous bornerions à retracer mentalement en notre pensée intérieure. Du point de vue fonctionnel, on peut donc également dire que le jeu symbolique correspond à telle ou telle forme de la pensée adulte. Mais que l’on procède de là à l’analyse structurale, et les oppositions apparaîtront clairement : la différence essentielle revient, dans les deux cas, à ceci que le langage et la pensée de l’enfant sont extériorisés et pour ainsi dire « objectivés » par lui là où nous éprouvons un sentiment d’intériorité et de subjectivité. Par exemple, ce jeu d’imagination projette les préoccupations de l’enfant dans les choses elles-mêmes et les incarne ainsi symboliquement dans la réalité extérieure : au lieu de revivre simplement par la pensée les scènes de son repas, l’enfant s’identifie avec ses poupées ou même avec des bâtons et des brins d’herbe qu’il met en action pour leur faire représenter ce repas. De même, le langage égocentrique extériorise sous forme de conversation avec le groupe social, réel ou fictif, ce que nous nous bornons à nous raconter à nous-mêmes. Dans les deux cas, l’identité des fonctions n’exclut donc pas la différence structurale, et, dans les deux cas, l’égocentrisme revient à ceci que le sujet ne se différencie pas suffisamment du monde extérieur, mais projette dans ce monde le contenu de sa subjectivité.

Mais, si l’égocentrisme verbal n’est ainsi qu’une manifestation, parmi bien d’autres, d’un égocentrisme épistémique plus profond, il est évident que la variabilité du premier sera plus grande que celle du second. L’égocentrisme verbal n’a donc que la valeur d’un indice, et d’un indice dont la présence est en partie conditionnée par des circonstances extérieures telles que le milieu social créé ou imposé par l’adulte. Cherchons néanmoins si la variabilité de cet indice obéit à quelque règle plus ou moins générale.

En premier lieu, il nous semble demeurer de nos travaux antérieurs que dans un milieu bien défini et homogène, tel que celui du travail spontané à la Maison des petits, le coefficient d’égocentrisme verbal diminue plus ou moins régulièrement avec l’âge. Il y a là un premier fait important et qui nous paraît subsister indépendamment des relations existant entre les différents milieux possibles. Supposons, en effet, une série de mesures en fonction de l’âge faites dans un milieu où, en moyenne, et à âges correspondants, le coefficient d’égocentrisme est moins fort qu’à Genève (par exemple dans le milieu étudié à Hambourg par Mlle Muchow) : si dans un tel milieu le coefficient d’égocentrisme diminue aussi avec l’âge — ce qui nous paraît extrêmement probable — , alors les variations globales d’un milieu à l’autre n’enlèvent pas son intérêt d’indice à la loi d’évolution de l’égocentrisme verbal.

En second lieu, si nous comparons entre eux les différents milieux étudiés, nous constatons que l’égocentrisme verbal ne varie pas complètement au hasard, mais selon certaines causes qu’il n’est pas impossible de discerner. Ces causes peuvent tenir à l’activité des enfants, ainsi qu’aux relations de l’enfant avec son entourage.

En ce qui concerne l’activité de l’enfant, on peut dire en gros que le coefficient d’égocentrisme est d’autant plus élevé que cette activité tend à se confondre avec le jeu, et en particulier avec le jeu moteur et le jeu d’imagination (jeu symbolique) ; il est d’autant plus faible au contraire que l’activité se rapproche du travail proprement dit. C’est ainsi, nous semble-t-il, que l’on peut expliquer les différences entre des milieux tels que la Maison des petits, le Kindergarten de Hambourg et le Malting House de Cambridge. À la Maison des petits de Genève, les enfants ont à leur disposition un matériel de jeux éducatifs (lotos de calcul et de lecture, bouliers, blocs à assembler, disques, etc.) dont ils peuvent disposer en toute liberté, et tel que l’activité initiale consiste en un pur jeu, moteur ou même symbolique, pour ne tendre que peu à peu à la recherche proprement intellectuelle. Dans un tel milieu, il est donc impossible de tracer la limite nette entre jeu et travail. Or c’est précisément dans ce milieu que le langage égocentrique apparaît le plus développé. À l’autre extrême des trois milieux que nous citions à l’instant se trouve la Malting House, organisée de telle sorte que l’enfant fût le plus possible aux prises avec l’expérimentation et avec des problèmes proprement scientifiques. Dans un tel milieu, l’égocentrisme verbal s’est trouvé beaucoup plus faible. Mrs Isaacs remarque elle-même que la fréquence du monologue, privé ou collectif, a toujours été proportionnelle à celle du jeu d’imagination, la recherche proprement expérimentale tendant à l’exclure et s’accompagnant du langage adapté. Quant au Kindergarten de Hambourg, qui est dans une situation intermédiaire au point de vue du coefficient d’égocentrisme, il semble aussi l’être à celui de la proportion du travail et du jeu.

Or cette relation entre le pôle ludique de l’activité enfantine et le pôle égocentrique de son langage se comprend d’elle-même, lorsqu’on s’aperçoit que la pensée symbolique (au sens strict) commune au jeu d’imagination, au rêve et à la rêverie est toujours une assimilation du réel au moi plus qu’une adaptation objective de l’esprit aux choses. Quant à la convergence du pôle socialisé du langage avec le pôle de l’activité réglée (travail, jeu de règles, etc.), elle va de soi également si l’adaptation aux autres est parallèle à l’adaptation au monde physique. Rappelons seulement que, plus l’enfant est jeune, plus la différence entre jeu et travail s’estompe, lorsqu’aucune contrainte ne vient troubler le cours naturel des choses. Aussi me semble-t-il très difficile de conclure avec Mrs Isaacs que l’activité intellectuelle de l’enfant n’a rien d’égocentrique, comme si travail et imagination étaient toujours distincts.

Quant aux relations de l’enfant avec son entourage social, elles influent aussi naturellement sur les variations du coefficient d’égocentrisme. Mais ici les choses sont plus complexes, puisqu’il y a deux types de rapports à considérer : relations avec les contemporains et relations avec les adultes. D’une manière générale, on peut dire que deux facteurs contribuent à diminuer le coefficient d’égocentrisme, quoique selon des modes bien différents : la communauté d’intérêts de l’enfant avec ses camarades et l’interventionnisme adulte. Le premier de ces facteurs se manifeste chez les frères et sœurs très unis ou dans des situations telles qu’à la Malting House, lorsqu’une recherche commune fait converger les efforts : il a naturellement pour effet de socialiser le langage et la pensée dans le sens de la coopération. Quant à l’adulte, son autorité peut naturellement aussi avoir pour effet de socialiser le langage enfantin, bien qu’en un autre sens. Dans les milieux non interventionnistes et dans lesquels le travail des enfants peut se disperser au gré des individus aussi bien que se concentrer sur certaines recherches spéciales, le langage est au contraire plus égocentrique : c’est le cas à la Maison des petits. Ici encore les observations de Mlle Muchow aboutissent à un résultat intermédiaire parce que les conditions le sont aussi : les enfants du Kindergarten de Hambourg étaient réunis en « petits groupes familiaux », à mi-chemin entre la situation de la Maison des petits et la collaboration des enfants à la Malting House ou dans les observations de Katz.

En conclusion, nous voyons que si les résultats nouveaux obtenus en divers pays viennent compliquer le problème de l’égocentrisme verbal, ils nous permettent aussi, en poussant plus avant l’analyse des relations sociales entre enfants et entre l’enfant et l’adulte, de rendre compte en une certaine mesure des variations de cet égocentrisme. Au total, l’égocentrisme verbal apparaît donc comme un simple indice, dont la présence et l’évolution en certains milieux suffisent à attester l’existence d’un égocentrisme intellectuel plus général, mais dont les variations multiples ne sauraient être interprétées comme traduisant de manière simple et univoque les variations de l’égocentrisme épistémique lui-même. C’est donc ce dernier phénomène qui demeure l’essentiel : son importance ne nous paraît en rien diminuée par les objections que l’on a pu adresser à nos essais de mesure de l’égocentrisme verbal.