Observations sur la perception des bonnes formes chez l’enfant par actualisation des lignes virtuelles (1954) a

Dans la Recherche précédente (XVIII), on a pu voir combien la perception d’une bonne forme et la résistance de celle-ci aux facteurs de déformation sont différentes chez les enfants de 4-6 ans et chez ceux de 7-10 ans. La raison invoquée a été que les caractères perceptifs de la bonne forme dépendent simultanément d’« effets de champ », présents à tout âge selon des intensités variées, et d’une « activité perceptive » de mise en relation, faiblement représentée avant 7 ans en moyenne (perceptions globales ou syncrétiques), mais se renforçant progressivement au cours du développement ultérieur.

C’est ce même problème que nous nous proposons de reprendre ici, mais au moyen de techniques différentes, et d’ailleurs toutes classiques. S’il existe entre les effets de champ et ceux de l’activité perceptive l’opposition relative invoquée dans la Rech. XVIII, il est un moyen bien simple de le vérifier : c’est de présenter aux enfants de différents niveaux un ou plusieurs jeux de mêmes bonnes formes, les unes entières et simplement entrecroisées, les autres incomplètes et disposées soit isolément soit selon des entrecroisements analogues. Dans le cas des formes entières, il suffira au sujet de comparer les figures entrecroisées avec des modèles représentant une à une les formes élémentaires dont les entrecroisements sont composés pour qu’il retrouve ces éléments (cercles, carrés, etc.) au sein de la figure complexe : l’activité perceptive est alors réduite à son expression la plus simple, consistant sans plus à reconnaître une bonne forme au sein d’un ensemble. Dans le cas des formes incomplètes, au contraire, c’est-à-dire de cercles, de carrés, etc., dont on a enlevé une partie, ou de figures dessinées en traits discontinus, le sujet est obligé de relier les éléments visibles selon des lignes virtuelles qui prolongent ces éléments sensibles mais qui ne correspondent pas elles-mêmes à des données sensorielles. En ce cas, on peut supposer que la part réservée à l’activité perceptive est plus grande et le devient davantage encore si deux ou plusieurs figures discontinues sont entrecroisées : il est alors intéressant de se demander à quels niveaux et selon quel mode de développement se constitue cette activité perceptive.

Le problème du rôle joué par les lignes virtuelles dans la perception des formes est d’ailleurs à lui seul d’un grand intérêt. Lorsque l’adulte perçoit un cercle indiqué en traits interrompus ou une physionomie esquissée par un caricaturiste au moyen de quelques coups de crayon non reliés entre eux, il ne remarque presque plus les discontinuités, c’est-à-dire qu’il prête aux lignes virtuelles un degré d’actualité plus ou moins poussé, selon la plus ou moins grande prégnance des structures. On peut donc dire qu’il perçoit quelque chose même dans les régions de la figure où manque toute référence sensorielle : à cet égard la perception des parties lacunaires, selon les lignes virtuelles privilégiées (en tant que prolongeant les lignes réelles), peut être comparée à cette perception « amodale » que Michotte invoque lorsque l’on « voit » passer un mobile derrière un écran et que, en l’absence de toute donnée sensible, on en vient à lui attribuer une vitesse (en relation avec celles qu’il avait ou qu’il aura à nouveau dans les régions découvertes de la figure). Mais, dans le cas de cette sorte de perception amodale des parties lacunaires d’une forme statique, deux questions se posent immédiatement. La première tient à l’expérience acquise, si mal famée que soit devenue cette notion sous l’influence des Gestaltistes. Il est essentiel, en effet, de constater que les bonnes formes ne sont pas seules à se prêter à de telles perceptions immédiates : une physionomie humaine, une silhouette d’animal ou une lettre de l’alphabet donnent lieu au même phénomène. Or si une « Gestalt empirique » (pour employer le terme qu’Egon Brunswik oppose à celui de « Gestalt géométrique ») peut offrir la même facilité qu’une bonne forme quant à la perception des lignes virtuelles, c’est évidemment que, dans le cas particulier, cette perception est entre autres fonction de l’expérience antérieure. D’où un second problème, qui ne se confond d’ailleurs nullement avec le précédent : la perception d’une forme virtuellement continue, en dépit de ses discontinuités réelles, est-elle la même à tout âge ou, sinon, quels sont les facteurs de son développement ? La question est, en particulier, de déterminer selon quelles lois, lorsqu’il commencera à relier les éléments visibles, l’enfant choisira ses lignes virtuelles : attribuera-t-il à celles-ci la forme la plus simple, la plus régulière, donc la plus géométrique, ou se laissera-t-il davantage influencer par les « Gestalt empiriques » possibles ? Et cherchera-t-il d’emblée à atteindre les formes les plus complètes (c’est-à-dire embrassant la totalité des données) ou procédera-t-il par extensions successives ? On voit d’emblée la relation entre ces diverses questions et celle de l’activité perceptive, puisque le caractère propre de celle-ci, en opposition avec les interactions simultanées de champ, est d’assurer des mises en relations entre éléments toujours plus éloignés les uns des autres, dans l’espace (transports à distance, etc.) et surtout dans le temps.

§ 1. L’épreuve préliminaire : discrimination des formes entrecroisées

À titre de référence, et notamment pour pouvoir comparer les entrecroisements de formes discontinues (§ 4), nous avons commencé par présenter aux sujets deux figures complexes de 10 × 10 cm environ chacune, composées de formes continues entrecroisées. La première A (fig. 1) comprend un carré, un rectangle, un triangle, un parallélogramme et un demi-cercle (celui-ci choisi à titre de comparaison avec le cercle entier, qui figure dans l’autre ensemble). La seconde (B) comprend un cercle, un carré, un rectangle, un parallélogramme et deux triangles, l’un équilatéral et l’autre rectangle (l’angle droit de celui-ci étant compris entre un côté court et l’autre assez allongé, ce qui rend la récognition plus facile). Dans le cas de la figure A, nous nous sommes contentés de faire suivre du doigt au sujet les formes qu’il voyait avec ou sans désignation verbale. Dans le cas de la figure B, au contraire, nous avons prié le sujet de suivre du doigt les formes correspondant respectivement aux modèles qu’on lui présentait un à un sur des cartons séparés (ceci à la fois pour comparaison avec l’autre technique et pour permettre la distinction des deux triangles sans avoir à recourir au langage).

Fig. 1

Un premier fait intéressant à noter est que ces deux techniques se sont révélées inapplicables aux sujets de 3 ans (sauf une exception à 3 ;9). La première raison en est sans doute d’ordre intellectuel ou même verbal : c’est la difficulté à comprendre les consignes et à établir les correspondances. Mais il s’y ajoute d’autres facteurs, les uns proprement perceptifs et les autres sensori-moteurs. Du point de vue perceptif, il est d’un certain intérêt de constater la résistance des petits à considérer ces figures complexes comme constituant un entrecroisement de formes diverses et non pas un seul objet total à signification empirique. C’est ainsi qu’un des sujets de 3 ans voit dans la figure B un bonhomme, dont la tête est représentée par le cercle, les jambes par le parallélogramme et le tronc par les autres formes entrecroisées. Il y a dans les cas de ce genre une double difficulté perceptive, l’une à reconnaître un entrelacement et l’autre à dissocier les formes géométriques des formes empiriques. Il s’y ajoute enfin la difficulté sensori-motrice à suivre simultanément du doigt et du regard la forme à isoler au sein de l’ensemble, même quand celui-ci est doté d’une signification empirique unique.

Ces réactions des tout petits nous empêchent naturellement de conférer une signification à ces épreuves avant 4 ans en moyenne, si l’on se place au point de vue exclusif de la perception des bonnes formes, car on ne saurait évaluer une telle perception chez des sujets qui comprennent mal la consigne relative à la dissociation des formes entrecroisées. Mais si l’on se place à un point de vue plus général, et surtout si l’on compare ces faits à ceux qui ont été observés à propos des perceptions stéréognostiques 1, à propos des entrelacements de cordons à moitié noués ou simplement superposés 2, ou même à propos des colliers de perles à reproduire 3, de telles réactions négatives sont instructives eu égard au faible degré d’activité perceptive de l’enfant avant 4 ans : s’il reste passif devant la figure présentée et l’explore aussi peu, visuellement, qu’il explore peu les objets à analyser dans les expériences stéréognostiques ; s’il trouve plus simple de conférer une signification empirique d’ensemble à la figure complexe et qu’il échoue à comprendre l’entrecroisement autant qu’il échoue à suivre l’entrelacement des cordons dans les expériences sur les relations topologiques élémentaires ; s’il éprouve enfin les mêmes difficultés à suivre du doigt les contours des dessins qu’à suivre sans le perdre un ordre de succession constant dans la reproduction d’un collier de perles, c’est évidemment, au total, que l’attitude globale ou syncrétique si souvent décrite dans les perceptions de ce niveau est due avant tout à un défaut d’activité ou de mobilité dans l’organisation des perceptions successives, même si chacune de celles-ci obéit déjà aux lois et aux effets de champ que l’on retrouve à tout âge.

Vers 4 ans, au contraire, la question comme telle de la dissociation des formes entrecroisées est comprise, et alors les réactions sont d’emblée correctes dans les ¾ environ des cas pour la plupart des figures. Sur 42 sujets les résultats obtenus ont été les suivants (tabl. 1) :

Tableau 1. Formes complètes entrecroisées (en %)

Figure A 4 ans 5 ans 6 ans Figure B 4 ans 5 ans 6 ans
Demi-cercle 66 89 90 Cercle 75 77 100
Carré 73 93 100 Carré 75 77 100
Rectangle 73 93 100 Rectangle 75 88 100
Parallélogramme 73 93 100 Parallélogramme 56 77 85
Triangle 73 93 100 Triangle équilatéral 33 55 85
Triangle rectangle 50 66 100

Ce passage brusque de l’échec avant 4 ans à des réussites de près de 75 %, pour les trois ou quatre formes les « meilleures » de l’ensemble, pose un premier problème, dont la solution est d’ailleurs facilitée par la comparaison entre le cas des triangles et celui des formes les plus prégnantes (cercle, carré, etc.). Dans le cas des triangles, en effet, nous nous trouvons en présence d’une évolution progressive : les deux triangles de la figure B ne sont distingués à 4 ans que par le 33 et le 50 % des sujets, à 5 ans que par le 55 et le 66 % des sujets, etc. (tandis que le triangle en général (par opposition aux autres formes) est reconnu à 4 ans (fig. A) par le 73 % des sujets et à 5 ans par le 93 % des cas). Pour ce qui est des cercles, carrés et rectangles, au contraire, nous avons affaire à une évolution beaucoup plus rapide et quasi discontinue : du 10 à 20 % environ à 3 ans, les sujets de 4 ans passent d’emblée au 75 %, ce qui est le critère habituel de la réussite.

La raison de ce contraste paraît être la suivante. Il intervient dans ces épreuves A et B au moins trois conduites perceptives distinctes (bien qu’interdépendantes) : reconnaître une forme en correspondance avec le modèle présenté (ou avec un modèle interne de bonne forme) ; distinguer cette forme des autres formes perçues (par exemple distinguer le rectangle du parallélogramme ou le triangle équilatéral du triangle rectangle) ; et dissocier cette forme de ce qui ne lui appartient pas au sein de l’ensemble total des entrecroisements. Or, si, pour reconnaître la forme présentée, il faut à la fois la distinguer des autres et la dissocier du tout, ces deux conditions ne sont pas du même ordre. Dissocier est une condition préalable et pour ainsi dire extérieure à la récognition, donc une condition sine qua non mais qui n’intervient plus, une fois remplie, dans le processus même de la récognition ; au contraire, distinguer la forme à reconnaître des formes plus ou moins voisines ou différentes constitue la condition pour ainsi dire complémentaire de la récognition et ces deux conduites perceptives agissent sans cesse l’une sur l’autre. C’est pourquoi dans le cas des triangles où le sujet a simultanément à reconnaître les deux modèles différents et à les distinguer l’un de l’autre, l’évolution des réactions est relativement progressive, parce que ces deux conditions sont situées sur un même plan et interfèrent entre elles. Au contraire, dans le cas des carrés, des cercles, etc. (ou du triangle de la figure A) où la distinction des formes ne fait aucune difficulté (chacune étant seule de son espèce dans la figure complexe présentée), il ne s’agit alors que de dissocier les formes pour les reconnaître et c’est pourquoi l’évolution des réactions est rapide et presque discontinue : sitôt remplie la condition de la dissociation, la récognition devient possible dans la grande majorité des cas.

En d’autres termes, et c’est là le point important, la dissociation des formes paraît constituer une activité située sur un autre plan que celui de la récognition elle-même. Les petits de 2-3 ans reconnaissent aussi bien que ceux de 4-6 ans des cercles, des carrés, etc., présentés à l’état isolé (mais ne distinguent pas pour autant un triangle équilatéral d’un triangle rectangle). Ce qui leur manque, c’est la capacité de dissocier ces formes au sein d’un ensemble d’entrecroisements. Sitôt cette activité possible, la récognition des bonnes formes se retrouve en présence des figures complexes, et c’est pourquoi l’évolution des réactions offre ce caractère en apparence brusque. La conduite de la dissociation n’appartiendrait donc pas ou pas uniquement au même système des effets de champ que la récognition elle-même, mais constituerait l’un des aspects les plus simples de cette activité perceptive dont nous retrouverons les manifestations plus évoluées à propos des formes incomplètes ou discontinues.

Deux sortes de données nous paraissent propres à justifier une telle interprétation : la nature des erreurs subsistant à 5-6 ans et le fait qu’en d’autres figures complexes dont les entrecroisements sont différents des nôtres, la récognition des formes paraît obéir à d’autres lois parce que les conditions de la dissociation supposent une activité d’un type supérieur.

Les erreurs, tout d’abord, présentent ceci de significatif qu’elles ne sont plus dues aux mêmes causes que chez les sujets de 3 ans, sauf un ou deux cas où l’enfant mêle encore des éléments appartenant à deux formes distinctes. L’erreur principale consiste au contraire, non pas à voir un seul tout ou des figures trop vastes dans l’ensemble des entrecroisements (comme les bonshommes ou les bateaux perçus à 3 ans), mais bien à considérer comme des structures autonomes certaines parties détachées des cinq ou des six formes entrecroisées dans la figure complexe : par exemple, en A, la partie inférieure du rectangle (coupé par un côté du triangle) est perçue comme un petit rectangle couché et séparé ; de même les extrémités du triangle et du parallélogramme peuvent être vues à titre de petites formes complètes (petits triangles, etc.). Le demi-cercle (seule figure incomplète dans les ensembles A et B) est souvent vu comme se suffisant à lui-même et non pas comme un cercle en partie masqué ; etc.

Or, cette tendance à isoler les détails — qui est assez faible dans le cas de nos figures A et B, mais dont nous allons rappeler qu’elle est beaucoup plus forte en des figures complexes autrement structurées — montre d’emblée que, si la capacité de dissocier des formes au sein d’un ensemble d’entrecroisements semble apparaître brusquement vers 4 ans, il ne s’agit pas là d’un mécanisme tout monté et surgissant d’un seul bloc, mais au contraire d’une activité qui a une histoire et qui présente elle-même un développement progressif. Ce n’est que l’une des premières manifestations de cette activité qui se dessine ainsi vers 4 ans, et encore avec la marge d’erreurs que nous venons de décrire. Par contre si, au lieu d’un ensemble de cinq ou six formes entrecroisées, sans organisation interne de la figure d’ensemble, on choisit une figure complexe mieux charpentée et comportant une certaine hiérarchie entre ses composantes, alors la dissociation devient plus difficile et une activité supérieure devient nécessaire pour dégager les bonnes formes principales et ne pas isoler simplement les détails.

C’est ainsi que dans la figure complexe de Rey étudiée par Osterrieth 4 les formes faisant partie de l’armature même de la figure (un grand et de plus petits rectangles, deux grandes croix en × et en +, etc.) sont les plus difficiles à repérer chez les enfants de 5-6 ans (28 à 38 % de réponses justes), sont encore malaisées à 7-8 ans (de 52 à 74 %) et sont les plus faciles à 9-10 ans (94 à 98 %) ; au contraire les petits détails isolés sont les plus faciles à reconnaître à 5-6 ans (96 à 98 % contre 92-94 % à 10 et 11 ans). Mais c’est que, dans cette figure complexe, les formes sont hiérarchisées : les grandes formes de la première catégorie constituent le cadre même de l’ensemble, c’est-à-dire le système de référence, par opposition aux petits détails isolables situés en fonction de ce système. Or, suivant une loi générale, les petits ne voient pas le cadre ou ne le perçoivent que très globalement, tandis qu’ils remarquent les détails, mais sans les ordonner par rapport aux formes de référence. Dans nos épreuves A et B, au contraire, il n’y a ni cadre ni contenu mais simple entrecroisement entre des formes, ayant toutes la même valeur et le même rang (intersections simples sans hiérarchie). C’est pourquoi les résultats sont bien différents : les rectangles, par exemple, sont repérés par le 73-75 % des cas dès 4 ans dans nos figures, tandis que les rectangles de référence de la figure d’Osterrieth ne sont reconnus que par un tiers des sujets avant 7 ans.

Cette comparaison entre deux sortes de figures complexes montre donc, ce qui est d’ailleurs bien connu, que la capacité de dissocier une même forme, au sein d’un ensemble d’entrecroisements, ne dépend pas seulement des caractères plus ou moins prégnants de cette forme, mais aussi de son rôle (par exemple de cadre ou de contenu, etc.) dans l’ensemble de la figure. Mais si cette remarque est banale, elle n’en prouve pas moins que l’activité consistant à dissocier les formes au sein des entrecroisements est située sur un autre plan que les conduites consistant à reconnaître les caractères d’une forme (par exemple un rectangle) et à les distinguer de ceux d’une autre forme (par exemple à distinguer le rectangle du parallélogramme). Reconnaître et distinguer les bonnes formes élémentaires sont sans doute possibles à tout âge (réserve faite pour les premiers mois du développement), parce que ce sont les résultats d’actions de champ simultanées et quasi immédiates. Dissocier une forme au sein d’un mélange d’entrecroisements suppose au contraire une activité de mises en relations à distances plus grandes dans l’espace et dans le temps. Cette activité est relativement facile et s’affirme dès 4 ans en moyenne en présence de figures non hiérarchisées, à intersections simples. Mais il suffit d’introduire dans les figures une différenciation entre cadre, ou éléments de référence, et contenu, ou éléments situés par rapport au cadre, pour que la mise en relation soit plus difficile et exige une coordination plus complexe des rapports spatiaux à distance : elle requiert même, à la limite, une structuration du champ tout entier selon des axes de référence fixes. Il y a donc, en de tels cas, transformations notables avec l’âge, ce qui atteste l’intervention d’activités perceptives distinctes des effets de champ élémentaires. Une telle dualité de plans peut paraître gênante. Mais, d’une part, les Gestaltistes eux-mêmes la reconnaissent implicitement en distinguant, comme ils le font couramment, les lois d’organisation élémentaires (que nous appelons effets de champ) et le rôle des attitudes plus ou moins « analytiques » (ce qui est une forme de notre activité perceptive). D’autre part, nous allons voir maintenant que, débutant avec les dissociations de facilité ou de difficulté variées, l’activité perceptive devient nécessaire à la récognition et à la distinction des bonnes formes élémentaires elles-mêmes, sitôt que ces formes sont présentées avec déchirures ou de façon discontinue.

§ 2. La perception des formes incomplètes (échancrures)

Après avoir contrôlé la capacité de l’enfant à reconnaître dès 4 ans les bonnes formes complètes comprises dans un ensemble de cinq ou six formes entrecroisées (par intersection simple), il s’agit maintenant d’examiner les réactions des sujets aux bonnes formes incomplètes, en commençant par le cas le plus simple de la déchirure sans entrecroisement des figures. Or, dès qu’elle devient ainsi lacunaire, une bonne forme exige, pour être perçue, qu’elle soit complétée en suivant des lignes virtuelles. La question est alors de savoir si la ligne virtuelle jugée la « meilleure » sera la même à tout âge, ou, sinon, quelles en seront les lois de développement. Nous allons constater qu’un tel développement est complexe et que, sitôt posé le problème des lignes virtuelles, une certaine activité perceptive devient nécessaire en plus des effets immédiats et simultanés de champ, cette activité ne portant plus cette fois sur la dissociation des formes mais bien sur leur récognition et sur leur distinction (dans les sens définis au § 1).

Nous avons examiné à cet égard 95 cas individuellement et 379 cas collectivement (sans compter les cas éliminés faute de compréhension de la consigne).

L’examen individuel a été fait au moyen de sept feuilles de cartons représentant quelques bonnes formes et d’autres moins prégnantes, toutes échancrées selon des déchirures variées. La consigne est la suivante. On commence par dire : « Voilà des formes auxquelles on a coupé quelque chose ». On prend alors une feuille de papier rectangulaire (dont la forme ne coïncide d’ailleurs pas avec celle du carton utilisé dans la suite pour étudier le rectangle), et sous les yeux de l’enfant on en découpe un angle en faisant comparer la forme complète à la forme ainsi rendue incomplète. La démonstration faite, on reprend les cartons servant à l’expérience et on ajoute : « Ici aussi on a coupé quelque chose. Alors montre-moi comment la forme avait l’air avant qu’on l’ait coupée. » L’enfant réagit en montrant la forme complète par un mouvement de l’index ou par un dessin (le mouvement du doigt étant nécessaire pour pouvoir faire la part des maladresses éventuelles du dessin).

Les cartons employés ont été de deux formats distincts, pour contrôler le rôle possible du facteur « proximité ». Les premiers ont été d’environ 12 cm de diamètre pour le cercle, de 10 cm de côté pour le carré et le triangle équilatéral, de 5 × 10 cm pour le rectangle, etc. Quant aux formats agrandis, le carré était de 24 cm de côté, le cercle de 27 cm de diamètre, le triangle équilatéral de 27 cm de côté, le rectangle de 15 × 30 cm, etc.

Le cercle (fig. 2) présente deux échancrures irrégulières à peu près opposées. Le carré (fig. 3) est privé de l’un de ses angles par une grande échancrure irrégulière ; le côté gauche porte une petite échancrure. Le rectangle (fig. 4) a perdu un angle (petite échancrure) et une petite partie d’un côté inséré entre des angles complets. Le triangle est privé de sommet et sa base porte une petite échancrure. Au losange (fig. 5) manque un angle obtus et une petite partie d’un des côtés non touchés par la première échancrure. Le trapèze (fig. 6) est déchiré de la même manière mais à l’un de ses angles aigus. Le parallélogramme (fig. 7), enfin, porte également deux petites échancrures, l’une le privant de l’un de ses angles aigus.

Voici le résultat de ces examens individuels (petits formats et en % de réponses justes) :

Tableau 2. Examen individuel des formes déchirées (en %)
Âges 3-4 ans 5 ans 6 ans 7 ans 8 ans
Nombre de sujets : (15) (22) (15) (28) (15)
Cercle 6 31 57 95 90
Carré 6 29 72 91 85
Rectangle 6 20 72 76 75
Triangle 6 12 32 76 85
Trapèze 3 16 27 76 75
Losange 6 12 32 72 75
Parallélogramme 6 16 45 67 85

Quant aux épreuves collectives, elles ont été faites au moyen de dessins multicopiés de 4 à 7 cm environ de côtés, présentés en trois séries. La consigne a été la même et les sujets étaient priés de compléter au crayon les formes présentées.

Ces formes ont consisté en deux cercles : (1) le premier portant une échancrure en deux lignes droites, telle une galette dont on aurait enlevé une tranche régulière, (2) le second comportant une échancrure irrégulière et dentelée supprimant près des ⅖ de la surface ; six carrés : (3) le premier porte une échancrure à deux lignes droites sans suppression d’angle, (4) le second porte deux échancrures irrégulières sans suppression d’angle, (5) le troisième porte quatre échancrures irrégulières sans suppression d’angle, (6) le quatrième a perdu un angle par une incision droite, (7) le cinquième a perdu un angle par deux incisions droites, (8) le sixième a perdu deux angles chacun par deux incisions droites, plus une lacune rectangulaire ; deux rectangles : (9) le premier est allongé et a perdu un angle par une incision irrégulière, (10) le second est court et a perdu un angle par deux incisions droites formant entre elles un angle obtus ; trois triangles : (11) le premier porte trois grandes échancrures irrégulières sans suppression d’angle, (12) le second a perdu ses trois angles par petites incisions irrégulières (les trois côtés conservés en partie), (13) le troisième a perdu un angle et un côté par incisions irrégulières ; (14) un losange ayant perdu deux angles par petites incisions irrégulières ; (15) un parallélogramme conservant ses angles mais à trois côtés échancrés irrégulièrement.

On voit que ces résultats sont assez comparables à ceux des examens individuels. En premier lieu, on ne trouve pas de réponses justes dans le 75 % des cas avant 7 ans, sauf en ce qui concerne trois des six carrés. Mais ces carrés réussis à 6 ans sont ceux qui ont conservé leurs quatre angles sur la figure déchirée, tandis que ceux auxquels a été enlevé un angle donnent du 65 au 70 % (comme la figure carrée examinée individuellement). En second lieu les seules formes non reconnues à 7 ans sont un carré particulièrement déchiqueté, un rectangle dont la coupure oblique est trompeuse, un triangle dont les trois côtés sont échancrés et le parallélogramme (comme individuellement). En troisième lieu tout est réussi dans plus du 75 % des cas à 8 et 9-10 ans.

Tableau 3. Examen collectif des formes déchirées (en %)

Âges 5 ans 6 ans 7 ans 8 ans 9-10 ans
Nombre de sujets : (9-14) (15-20) (27-39) (30) (28)
Cercle (1) 43 50 74 86 89
Cercle (2) 22 56 88 90 85
Carré (3) 50 75 82 100 100
Carré (4) 26 88 96 96 96
Carré (5) 25 76 81 96 96
Carré (6) 14 60 74 93 92
Carré (7) 50 70 82 100 96
Carré (8) 21 65 72 96 92
Rectangle (9) 27 72 81 86 82
Rectangle (10) 25 55 64 89 75
Triangle (11) 25 50 64 93 92
Triangle (12) 16 26 74 83 82
Triangle (13) 16 40 85 90 87
Losange (14) 16 50 81 86 85
Parallélogramme (15) 33 67 64 83 96

Il est donc évident que les bonnes formes incomplètes ne sont pas immédiatement restaurées par la perception des sujets de tout âge. Si l’adulte normal perçoit dans près du 100 % des cas la figure déchirée comme une forme géométrique régulière, mais accidentellement altérée, et s’il la complète instantanément selon des lignes virtuelles qui correspondent à la « meilleure » des formes possibles en fonction des lignes réelles effectivement données, on ne peut pas dire que ce soit là le caractère de toutes les perceptions indépendamment du niveau de développement. Il faut au contraire considérer ces perceptions adultes comme ayant atteint une forme d’équilibre finale, mais au terme d’une longue évolution, et l’on constate que les enfants de 3-4 à 6 ans sont encore en pleine évolution à cet égard, avec un premier palier d’équilibre vers 7-8 ans seulement.

Le problème essentiel est alors d’établir par quelles étapes et selon quel mode de construction le sujet en arrive à compléter les formes incomplètes qu’on lui présente et à choisir les lignes virtuelles correspondant aux meilleures des formes possibles. À cet égard, deux méthodes convergentes sont à appliquer concurremment : la première consiste à déterminer dans quel ordre de succession sont choisies les lignes virtuelles permettant de compléter correctement les figures et la seconde consiste à classer les types d’erreurs observés, de manière à dégager les étapes parcourues jusqu’à l’arrivée au choix de la ligne virtuelle correcte.

La première méthode donne déjà à elle seule des résultats significatifs. Les lacunes les plus faciles à combler sont celles qui requièrent une simple droite, sans angles : telles sont les lignes virtuelles correspondant aux déchirures des carrés 3, 4 et 5 (réussis à 6 ans). Mais encore faut-il que les droites virtuelles ainsi rétablies prolongent des droites réelles non obliques (comme dans le cas du triangle) : jusqu’à 6 ans les triangles ont en effet un retard net sur les carrés ou les rectangles, même quand il ne s’agit de réparer que l’intérieur de leurs côtés. Après les droites simples et non obliques viennent en second rang les arcs de cercle, du moins dans l’examen individuel (car ici le dessin collectif est en retard sur le geste). En troisième lieu enfin viennent les droites obliques et les angles (droits ou non droits).

Or, cette progression est instructive quant au mode de construction des lignes virtuelles. D’une manière générale, puisque les lignes virtuelles ne sont pas perçues selon les lois de la bonne forme avant 6, 7 ou 8 ans suivant les cas, en ce qui concerne les formes échancrées, c’est donc que leur perception n’est pas le résultat des seuls effets de champ, mais qu’elle requiert une certaine activité perceptive, dont le développement est long et progressif. Or les trois étapes que nous venons de noter sont significatives à cet égard. L’activité caractérisant la première consiste à prolonger simplement du regard une droite réelle donnée, non oblique : en ce premier cas l’activité perceptive ne requiert aucune référence extérieure à la droite prolongée et se réduit ainsi à sa forme la plus facile, qui est celle du simple prolongement. Dans le cas de l’arc de cercle (deuxième étape), il ne s’agit encore que de prolongement, mais pour prolonger correctement une courbe circulaire interrompue il s’agit de se référer à des points plus nombreux et plus éloignés que pour prolonger une droite (et ceci bien que le cercle soit une meilleure forme que le carré du point de vue des effets élémentaires de champ). Quant à la troisième étape (angles et lignes obliques), il s’agit cette fois de prolonger une droite en référence avec une autre, soit parce qu’elle forme avec elle un angle à construire, soit parce que, étant oblique, sa direction dépend de celle de l’autre selon un angle donné, mais à évaluer. Or, dans le présent cas, comme dans celui des figures à dissocier (fin du § 1), l’appel à des éléments de référence suppose toujours une plus grande activité perceptive. C’est aussi pourquoi les formes les plus tardivement reconstituées sont le losange (dans le cas de l’examen individuel, le losange de l’examen collectif ne comportant que deux petites échancrures) et le parallélogramme, où la restauration de chaque côté suppose de multiples références.

La seconde méthode, fondée sur l’analyse des types d’erreurs permet de confirmer et de compléter cette interprétation de la construction des lignes virtuelles par une mise en relation active, distincte des effets de champ. Une fois dépassé le niveau où le sujet, incapable de toute reconstitution, se borne à suivre les traits de la figure déchirée, y compris ceux de l’échancrure elle-même, on peut, en effet, distinguer sept types : I. les erreurs en hypo, le sujet n’osant pas s’éloigner trop de la ligne frontière des échancrures, comme s’il restait attiré par elle et ne savait où se diriger ; II. les erreurs en hyper, le sujet une fois libéré des bords de l’échancrure ne pouvant plus freiner sa reconstruction par adjonctions. Mais avant que se différencient ces catégories I et II, on peut encore distinguer une catégorie 0, caractérisée par l’absence de frontières.

0 (1) La forme la plus élémentaire de réaction consiste à combler la lacune mais sans donner de forme définie à la frontière de la partie comblée, ce remplissage oscillant ainsi entre les réactions en hypo et en hyper. C’est ainsi qu’un sujet de 3 ;7 dessine un gribouillage en chacune des lacunes, montrant bien par là qu’il est gêné par les irrégularités du contour perçu ; mais ces gribouillages restent informes et aucune ligne frontière ne relie les points extrêmes de l’échancrure ainsi comblée.

I (2). Un second type, qui est la plus simple des erreurs en hypo, consiste à réparer la déchirure au moyen d’une simple droite reliant ses points extrêmes : le cercle est ainsi réparé au moyen de la corde et non pas de l’arc de cercle, les carrés et rectangles auxquels il manque un angle le sont au moyen d’une droite oblique qui leur donne une forme de coin ou de biseau, etc. Notons que ce procédé, qui produit dans la plupart des cas une mauvaise forme, est au contraire celui qui aboutit à un résultat exact dans le cas des carrés 3, 4 et 5.

I (3). Un procédé voisin du précédent consiste à tracer une droite non pas entre les points extrêmes de la déchirure, mais parallèlement à une ligne droite appartenant à celle-ci, d’où la nécessité d’une seconde droite pour assurer la fermeture (fig. 8).

I (4). Un autre procédé sans doute un peu supérieur au type 2, si l’on en juge aux âges, consiste à ne pas se contenter de droites, mais à les renforcer par un renflement léger (fig. 9). Mais ce renflement ne suffit pas à combler la lacune et demeure donc caractéristique d’une erreur en hypo.

I (3 et 4 bis). Les droites ou renflements peuvent n’intéresser que certaines lacunes seulement, ou une petite partie des lacunes sans que le sujet s’occupe en ce dernier cas des points extrêmes de la déchirure (fig. 10-11).

II (5). Avec le type 5, nous passons aux erreurs en hyper, en continuité complète, d’ailleurs, avec le type 4 : les renflements légers du type 4 sont alors exagérés sous forme de bosses qui tendent à prendre une bonne forme circulaire ou ovale (fig. 12-19).

II (6). Le sixième procédé consiste à introduire des éléments discontinus (filaments, etc.) contribuant à donner une forme aux espaces lacunaires, mais une forme ouverte se référant sans doute toujours à des significations empiriques (fig. 20).

II (7). Le dernier procédé observé consiste enfin à prolonger les renflements (5) en appendices divers, donnant à la forme d’ensemble une allure de « Gestalt empirique ». C’est ainsi que la figure 22 est interprétée par le sujet lui-même comme un bonhomme, les appendices rajoutés figurant un bras et des doigts (voir aussi la fig. 21 avec bec recourbé).

Les facteurs qui semblent déterminants dans la production de ces sept types d’erreurs sont au nombre de deux : d’une part, le rôle, d’autant plus important que l’enfant est plus jeune, des formes empiriques, qui doublent ordinairement et supplantent fréquemment les formes géométriques ; d’autre part, la difficulté à diriger les lignes virtuelles en prolongeant les lignes réelles ou en combinant les références fournies par celles-ci.

Le rôle de la « Gestalt empirique » n’est pas spécial aux types 6 et 7. Par exemple, quand le long rectangle (9) est complété par une simple droite il prend une forme de bâton pointu ou de biseau, quand le triangle (12) est aussi réparé par des droites il donne l’apparence d’une feuille de papier à angles rabattus (avec relief). La plupart des bosses du type 5 prennent une allure de forme empirique, comme si une pâte ou une substance molle s’écoulait de la forme géométrique déchirée faisant alors fonction de boîte. On ne saurait donc négliger l’importance des formes empiriques, d’autant plus que les formes géométriques elles-mêmes sont toujours perçues par les petits comme inhérentes à des objets significatifs : une balle ou une lune pour les cercles, un toit pour les triangles, etc.

Mais le facteur principal en jeu dans ces divers types d’erreurs est évidemment la difficulté à diriger les lignes virtuelles, comme nous l’avons déjà vu à propos de l’ordre de succession des figures réussies. Pour restaurer la bonne forme incomplète, il s’agit ou de prolonger des droites ou des courbes interrompues, ou de coordonner des droites en fonction de références angulaires, etc. ; et ces directions simples ou multiples supposent une activité perceptive de mises en relations, difficile à constituer avant 7-8 ans. L’examen des types d’erreurs fournit à cet égard un complément utile d’information : l’oscillation entre les erreurs en hypo et en hyper (qui sont rarement systématiques, mais coexistent chez les mêmes sujets) montre que l’enfant, ou bien n’ose pas s’aventurer et suit le plus près possible la ligne de la déchirure, ou bien s’en libère, mais alors ne sait plus où se diriger et rajoute une seconde forme (empirique ou géométrique) à la forme initiale. Dans ces deux situations, tout se passe donc comme si, loin de pouvoir s’appuyer simplement sur les effets de champ dus à la perception d’ensemble de la figure incomplète, le sujet était obligé de combiner et de construire. Or, cette construction requiert une activité perceptive qui consiste à prolonger du regard les lignes interrompues, à utiliser des références, à transposer des relations (symétries, etc.), à transporter une grandeur ou une direction d’un point à un autre plus ou moins éloigné, etc. Ce seraient alors les activités multiples qui feraient défaut aux petits de 4-5 ans et s’élaboreraient peu à peu entre 5 et 7 ans pour s’organiser avec succès dès 7 ou 8 ans.

Mais ne pourrait-on pas expliquer ces difficultés en termes de Gestalt par le rôle du facteur de « proximité » ? On sait, en effet, que, selon Meili et d’autres adeptes de la théorie de la forme, les exigences de la proximité sont plus grandes chez le petit enfant qu’aux niveaux supérieurs : on pourrait dire ainsi que les petits échouent à compléter les formes à cause des distances trop grandes, et que le succès progressif attribué par nous à l’activité perceptive serait dû à une libération graduelle des limitations de distance. Seulement, d’une part, il s’agirait justement d’expliquer ce changement d’attitude envers la proximité, et cela nous ramènerait à l’activité perceptive puisque celle-ci n’est pas autre chose, par définition, qu’un pouvoir de mise en relation à distances croissantes dans l’espace et dans le temps. D’autre part, nous avons tenu à vérifier le rôle éventuel de la proximité en faisant travailler 43 sujets de 4 à 8 ans sur des figures tantôt plus grandes tantôt plus petites (voir les dimensions au début du § 2). Le résultat de ce sondage est consigné dans le tableau 4 :

Tableau 4. Comparaison des grandes et des petites figures 5

Cercle Carré Rectangle Triangle Trapèze Losange Parallélogramme
Réussite des petites et échec des grandes 6 4 2 1 1 1 2
Réussite des grandes et échec des petites 1 1 1 3 1 1 1
Échec aux deux 14 16 19 21 22 22 20
Réussite aux deux 22 22 21 18 19 19 20

On voit que si le facteur de proximité joue peut-être bien un rôle, celui-ci est faible : la différence entre les réussites et les échecs n’est que de 5, 3, 1 et 1 cas sur 43 pour le cercle, le carré, le rectangle et le parallélogramme en faveur des grandes figures et de 2 cas pour le triangle en faveur des petites ! Mise à part la question des très petites figures où il est probable que les effets de champ suffisent à rétablir la perception de la bonne forme malgré les lacunes, il semble donc clair que pour des figures d’une certaine grandeur les modifications de la distance absolue ne pèsent que peu à côté des difficultés de la mise en relation active, caractéristique de l’activité perceptive, et qui est surtout fonction des distances relatives. Quant à ce rôle, même faible, de la distance ou de la proximité absolues, il s’explique également, répétons-le, dans cette dernière perspective, puisque les relations sont, pour une part, d’autant moins faciles à construire que leurs termes sont plus éloignés.

§ 3. Les traits interrompus. I. Figures uniques

La meilleure manière de mettre en évidence le rôle de l’activité perceptive dans la constitution des bonnes formes est sans doute de faire reconnaître celles-ci au sein de figures entrecroisées dont chacune est elle-même présentée en traits discontinus. Nous avons constaté au § 1 qu’un entrecroisement de cinq à six figures n’empêche pas la récognition de celles-ci dès 4 à 5 ans : or, dans ce qui suit nous n’utiliserons que des entrecroisements de deux figures seulement, et un de trois figures : ce ne sera donc pas l’entrecroisement à lui seul qui constituera la difficulté pour l’enfant. Quant au rôle des traits discontinus, il s’agit d’abord de déterminer à quel niveau de développement le sujet est capable de reconnaître des bonnes formes présentées de cette manière, mais à titre de figures isolées, donc sans entrecroisement.

Nous nous sommes servis, à cet égard, d’un cercle de 2,1 cm de diamètre, représenté par cinq traits interrompus de 6 mm de longueur ; d’un carré de 3,5 cm de côté représenté par ses quatre angles (chacun formé de deux traits à angle droit de 4 mm chacun) ; d’un triangle de 3,5 cm de hauteur et 4 cm de base représenté par ses trois angles, et d’un rectangle de 1 × 4 cm représenté par ses quatre angles (deux traits à angle droit de 4 mm chacun également).

L’examen individuel d’une quarantaine de sujets de 3 à 6 ans a fourni les résultats suivants (tabl. 5) :

Tableau 5. Figures uniques à traits interrompus (en %)

Cercle Carré Triangle Rectangle
3 ans 0 0 0 0
4 ans 45 36 32 40
5 ans 67 30 27 40
6 ans 100 100 100 100

 

On remarque ainsi que les bonnes formes à traits discontinus sont plus difficiles à percevoir que les mêmes bonnes formes présentées entières, mais entrecroisées (tabl. 1) : ce n’est qu’à 6 ans que l’épreuve est réussie au lieu de 4 ans (5 pour le triangle). Il faut donc faire intervenir une plus grande activité perceptive pour compléter des lacunes que pour dissocier des formes entières mêlées. Par contre, il est intéressant de constater que les mêmes figures sont toutes perçues correctement à 6 ans, tandis qu’elles le sont seulement à 7 ans dans le cas des formes échancrées par déchirure (tabl. 2). Or, la raison n’est pas à chercher simplement dans la longueur des traits interrompus et dans la valeur des distances lacunaires (des lignes virtuelles), même relatives. En remplaçant les traits interrompus par de simples points, pour faire varier les distances relatives, et en choisissant des figures de deux sortes de grandeurs, les unes de 1-3 sur 3-4 cm et les autres de 4-12 sur 12-16 cm, nous avons obtenu les mêmes réussites dès 6 ans. Quant aux sujets de 4 et 5 ans, examinés au nombre d’une quinzaine, nous avons obtenu les résultats suivants :

Tableau 6. Figures uniques présentées sous forme de points (en %)

Petites figures Rectangle Grandes figures Rectangle
Cercle Carré Triangle Cercle Carré Triangle
4 ans 28 14 28 14 42 14 14 14
5 ans 71 42 57 71 71 42 57 57

On constate que les distances absolues (grandeur de la figure) semblent ne jouer aucun rôle. Quant aux distances relatives (longueur des espaces vides relativement à la longueur des côtés), il n’y a pas de différences bien significatives par rapport aux résultats consignés au tableau 5. Si ce genre de présentation par traits discontinus ou par points exige une moindre activité perceptive que les figures échancrées du tableau 5, c’est donc que les distances relatives en jeu ne dépendent pas seulement de la longueur des lignes virtuelles à percevoir (donc des espaces linéaires vides), mais aussi de la surface et de la forme des lacunes. Dans le cas des figures échancrées, la déchirure a une surface et une forme, et sa frontière est marquée par une certaine ligne réelle qui influence la perception et à laquelle il s’agit de s’opposer pour rétablir la bonne forme : ce sont là autant d’obstacles contre lesquels doit lutter l’activité perceptive. Au contraire, dans le cas des traits discontinus ou des points, les lacunes n’ont ni forme ni surface et seule compte l’espace linéaire, donc la ligne à tracer virtuellement entre les lacunes ou entre les points. C’est pourquoi l’épreuve est plus facile lorsqu’il s’agit de figures isolées ; ce n’est qu’avec les entrecroisements que la difficulté deviendra plus grande et même souvent beaucoup plus grande (tabl. 7), parce qu’il s’agira alors de dissocier les traits appartenant à une même figure de ceux appartenant à une autre et de choisir entre plusieurs possibilités pour relier les traits entre eux.

Mais, même plus facile que l’épreuve des formes échancrées, celle des traits discontinus et des points, sans entrecroisement des figures, n’en est pas moins fort instructive du point de vue des étapes de l’activité perceptive.

Les sujets examinés de 3 ans échouent donc à l’unanimité à percevoir une figure d’ensemble dans les traits interrompus, mais ils attribuent par contre immédiatement une signification en quelque sorte distributive aux objets qu’ils voient : autrement dit ils les voient en tant que séparés et leur donnent, parce que semblables, une même dénomination (empirique) collective :

Reu (3 ; 5). Le carré : « Une maison, aussi une maison, encore une maison et encore une maison » (= les 4 angles). Le cercle : « Un trait et un trait, encore un trait », etc.

Ros (3 ; 6). Le triangle : « C’est trois petites maisons. »

Kat (3 ; 9). Le carré : « Des petits oiseaux. » Le cercle : « Des petits bâtons. »

La désignation même de ces éléments montre ainsi qu’il n’y a pas forme totale en tant qu’unité. Mais naturellement le sujet peut percevoir, sans le dire, que les trois ou quatre petites maisons sont disposées les unes par rapport aux autres en triangle ou en carré, et les cinq traits en cercle. Faut-il dès lors soutenir que la forme d’ensemble est correctement perçue mais simplement non décrite verbalement ? Nous ne le pensons pas, car autre chose est de percevoir quatre petites maisons disposées en carré et de percevoir un carré formé de traits réels interrompus reliés par des droites virtuelles. Nous ne nions nullement que l’enfant de 3 ans soit capable de percevoir un carré ou un cercle, ni même qu’il soit capable de distinguer un ensemble d’éléments disposés en carré et un autre ensemble disposé en cercle. Ce que nous contestons, c’est simplement que le sujet, en présence des traits interrompus, perçoive comme nous une figure totale géométrique à lignes en partie réelles en partie virtuelles.

À cet égard, les sujets de 4 ans fournissent une confirmation décisive en donnant l’exemple, dans certains cas, de demi-compositions englobant certains éléments de la figure et non pas leur totalité. Il faut noter, tout d’abord, que l’on trouve déjà à 4 ans un % de réponses justes oscillant entre le 14 (points) et le 45 % (traits). Quant aux sujets restants, leurs erreurs se répartissent en trois types. Les premiers comme les enfants de 3 ans :

Chri (4 ; 2). Le carré : « Des petits carnets » (chaque angle lui apparaît comme un carnet ouvert). Le cercle : « Des petites images » (les traits sont vus comme représentant des dessins en surface mais posés sur un plan).

Uri (4 ; 6). Le rectangle : « Des chapeaux. » Le triangle : « Des casquettes. » Le cercle : « Des traits. »

Erik (4 ; 9). Le carré (en points) : « Des petites balles » (par contre la plus petite des deux figures carrées est vue correctement : « Une fenêtre »). Le rectangle (petit format) : « Des petites balles » (par contre le rectangle agrandi, toujours en points, est vu comme une figure d’ensemble : « Une porte et une serrure ! »). Le triangle : « De la monnaie » (= des pièces rondes). Le cercle (petit format) : « Des petites balles » (par contre le cercle grand format est vu comme « une grande balle », c’est-à-dire un seul cercle).

Mais un second ensemble de sujets, et ceci est le fait nouveau, relient en un tout certains éléments seulement, en mettant à part les autres, ce qui démontre clairement qu’ils ne voient pas la figure dans sa totalité :

Le troisième type d’erreurs observé à 4 ans consiste à percevoir une forme d’ensemble unique, mais ne correspondant pas aux points (ou aux traits) donnés :

Seli (4 ; 8) voit le carré et le cercle (traits) en tant que figure d’ensemble. Par contre le rectangle est perçu comme deux figures séparées représentant chacune « un banc » (└ ┘), par mise en relation des angles les plus proches. Quant au triangle, il est vu également en deux figures : l’une est « un coin » (A) et l’autre un « zweieck » (< >) donc une figure à deux angles comme serait un croissant de lune ou une lentille.

Avec les figures en points, Seli voit également dans le rectangle « deux bancs » en reliant deux à deux les points les plus proches.

Urs (4 ; 2) voit « des fleurs » dans le cas du triangle et du cercle (traits). Mais dans celui du rectangle (en traits également), il voit « deux traits », non pas quatre mais bien deux, c’est-à-dire qu’il relie comme Seli les angles voisins en deux figures distinctes. Dans le cas du rectangle en points il voit également « deux traits », c’est-à-dire qu’il relie en deux droites les deux couples de points voisins.

À 5 ans on retrouve, outre ces trois types d’erreur, un quatrième type intéressant qui consiste à relier les traits ou les points en une figure unique mais discontinue, ou unique mais non fermée :

Per (4 ; 7) voit dans le carré en points (grand format) de simples « points noirs » (1er type d’erreurs), mais, dans le cas du petit format, il voit « une demi-lune ». De même le rectangle en points lui paraît être « une étoile ».

Uri (4 ; 8) voit dans les carrés en points (les deux formats) « un rond » qui l’obligerait à tracer ses lignes virtuelles en dehors du cadre du carton.

Anne (5 ; 3) voit d’abord « des petits toits » dans le cas du triangle (en traits). « Et les trois ensemble ? — Ça fait un toit cassé. »

Mar (5 ; 11) voit le cercle correctement. Le triangle par contre est perçu également comme « un toit cassé ». Quant au carré et au rectangle (toujours en traits), ils sont vus comme « une lampe qui a quatre bougies ».

Ul (5 ; 6) et Vat (5 ; 8) voient tous deux le triangle (marqué par trois couples de traits formant chacun l’un des angles) comme un cercle mais à l’intérieur duquel il y aurait donc trois petits crochets sans fermetures (comme les bougies de Mar).

Notons encore que les sujets de 6 ans, malgré une réussite quasi complète, fournissent encore certains cas intermédiaires qui confirment le caractère progressif de la composition perceptive de la totalité :

Has (6 ; 2) commence par voir « deux marteaux » séparés dans le cas du rectangle, analogue aux « bancs » de Seli ; puis il réunit le tout en une « feuille de papier » dont les quatre coins seuls sont dessinés.

Il existe donc différentes formes de passage entre la vision par juxtaposition d’éléments et la perception de la forme d’ensemble. Comparable à ce que nous a appris l’analyse des réactions aux bonnes formes rendues incomplètes par échancrure, cette composition progressive de la forme totale constitue la principale différence entre les effets immédiats de champ et la mise en relations graduelle qui caractérise l’activité perceptive. Dans les cas de Seli et d’Urs, nous voyons ainsi le sujet dépasser le niveau de la simple multiplicité d’éléments par la formation de structures partielles, encore multiples, mais groupant plusieurs éléments : deux « bancs », deux « traits » formés chacun de deux éléments reliés. Dans les cas de Anne et de Mar, tous les éléments sont ensuite coordonnés en une seule figure, mais discontinue : un « toit cassé ». Mar, Ul et Vat font un pas de plus en construisant une figure unique, mais sans fermeture : une lampe à quatre bougies ou un cercle entourant trois crochets. Avec Per et Uri il y a cette fois figure unique et fermée, mais ne constituant pas la plus simple de celles que l’on peut constituer avec les éléments. Enfin Has passe des structures partielles (deux marteaux) à la structure unique et fermée la plus simple.

En bref, la vision totale immédiate de la bonne forme, qui caractérise le palier d’équilibre final de la perception en présence des traits discontinus ou des points, résulte, en une telle situation, d’une lente élaboration. Ce développement graduel peut être caractérisé par deux progressions, l’une quantitative, telle qu’elle ressort de nos tableaux 5 et 6, l’autre qualitative, par structurations successives des parties de la figure (types d’erreur 1, 2 et 3). Or, ni l’une ni l’autre de ces deux progressions ne peuvent s’expliquer par la simple intervention du facteur de proximité (cf. tabl. 6) : le vrai problème est de déterminer par quels mécanismes le sujet en arrive à vaincre les distances absolues ou relatives pour construire des relations toujours plus mobiles et plus variées. C’est à serrer de plus près cette question que vont nous servir les épreuves suivantes.

§ 4. Les traits interrompus. II. Figures entrecroisées

Nous avons constaté (§ 1) que dès 4-5 ans les sujets étaient capables de reconnaître les bonnes formes dans des entrecroisements de cinq et six figures. Nous venons d’établir (§ 3) qu’ils discernaient ces mêmes bonnes formes, à la quasi-unanimité des cas, dès l’âge de 6 ans. Le problème est alors de savoir si, en possession de ces deux pouvoirs de dissocier des formes entrecroisées et de compléter des formes discontinues, les sujets de 6 ans parviendront de ce fait même à reconnaître non pas cinq ou six mais deux (et dans un seul cas trois) formes simultanément discontinues (traits) et entrecroisées, ou s’il leur faudra encore quelques mois ou quelques années d’activité pour parvenir à vaincre ces deux obstacles simultanément.

Nous avons employé les six figures suivantes :

1 (fig. 23). Un cercle de 50 mm de diamètre, représenté par sept traits incurvés et interrompus, et traversé par un rectangle de 20 × 110 mm représenté lui-même par ses quatre angles et par quatre traits intermédiaires, intérieurs au cercle ou coupant sa frontière virtuelle.

2 (fig. 24). Un carré de 40 mm de côté, représenté par ses quatre angles et par quatre traits intermédiaires (un par côté), interférant avec un triangle équilatéral de 75 mm de côté, représenté lui-même par ses trois angles et trois traits intermédiaires.

3 (fig. 25). Un triangle équilatéral de 90 mm de côté représenté par ses trois angles et traversé par un rectangle de 30 × 120 mm représenté lui-même par ses quatre angles (ceux-ci étant situés tous les quatre à l’extérieur du triangle).

4 (fig. 26). Un carré de 40 mm de côté représenté par ses quatre angles interférant avec un losange de 110 mm de longueur et de 37 mm de largeur maximale, représenté par ses quatre angles (l’un de ceux-ci, obtus, étant intérieur au carré et les trois autres extérieurs).

5 (fig. 27). Un cercle de 50 mm de diamètre, représenté par cinq traits incurvés et interférant dans sa presque totalité avec un trapèze de 25 mm de hauteur, de 80 mm de base et de 40 mm de côté supérieur, représenté par ses quatre angles (l’un de ceux-ci, obtus, étant intérieur au cercle et les trois autres extérieurs).

6 (fig. 28). Un carré de 55 mm de côté, représenté par ses quatre angles, interférant avec un cercle de 45 mm de diamètre représenté par trois traits incurvés, ainsi qu’avec un triangle de 85 mm de côté représenté par ses trois angles (ceux-ci étant tous extérieurs au carré, de même que les arcs du cercle).

Les examens ont été faits soit individuellement soit collectivement. Dans le premier cas, on demandait simplement au sujet d’indiquer, en les suivant du doigt, les formes qu’il parvenait à discerner (exceptionnellement avec dessin à l’appui mais sans insister sur ce procédé). Dans le second cas, on distribuait aux sujets des feuilles multicopiées et après explication ils avaient à les compléter par le dessin.

Nous avons examiné à cet égard 10 sujets de 4 ans, 25 de 5 ans, 41 de 6 ans, 84 de 7 ans, 50 de 8 ans, 27 de 9 ans et quelques sujets de 10-11 ans, en tout 109 individuellement et 133 collectivement. Les résultats collectifs sont en général un peu moins bons que les résultats individuels, du moins avant 7-8 ans, mais, chose curieuse, parfois un peu meilleurs vers 8-9 ans. Dans le tableau qui suit (tabl. 7), nous nous en tiendrons donc aux résultats individuels jusqu’à 7 ans, mais à 8 ou 9 ans, nous donnerons les moyennes collectives dans les quelques cas où elles sont les meilleures, les résultats les plus intéressants étant naturellement ceux qui ont été obtenus dans les situations où l’enfant comprenait le mieux la question.

On constate donc que si le cercle est réussi à 6 ans, et encore seulement dans la figure 1 où il est représenté par sept traits, seuls les sujets de 9 ans parviennent à reconnaître dans leur totalité les formes comprises dans nos six figures. À 7 ans, le cercle, le carré et le rectangle sont discernés par plus des ¾ des sujets, mais seulement dans certaines figures. Quant à l’infléchissement général des résultats de 8 ans, il peut être fortuit, mais pourrait aussi être dû à un facteur qui a été observé en d’autres domaines touchant la représentation spatiale : il arrive que l’école diminue la spontanéité de l’enfant et que les réactions à des épreuves spatiales soient moins bonnes après une année de classe (8 ans) qu’à l’entrée dans la vie scolaire (7 ans).

Tableau 7. Figures entrecroisées à traits interrompus (en %)

4 ans 5 ans 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans
Fig. 1 { Cercle 10 41 75 96 94 100
Rectangle 10 23 40 84 77 91
Fig. 2 { Carré 20 12 50 80 75 91
Triangle 10 12 20 66 66 83
Fig. 3 { Triangle 10 0 17 69 58 83
Rectangle 10 0 23 66 53 83
Fig. 4 { Carré — 16 50 86 73 90
Losange — 0 25 66 61 90
Fig. 5 { Cercle — 0 50 86 83 90
Trapèze — 0 25 53 41 80
Carré 0 0 23 63 47 83
Fig. 6 { Cercle 0 6 12 81 64 83
Triangle 0 0 12 54 33 83

Cherchons donc en quoi consiste la difficulté particulière de cette épreuve, et, pour ce faire, procédons comme d’habitude à l’analyse des réactions intermédiaires, c’est-à-dire des types d’erreurs compris entre l’échec total et la réussite. On peut distinguer à cet égard trois types principaux de réactions.

On retrouve d’abord le type déjà décrit au § 3 des structures partielles formant de petites figures discontinues entre elles :

Ward (5 ; 8) procède encore par multiplicité d’éléments formant chacun une figure : elle dessine un quadrilatère par trait ou par angle, ce qui en donne 14 pour la figure 1 et 14 pour la figure 2.

Lis (4 ; 4), dans la figure 1, voit « une maison » dans l’assemblage formé par les deux angles voisins appartenant au rectangle : └ ┘.

Mar (5 ; 7) voit le cercle dans la figure 1 mais transforme les mêmes couples d’angles du grand rectangle en deux petits rectangles. La figure 2 donne un carré, mais trois triangles, dont deux petits formés par adjonction d’un troisième côté à chacun de deux des angles donnés, et un troisième plus grand, englobant le troisième angle et deux des traits intercalaires.

Gri (5 ; 11) voit également deux petits rectangles au moyen des extrémités du rectangle de (1), mais se sert des traits intercalaires intérieurs au cercle pour construire un troisième rectangle, plus grand et entièrement inscrit dans le cercle. Quant à la figure 2, il fait également des petits triangles avec les angles du grand et sépare le carré en deux figures, dont un triangle et un pentagone irrégulier.

Mais ce premier type d’erreurs déjà décrit précédemment (§ 3) subsiste simplement plus longtemps et plus systématiquement à propos des présentes épreuves. Un second mode de réaction est par contre spécial à celles-ci et rappelle les formes empiriques décrites à propos des figures échancrées (§ 2) : au lieu de constituer des bonnes formes régulières et fermées, l’enfant aboutit à des formes irrégulières et ouvertes :

Ter (5 ; 8), pour la figure 4, construit quatre triangles (correspondant aux deux angles aigus du losange et aux deux angles inférieurs du carré) et un long filament reliant les deux angles supérieurs du carré et l’angle obtus du losange, intérieur au carré. De même sa figure 5 représente quatre triangles (les quatre angles du trapèze) et deux grands arcs de cercle, sans que celui-ci soit fermé.

Lov (6 ; 8) n’est pas loin de percevoir les formes exactes, tout en en restant à des structures encore ouvertes et peu régulières. Dans le cas de la figure 1 (voir fig. 29) le cercle, au lieu de boucler, est attaché aux deux extrémités du grand rectangle, sous lequel il réapparaît pour se relier à un second rectangle intérieur. De même, pour la figure 2 (voir fig. 30) le carré est attaché au sommet du triangle, ce qui l’empêche de se fermer.

Ala (6 ; 10), pour la figure 2 (voir fig. 31), voit le carré se prolonger dans la partie droite et inférieure du triangle, ce qui lui donne une forme de fuselage. Les deux autres angles du triangle sont alors vus sous forme d’ailettes dont l’une est reliée par un trait continu au bord du carré mais dont l’autre se prolonge en filaments dont la forme reste ouverte. Il est probable qu’il perçoit ainsi un avion, comme plusieurs sujets individuels.

Rut (6 ; 10) voit dans la figure 5 (voir fig. 32) une sorte de masse semi-circulaire, avec pointe à gauche et long filament à droite, tel un animal inférieur pourvu d’une queue.

Un troisième type de réactions intermédiaires consiste à construire des formes irrégulières mais fermées.

Et (4 ; 4) voit dans la figure 2 (voir fig. 33) une sorte de cerf-volant fusionnant une partie du carré avec la partie droite du triangle. Les traits restants sont réunis en un rectangle intérieur. La figure 1 est perçue correctement.

Mari (5 ; 7) voit les angles du triangle de la figure 2 et les extrémités du rectangle réunis en une forme unique ovoïde avec pointes : sorte de gros animal accroupi (englobant tous les éléments de la figure).

Per (6 ; 7) voit dans la figure 1 l’un des côtés du rectangle, mais enfle l’autre côté de manière à englober les éléments du cercle (voir fig. 34).

Rut (6 ; 10) assemble en un corps irrégulier la plupart des éléments de la figure 6, sauf les angles inférieurs droits du carré et du triangle, ainsi que l’un des traits du cercle, ces éléments étant eux-mêmes reliés par deux droites parallèles de manière à figurer une jambe avec un sabot sortant du corps principal : le tout ressemble à un gros animal bovin.

Tels sont donc les trois types principaux de réactions que l’on rencontre soit à l’état pur, soit selon des mélanges divers : petites figures partielles (ouvertes ou fermées) séparées les unes des autres, grandes figures irrégulières et ouvertes, et grandes figures irrégulières mais fermées.

Il est possible que le plaisir du dessin joue un certain rôle dans de telles constructions. Mais nous ne croyons pas que ce rôle soit prépondérant. Il existe certes des cas où le sujet s’amuse à compliquer sa figure, c’est-à-dire où, en plus de ce qu’il perçoit des traits interrompus, il ajoute des éléments dus à l’imagination graphique et non imposés par sa perception. Ce ne sont naturellement pas ces cas-là que nous avons cités, mais ceux qui s’en tiennent aux éléments donnés en les reliant par des droites ou des courbes sans fioritures. Mais, même en de tels cas, on pourrait se demander si le facteur graphique ne contribue pas à compliquer les choses. Or, il est facile de répondre à cette objection en constatant que ces trois types de réactions intermédiaires se trouvent également dans les observations individuelles lorsque l’on n’a pas utilisé le dessin.

Ces trois types se retrouvent même dans les formes simples présentées en traits discontinus mais sans entrecroisements (§ 3). Nous avons cité des cas du type I (Seli et Urs) et du type II (Mar). Quant au type III on le trouve exceptionnellement pour les figures uniques, mais il se rencontre néanmoins : un sujet a vu dans le cercle à traits discontinus une fleur et ses pétales. Dans le cas des figures entrecroisées, il s’observe surtout lorsque le sujet perçoit une « Gestalt empirique » et non géométrique, la plupart de telles formes étant irrégulières et fermées : la figure 1 est par exemple vue comme un arbre, ou « un bonhomme avec chapeau et deux jambes » (5 ans), etc. Lorsque l’on retrouve ces réactions dans le dessin, on peut donc conclure qu’il s’agit d’un dessin orienté par une perception incomplète ou globale, de même que les dessins corrects sont orientés par une perception exacte de la forme. Quant aux dessins avec adjonctions arbitraires, ils sont naturellement dus en partie à une composition graphique surajoutée, mais ils dénotent en général une perception incomplète de départ.

Cela dit, il convient de rechercher comment peuvent s’expliquer ces trois formes intermédiaires. Dans le cas de la forme I, il faut sans doute attribuer un rôle partiel à la « proximité » : bien que ce facteur ne rende pas compte des types II et III, il peut en effet exercer une influence sur le type I qui est certainement plus primitif. Comme l’a montré Meili, plus l’enfant est jeune plus il est dominé par les exigences perceptives de la proximité, ce qui expliquerait pourquoi il commence, en présence des traits discontinus, par percevoir des petites figures multiples et séparées les unes des autres. Mais il ne faut pas oublier que cette action de la proximité réclame elle-même une explication. Si les lois de la perception étaient dues uniquement à des facteurs permanents relevant des effets de champ, elles devraient être les mêmes à tout âge. Du moment que le petit enfant est au contraire davantage soumis aux conditions de proximité que l’adulte, c’est donc qu’il lui manque un pouvoir de mise en relation à distance qui existe chez les grands. Le problème est alors de rendre compte de l’augmentation de cette activité perceptive avec le développement, ce qui ramène la question à celles que soulèvent par ailleurs les types II et III. D’autre part, on se rappelle que la proximité comme telle, mesurée en distances absolues, ne joue qu’un faible rôle dès qu’il s’agit de figures de dimensions différentes, mais dépassant une certaine limite de grandeur absolue (tabl. 6).

D’une manière générale, la solution à trouver nous paraît dépendre de l’alternative suivante. Ou bien les effets de champ suffisent à tout expliquer et ils déterminent une organisation permanente des facteurs de la perception, d’où résultent les lois de prégnance ou de bonne forme : ce sont ces lois qui dirigent alors l’activité perceptive, c’est-à-dire les mises en relation à des distances croissantes dans l’espace et dans le temps. Ou bien, au contraire, les effets de champ ont une portée limitée et se manifestent seulement quand les éléments donnés dans un même champ entrent en interaction immédiate lors de leur perception simultanée ; lorsque ces effets de champ ne suffisent pas à assurer la perception d’une bonne forme (ce qui revient à dire qu’elle n’est pas immédiatement perceptible), il intervient une activité perceptive qui consiste à coordonner entre elles les perceptions successives (donc les effets de champ produits lors de chaque centration distincte) : c’est alors cette activité perceptive qui engendre les bonnes formes non données instantanément, au lieu d’être déterminées par elles, et qui réagit finalement au sein des effets de champ jusqu’à rendre immédiatement perceptibles à un certain âge des formes qui ne l’étaient pas primitivement.

Or, si le premier terme de cette alternative était vrai, l’évolution des réactions avec l’âge devrait se dérouler selon un certain processus, qui est toujours possible et que nous avons observé en fait dans le cas des entrecroisements entre bonnes formes complètes et continues (1) : d’abord échec complet, parce que les sujets d’un niveau inférieur ne sont pas capables de cette « abstraction de la forme » invoquée par les Gestaltistes pour rendre compte du seuil de récognition d’une forme déterminée ; puis réussite complète ou presque complète, parce que les sujets d’un niveau supérieur deviennent capables d’abstraire certaines formes même présentées à l’état incomplet ou avec intersections, etc. Rappelons que c’est bien ainsi qu’ont réagi les sujets du § 1 à l’épreuve des cercles, carrés, etc., entiers mais entrecroisés : les sujets de 3 ans ont tous échoué, sauf un, faute de savoir dissocier les formes en état d’intersection, puis, la dissociation s’étant avérée possible dès 4 ans, les ¾ des sujets ont reconnu les cercles, les carrés, les rectangles et même les parallélogrammes.

Dans la seconde hypothèse, au contraire, l’évolution des réactions doit présenter au moins deux caractères (sans parler des relations avec l’intelligence sur lesquelles nous reviendrons au § 5) : d’une part, elle doit être progressive et lente et, d’autre part, elle doit même ne s’orienter que peu à peu vers les formes géométriques, car pour un faible degré d’activité perceptive les formes empiriques peuvent paraître plus « simples » que les formes géométriques. En effet, si l’activité perceptive s’organise d’elle-même sans être déterminée d’avance par les modèles tout faits des bonnes formes géométriques, les deux obstacles principaux qui ralentiront cette évolution seront, d’une part, la difficulté à déterminer les directions dans l’espace faute de références organisées et, d’autre part, l’influence des schèmes perceptifs antérieurs, dont la plupart sont constitués par des formes empiriques.

Or, ces deux obstacles correspondent précisément aux deux facteurs principaux qui expliquent nos trois types intermédiaires de réactions, c’est-à-dire les trois types d’erreurs énumérés ci-dessus. À commencer par le rôle des schèmes antérieurs, il est indéniable que, plus l’enfant est jeune, plus la « Gestalt empirique », au sens d’E. Brunswik, l’emporte sur la « Gestalt géométrique ». Il est difficile de fournir des données numériques précises à cet égard parce que les petits n’expriment pas toujours verbalement les significations qu’ils attribuent aux formes perçues et que, en les poussant à trop préciser, on risque d’exercer des suggestions déformantes : c’est le dessin qui supplée souvent au langage, mais le dessin lui aussi est source de suggestions. D’autre part, ne connaissant que peu les termes du langage géométrique, les petits désignent les formes géométriques elles-mêmes par des termes empiriques : un triangle est appelé un « toit » ou un « arbre », un carré « une fenêtre », un trapèze un « bateau » ou un « toit », etc. Mais à défaut de statistique exacte, il n’est pas contestable qu’on trouve chez les petits un grand nombre d’interprétations verbales spontanées, d’ensemble ou de détail, se référant à des formes purement empiriques et non géométriques : bonshommes, animaux, avions, cerfs-volants, sabots, outils, meubles, etc. On rencontre également un grand nombre de dessins évocateurs de telles ou telles formes usuelles se rattachant aux mêmes catégories.

Il y a donc là une première raison pour laquelle les figures présentées en traits interrompus avec entrecroisements ne sont pas d’emblée complétées dans le sens de la bonne forme (géométrique) : en présence des difficultés de la forme à construire, les petits trouvent plus facile de se référer à des schèmes perceptifs antérieurs. Même dans des situations perceptives beaucoup plus simples (comparaisons de grandeurs, de différences, etc.), nous avons sans cesse trouvé dans les Recherches antérieures, que là où les grands s’orientent vers la composition actuelle et même l’anticipation, les petits cèdent aux facilités de la persévération. Il se produit ici, mutatis mutandis, quelque chose d’analogue : au lieu de construire avec les éléments donnés une forme régulière non perçue immédiatement, ils préfèrent recourir à la réserve de ces schèmes perceptifs antérieurs, tout construits et usuels, que sont les formes à signification empirique.

Mais la raison profonde des difficultés et des lenteurs de l’évolution observée est à chercher dans les obstacles inhérents à la construction de la bonne forme géométrique. Pour construire des bonnes formes au moyen de figures entrecroisées présentées en traits discontinus, il s’agit de relier ceux-ci à des distances variables et selon un choix supposant, du moins en cours de route, l’anticipation des formes choisies. Il s’agit donc d’assurer des directions aux lignes virtuelles, autrement dit de coordonner les mouvements du regard selon des orientations variées, et de diriger les transports, les transpositions et les anticipations en fonction de références multiples qu’il s’agit de choisir et d’organiser. Il va de soi, en ce cas, que l’activité perceptive assurant cette mise en relations sera plus faible chez les petits, faute de coordination suffisante des mouvements et par conséquent faute de structuration suffisante de l’espace sensori-moteur en général selon les trois dimensions : cette faiblesse se traduira alors par l’exigence d’une plus grande proximité pour que les relations soient construites. Avec le développement sensori-moteur et représentatif, au contraire, les constructions seront possibles à des distances croissantes, mais par approximations successives, d’où le caractère lent et continu de l’évolution des réactions et le nombre d’essais intermédiaires interposés entre les échecs initiaux et la réussite finale.

Mais le problème de la bonne forme se pose alors en termes renversés : si l’activité perceptive n’est pas déterminée dès le départ par des bonnes formes préalables, il s’agit maintenant de comprendre comment elle aboutira à leur construction, jusqu’au moment où leur perception deviendra coercitive — deviendra, sans l’être à l’origine — dans les situations où elles n’étaient pas d’emblée perceptibles.

§ 5. Conclusion : bonnes formes, lignes virtuelles et activité perceptive

La Recherche précédente (XVIII), consacrée à la résistance des bonnes formes aux illusions de Müller-Lyer, nous a déjà permis d’établir qu’il existait deux variétés perceptives de bonnes formes, correspondant aux mêmes formes objectives de caractère géométrique : les bonnes formes primaires, dues aux effets de champ, et les bonnes formes secondaires, dues aux constructions ou reconstructions de l’activité perceptive.

Les premières sont perçues lorsque les figures objectivement données sont entières, suffisamment petites pour entrer dans un même champ, et isolées ou entrecroisées. Ce sont elles que l’enfant perçoit dès 4 ans dans nos épreuves d’entrecroisement entre figures continues (§ 1). Elles sont caractérisées, en opposition avec les formes moins bonnes ou mauvaises, par le fait que les déformations dues aux actions de centration s’y trouvent réduites à un minimum, étant donnée l’égalité objective des distances (diamètres du cercle), des longueurs (côtés du carré), des angles (angles du carré et du rectangle), etc.

Les bonnes formes secondaires intervenant dans les présents résultats ne sont au contraire pas immédiatement perceptibles parce qu’elles sont inhérentes à des figures données à l’état incomplet : figures déchirées ou échancrées, ou constituées par des traits interrompus ou des points, etc. Ces bonnes formes doivent donc être reconstituées, ce qui signifie que les égalités de distances, de longueurs ou d’angles qui les caractérisent doivent être établies au moyen de transports du regard ou de comparaisons, de transpositions simples ou anticipatrices, bref d’activités coordinatrices supposant un jeu de références à choisir et une mise en relation active et intentionnelle à des degrés divers de conscience ou d’inconscience. Elles requièrent ainsi l’intervention d’activités sensori-motrices, indépendantes au départ de la représentation 6 mais plus complexes que les fonctions perceptives propres aux seuls effets de champ.

Il existe naturellement aussi des formes perceptives primaires et secondaires autres que les bonnes formes, cette distinction que les faits observés nous ont conduits à introduire étant valable pour toutes les formes.

La présente recherche permet, en outre, de préciser que l’une des différences essentielles entre les formes primaires et secondaires est que les secondes aboutissent à la construction de schèmes perceptifs, c’est-à-dire d’organisations sensori-motrices non seulement valables pour structurer les données actuellement perçues, mais encore transposables à d’autres situations et permettant ainsi la récognition de certaines formes indépendamment, du moins au départ, des concepts et des représentations. Si l’on admet en effet la notion de « Gestalt empirique » (et les faits consignés aux § 2 à 4 constituent à cet égard une vérification évidente des résultats expérimentaux obtenus par E. Brunswik à propos des perceptions de la main, des lettres de l’alphabet, etc.), il est impossible de comprendre comment le sujet retrouve une forme familière dans un ensemble non coercitif de traits sans admettre l’existence d’une transposition, non pas seulement entre des tableaux perceptifs se succédant à courts intervalles temporels, mais entre des perceptions bien antérieures dans le temps et les données actuelles : c’est cette transposition d’une organisation antérieure, condition nécessaire des récognitions, qui caractérise ce que nous appellerons un schème perceptif. Or, il est clair que si de tels schèmes existent dans le cas de la Gestalt empirique, il n’y a pas de raison qu’il n’en soit pas de même dans celui des formes géométriques.

Notons d’ailleurs que de tels schèmes n’ajoutent rien à l’organisation initiale des formes par l’activité perceptive : ils assurent simplement la conservation et la transposition de cette organisation ; ils rendent possible la réorganisation immédiate et par conséquent la récognition 7 de données semblables à celles qui ont été ainsi organisées une première fois ; et enfin ils facilitent les organisations ou réorganisations analogues à la première. Le schème n’intervient donc pas dans l’organisation initiale, mais en résulte puisqu’il en est une sorte de généralisation.

Cela dit, nous avons donc constaté l’intervention des bonnes formes primaires dans les épreuves du § 1, où les dessins sont entiers quoique entrecroisés. Avec les formes échancrées et les formes discontinues, donc avec l’intervention des lacunes et des lignes virtuelles, l’expérience nous a montré que les sujets ne perçoivent plus les bonnes formes à tout âge mais qu’il y a évolution lente et progressive ; nous sommes donc en présence de bonnes formes secondaires dues à l’activité perceptive. Le problème est alors de comprendre comment celle-ci en arrive à construire celles-là.

Prenons comme exemple le cercle. Du point de vue des effets de champ, un cercle entier et continu est une bonne forme parce que tous ses diamètres sont égaux et qu’ainsi les déformations diverses dues aux différentes centrations possibles se compensent exactement. Si ces diamètres étaient montrés isolément, sous forme de droites diversement orientées ou d’espace vide compris entre deux points selon les mêmes orientations multiples, il se produirait toutes sortes de déformations : le diamètre vertical serait vu plus grand que l’horizontal, les diamètres davantage centrés seraient surestimés, les derniers perçus seraient autrement évolués que les précédents, etc. Leur perception simultanée en une figure fermée et continue supprime au contraire l’ensemble de ces déformations par compensation maximum, à cause même de l’égalité générale des distances, et c’est pourquoi le cercle est la meilleure des formes perceptives primaires.

Or, en ce qui concerne la bonne forme secondaire du cercle, il n’en va pas autrement, sauf qu’il n’y a pas compensation automatique due à une égalité de fait actuellement perçue, mais qu’il y a égalisation active au moyen de transports et de transpositions s’appuyant sur les références données et dont les erreurs se compensent par leur coordination même. En percevant un cercle échancré, ou encore des traits discontinus (ou des points) formant ensemble un cercle, un sujet doué d’une activité perceptive suffisante reconnaîtra celui-ci s’il est capable, par des transports et des transpositions plus ou moins rapides, d’évaluer les distances entre ces diverses références et de constater l’égalité des intervalles entre les points opposés de la ligne virtuelle dont il admet provisoirement qu’elle les relie. Ces transports, etc., sont eux aussi susceptibles de toutes sortes d’erreurs, en particulier lorsqu’ils s’accompagnent d’anticipations orientant les lignes virtuelles : mais les erreurs se compensent également, dans la mesure où la coordination des activités et la mise en relation des références sont les plus simples possibles. Bref, la construction des lignes virtuelles, dans l’élaboration d’une bonne forme secondaire, obéit aux mêmes lois de réduction des déformations au minimum que dans la perception de la bonne forme correspondante primaire, sauf que les compensations portent ici sur des activités de mise en relation et non plus sur les effets de champ.

On comprend alors l’ordre de succession des erreurs constatées. Pour ce qui est des figures échancrées, où il ne s’agit que de prolonger les lignes frontières données, l’ordre de succession procède des simples droites (carrés ou rectangles à côtés échancrés et angles conservés) aux lignes courbes et enfin aux angles et aux droites inclinées : dans le premier cas, la coordination des références est alors réduite à son expression la plus simple ; dans le second cas, elle suppose des références plus distantes et dans le troisième, des coordinations à deux dimensions, d’où la difficulté croissante des trois cas (§ 2). Pour ce qui est des traits discontinus, le problème est plus simple en l’absence d’entrecroisements, puisqu’il ne s’agit que de relier les références données (§ 3), mais il est plus compliqué lorsqu’il y a entrecroisements, puisque alors les rapports d’égalité sont à transporter ou à transposer entre éléments de référence à choisir entre plusieurs. Aussi l’ordre de succession de la construction des bonnes formes secondaires redevient-il alors conforme à l’ordre de prégnance des bonnes formes primaires : le cercle en tête, puis le carré, le rectangle et enfin le triangle, etc.

En bref, si la bonne forme primaire est caractérisée par le maximum de compensation entre les déformations dues aux effets de champ, parce que les rapports donnés sont les plus simples possibles à deux (ou trois) dimensions, la bonne forme secondaire est à son tour caractérisée par les transports, les transpositions, etc., les plus simples, avec le minimum de déformations, parce que correspondant à l’organisation la plus régulière et la mieux équilibrée des références fournies. On comprendra alors pourquoi la construction des bonnes formes secondaires est plus tardive que celle des bonnes formes primaires, et pourquoi il faut atteindre 7 ans pour les formes échancrées, 6 ans pour les formes discontinues uniques et 7 à 9 ans lorsqu’elles sont entrecroisées : c’est que, dans ces situations comme en bien d’autres, les déplacements du regard assurant les transports sont moins assurés chez l’enfant, les transpositions et les anticipations moins nombreuses, en un mot l’activité perceptive plus faible et la perception plus passive. En d’autres termes, là où les grands et l’adulte mettent en relation des éléments de référence à des distances et selon des complexités d’itinéraires croissantes, les petits demeurent attachés aux distances proches et aux schèmes perceptifs les plus habituels (formes empiriques, etc.).

Ceci nous ramène à la question cruciale des lignes virtuelles qui montrent à la fois l’analogie et la différence entre les effets de champ et les constructions de l’activité perceptive. Les lignes virtuelles reliant les points extrêmes des déchirures dans les formes échancrées, et les traits interrompus ou les points des formes discontinues, présentent, en effet, cette situation paradoxale qu’elles ne donnent lieu à une perception immédiate et coercitive qu’au terme d’une longue évolution et non pas dès le départ comme ce devrait être le cas si le caractère perceptible de ces lignes virtuelles était dû à des effets de champ.

Plus précisément, il faut distinguer trois périodes dans l’évolution des lignes virtuelles (avec bien entendu une série de décalages selon la plus ou moins grande complexité des épreuves). Au cours de la première, le sujet ne voit simplement pas autre chose qu’une lacune ou une interruption : il la comble ou rétablit la continuité, à sa manière, mais d’une manière qui montre précisément qu’il est demeuré insensible aux lignes virtuelles qui s’imposeront de façon coercitive aux stades supérieurs. Au cours de la seconde période, le sujet imagine des lignes virtuelles possibles, et construit la bonne en fonction des transports, des transpositions et surtout des anticipations lui permettant d’aboutir à la forme la meilleure, donc à la ligne virtuelle correcte. Au cours de la troisième période, enfin, la ligne virtuelle est perçue à proprement parler, de façon immédiate et même coercitive, et cela bien qu’aucun élément sensoriel ne la soutienne et qu’elle se borne à relier des données sensibles discontinues ou séparées par un espace vide : c’est à ce niveau qu’on peut comparer la perception des lignes virtuelles aux perceptions amodales de Michotte ; mais, répétons-le, cette étape est uniquement finale et non pas initiale.

Le problème est alors de comprendre ce que l’on voit en percevant une ligne virtuelle, au troisième niveau où la bonne forme discontinue ou échancrée est immédiatement reconnue sans qu’il soit encore besoin d’une activité perceptive actuelle ou consciente (ce qui n’exclut ni une activité inconsciente ni surtout une activité antérieure dont le bénéfice se conserve sans avoir à se renouveler lors de chaque perception). Pour ce qui est de la seconde des trois périodes distinguées à l’instant, la question est simple, ou du moins elle est moins captieuse : le sujet perçoit ce qu’il est en train de construire, de la même manière que l’on peut, entre deux points, percevoir à volonté une droite ou un arc de cercle ; la ligne virtuelle qu’il perçoit en fin de compte est donc le produit des transports ou des comparaisons qui lui permettent peu à peu d’anticiper une forme. Mais, au niveau de la troisième période, c’est-à-dire quand, en présence des points, des traits ou des échancrures, le sujet voit immédiatement la ligne voulue, sans plus avoir à construire, que perçoit-il en réalité ?

Il perçoit des effets de champ, répondra-t-on. Si l’on veut, mais pourquoi n’était-ce pas déjà le cas au cours de la seconde et surtout de la première période ? Si ce qui précède est exact, la réponse à donner à ce problème est moins simple, mais d’autant plus significative au point de vue théorique. Ce que perçoit le sujet ce n’est pas le produit d’une activité perceptive actuelle, puisque celle-ci est réduite à une appréhension quasi immédiate : c’est donc le produit d’une activité perceptive antérieure, ce qui revient à dire que le sujet perçoit en fonction d’un schème perceptif ; il appréhende en un seul tout les données du champ visuel actuel, mais instantanément structurées grâce à ce schème perceptif. Dans ce cas privilégié des lignes virtuelles telles qu’elles sont perçues au cours de la troisième période, l’action des schèmes perceptifs parvient donc à imiter les caractères d’immédiateté et de coercition propres aux effets de champ, et cependant il s’agit d’un palier final et non pas initial de la perception : effets de champ, activité perceptive et enfin schèmes perceptifs produits de cette activité mais rejoignant, en leur instantanéité d’action, l’organisation immédiate propre aux effets de champ, telles sont les trois étapes de cette évolution.

Au total, les schèmes perceptifs, produits de l’activité perceptive antérieure, réagissent donc au sein des champs (il se pourrait ainsi que toute activité perceptive systématique ait finalement pour résultat de modifier les effets de champ ou de se combiner avec eux). C’est pourquoi, malgré les constructions qui s’effectuent entre temps, il y a continuité fonctionnelle entre le niveau de 4 ans où les bonnes formes primaires sont reconnues au sein des entrecroisements et les niveaux de 7 à 9 ans où les bonnes formes secondaires sont reconnues malgré les échancrures et les discontinuités.

Mais il faut dire plus, et, de même que l’activité perceptive réagit en ce cas à l’intérieur des champs, de même l’intelligence elle-même peut réagir par choc en retour, non pas directement sur les effets perceptifs primaires, mais sur les diverses formes de l’activité perceptive. Du moment que les transports, les anticipations, etc., supposent l’intervention de la motricité, il est naturel que les opérations intellectuelles naissantes puissent orienter, une fois formées, l’activité du regard et renforcer les schèmes perceptifs qui assurent la récognition sensori-motrice des formes. Ce n’est donc sans doute pas par hasard que la plupart des bonnes formes secondaires se constituent vers 7-8 ans, au moment de la formation des opérations concrètes de la logique et de la géométrie enfantines (de même que nous avons constaté une résistance accrue des bonnes formes à ce même âge, dans la Rech. XVIII). Le fait que certaines de ces bonnes formes apparaissent dès 6 ans (§ 3) montre que l’activité perceptive précède les opérations de l’intelligence et les prépare en une certaine mesure. Mais une fois constituées, celles-ci peuvent en retour réagir sur les mécanismes de l’activité perceptive et faciliter leur fonctionnement. C’est ce que nous avons constaté déjà en d’autres occasions (en particulier dans la Rech. VIII) et ce qu’il est bien naturel de retrouver ici.

§ 6. Essai de formulation

Comparés à ceux de la Recherche précédente, les présents résultats comportent un certain nombre d’éléments nouveaux qu’il nous semble utile de formuler en nous en tenant naturellement à ce qui ne l’a pas été encore et sans avoir à revenir à l’ensemble des relations caractérisant les bonnes formes primaires et secondaires.

Les deux principales questions nouvelles à examiner à cet égard sont celle des lignes à prolonger (droites ou courbes) ou des lignes virtuelles en général et celle des schèmes perceptifs.

Commençons par le problème spécial de la prolongation des droites interrompues. On se rappelle que, du point de vue des effets de champ et indépendamment de tout mouvement du regard, une ligne L est considérée comme droite si les deux parties (esp1 et esp2) du plan partagé par cette ligne sont perçues comme symétriques 8 et par conséquent comme égales :

L = droite si Prd (esp1 = esp2) ⇉ 0

(voir Rech. XVIII, prop. 1 et commentaires)

Mais, dans le cas de nos figures actuelles, où les droites ne sont pas données dans leur intégrité, puisqu’elles sont interrompues et doivent être complétées par la perception, une telle formulation ne suffit pas à exprimer tous les facteurs en jeu.

Elle n’en reste pas moins exacte dans ce qu’elle affirme (par opposition à ce qu’elle ne formule pas, faute de considérer autre chose que les effets de champ). Ce qu’elle affirme, en effet, c’est que, à s’en tenir aux seuls effets de champ, c’est-à-dire aux centrations mais sans action de transports ou d’anticipations, etc., la différence entre une droite et une courbe ou une ligne brisée tient simplement à la symétrie des surfaces ayant la ligne en question comme frontière commune. Or, on voit d’emblée que si les petits, avant 6 ou 7 ans, ont tant de peine à percevoir une droite virtuelle dans les parties interrompues de la droite réelle donnée au sein de la figure perçue, c’est sans doute simplement que, faute d’activité perceptive, ils s’en tiennent à cette condition inhérente aux seuls effets de champ : en ce cas, là où la droite est interrompue, ils ne peuvent plus juger de l’égalité ou de la symétrie des deux parties du plan, puisque précisément le plan n’est plus alors partagé en deux parties ! Autrement dit, la relation de symétrie exprimée par la proposition 1 suffit à caractériser la perception d’une droite réelle, mais n’épuise nullement les conditions perceptives d’une droite virtuelle.

Si, d’autre part, la droite virtuelle, du moins insérée dans les figures dont nous nous sommes servis, n’apparaît dans le 75 % des cas qu’après 6 ou 7 ans, c’est donc qu’il intervient dans sa perception autre chose qu’une simple symétrie : il intervient une activité de prolongement, c’est-à-dire une action analogue à une sorte de transport. Mais un transport de quoi ? Dans les transports dont nous nous sommes occupés jusqu’ici, il s’agit, pour comparer deux grandeurs ou deux formes, de transporter la longueur d’un élément sur celle d’un autre, ou de transporter un ensemble de relations de longueurs (transposition), etc., et cela dans l’espace ou dans le temps. Avec le problème des droites à prolonger, nous sommes au contraire en présence d’une nouvelle forme de transport : le transport de la direction (que nous désignerons par Tpd).

Or, le transport de la direction n’est pas si éloigné qu’il pourrait le sembler du transport des grandeurs elles-mêmes. On serait tenté de dire qu’il transporte une forme et non pas une grandeur : mais, perceptivement, une forme n’est qu’un ensemble de relations, et, lorsque cette forme n’est pas simplement topologique (fermeture ou ouverture, continuité ou discontinuité, etc., indépendamment du caractère rectiligne ou plan du continu envisagé), elle est toujours déterminée par des relations de grandeur. Transporter la direction de manière à prolonger une droite, c’est donc encore se fonder sur des relations de grandeur, la seule différence entre une direction et une grandeur statique est que la première se rapporte nécessairement à des éléments de référence.

Les références sont d’abord constituées par les deux parties réelles de la droite interrompue, entre lesquelles il semble facile de transporter la direction de la droite virtuelle. Mais, d’une part, cette prolongation est déjà plus complexe qu’il ne semble ; et, d’autre part, elle ne se suffit pas à tous les cas et requiert souvent l’intervention de références extérieures dès qu’il s’agit de déterminer la direction d’ensemble elle-même.

Elle est complexe, d’abord, car pour prolonger la droite interrompue AB jusqu’au point où elle reprend en C il ne suffit pas de relier B et C (puisque les sujets les plus jeunes ne perçoivent précisément pas une telle droite virtuelle entre deux points seulement) : il est nécessaire de percevoir que la direction de AB est la même que celle de CD et de transporter cette direction commune de B à C. En ce cas le transport de la direction est naturellement fondée sur l’angle en ce sens que si CD prolonge bien la droite AB l’angle formé entre AB et CD est de 180° ; de même si BC constitue une droite prolongeant AB l’angle ABC sera de 180° et l’angle BCD également. Au contraire si le segment CD n’est pas dans le prolongement de AB, l’angle formé entre AB et CD sera de <180° ; et si la ligne BC marque des courbures ou n’est pas orientée selon la même direction que AB, elle fera aussi avec AB quelque angle rectiligne ou curviligne distinct de 180°. Or, du point de vue perceptif, font seuls figures d’angles les angles de <90° (aigus), de 90° (droits) et les angles compris entre 90° et 180° (obtus), tandis qu’en des figures comprenant des angles de >180° l’angle complémentaire est seul perçu et l’angle de >180° n’est pas structuré sous une forme angulaire. Nous dirons donc, au point de vue exclusivement perceptif qui est le nôtre, qu’un angle de 180° apparaît comme une absence d’angle (angle 0) et nous écrirons ainsi :

(2) Tpd (BD) = droite si Prd [(ABC) = (BCD) = (0)] ⇉ 0

où ABC et BCD sont les angles formés entre BC et AB ainsi qu’entre CD et BC ; et où l’angle perceptif 0 vaut 180°.

Mais un tel procédé ne suffit pas à déterminer la direction d’ensemble de la droite AB comme telle ; en outre les segments AB et CD peuvent être trop courts pour donner lieu à une évaluation de leur direction respective (traits interrompus ou figures se ramenant à des points). Pour l’une ou l’autre de ces raisons, le sujet peut avoir besoin de références extérieures. Supposons donc une droite YZ donnée dans un cadre de référence 9. Le segment virtuel BC sera alors perçu comme prolongeant de façon rectiligne le segment réel AB si l’angle formé entre BC et YZ est le même que l’angle formé entre AB et YZ :

(3) Tpd (BD) = droite si Prd [(BC) (YZ) = (AB) (YZ)] ⇉ 0

où (BC) (YZ) et (AB) (YZ) sont les angles formés entre BC ou AB et YZ, que ABC et YZ soient parallèles (angle 0) ou que l’angle soit aigu, droit ou obtus (et que le segment AB soit réel ou lui-même virtuel).

On voit ainsi que le transport d’une direction suppose bien un transport de grandeurs, puisqu’il comporte une comparaison entre estimations angulaires. Mais on constate surtout que, même dans le cas de la proposition 2, le transport de la direction suppose des mises en relations et des appels à des références à des distances plus grandes que la symétrie 1. On comprend alors pourquoi la perception des droites virtuelles est plus compliquée que celle des droites réelles. Elle est, en fait, de difficulté analogue à celle de l’estimation des inclinaisons et des parallélismes entre lignes séparées 10. Dans le cas particulier de nos figures isolées, cette difficulté demeure un peu moins grande puisqu’il s’agit de prolonger des lignes données au sein de figures d’ensemble et pas seulement de comparer des directions à distance ; par contre, dès qu’interviennent les entrecroisements en plus des prolongations simples (§ 4), le transport des directions implique, avec la nécessité d’un choix entre directions multiples, l’utilisation d’un ensemble de références plus complet, c’est-à-dire d’une sorte de système de coordonnées perceptives : aussi est-ce vers 9 ans seulement que ce genre d’épreuves est réussi, de même que deviennent possibles avec exactitude les évaluations d’inclinaisons à distances (Rech. IX, cf. fig. 12).

Quant aux arcs de cercle virtuels, le transport de leur direction ne se réfère pas à des estimations angulaires, mais simplement à l’égalité des distances par rapport au centre du cercle considéré. Si AB et CD sont deux arcs de cercles réels et BC un arc virtuel et si M est le centre de la circonférence, on a en effet :

(4) Tpd (BC) = arc si Prd [(B … C) M = (A … B) M = (C … D) M] ⇉ 0

où (B… C) M, etc., désigne la distance entre M et n’importe quel point situé entre B et C (tous deux y compris).

La perception de courbures virtuelles obéira à des lois analogues, mais sans que ce cas intervienne dans nos figures.

D’une manière générale, une ligne virtuelle Lv (ABC) droite ou en arc est donc déterminée quant à sa direction par trois conditions possibles :

(5) Lv (ABC) = [(A … B) M = (B … C) M] V [(AB) (BC) 0] ∨ [(AB) (YZ) = (BC) (YZ)]

où le symbole ∨ signifie « ou l’un sans l’autre ou tous deux »; où AB et BC sont deux segments continus de Lv ; où M est un point de référence et où YZ est une droite de référence. Il s’y ajoute naturellement les rapports de grandeur virtuels sur lesquels nous allons revenir à propos des schèmes perceptifs.

Ces relations admises, il est alors aisé de comprendre l’ordre de difficulté croissante observé à propos de nos figures à compléter (cf. § 5). La plus simple des lignes virtuelles à percevoir est la droite insérée entre deux segments de droite situés dans le prolongement l’un de l’autre : en ce cas, en effet, il suffit au sujet de se référer à ces deux segments réels sans élément de référence extérieur à la droite elle-même (prop. 2). Tel est le cas des droites appartenant aux carrés dans les formes déchirées (dans lesquels tout est donné sauf une interruption d’un côté, les angles étant complets). Puis viennent les arcs de cercle qui sont les plus simples des lignes virtuelles dont la perception suppose l’intervention d’une référence extérieure : ces références se réduisent, en effet, dans le cas particulier d’un point unique M donné en fonction des arcs de cercles réels entre lesquels s’insère l’arc virtuel (prop. 4). Puis viennent les droites orientées selon des angles donnés : les plus simples parmi celles-ci sont les droites virtuelles se coupant à angle droit lorsqu’il s’agit de reconstituer l’un des angles des carrés déchirés. En ce cas, en effet, il ne s’agit plus seulement de prolonger des droites données, mais de coordonner ces prolongements jusqu’en un point de réunion constituant le sommet de l’angle droit : il est donc nécessaire, en une telle situation, de recourir à des références extérieures aux droites à prolonger et le transport des directions s’appuiera ainsi sur une comparaison avec les autres côtés du carré ; mais cette référence extérieure aux droites à compléter est encore relativement simple, puisqu’il suffira de faire intervenir les relations de parallélisme ou d’équidistance (prop. 3 avec angle nul). Enfin, la perception des lignes virtuelles les plus complexes est celle des droites inclinées formant entre elles des angles aigus ou obtus (parallélogrammes, trapèzes et losanges), notamment lorsque les éléments de référence ne sont pas parallèles entre eux (triangles) : en ce cas le transport de la direction suppose des mises en relation angulaire à distance, de complexités variées (prop. 3).

Cela dit, on peut alors concevoir un schème perceptif, dans le sens défini au § 5, comme un système de lignes virtuelles engendrées par les transports possibles à l’intérieur de la figure et déterminées selon leurs relations de direction les unes par rapport aux autres et selon leurs grandeurs absolues ou relatives. C’est ainsi que le schème du cercle sera caractérisé sans plus par la relation :

(6) Tpv = cercle si Prd [(… A) M = (A …) M] ⇉ 0

où M = le point central et où (… A) désigne un ensemble de points antérieurs à A et (A…) un ensemble de points postérieurs à A sur une ligne dont A est un point quelconque.

Le carré aura pour schème une fois admis que les lignes AB, BC, etc., sont des droites au sens des propositions 1 et 2 :

(7) Tpr = carré si Prd [(AB = BC = CD = DA) + (ABC = BCD = CDA = DAB) + {(AB) (CD) = (BC) (DA) H} ⇉ 0

où AB est la longueur d’un côté, où ABC est un angle et où (AB) (CD) est la distance entre les côtés opposés AB et CD.

Le rectangle aura pour schème :

(8) Prd {(AB = CD) + (BC = DA)} + (AB ≶ BC) + (ABC = BCD = CDA = DAB)]

Le parallélogramme :

(9) Prd H(AB = CD) + (BC = DA) + (AB S BC)}] + [{(ABC = CDA) + (ABC ≶ BCD) + (BCD = DAB)} ⇉ 0

Le losange :

(10) Prd [(AB = BC = CD = DA) + {(ABC = CDA) + (ABC BCD) + (BCD = DAB)}] ⇉ 0

Le trapèze :

(11) Prd [(AB = CD) + (BC = DA) + (AB ≶ BC) + ((ABC = BCD) + (ABC ≶ CDA) + (CDA = DAB)}] ⇉ 0

Le triangle :

(12) Prd [(AB ⋛ BC ⋛ CD) + (ABC ⋛ BCA ⋛ CAB)] ⇉ 0

En tous ces cas, la résistance du schème tient donc à la simplicité des rapports géométriques, la forme schématisée étant d’autant meilleure que les équivalences prédominent (cf. 6-7 par opposition à 8-11 et 8-11 par opposition à 12) : à toute équivalence objective correspond, en effet, une compensation des déformations perceptives.

Mais, outre les schèmes perceptifs correspondant à la Gestalt géométrique, il y a ceux qui émanent d’une Gestalt empirique. En ce dernier cas, la résistance du schème ne tient pas aux relations engendrées par les transports virtuels intérieurs à la figure, mais par les transpositions temporelles Tprt qui, au cours de l’expérience antérieure du sujet, ont rendu familière une certaine forme commune à un grand nombre d’objets assimilables les uns aux autres :

(13) Tprt (Σ Lrd) → (Σ Lvrd)

La transposition temporelle (Tprt) d’un ensemble de lignes déterminées par leurs rapports de ressemblance et de différence (Σ Lrd) aboutit ainsi à un ensemble de lignes virtuelles correspondantes (Σ Lvrd) qui oriente alors les récognitions. C’est pourquoi, aux niveaux de développement (5-7 ans) où les schèmes perceptifs de nature géométrique sont peu élaborés, les schèmes empiriques prédominent dans la récognition des formes et se combinent de diverses manières avec les schèmes géométriques.

Mais il demeure un aspect essentiel du schématisme perceptif par l’exposé duquel nous pourrons clore cette discussion, car il correspond aux acquisitions s’observant vers 9-10 ans, c’est-à-dire au niveau où la plus difficile de nos épreuves (figures entrecroisées à traits interrompus : tabl. 7) est résolue pour toutes les figures dans plus du 75 % des cas.

Pour déterminer et reconnaître les directions des lignes virtuelles dans une figure complexe, il ne suffit pas, en effet, de choisir pour chacune de ces lignes une référence quelconque, ni de les coordonner du seul point de vue intérieur à une forme isolable (schèmes perceptifs simples : 6 à 13) : il faut encore coordonner les références entre elles, c’est-à-dire structurer l’espace perceptif selon un système d’ensemble de références ou de coordonnées. Or, un certain nombre de faits concordants analysés dans des Recherches précédentes nous ont montré que c’était là précisément la plus difficile et la plus tardive des conduites perceptives de l’enfant. C’est ainsi que la comparaison des droites verticales et des droites diversement inclinées (Rech. IX), ou la comparaison de tiges verticales superposées à des distances diverses (Rech. à paraître prochainement), etc., nous ont montré que les jeunes enfants réagissent autrement que les grands ou que les adultes, faute de cette structuration d’ensemble de l’espace perceptif. Dans nos présentes expériences, la difficulté des sujets de 5-8 ans à relier les parties interrompues des formes entrecroisées (tabl. 7) ne tient pas à ce seul facteur, mais il est très probable que l’une de ses raisons est également que, pour choisir entre les différentes directions possibles sans proximité immédiate, il est nécessaire de coordonner les éléments donnés et leurs références selon un système d’ensemble comportant des axes horizontaux et verticaux. En quoi consiste alors un tel système ? Il suppose au moins deux conditions : un schème de perpendicularité et la possibilité d’y incorporer de proche en proche non seulement les éléments à relier entre eux, mais des références de plus en plus éloignées (les bords du papier, ceux de la table, le plancher et les parois de la salle, etc.). Seuls, en effet, ces éléments lointains fournissent des axes stables de coordonnées naturelles (horizontale et verticale) et c’est faute de dépasser le domaine de la centration immédiate que le jeune enfant ne les utilise pas.

On aura donc (si ABC et A’BC sont deux angles complémentaires) 11 :

(14) Σ Tpdv = [(Tpdv E1) + (Tpdv E2) + …] = [ABC = A’BC]

où Tpdv sont les transports virtuels de direction, où E1, E2, etc., sont les objets réunis en ensembles de plus en plus éloignés dans l’espace, où (⊃) est le symbole « implique » et où l’égalité ABC = A’BC représente les angles droits en fonction desquels sont effectués les transports.