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Une histoire de la Réforme en France (15 décembre 1934)a

Certes, la grandeur d’une Église et sa force ne résident pas dans son histoire, mais dans sa vérité, c’est-à-dire dans l’objet de sa foi. Mais de cette force et de cette grandeur il est permis de rechercher les témoignages dans l’ordre de la civilisation, et il est légitime d’en restaurer la mémoire, pourvu que l’on n’y cherche pas de vains prétextes à se glorifier d’un passé bien passé, et dont il resterait à prouver qu’on est digne. Le meilleur moyen d’éviter ce danger serait sans doute d’envisager l’histoire d’une religion dans la perspective de sa théologie ; le rappel constant du dogme suffirait, dans le cas de l’Église protestante, à rétablir la valeur relative des faits, valeur de témoignage, sans cesse rapportée à la foi, dont Dieu seul juge. John Viénot — qui vient de mourir presque en même temps qu’un autre grand historien protestant, Camille Jullian — avait adopté un parti tout différent, et c’est peut-être le seul reproche sérieux que je me sente le droit de formuler devant sa monumentale Histoire de la Réforme française. Plus encore que le premier tome de cet ouvrage (des origines à l’édit de Nantes), le second tome qui vient de paraître1 témoigne de la volonté qu’avait l’auteur de ne décrire que les effets sociaux, politiques et culturels de la Réforme, sans les rapporter à l’évolution parallèle du dogme dans l’Église. De même, John Viénot laisse délibérément de côté tout ce que l’abbé Bremond appelait l’histoire du sentiment religieux, et il nous sera permis de souhaiter que cette lacune suscite un Bremond protestant, ne fût-ce que pour corriger les souriantes injustices du catholique à l’endroit de Calvin. John Viénot, pasteur et professeur de théologie, a réussi le tour de force de parler de la Réforme d’une manière si objective, si impartiale, si spectaculaire, pourrait-on dire, qu’on ne voit guère en quoi son Histoire se distingue de celle qu’eût pu écrire un savant laïque épris de tolérance, teinté de renanisme, et considérant les conquêtes de la Réforme comme autant de conquêtes de la liberté de conscience en général, plutôt que de la foi. Ceci dit, l’on ne saurait assez louer la science et les scrupules historiques de Viénot. La réserve dont il fait preuve dans tous ses jugements, l’atténuation volontaire des condamnations qu’il ne peut s’empêcher de porter parfois, tout cet effort d’impartialité systématique qui restera la marque des historiens du xixe siècle finissant, n’enlève rien à l’intérêt puissant de ce gros volume.

Mais aussi, la substance historique qu’il nous offre est de celles qui n’ont pas besoin de condiments pour produire leur brûlante saveur. Rien de plus excitant pour l’esprit que cette lecture, passionnante non seulement à cause du pittoresque violent des faits, non seulement à cause des plongées directes qu’elle permet d’opérer dans la vie publique et privée du xviie siècle, mais encore parce que, à tout moment, le lecteur se voit incité à imaginer ce qu’il fut advenu de la France si l’édit avait été observé, s’il n’avait pas été révoqué, si Sully avait été écouté, si les jésuites n’étaient pas revenus, s’ils n’avaient pas armé, après quinze autres meurtriers, un Ravaillac…

Le bel irénisme de Viénot, la réserve qu’il observe avec constance dans son récit ne peuvent en somme que donner plus de vigueur au langage des faits, cités ici en très grand nombre à chaque page. Faits sinon nouveaux pour la plupart, en tout cas rassemblés pour la première fois, et propres à modifier considérablement l’opinion que nous pouvions avoir du « grand siècle » tel que nous l’ont décrit les fervents de Louis XIV et certains défenseurs de la politique romaine.

La persécution des protestants ne fut pas l’œuvre du parti catholique français, mais bien des conseillers étrangers des rois et du haut clergé. Il semble bien que la pensée dominante, dans toute cette guerre faite à la foi évangélique, ait été celle des Espagnols et des Romains. Les catholiques patriotes savaient bien que la présence à la cour d’un Sully ou d’un Duplessis-Mornay, représentants d’une Église légale et particulièrement fidèle au roi, ne pouvait nuire au prestige et à l’ordre de l’État. D’autre part, tout ce qui fut entrepris de bon, sous Henri IV, dans le domaine de la politique européenne, fut l’œuvre personnelle des réformés. Le « grand dessein » qu’avait conçu Béthune pouvait faire de la France la première organisatrice d’une Europe fédéralisée. Mais le virus qu’un Mazarin, un Concini ou un Ubaldini (nonce papal) introduisent en France au début du xviie siècle, c’est le virus de l’étatisme totalitaire, c’est l’idée fort peu française de l’unité à tout prix et dans tous les ordres, au mépris de toutes les diversités organiques et fécondes. C’est cette idéologie importée qui influence de plus en plus la cour, et qui finit par triompher lors de la révocation de l’édit de Nantes. Mais alors cette révocation n’apparaît plus que comme un épisode, le plus marquant il est vrai, de toute l’évolution politique de la royauté absolue vers « l’État totalitaire ». Il faut ici risquer un mot sans doute anachronique, mais que tout le livre de Viénot nous autorise à prononcer ; c’est le mot de fascisme. Le parallélisme qu’on peut facilement établir entre la « révocation » et les mesures de « mise au pas » prises par Hitler me paraît riche d’enseignements très actuels. Chez Louis XIV comme chez Hitler, ce n’est pas un souci d’unité religieuse qui domine : la religion leur est simple prétexte ; mais il s’agit d’établir à tout prix un cadre national centralisé, géométrique, conçu dans l’abstraction et imposé par la violence. Pour soutenir un tel dessein, il s’agit d’établir un droit nouveau qui ne soit plus fondé que sur la seule volonté du dictateur. Déjà ce mot de Mazarin paraît donner comme une formule anticipée du droit « nazi » :

Si le roi, disait-il, ne voulait point qu’on portât des glands à son collet, il n’en faudrait point porter, parce que ce n’est point tant la chose défendue que la défense qui fait le crime.

En face de ces prétentions toutes nouvelles, les réformés de France ne cessèrent, dès le début, de dresser une protestation dont les termes n’ont, hélas ! pas vieilli. Viénot cite, à ce propos, un texte assez frappant. Il s’agit de la requête adressée au roi par des protestants auxquels on refusait l’usage des cimetières (on allait même jusqu’à violer les sépultures des religionnaires) :

Ceux que vous déterrez, dit la requête, ne sont point étrangers. Ce sont François, vrais François de nature comme vous, mieux que vous d’affection, s’il est vrai que l’humanité est la propre affection des François… Bon Dieu ! parmi quels tigres vivons-nous… qu’une cour de Parlement se licencie ainsi contre le droit naturel, contre l’honnêteté civile !

Ce recours à un droit universellement humain, n’est-il pas significatif de la nature du danger qu’on courait ? La conclusion de cette requête mérite d’ailleurs d’être citée aussi, pour sa seule beauté :

Lequel nous vaudra donc mieux, qu’un loup dévore notre charogne ou que des citoyens en repaissent leurs yeux et contentent leur rage ? Certes, ni l’un ni l’autre n’empêchera qu’en ces mêmes os, en cette même chair, nous ne voyions notre Rédempteur qui approche, et qui rendra, selon sa justice, oppression à ceux qui nous oppressent, et relâche à nous qui sommes oppressés.

(Qui donc, sauf Léon Bloy, fait écho à ce style, en notre siècle ?) Mais Casaubon, bien moins vindicatif, n’est pas moins grand lorsque, après avoir décrit l’enterrement nocturne et secret d’une de ses coreligionnaires, il conclut par ces mots :

Nous sommes chassés de la ville et jetés comme des ordures dans un coin. C’est bien d’ailleurs. Notre part est en Dieu. Nous sommes citoyens des cieux. Louange à Dieu aux siècles des siècles.

Le livre de John Viénot nous donne toute une anthologie de pareils traits. Grâce à quoi l’on ressort de cette lecture plus édifié encore que révolté. Mais ce n’est pas peu dire.