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Toujours disponible (1969)a

Comme il m’arrive pour la plupart de ceux avec qui j’ai longtemps collaboré et dans des circonstances très diverses, je n’arrive plus du tout à retrouver quand j’ai rencontré pour la première fois Hans Oprecht. Avant la guerre à Zurich, avec Silone ? Peut-être bien, puisque la Büchergilde Gutenberg venait d’éditer mon Journal d’un intellectuel en chômage. Aux débuts de la guerre à Berne ? Mais je fondais la Ligue du Gothard avec Theo Spoerri en mai 1940, et Hans Oprecht fondait l’automne suivant un mouvement rival (à ce qu’il m’apprit beaucoup plus tard), quoiqu’également résistant. Ce qui est certain, c’est que les premiers efforts d’union de l’Europe, au lendemain de la guerre, nous donnèrent d’innombrables occasions de rencontres, non seulement dans les trains suisses — car chacun sait que Hans Oprecht a été l’un des premiers à utiliser cette forme moderne du cabinet de travail étiré sur plusieurs centaines de kilomètres — mais aussi dans diverses capitales [p. 238] d’Europe ou autres villes de congrès, et surtout dans les groupes de travail organisés par notre Centre européen de la culture.

Selon Louis Armand, la règle d’or de toute construction fédérale devrait être la suivante : « Développons en commun ce qui est neuf ». Laissons de côté les héritages du passé dont l’unification prendrait trop de temps, demanderait trop d’énergie et soulèverait trop d’oppositions.

Bien avant d’avoir lu ces lignes, qui datent de 1968, nous avions adopté cette règle d’or, dès les débuts de l’activité du Centre européen de la culture. Nos premières interventions nous portèrent en effet, soit qu’il s’agît de sciences, d’arts ou d’éditions, vers les formes les plus neuves et les problèmes les plus urgents qui se manifestaient dans chacun de ces domaines de la culture.

En sciences, la recherche nucléaire et les moyens de prévenir l’exode des cerveaux (résultante : le CERN). Dans les beaux-arts, le succès rapide de la formule des festivals et les dangers qu’entraînait leur multiplication en concurrence (résultante : notre association européenne, qui groupe aujourd’hui les trente-deux plus grands festivals européens). Dans l’édition, la création et l’essor des guildes du livre, alors considérées — mais nous pensions le contraire — comme un danger pour les libraires, les éditeurs et les corporations du livre en général.

Dans ce dernier champ de ses activités, le CEC ne pouvait mieux faire que de s’en remettre à l’expérience et à l’initiative de celui des membres de son comité qui avait le mieux démontré le mouvement en marchant : Hans Oprecht n’était pas pour nous le président du Parti socialiste, mais avant tout le directeur de la Büchergilde Gutenberg, laquelle avait donné naissance à la Guilde du Livre, à Lausanne. Ce fut autour de ce noyau que se constitua rapidement la Communauté européenne des guildes et clubs du livre, dès 1951. Elle devait grouper au cours des années suivantes jusqu’à neuf guildes totalisant plusieurs centaines de milliers de lecteurs, en sept pays. Elle créa un Prix européen destiné à lancer de jeunes auteurs sur le plan international — idée reprise plus tard, avec parfois d’assez grands succès commerciaux et même littéraires, par ceux des grands éditeurs d’Europe qui, dès le début, s’étaient montrés les plus intolérants à l’égard de la formule guildienne… Et surtout, elle contribua à régulariser les relations des dirigeants des guildes entre eux d’abord, puis entre eux et les éditeurs. Quant à leurs relations avec le vrai public, les chiffres que je viens de citer permettent de les mesurer avec une certaine précision, pays par pays. Si bien que l’on peut affirmer que les guildes ont au moins triplé le nombre des Européens contaminés par le goût de la lecture et [p. 239] victimes de son accoutumance. La plupart de ces malheureux ne savent pas ce qu’ils doivent à l’initiateur de la Büchergilde Gutenberg ! Mais nous, au Centre européen de la culture, nous voici bien heureux de cette occasion d’avouer tout ce que nous devons à l’un des Suisses les plus remarquables et les plus originaux qui soient : l’un des rares qui ait trouvé le secret d’être à la fois efficace et d’humeur enjouée, redoutablement organisé et toujours disponible pour une aventure éducative ou culturelle, ouvert à toute l’Europe et parfait citoyen.