Quelques illusions géométriques renversées (1952) a 🔗
À l’occasion d’études entreprises avec Lambercier et divers collaborateurs sur le développement des perceptions (chez l’enfant et chez l’adulte), nous cherchons depuis quelques années à élaborer une théorie probabiliste des illusions géométriques. Il est inutile d’exposer ici l’aspect mathématique (ou logistique) de la question : qu’il nous suffise d’indiquer qu’il est possible de réduire toutes les illusions dites géométriques (formes et grandeurs) à une seule formule simple 1, dont les divers développements permettent de rendre compte des maxima et minima observés dans le cas des déformations les plus diverses et les plus hétérogènes en apparence : illusion des rectangles (surestimation du grand côté), illusion d’Oppel-Kundt (une droite divisée par des hachures perpendiculaires paraît plus longue que la même droite non divisée) ; illusions trapézoïdes (surestimation du petit côté et sous-estimation du grand), de Müller-Lyer et de Delbœuf, illusions propres aux angles et aux courbures, etc. Ce qui nous intéresse par contre ici, c’est le principe commun de ces explications, car c’est en cherchant à déduire notre formule au moyen d’un tel principe que nous avons été conduit à rencontrer à titre de contre-épreuve, les illusions renversées dont il sera question plus loin.
Ce principe est extrêmement simple : il revient sans plus à supposer que tout élément centré par le regard est surestimé par le fait même, tandis que les éléments perçus en périphérie (en marge de la petite région centrale de vision nette), sont conséquemment dévalorisés. Il est facile d’interpréter ces deux affirmations d’une manière probabiliste, en se référant à certaines hypothèses physiologiques récentes. On sait, en effet, que l’œil en état de fixation n’est nullement immobile mais présente de petites oscillations très rapides, que l’on a comparées aux mouvements d’un projecteur balayant le ciel de nuit à la recherche d’un objectif : l’objectif est ici constitué par les lignes ou les figures se détachant sur un fond neutre et auxquelles s’attache le regard au cours de ces oscillations imperceptibles. Quoi qu’il en soit de ces modèles physiologiques (Adrian, Craig, etc.), il est donc permis de concevoir l’enregistrement des données objectives, au moment de la centration, comme comportant une certaine probabilité de rencontre entre les éléments de la ligne perçue (segments croisés par les petits mouvements oscillatoires de l’œil) et certaines régions de l’organe enregistreur (territoires rétiniens) : il est alors naturel que cette probabilité soit plus grande dans la région centrale qu’en périphérie, d’où la surestimation due à la centration.
Donnons sommairement deux exemples d’illusions qu’il est facile d’interpréter selon un tel schéma. Dans le cas de l’illusion d’Oppel, la ligne divisée paraît plus longue (fig. 1) parce que chaque division augmente la probabilité des rencontres, par opposition à la ligne indivisée. On devrait donc avoir une illusion d’autant plus forte que le nombre des divisions est plus grand : or, c’est bien le cas, mais jusqu’à un certain maximum seulement, car il intervient un facteur antagoniste. En effet, comme le jugement porte sur la longueur de la ligne horizontale, l’épaisseur des hachures verticales est à soustraire dans le calcul : seules comptent les largeurs des intervalles (cette hypothèse qui nous a été suggérée par la déduction de la formule est facile à vérifier expérimentalement : une ligne divisée par des hachures minces paraît plus longue que la même figure à hachures épaisses). Il en résulte que quand on augmente le nombre des hachures, l’illusion finit par être contrebalancée par le nombre des hachures elles-mêmes, dont les épaisseurs cumulées atteignent une valeur trop élevée par rapport à celle des intervalles 2. Tous les facteurs (plus la longueur totale de la figure, etc.) peuvent aisément être exprimés quantitativement et viennent s’insérer dans le cadre de la formule générale à laquelle nous faisions allusion plus haut.
Une autre illusion bien connue est celle selon laquelle un segment de droite A, inséré entre deux segments A’, est surestimé par contraste si A > A’ et dévalorisé, par contraste également, si A’ > A (fig. 2). L’illusion est nulle si l’on a A = A’. Mais la notion du « contraste » n’est pas une explication : c’est une description qui décrit d’ailleurs le résultat du processus plus que le processus lui-même. En effet, si A et A’ sont des valeurs voisines, ils seront jugés égaux selon un certain seuil d’indétermination proportionnel à leur grandeur (loi de Weber) : le problème est alors de savoir quand domine le contraste et à partir de quelles valeurs domine l’égalisation. Des considérations probabilistes assez simples permettent de répondre à ces deux questions à la fois. En effet, si la « probabilité de rencontre » est proportionnelle à la longueur des segments A ou A’ et que la comparaison entre A et A’ est fonction de la différence (absolue) A − A’, on peut alors calculer les surestimations et sous-estimations de A pour les différentes valeurs de A’ en obtenant une courbe théorique dont les maxima convergent suffisamment avec la courbe expérimentale 3. D’autre part, si A et A’ sont tour à tour surestimés selon un coefficient probable pA ou pA’, on en déduit l’existence d’un seuil d’égalité, car, si l’on a tour à tour (A + pA) > A’ et (A’ pA’) > A (pour des valeurs de A et A’ voisines les unes des autres) alors on ne peut percevoir que A = A’, même si les grandeurs objectives ne sont pas exactement identiques.
Telles étant nos hypothèses, nous nous sommes alors demandé s’il n’était pas possible de renverser les illusions d’Oppel (fig. 1) ou des segments A et A’ (fig. 2) en modifiant les probabilités de centration. Ce sont ces renversements que nous allons chercher à analyser maintenant : elles consisteront dans le cas de l’illusion d’Oppel, à obtenir une ligne divisée plus petite que la ligne non divisée, et, dans le cas des segments A et A’ à obtenir une illusion négative pour des valeurs où elle est habituellement positive et même une illusion négative maximum pour des valeurs où elle est normalement nulle.
Dans le cas des segments A et A’ (fig. 2) il est un moyen très simple de modifier les « probabilités de rencontres » : c’est de dessiner deux segments de droites A’ entre lesquels on laissera un intervalle vide de longueur A (fig. 3). La plupart des sujets voient alors la droite interrompue comme plus courte que la droite pleine. L’illusion est moins forte si l’intervalle vide A est A > A’ (où A’ sont les segments dessinés en plein) et également moins forte si A < A’ : elle est la plus grande lorsqu’on a A = A’, c’est-à -dire pour les valeurs où il y a illusion nulle dans le cas où A et A’ sont des droites dessinées sans discontinuité. En termes de probabilité les choses s’interprètent alors comme suit. D’une part, il existe assurément une estimation des longueurs des intervalles vides, laquelle est fournie par l’écart entre les points de repère pleins ; et l’on peut concevoir une surestimation par centration d’un espace vide en fonction de l’activité exploratrice des petits mouvements oscillatoires de l’œil au sein de ces intervalles. Jusqu’à un certain degré, on peut donc comparer les rapports entre les intervalles vides et les longueurs pleines à ceux qui existent entre ces dernières : un grand intervalle vide dévalorise une petite longueur pleine (c’est peut-être simplement pour cette raison que la lune est plus petite au firmament qu’à l’horizon), et une grande longueur pleine dévalorise un petit intervalle vide. Mais, d’autre part, à longueurs égales, l’intervalle vide est dévalorisé par rapport à la ligne pleine (on voit déjà sur la ligne interrompue de la fig. 3 que l’intervalle intercalaire paraît plus court que les deux segments dessinés en plein) 4. La raison en est sans doute que l’espace vide ne donne pas lieu à une probabilité de rencontres mais à une simple exploration, tandis que les rencontres portent sur les éléments pleins servant de limites et de références à la distance vide. Il est alors normal qu’une ligne interrompue (fig. 3) soit dévalorisée par rapport à une ligne pleine et que cette dévalorisation soit maximum précisément quand l’intervalle vide A est égal à chacun des deux segments A’, dessinés en plein, qui l’encadrent.
Il est facile maintenant de faire la transition entre l’illusion renversée propre à la fig. 3 et l’illusion renversée d’Oppel dont nous allons parler à l’instant. Il suffit à cet égard de combler l’intervalle vide de la ligne supérieure de la fig. 3 par un carré ou surtout par un rectangle pour constater que la longueur totale de la ligne horizontale ainsi interrompue est inférieure à celle d’une droite non interrompue de même valeur (fig. 4). On voit l’analogie de cette figure 4 avec l’illusion de Müller-Lyer négative (pennures internes). L’explication de l’illusion propre à cette fig. 4 est alors la même que celle de la fig. 3 sauf qu’il intervient en plus une figure centrale (carré ou rectangle) qui attire la centration et dévalorise les segments visibles de la droite horizontale (et cela bien qu’en tout rectangle la longueur soit surestimée et la largeur sous-estimée !) 5. Or, cette figure centrale revient en fait à diviser la droite horizontale, ce qui nous conduit au cas de l’illusion propre aux espaces divisés, c’est-à -dire à l’illusion renversée d’Oppel.
Il est, en effet, possible de renverser l’illusion d’Oppel sous forme d’une illusion paradoxale en attirant la centration du regard sur certains éléments plutôt que sur les autres et en disposant ces éléments à l’intérieur de la figure plutôt qu’aux extrémités. On se rappelle à ce propos que la largeur des hachures doit être défalquée de la longueur totale pour obtenir un calcul de l’illusion conforme aux données expérimentales (du fait que l’estimation porte sur la ligne horizontale traversant les intervalles et non pas sur les hachures verticales). Cette interprétation nous a conduit à déduire la possibilité de la contre-épreuve suivante : en remplaçant les hachures par des carrés sans en dessiner aux extrémités, on obtiendrait une ligne divisée plus courte, ou au plus de même longueur, que la ligne non divisée (fig. 5). Or, c’est effectivement ce que voient la plupart des sujets (en particulier en clignant des yeux pour éviter l’attitude d’analyse).
Pour interpréter ce phénomène, il convient, d’une part, de le faire varier (un, deux, trois … carrés), et, d’autre part, de le comparer à d’autres dispositifs donnant le résultat inverse : c’est ainsi que dans le cas où l’on ajoute des carrés aux deux extrémités de la ligne horizontale, l’augmentation du nombre des carrés redonne l’illusion d’Oppel ordinaire, mais simplement affaiblie. L’illusion paradoxale de la fig. 5 est alors aisée à expliquer : en introduisant des carrés intérieurs à l’ensemble, on provoque des centrations non plus sur les intervalles comme tels (ainsi que c’est le cas pour la fig. 1), mais bien sur des figures dont les contours constituent alors pour l’œil des points de rencontre en eux-mêmes ; les intervalles et la ligne horizontale qui les traverse passent en ce cas au second plan et sont donc relativement dévalorisés. Par contre, lorsque l’on place des carrés aux extrémités de la ligne (en plus des carrés situés entre deux), alors l’intervalle reprend sa valeur en lui-même et l’on en revient à l’illusion d’Oppel (mais affaiblie puisque les carrés sont beaucoup plus larges que les hachures 6).
Il est intéressant, pour terminer, de comparer des figures à intervalles vides, formées l’une de deux traits horizontaux et l’autre de traits verticaux (fig. 6). Dans le cas des traits horizontaux séparés par un intervalle vide nous sommes ramenés à l’illusion négative de la fig. 3 parce que l’intervalle est dévalorisé par rapport aux traits, étant évalué dans le même sens horizontal qu’eux. Au contraire, dans le cas des traits verticaux, nous sommes ramenés à l’illusion d’Oppel ordinaire parce que les traits sont orientés perpendiculairement à la ligne virtuelle que l’on trace à travers les intervalles pour évaluer la longueur totale : les intervalles reprennent alors leur valeur en eux-mêmes et sont surestimés comme éléments autonomes de centration. De même, si l’on multiplie les traits horizontaux, on en revient aussi à l’illusion d’Oppel parce que l’on augmente d’autant la probabilité des « rencontres ».
[p. 25]Au total, les illusions paradoxales des fig. 3, 4 et 5, tout en paraissant au premier abord s’écarter de notre loi des centrations relatives, confirment en réalité le schéma probabiliste qui permet de la déduire.