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Parole de Dieu et parole humaine, par Karl Barth (30 décembre 1933)a b

La théologie chrétienne a-t-elle pour tâche de rendre acceptable le message de l’Évangile, d’en atténuer le scandale, d’intégrer largement les découvertes de l’esprit humain, quitte à laisser tomber certains dogmes décidément incompatibles avec nos plus récentes lumières ? Ou bien doit-elle, tout au contraire, assumer le scandale, montrer sa permanente et salutaire nécessité, annoncer aux hommes une vérité qui n’est pas justiciable de leurs mesures puisqu’elle est le jugement de tous nos jugements et la « crise » de tous nos problèmes ? Mais si l’on opte pour le scandale et non pour les adaptations, qui voudra recevoir ce message ? « L’âme moderne » décontenancée par l’échec de ses idéaux, demande des apaisements ou des directions positives. Faut-il encore ajouter à son trouble, l’aggraver, le rendre littéralement insupportable ?

Telles étaient les questions que se posait, vers la fin de la guerre, dans le presbytère d’un village de la Suisse allemande, un jeune pasteur, Karl Barth. Autour de lui, c’était l’écho des bombardements, les cartes de pain, des menaces de violences sociales. Que devenaient, dans tout cela, les belles synthèses de la théologie libérale ? L’arrière-plan de bourgeoisie et d’optimisme culturel sur lequel, trop souvent, elles s’étaient appuyées, la guerre et la révolution le bouleversaient brutalement, mettant à nu les vraies raisons, les vrais problèmes. « Pasteur, je devais parler à des hommes aux prises avec les contradictions inouïes de la vie, et leur parler du message non moins inouï de la Bible, de cette Bible qui se pose comme une nouvelle énigme en face des contradictions de la vie. Souvent ces deux grandeurs, la vie et la Bible, m’ont fait l’effet — ne me le font-elles pas encore ? — d’être Charybde et Scylla. Si c’est cela l’origine et le but de la prédication chrétienne, me disais-je, qui donc doit, qui donc peut être pasteur et prêcher ? »

Tourmenté par cette question à laquelle il ne peut ni ne veut se soustraire, Karl Barth se met à relire l’Épître aux Romains, la plus inquiétante sans doute, pour notre esprit critique. Il résulte de cette étude un gros livre que trois éditeurs refusent mais qui paraît finalement en librairie après la guerre. Aventure étonnante que celle de ce commentaire né de la détresse quotidienne d’un obscur pasteur de campagne, et dans lequel, soudain, toute l’Allemagne intellectuelle découvre l’expression poignante de son angoisse intime, mais aussi, et enfin, une réponse. Une réponse plus soucieuse de ce qui est vrai que de ce qui rassure, une réponse qui ne veut s’adresser qu’à ces « questions dernières » de notre vie, celle devant lesquelles nous fuyons toujours — et c’est là justement le principe de notre inquiétude.

« Nos auditeurs attendent de nous que nous les comprenions mieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes… Si nous ne prenons pas les hommes au sérieux quand la détresse de leur existence les a conduits à nous, je le répète, si nous ne les prenons pas davantage au sérieux qu’ils ne le font eux-mêmes, comment aurions-nous le droit de nous étonner que, pour la plupart, ils prennent peu à peu l’habitude de délaisser l’Église et de nous abandonner, seuls avec ces bien-disposés et ces timorés dont j’ai parlé. » Ce ton ne pouvait pas tromper. Il y avait là un homme, une puissance. Le défi de Marx et de Nietzsche était relevé. Le tirage du Römerbrief alla au vingtième mille. Barth, nommé professeur à l’Université de Bonn, exerce depuis dix ans une influence qu’on peut qualifier de révolutionnaire sur la pensée protestante dans le monde entier.

Quel est donc le contenu de cette œuvre, où est le secret de son incomparable virulence ? Les essais que viennent de traduire MM. Pierre Maury et A. Lavanchy sous le titre Parole de Dieu et Parole humaine donneraient une idée sinon de la pensée barthienne dans son plein développement, du moins de ses thèmes initiaux, de sa « problématique » particulière.

Il n’est pas facile de résumer sans la trahir une pensée à ce point hostile à tout système. La théologie de Barth se donne en effet pour une simple « note marginale » à tous les systèmes existants. Barth lui-même l’a nommée, avec une sobriété peu rassurante, une théologie du correctif. Disons tout de suite que les corrections qu’elle apporte constituent une sérieuse attaque contre toute religiosité. Elles consistent tout d’abord en une série de points d’interrogation que Barth place derrière des mots comme religion, piété, expérience religieuse, problème de Dieu. Il n’en faut pas plus pour que se lèvent de toutes parts de troublants paradoxes. La Bible nous parle-t-elle de religion ? Ne nous montre-t-elle pas plutôt, avec une insistance significative, que les hommes religieux, prêtres et pharisiens, ont toujours été les premiers à refuser, sous de très pieux prétextes, les ordres de la Parole de Dieu ? « Alors que toujours, et aujourd’hui encore, la polémique de la “religion” est dirigée contre le monde qui vit sans Dieu, la polémique de la Bible au contraire, vise le monde religieux, qu’il soit placé sous le signe de Baal ou de Yaveh. » La Bible nous parle-t-elle de ces « expériences religieuses » sur lesquelles les modernes exercent leurs psychologies et leurs ratiocinations plus ou moins sceptiques, plus ou moins édifiantes ? « Dans l’expérience biblique, rien n’est moins important que le mode de l’expérience. Elle est charge et mission, et non pas but et accomplissement et donc, en tant que réalité psychologique, elle est élémentaire, à peine consciente d’elle-même. » Les prophètes n’ont pas de biographie : « L’homme biblique se lève et tombe avec sa mission ». Il y a plus. L’histoire biblique, loin de mettre en scène le développement d’une « tradition » spirituelle, figure la négation absolue de toute histoire : « Vue d’en haut, c’est une série de libres actions divines : vue d’en bas, une série d’essais sans résultats au cours d’une impossible entreprise. » Le christianisme : une impossible entreprise. Telle est bien la constatation cruciale que Barth, après Kierkegaard, remet au premier plan de la pensée théologique. C’est de cette situation profondément paradoxale, assumée dans sa tragique ironie, que le théologien doit avoir conscience, s’il veut parler valablement.

Mais de quoi va-t-il encore pouvoir parler ? Ici le paradoxe devient plus aigu. Le théologien doit parler de Dieu, son nom l’indique. De quel Dieu ? De celui que la Bible nomme l’Éternel, alors que nous sommes tout entiers temporels. De celui qui transcende toutes nos idées de la transcendance. De celui qui vient à nous, mais auquel l’homme ne peut aller. Du totaliter aliter. Si donc la tâche du théologien est de parler de Dieu, il s’avère qu’en tant qu’homme il ne le peut : « Car parler de Dieu voudrait dire, pour toute conscience sérieuse… parler de la Parole de Dieu, la parole où dieu devient homme. Nous pouvons répéter ces quatre mots, mais en les répétant, nous n’avons pas dit la parole de Dieu, dans laquelle cette idée devient une réalité, une vérité. » À la formule philosophique homo finitus non capax infiniti, Barth répond par la formule chrétienne homo peccator non capax verbi Dei, l’homme pécheur n’est pas « capable » de la Parole de Dieu.

Ainsi Barth rejoint Calvin, Luther, et au-delà, jusqu’à saint Paul, tous ceux qui ont su et connu ce que nous avons à peu près oublié : que l’homme n’est pas capable par lui-même de faire le bien, que la foi seule lui donne la promesse du salut, que cette foi n’est pas le couronnement de sa « vie religieuse », mais le don gratuit que Dieu fait à tout homme qui n’a plus d’autre attente.

Qu’on n’aille pas croire cependant que le barthisme est un « retour » à quelque orthodoxie, ou par exemple une sorte de pendant protestant au néo-thomisme. Il est avant tout un rappel violent à la nouveauté éternelle de l’Évangile ; une remise en question radicale et intime de notre existence devant Dieu. À la suite de Kierkegaard il nous fait voir que le christianisme, c’est l’immédiat, l’instant éternel de la foi, et non l’histoire de l’homme pieux ; un événement et non une croyance, une rencontre personnelle et inconcevable avec le Christ, et non point une morale prudente, garantie de bonheur terrestre ou céleste. Car cette rencontre est mortelle à l’homme. Et c’est par là même qu’elle lui apporte, de l’extérieur, le gage de la résurrection. (La grâce n’est pas accordée aux « justes », mais bien aux condamnés à mort.) L’homme religieux qui se refuse à cette mort, se refuse aussi à la vie. Il meurt de ne pas mourir, selon la parole profondément « dialectique » de Thérèse d’Avila.

Qu’est-ce donc en définitive que le point de vue barthien ? Une prise au sérieux du fait de Dieu. Dieu n’est pas un problème, n’est pas l’objet de nos recherches, mais le Sujet de toute existence et de toute recherche. Il est la présupposition de toute vie, la synthèse qui précède éternellement nos thèses et nos antithèses, tous les oui et tous les non que nous pouvons dire au monde. L’homme ne reçoit son existence véritable que dans la parole que Dieu lui adresse et qui le meut. On a coutume de nommer la pensée de Barth une théologie de la crise, une théologie dialectique. Elle est surtout et avant tout cela une théologie de la parole de Dieu.

Insuffisance radicale de l’humanisme, du piétisme, du moralisme, du spiritualisme, de l’historicisme, de tout ce qui est œuvre de l’homme, pour atteindre l’œuvre du Dieu « tout autre ». Distinction radicale entre toutes les paroles humaines sur Dieu, et la Parole qui vient de Dieu à l’homme. Universalité du rapport établi entre Dieu et l’homme, que l’homme le sache ou non, l’accepte ou non ; et par là même caractère essentiellement profane de la vérité biblique — tels sont les thèmes autour desquels s’organisent ces essais. Est-ce là de la théologie ? C’est plutôt une réflexion puissante et intrépide sur les possibilités et la valeur de l’activité théologique. Barth compare à plusieurs reprises la théologie à cette étrange main de Jean Baptiste dans la Crucifixion de Grünewald, cette main énorme qui désigne le Christ en croix. La théologie n’est pas la parole. Elle ne peut que l’indiquer au-delà d’elle-même.

Nous n’avons rien dit des qualités humaines de ce livre, de son éloquence martelante (que les traducteurs ont fort bien rendue, et la tâche n’était pas facile) ; de son réalisme agressif, de cette obstination à rechercher le sens réel des mots d’ordre que l’on va répétant, de cette puissance de sérieux, de prise au sérieux des situations humaines telles qu’elles sont, qui seule permet un humour souvent rude ; de cette puissance critique enfin, au sens le plus créateur du terme, et qui met en état de crise toutes nos sécurités morales. (Ce n’est qu’à certains degrés de tension que la réalité de nos réalités quotidiennes peut être démasquée, éprouvée.) Une prise ferme sur le concret, mais en même temps un regard qui dépasse les contingences humaines, et qui interroge virilement. Personne n’est plus loin de « l’inquiétude » ou de l’emballement. Barth est l’un des hommes les plus solides de notre temps. C’est pour cela qu’il peut poser les questions les plus gênantes qui soient.

On l’a bien vu récemment, lors du conflit dramatique qui l’a opposé, seul ou à peu près, au puissant parti des Chrétiens allemands, fraction de l’hitlérisme qui prétend faire main basse sur les églises et utiliser la religion aux fins de la renaissance germanique. Alors que la grande majorité des chrétiens d’Allemagne, rangée derrière les plus fameux docteurs, appuyée par Hitler lui-même et par toute l’opinion publique, votait la clause aryenne et trahissait sa foi, Barth s’est dressé dans une protestation retentissante, que personne n’a osé faire taire. Son manifeste n’est pas seulement un témoignage courageux et authentiquement chrétien : il est le seul espoir que nous puissions garder dans la restauration spirituelle d’une Allemagne profondément paganisée. Il est aussi la plus éclatante réponse à tous ceux qui accusaient la pensée barthienne d’être purement négative et désespérée. « Ici le paradoxe joue à plein — écrivait-on à ce propos dans un récent article1 — la théologie dialectique de Barth à laquelle on reproche (comme à ceux de Port-Royal !) d’effrayer celui qui vient au Christ, peut seule répondre à l’angoisse humaine, tandis que l’optimisme naturiste, plongeant l’humanité dans un devenir sans issue, aboutit au désespoir. »