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II. Les débuts de la Fondation européenne de la culture

L’idée

Cela commence par deux grands rideaux jaunes fermés dans un geste d’humeur sur la porte-fenêtre de ma salle de travail, à Ferney. Raymond Silva, secrétaire général du Centre européen de la culture, vient de m’annoncer que le Comité américain pour l’Europe unie refuse son aide à notre Centre, jugé « inclassable », et décide de donner un million de dollars à un organisme européen de propagande, déjà richement doté, mais dont l’efficacité ne nous paraît pas démontrée.

En tirant mes rideaux je m’écrie : — On ne prête qu’aux riches, c’est entendu. Mais pour être riche, il faut pouvoir donner… — Donc, dit Silva, il faut créer une fondation. — Voilà le mot ! Quand on pensera que nous sommes capables de donner, on nous donnera !

De ce dialogue, et d’une juste colère, est née l’idée de la Fondation, en décembre 1952.

Nous vivions alors une période de vive fermentation européenne. La CECA s’installait à Luxembourg et Jean Monnet saluait en elle une première autorité supranationale, « souveraine dans les limites de sa compétence » (Discours du 11 septembre 1952). Le Marché commun n’était encore que le rêve secret de quelques économistes comme Pierre Uri, ou d’hommes d’État comme P.-H. Spaak. Mais le traité instituant la Communauté de défense européenne s’élaborait. À Strasbourg, une Assemblée ad hoc avait chargé Fernand Dehousse de préparer un projet de Constitution européenne. Et le CERN ouvrait ses chantiers près de Genève. Plus que jamais, dans ce concours [p. 44] d’innovations économiques, militaires, juridiques et techniques, « l’Europe des esprits et des cœurs » devait affirmer sa présence, et rappeler quelques grandes priorités. Et certes, les idées ne manquaient pas, mais les moyens pour les réaliser et propager restaient encore à inventer

Je retrouve dans mes notes en date du 2 mai 1953, le résumé en six points des « décisions importantes pour l’avenir du Centre européen de la culture prises depuis Noël 1952 » :

  • 1. Création du Groupe des Vingt et du Courrier fédéral (pour l’examen du projet de Constitution européenne, que prépare l’Assemblée ad hoc de la CECA).
  • 2. Créer une association des « Amis du Centre européen de la culture ».
  • 3. Par son moyen, créer une fondation.
  • 4. Faire entrer Robert Schuman au Conseil du CEC (liens avec la CECA).
  • 5. Convoquer le prochain conseil du CEC à Strasbourg (liens avec le Conseil de l’Europe)9.
  • Un sixième point, plus ambitieux, tendait à faire du Centre européen de la culture une sorte de pivot entre l’idée européenne et ses réalisations politiques. Ce programme impliquait et appelait l’action d’un groupe intermédiaire capable à la fois de financer, de conseiller et de contrôler une action pour l’Europe inspirée par le Centre, et qui se fût située dès le départ au niveau des idées et des prises de conscience. Car « les obstacles à notre union ne sont pas dans les faits mais bien dans les esprits » avais-je écrit à maintes reprises.

La stratégie de l’opération me semblait simple : il s’agissait de réunir, au service de l’idée fédéraliste, des moyens financiers et politiques suffisants pour faire passer le seuil critique d’efficacité aux organismes projetés.

Devant cette tâche bien définie, mesurant les efforts exigés, mais incertain quant à la localisation des ressources, une fois de plus j’ai recours aux conseils de Joseph Retinger, le fondateur, l’Éminence [p. 45] grise du congrès de La Haye puis du Mouvement européen. Du fond de sa tanière londonienne où il fait des patiences de cartes entre deux appels téléphoniques, le vieux renard m’a promis d’amener à coopérer avec les philosophes, savants et sociologues que je pourrai de mon côté convaincre, « des hommes qui contrôlent des milliards ».

La gestation

Raymond Silva et moi écrivons beaucoup de lettres. Retinger déjeune avec beaucoup d’hommes influents. Les 14 et 15 novembre 1953, une quinzaine d’entre eux se réunissent à Saint-Germain-en-Laye, au Pavillon Henry IV, dans la chambre où est né Louis XIV.

Sont présents : des dirigeants de conseils nationaux du patronat et de syndicats, des présidents et secrétaires généraux d’organisations philanthropiques comme la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, ou ecclésiastiques comme le Kirchentag, des directeurs de banques nationales et internationales, des PDG de grandes sociétés comme Unilever et Snia Viscosa, enfin des animateurs du Mouvement européen et du Conseil des communes d’Europe.

Le rassemblement de personnalités aussi diverses s’explique par l’intention des organisateurs : créer un cercle élargi d’Amis du Centre européen de la culture, et rassembler, autour d’un grand projet, des hommes qui contrôlent des moyens importants et se sont signalés dans leur sphère d’influence par l’intérêt actif qu’ils portent à l’union des Européens.

Lecture leur est donnée du texte suivant, écrit par le directeur du Centre européen de la culture :

HABEAS ANIMAM

Situation de l’homme au xxe siècle

Le totalitarisme règne aujourd’hui sur un tiers de l’humanité. Il agit dans les deux autres tiers non seulement par sa propagande et sa diplomatie, mais par la fascination de ses mythes et par la terreur [p. 46] même qu’il exerce.

Dans les pays demeurés libres, le développement de l’étatisme aux dépens du sens civique, d’une part, l’absence d’un idéal commun, d’autre part, minent la résistance spirituelle et politique, préparant ainsi les voies de la tyrannie collectiviste.

Celle-ci s’attaque aux fondements comme aux conquêtes de notre civilisation occidentale, parce qu’elle s’attaque à la notion de l’homme qui fut l’origine décisive de cette civilisation, et qui en restera le plus haut achèvement.

Ce n’est plus seulement la liberté de la personne — l’habeas corpus — qui est contestée au xxe siècle, mais déjà son identité, le droit de chaque homme à son âme, l’habeas animam, comme l’a dit Ignazio Silone. La tyrannie possède aujourd’hui les moyens de modifier la pensée, les sentiments, et jusqu’au sens de la vérité chez un homme. La mise en esclavage mental d’une grande partie de l’humanité n’est plus une utopie : ses moyens scientifiques existent, ils sont à l’œuvre sous nos yeux.

Situation de l’Europe

Foyer de la civilisation occidentale, l’Europe a pour mission suprême et impérieuse de susciter la résistance à cette immense offensive anonyme contre l’humain, phénomène dont l’Histoire n’a pas vu le précédent. Mais l’Europe est elle-même en grand péril.

Les peuples qu’elle a civilisés retournent contre elles les techniques qui avaient assuré sa puissance. Ceux qu’elle a exploités et opprimés retournent contre elle les idéaux de liberté et d’égalité qui avaient assuré son prestige. Les progrès de l’hygiène, répandus par les Européens, ont pour effet de bouleverser totalement les rapports démographiques entre l’Europe et d’autres groupes de nations. Le nationalisme qui nous divise devient, ailleurs, principe d’union à nos dépens. Les sources extérieures de nos richesses tarissent. De grands marchés se ferment à nos produits. Des empires concurrents se dressent.

Ainsi, au moment où les valeurs secondaires de notre civilisation ont conquis le monde, l’Europe en perd naturellement le monopole, [p. 47] cependant qu’elle voit ses valeurs fondamentales menacées, et ses positions économiques compromises.

Mais surtout, l’Europe se sent impuissante, devant cette montée des périls. Les 325 millions d’hommes qui l’habitent, à l’ouest du rideau de fer, vivent dans la peur de 200 millions de Russes, et dans la dépendance économique de 160 millions d’Américains. La raison de cet apparent paradoxe est simple : nous ne nous sentons pas 325 millions d’Européens, mais seulement 42 millions de Français, 8 millions de Belges, 3 millions de Norvégiens… Nous pensons encore nationalement, dans l’ère des grands empires, des grands marchés, et de la stratégie mondiale. Nous nous sentons en conséquence trop petits pour le siècle, et condamnés à perdre, après nos dernières positions dans le monde, notre indépendance politique, économique, et par suite morale. Tout ce qui fait le sens même de nos vies.

Le dilemme

En vérité, l’Europe perdra tout cela, si elle persiste dans sa division en une vingtaine de petits États, cause principale de son présent abaissement. Elle ne pourra survivre, et sauver la civilisation, que si elle s’unit. « D’ici vingt-cinq ans, disait récemment la reine Juliana, nous vivrons tous dans une même maison, ou nous mourrons tous dans les mêmes ruines. »

Nature des obstacles à l’union

Les obstacles à l’union européenne sont actuellement d’ordre moral, bien plus que matériel. Voici les principaux :

— manque de confiance des Européens en eux-mêmes, et défaitisme devant « le mouvement fatal de l’Histoire » ;

— attachement fétichiste à des « souverainetés nationales » qui ont épuisé leurs vertus au xixe siècle et sont devenues en partie fictives : aucun de nos pays ne peut se défendre seul plus de quelques heures ;

[p. 48] — sectarisme politique, égoïsme à courte vue, qui souvent empêchent les gouvernants autant que les peuples de réaliser la nature des périls menaçant de tous côtés l’ensemble de l’Europe ;

— enfin et surtout, préjugés nationaux à l’égard des voisins, hérités de plusieurs guerres, ou inculqués par l’enseignement à tous les degrés, depuis un siècle.

Les efforts d’union entrepris depuis 1946 se voient aujourd’hui freinés par tous ces facteurs. Les oppositions se raidissent, et se démasquent.

Certes, les sondages de l’opinion réelle indiquent sans exception, dans tous nos pays, qu’une large majorité des Européens veut l’union. Mais cela n’empêche pas des fractions importantes de ceux qui prétendent parler pour l’opinion, et qui disposent des moyens nécessaires dans les parlements et dans la presse, de se conformer avec ensemble aux mots d’ordre lancés par les centrales, secrètes ou non, du communisme. Et leur campagne joue à plein sur les habitudes mentales qu’on vient de rappeler, et sur les slogans qu’elles accréditent : « indépendance nationale », « danger allemand », « offensive de paix russe », « impérialisme américain ».

Le temps que l’on perd ainsi pour le salut de l’Europe, d’autres le gagnent pour sa ruine.

Nécessité de réveiller un sentiment commun des Européens

Il est donc évident que le nœud du problème est dans l’attitude morale des Européens eux-mêmes. À défaut d’une prise de conscience assez rapide et générale du danger que courent ensemble tous nos pays, mais aussi des ressources immenses dont l’Europe disposerait encore à la seule condition de s’unir — tous les traités et pactes que l’on pourra conclure seront insuffisants, viendront trop tard, ou resteront lettre morte.

Si au contraire le sentiment de leur destin commun se réveille chez les Européens, la plupart des obstacles existant aujourd’hui paraîtront plus faciles à surmonter, ou même s’évanouiront dans la [p. 49] mesure où ils consistent en préjugés, aveuglements partisans, méfiances non fondées, et surtout ignorance de la vraie situation.

Le Centre européen de la culture a été fondé pour contribuer à ce réveil du sentiment européen

Il a commencé par agir dans les domaines de la vie culturelle où il semblait possible d’obtenir rapidement des résultats concrets. Il a créé une série d’associations et communautés de travail qui fonctionnent dès maintenant sur un plan supranational, comme si déjà l’Europe était unie.

Fort de ces premières réalisations, qui lui assurent une base d’utilité technique, le Centre peut aborder maintenant d’une manière plus large sa vraie mission : devenir un lieu de ralliement et un foyer d’initiatives pour tous ceux qui ont compris que l’Europe doit s’unir, mais que le développement de l’esprit européen reste la condition primordiale et vitale de l’union institutionnelle.

Les Amis du Centre

Comment élargir l’action du Centre ? Comment intensifier le rayonnement de l’idée européenne non seulement dans nos différents pays, mais dans les différents milieux responsables de chaque pays ? Comment offrir à des hommes influents l’occasion de réunir leurs forces pour le salut public du continent ?

L’idée de former un groupe d’Amis du Centre est née de semblables questions.

Les Amis du Centre ne seront pas une organisation, ni un comité, ni un mouvement de plus. Mais d’abord, et tout simplement, une amitié européenne. Un réseau d’influences très diverses mises au service de l’idéal d’union. Une occasion pour quelques personnalités soucieuses des destins de l’Europe, et conscientes de leurs responsabilités, de se rencontrer, de s’informer mutuellement, d’échanger leurs vues constructives, de discuter des plans d’action.

Le Centre bénéficiera des suggestions et de l’appui collectif ou [p. 50] individuel des Amis. En retour, ceux-ci pourront considérer le Centre comme l’éventuel instrument d’exécution des projets qu’ils pourraient élaborer en commun.

L’influence des Amis du Centre prendra des formes multiples et en partie imprévisibles, selon ce que chacun se verra en mesure d’apporter, selon ce que chacun décidera d’engager dans l’action commune, enfin selon le degré de cohésion qui se manifestera dans le groupe.

L’action individuelle des Amis sera la première condition de l’efficacité du groupe. Celui-ci doit se composer de personnalités très diverses, mais ayant en commun ces deux traits d’être acquises à l’idée européenne, et d’exercer une influence incontestée dans des milieux aussi variés que possible : politiques, économiques, intellectuels, sociaux, nationaux ou internationaux.

Chacun devrait se charger d’une mission précise dans son milieu, en faveur de l’union européenne, et en prenant le Centre comme point d’appui, relai de coordination, instrument de diffusion ou d’exécution.

Mais s’il est vrai que les chevaliers de la Table ronde agissaient d’ordinaire isolément, ou deux par deux, ils se sentaient à chaque instant à la fois soutenus et obligés par leur appartenance à un groupe défini, à un Ordre, ou comme on le disait au Moyen Âge, à une « religion ».

Il faudra donc que les Amis se sentent liés entre eux, autant qu’à la mission générale du Centre, par l’idéal européen qui les anime, et par les tâches communes dont ils assumeront la responsabilité.

Parmi ces tâches, la création d’une Fondation européenne de la culture serait de nature à modifier, par sa seule existence, le climat intellectuel et moral de l’Europe, en restaurant le sens de notre indépendance et de notre vocation particulière.

Un groupe restreint, discret, sans statuts ni publicité, c’est ce que doivent être les Amis du Centre. Ils ne rêveront pas de dominer par la force. Ils ne souhaiteront pas s’emparer des esprits. Ils voudront au contraire les réveiller, les animer et les orienter, en vue [p. 51] d’une grande tâche historique, qui est celle de cette génération.

La force dont ils auront besoin est certes d’ordre spirituel d’abord, mais toutes les autres en découlent, quand elle est là, et qu’elle est vraie. Il ne s’agit pas ici d’idéalisme facile, mais bien du véritable et du seul réalisme, dans une époque dont Churchill pouvait dire prophétiquement, au milieu de la guerre : « The empires of the future are the empires of the mind. »

L’Empire européen, notre union fédérale, se fera dans les esprits d’abord.

Mais l’esprit agit par nos mains, par le moyen de nos engagements et de nos sacrifices personnels.

L’Europe ne se fera pas toute seule. Elle ne sera pas créée par des discours et adjurations passionnés, ni par un soulèvement spontané de la masse, ni par des textes juridiques. Elle se fera par les hommes qui comprennent que son destin dépend de leur action d’abord.

Il faut que quelques-uns au moins relèvent ce défi de l’Histoire. Sans orgueil, mais aussi sans lâche humilité. Quelques-uns peuvent beaucoup, et pour un très grand nombre, s’ils le veulent, s’ils se groupent, et s’ils agissent à temps.

Des Amis du CEC au Club européen

Ce texte dûment approuvé par toutes les personnes présentes, après une discussion au cours de laquelle Louis Camu, président de la Banque de Bruxelles, souligna le sérieux de l’engagement sollicité, le groupe décida de prendre le nom de Club européen, et de s’assigner pour première tâche concrète la réalisation rapide d’une Fondation européenne de la culture, titre rappelant celui du Centre européen de la culture d’une part, et celui du CERN de l’autre.

Dès ce moment, les choses iront très vite.

Quatre réunions du Club se tiendront en 1954 :

— Les 21 et 22 mars, à Saint-Germain-en-Laye de nouveau, on discute les grandes lignes du programme de la Fondation. Un comité d’experts est constitué autour de M. Georges Villiers, président du Conseil national du patronat français (CNPF) pour étudier les [p. 52] aspects juridiques, financiers et fiscaux du projet.

— Le 4 mai, le comité d’experts se réunit à Bâle, au siège de la Banque des règlements internationaux, dont l’un de nos membres, M. Marcel van Zeeland, est premier directeur général. Sont étudiés les problèmes posés par le nom, le siège, la structure juridique et administrative, enfin le financement de la Fondation. Une série de rapports informatifs ont été préparés par les soins notamment de l’avocat George Nebolsine, qui nous apporte l’expérience des fondations américaines en matière de détaxation des dons faits par des corporations ou des personnes privées.

— Les 3 et 4 juillet, à Bruxelles d’abord, puis au château de la Houssière, Robert Schuman — qui vient d’entrer au Comité de direction du CEC, et d’adhérer au Club — préside d’abord à un large examen de la situation politique en Europe, à la veille du débat décisif sur la CED. Le Club adopte ensuite les propositions de la Commission d’experts, discute le projet de statuts, ainsi qu’un plan d’activités culturelles. Le siège social de la Fondation est fixé à Genève.

— Les 5 et 6 octobre, pour la troisième fois à Saint-Germain-en-Laye où nous rejoindra le président Antoine Pinay, le Club poursuit l’étude du programme d’aide aux activités culturelles, puis procède à l’adoption des statuts, et à la nomination des premiers membres (choisis dans son sein) du Conseil de la Fondation. Celui-ci prendra le nom de « Conseil des gouverneurs ».

Dès lors, au terme d’une préparation rondement menée, comme on l’a vu — dans l’espace de treize mois seulement à partir de la rencontre initiale du Club — tout est prêt pour la signature des statuts.

La Fondation s’ouvre à Genève

La première réunion du Conseil de la Fondation se tint au siège du Centre européen de la culture le 16 décembre 1954.

Étaient présents : MM. Henri Brugmans, recteur du Collège d’Europe, Bruges ; Franco Marinotti, président de la Snia Viscosa, Milan ; Joseph Retinger, délégué général du Mouvement européen, Londres ; Denis de Rougemont, directeur du CEC, Genève ; Robert [p. 53] Schuman, ancien président du Conseil, Paris ; Raymond Silva, secrétaire général du CEC, Genève ; Georges Villiers, président du CNPF, Paris ; et le baron van Zeeland, premier directeur de la BRI, Bâle. Excusés : MM. Louis Camu, Hermann Reusch, G. Stein, Paul Rykens.

Quand vint le moment de signer l’acte instituant la Fondation et dans lequel figurait le texte définitif des statuts, le notaire exigea, selon la loi suisse, qu’un président, un trésorier et un secrétaire soient élus sur le champ, en sorte qu’ils puissent s’engager au nom de la nouvelle institution. Nous n’avions, à vrai dire, pas prévu telle urgence. Après quelques minutes de pourparlers amicaux, sur les instances du directeur du Centre européen de la culture, Robert Schuman accepta de signer comme président — à titre provisoire, tint-il à souligner — cependant que Marcel van Zeeland signait comme trésorier et D. de Rougemont comme secrétaire.

Cette cérémonie achevée, le Conseil entendit un rapport de MM. de Rougemont et Silva sur l’organisation de la Fondation. En voici quelques extraits :

Depuis juin 1953, le CEC s’est chargé, en accord avec les membres du Club européen, du travail préparatoire de la Fondation : réunions du Club, élaboration des statuts, enquêtes fiscales, discussions avec les experts, etc. Cependant, le fonctionnement normal de la Fondation requiert, au minimum et dès le départ, des responsables qualifiés, des locaux, un secrétariat, etc.

Conscients de cette situation de fait, nous sommes disposés, avec le concours d’un directeur administratif, à poursuivre pendant un an ou deux la tâche que nous avons accomplie. Cette solution aurait l’avantage de raccourcir la période de rodage de la Fondation et pratiquement de permettre à celle-ci de fonctionner dès le début de l’année prochaine. Elle permettrait, en outre, de réduire les frais généraux du CEC tout en ramenant au minimum les frais d’administration de la Fondation.

Au surplus :

Le Conseil des gouverneurs devra aussitôt envisager la nomination d’un directeur administratif, chargé plus particulièrement des relations avec les groupements nationaux ainsi que des questions financières (cf. Annexe 5).

[p. 54] L’Annexe 5 consistait en une lettre adressée le 22 novembre 1954 par le Dr Paul Rykens, président de Unilever, Rotterdam, à M. Raymond Silva, secrétaire général du CEC, lettre qu’il est intéressant de citer ici, ne fût-ce que parce qu’elle atteste l’intérêt porté dès ce moment par S. A. R. le prince Bernard des Pays-Bas à la Fondation dont il allait devenir, six mois plus tard, le président, succédant à Robert Schuman, rappelé au gouvernement :

I feel certain that your suggestion that both Mr. de Rougemont and you should continue to look after the interests of the Fondation is an excellent one, also that it can be combined with the valuable work which you two are doing for the Centre européen de la culture.

I had been considering myself the future management of the Fondation, and had the opportunity of discussing this problem with Prince Bernhard. If I had not received your letters before having had time to write, I would have made a similar suggestion to you, both on behalf of Prince Bernhard and myself.

We also came to the conclusion that it would be necessary to associate your work with that of a third person, who naturally would have to be a good linguist, be of international standing and who would have to know both organisation and finance. It is possible that in consultation with Prince Bernhard I may be able to suggest a name of a candidate who might prove to be suitable.

Le compte rendu de la réunion inaugurale porte que le Conseil se rallie au projet soumis par les rapporteurs, et décide au surplus d’engager à bref délai un directeur chargé de la collecte des fonds et de la coordination des groupements nationaux : il portera le titre de délégué général du Conseil des gouverneurs.

MM. de Rougemont, Silva et le baron van Zeeland sont alors nommés respectivement directeur, secrétaire général et trésorier de la Fondation européenne de la culture.

Le 23 février 1955, les statuts sont inscrits au registre du commerce. Ils sont publiés par le Journal officiel le 5 mars. Le 26 mars, le Conseil d’État de Genève accorde à la Fondation européenne de la culture une exonération totale d’impôts sur le revenu et la fortune, pour cinq ans. Enfin, le 1er avril, le Conseil fédéral suisse accepte d’être l’autorité de surveillance de la Fondation.

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Les débuts de la Fondation européenne de la culture, de 1955 à 1957

Les activités : deux directions principales

Si l’on reprend les rapports du directeur sur les activités de la Fondation, du 11 mai 1955 au 16 mars 1957, c’est-à-dire de la deuxième à la huitième et dernière réunion du Conseil des gouverneurs à Genève, on constate que les efforts dans cette période de rodage, ont porté dans deux directions principales : expériences-pilotes d’éducation d’une part ; « concert européen », concours musical et bourses pour de jeunes compositeurs d’autre part. Un domaine « populaire » et un domaine « élitaire », en somme.

À quoi sont venues s’ajouter des subventions spéciales distribuées pour la plupart à des entreprises d’éducation comme la Journée européenne des écoles et l’Association des universitaires d’Europe ; à des étudiants et enseignants hongrois réfugiés ; à deux revues européennes ; au Collège d’Europe pour un Atlas économique et culturel de l’Europe ; enfin au Centre européen de la culture, pour les services de tous ordres : intellectuels et administratifs, mis à la disposition de la Fondation.

Si l’on consulte les rapports des exercices financiers de cette même période de rodage, on constate que les décisions du Conseil des gouverneurs se sont traduites par les chiffres suivants :

Administration 28 %
Éducation 22 %
Musique 15 %
Subventions diverses 15,5 %
Centre européen de la culture 16,5 %
Solde 3 %
100 %

Les expériences-pilotes d’éducation en milieu populaire et scolaire entreprises par le Centre européen de la culture grâce à l’appui de la Fondation européenne de la culture de 1956 à 1957, puis poursuivies jusqu’à la fin de 1959 grâce à des subventions additionnelles de la Ford Foundation, ont été réalisées en Italie (Terracina et Sardaigne), en France (Aire-sur-l’Adour, Caen, Mane en Haute-Provence, [p. 56] Avignon), en Belgique (Bruxelles, Gand) et à Fribourg en Suisse, avec le concours d’un très grand nombre d’éducateurs, de professeurs et étudiants, de sociologues et d’animateurs sociaux, de groupements d’artisans, de fonctionnaires régionaux et municipaux, etc. Outre une série de monographies détaillées, elles ont fait l’objet d’un rapport d’ensemble publié par le Bulletin du Centre européen de la culture : Neuf expériences d’éducation européenne (déc. 1959).

Sans elles, et sans les contacts très nombreux et fructueux établis dans les milieux d’enseignants aux trois degrés de la plupart des pays d’Europe, la Campagne d’éducation civique européenne, lancée par le Centre européen de la culture quelques années plus tard, n’eût été ni concevable ni réalisable. Le travail de pionnier accompli dans ce domaine par les expériences-pilotes, considéré avec le recul des années, apparaît comme un beau succès de la Fondation européenne de la culture.

Dans le domaine des arts, un jury présidé par Nicolas Nabokov et formé de musicologues et de compositeurs de renom international (Boris Blacher, Paul Collaer, William Glock, Fred Goldbeck et Roman Vlad) a organisé un concours de compositions originales. Les prix, consistant en bourses de 12000 fr. s. chacune, ont été décernés à six jeunes musiciens dont certains, alors complètement inconnus du grand public, ont fait depuis une carrière mondiale, tels Luciano Berio et Yannis Xenakis.

Là encore, cette première expérience « d’aide stimulante » à la culture créatrice fut un succès très remarqué. Mais pour servir vraiment la cause de la culture, il eût fallu que ce succès ponctuel fût l’initiale d’une continuité, ou créât ce qu’on nomme aujourd’hui une image de marque — comme ce devait, un peu plus tard, devenir le cas de l’Association européenne des festivals de musique, puis de la Campagne d’éducation civique européenne.

Ambiguïté

En eux-mêmes, et dans la mesure où ils n’auraient pas de suite, les premiers résultats positifs obtenus par la Fondation européenne de la culture dans sa période de rodage restaient d’un ordre de [p. 57] grandeur décevant par rapport aux nécessités européennes. Pouvait-on espérer beaucoup plus ? On en demeure convaincu, mais il s’agit alors de bien voir les raisons de cet insuccès relatif.

1° Le financement de la Fondation européenne de la culture reposait sur des promesses : celles qui, au nom des patronats européens, avaient été faites et réitérées lors des deux premiers conseils. Or, constate le directeur dans son rapport sur les activités du 24 novembre 1956 :

Sur la somme que la Fondation pensait pouvoir réunir dès 1955 à titre de fonds de démarrage, la moitié seulement a été versée en deux ans. La Fondation européenne de la culture a donc vécu sur le quart des fonds estimés nécessaires à sa bonne marche.

2° Le rassemblement de gouverneurs représentant quelques-unes des plus grosses sociétés du monde et des patronats les plus riches du continent, n’a pas suffi pour assurer la constitution du capital de départ prévu et promis.

Il s’est produit là quelque chose de pathétique au sens anglais du terme : « les hommes qui contrôlent des milliards » dont Joseph Retinger nous annonçait la venue, venaient à nous en effet, pleins de bonne volonté, pour nous apporter… leurs idées ! Il était admirable, en vérité, de voir quelques-uns des plus grands PDG du continent accepter par simple dévouement à la cause de l’Europe, de consacrer en trois ans douze fois deux journées de leur temps aux affaires d’une modeste fondation naissante. Mais il était frustrant, pour les animateurs des multiples initiatives déjà créées par le Centre européen de la culture, de recevoir des conseils d’amateurs éclairés au lieu des subventions souhaitées, parfois si désespérément…

3° Lors des explications très franches qui marquent le huitième et dernier Conseil tenu à Genève (16 mars 1957), des critiques ayant été formulées touchant les subventions au Centre européen de la culture, deux interventions autorisées remettent les choses au point :

M. R. Schuman tient à rappeler que dans l’esprit des fondateurs de la FEC, le CEC devait être chargé d’exécuter certains travaux [p. 58] financés par la Fondation. Une collaboration étroite entre les deux institutions était donc voulue dès l’origine. Elle reste nécessaire.10

Dans son « Rapport du Trésorier », le baron van Zeeland déclare qu’à son avis, pour tirer la Fondation du marasme de ces derniers mois et lui permettre non seulement de survivre mais de renaître à sa vocation,

il suffirait qu’elle reprît la conception qui avait été celle de ses fondateurs au départ, à Saint-Germain-en-Laye, savoir :

1° La Fondation est un organisme de financement ; le Centre est un organisme d’exécution ;

2° La Fondation devait « partir » avec un capital initial minimum entièrement versé. […] Dès ce moment, l’irritante question de la répartition entre ces frais d’administration et le financement d’activités aurait été élucidée une fois pour toutes…

4° La tendance à confier des activités culturelles à la Fondation elle-même, plutôt que de limiter son rôle à l’aide aux projets d’intérêt européen, rend de plus en plus malaisée la collaboration de la Fondation européenne de la culture et du Centre européen de la culture.

La Fondation européenne de la culture quitte Genève

Lors de la réunion du 16 mars 1957, le directeur, le secrétaire général et le trésorier, tous trois membres fondateurs de la Fondation européenne de la culture, présentent leur démission, pour les raisons qu’on vient de dire, mais aussi parce que cette démarche avait été prévue dès le début. Le directeur, n’avait-il pas lui-même proposé que soit limitée à deux ans la durée de son mandat ? D’autre part, il n’avait pas été le dernier à proposer qu’une fois mise sur ses [p. 59] pieds, la Fondation s’éloigne physiquement de la maison où elle était née. Nous pensions à Zurich comme nouveau siège. Les circonstances en décidèrent autrement.

Extraits du procès-verbal du Conseil des gouverneurs en date du 16 mars 1957, à Genève :

Le président constate que le fait que le CEC et la Fondation aient leur siège au même endroit a donné lieu, dans certains pays, à des critiques. Un moyen d’y mettre fin et de marquer le caractère indépendant de la Fondation ne consisterait-il pas à en transférer le siège ?

Une discussion s’engage sur cette question, à laquelle tous les membres du Conseil prennent part. […]

M. G. Villiers voit mal en quoi un transfert du siège résoudrait les problèmes financiers de la Fondation.

Sir Terence Airey11 signale qu’on lui pose des questions au sujet des liens entre le CEC et la Fondation. Le fait que la Fondation, dont le rôle est de distribuer des fonds, soit placée sous la même direction qu’une de ses principales organisations bénéficiaires, est administrativement parlant malsain. Ce n’est pas une question de personnes, mais de gestion administrative.

M. Reusch se déclare en faveur d’un transfert immédiat du siège de la Fondation, parce qu’à son avis il faut créer un choc psychologique et repartir sur de nouvelles bases. À la question posée par le président de savoir si le transfert effectif constitue à ses yeux une condition de la participation ultérieure du Kulturkreis à l’œuvre de la Fondation, M. Reusch répond par l’affirmative.

Il est décidé en fin de réunion que si les fonds auxquels S. A. R. le prince des Pays-Bas fera allusion au début de la séance de l’après-midi sont disponibles, la Fondation transférera son siège.

[…] Au début de la séance de l’après-midi, S. A. R. le prince des Pays-Bas informe le Conseil qu’un groupe d’industriels résidant en [p. 60] Hollande lui a fait l’offre d’une somme importante devant servir à doter des prix décernés à des personnalités culturelles et politiques dont l’œuvre a fait progresser l’idée européenne. Il est possible que le capital puisse être placé à la disposition de la Fondation. Un entretien téléphonique de S. A. R. le prince des Pays-Bas avec une des personnes intéressées indique que la proposition serait accueillie avec sympathie. Il est possible d’autre part que les donateurs souhaitent que la Fondation ait son siège aux Pays-Bas. S. A. R. le prince des Pays-Bas pense pouvoir fixer le Conseil dans quelques semaines au sujet de cette offre.

Vers l’Europe de l’an 2000

Nous n’avons pas à retracer l’histoire ultérieure de la Fondation européenne de la culture. On sait que sous la haute direction de S. A. R. le prince Bernhard des Pays-Bas, après une période d’adaptation aux circonstances nouvelles créées par l’arrachement à la maison-mère et l’implantation dans le complexe hollandais, la Fondation européenne de la culture a pris son régime de croisière à partir du moment où son directeur, Georges Sluizer, a réussi à concentrer tous ses efforts sur cet objet qui paraît bien être le plus fascinant pour l’homme d’aujourd’hui : demain.

À partir du projet sur l’Europe de l’an 2000, la Fondation européenne de la culture a vraiment démarré.

Mais laissons ici la parole à G. Sluizer lui-même : il s’agit de la transcription d’un discours prononcé à Genève le 23 octobre 1970, lors du Colloque qui marqua le XXe anniversaire du Centre européen de la culture.

Le projet « Europe an 2000 »
par Georges Sluizer

Vous venez de l’entendre : sans l’initiative de Denis de [p. 61] Rougemont, la Fondation européenne de la culture n’aurait pas existé, elle n’aurait pas été ici aujourd’hui, et, en la représentant, je n’aurais pas pu m’adresser en ce moment à M. de Rougemont comme, en quelque sorte, à mon père ! C’est bien lui en effet qui l’a créée, cette Fondation. Pas tout seul évidemment — cela ne se fait jamais tout seul — mais il en est l’initiateur. Et la Fondation, qui ne se porte pas trop mal, l’en remercie. J’espère que de son côté, il est satisfait de la carrière de son enfant.

Ce n’était pas uniquement une affaire d’amour, c’était un père intéressé. Il savait que dans cette Europe les paroles restent trop souvent vaines si elles ne sont pas suivies par des actes. Dans le domaine intellectuel, on peut traduire actes par études, recherches, campagnes. Or pas d’études, recherches ou campagnes sans fonds. Créons donc une fondation pour nous procurer des fonds.

La Fondation a en effet recueilli des fonds, uniquement de source privée, et a pu appuyer au cours des années divers projets, dont plusieurs activités du Centre. Plus tard elle s’est associée étroitement à ce projet majeur dont M. de Rougemont avait pris l’initiative : la « Campagne d’éducation civique », où nous sommes heureux de collaborer avec le Centre, aux côtés du Conseil de l’Europe, des Communautés et d’autres organisations parmi lesquelles je veux citer l’Association européenne des enseignants.

On m’a demandé de raconter ici — brièvement — la vie qu’a menée cette Fondation européenne de la culture qui groupe dans le domaine non gouvernemental 18 pays et au sein de laquelle M. Denis de Rougemont est maintenant avec M. Brugmans le doyen du Conseil qui la gouverne. Je crois qu’il est juste qu’une des créations du Centre vienne témoigner ici de la puissance d’une inspiration qui l’a conduite à occuper dans la vie spirituelle de l’Europe une place dont nous croyons pouvoir être légitimement fiers.

Nous n’avons nulle honte d’avouer qu’il nous a fallu un certain temps avant de trouver l’orientation convenant à une institution qui porte dans son titre même les mots « européenne » et « culture ».

Depuis notre création en 1955 jusqu’à, disons 1962-1963, nous avions, modestement mais utilement je crois, soutenu toutes sortes d’activités dans le domaine culturel : séminaires, congrès, publications, manifestations artistiques et autres. Cet éparpillement de nos [p. 62] ressources, bien qu’utile dans ses divers éléments, n’offrait pourtant pas un tableau d’ensemble cohérent. Effet pour l’Europe : intéressant, mais maigre.

Après quelques années et en même temps que nos amis du Conseil de l’Europe — nous avons compris qu’il fallait canaliser nos efforts pour en augmenter l’effet utile. En 1963, la Fondation s’est décidée de centrer ses activités sur l’avenir. Je l’ai déjà dit ailleurs : le passé et le présent nous paraissaient — et nous paraissent encore d’une importance capitale, mais nous n’avions tout simplement pas assez d’argent pour nous occuper de tout. Le choix était donc : l’avenir. Par conséquent, les jeunes générations passaient au centre de nos préoccupations et cela bien avant les explosions universitaires et autres qu’en France on appelle « les événements de mai 1968 » et qui ailleurs constituent des événements d’au moins égale importance, sinon toujours d’égale violence.

À ce moment-là presque rien n’était fait en Europe pour attaquer d’une façon intensive, scientifique, pragmatique et organisée, les énormes problèmes devant lesquels l’Europe allait se trouver dans les décennies à venir. Voilà donc un domaine où la Fondation européenne de la culture pouvait — à côté de ses activités habituelles — réellement se rendre utile pour l’Europe, où un plan d’ensemble était urgent si on ne voulait pas être dominé par toutes sortes de tragédies bien avant l’année 2000.

Mais encore une fois : nous devions limiter nos efforts, nous ne pouvions pas tout attaquer à la fois. Notre choix était : l’homme. Un choix très européen je crois : non pas la machine, non pas l’économie, l’homme. L’homme dans la société du xxie siècle. Naturellement, l’homme dans son environnement : la cité, la campagne, l’usine, l’école. Mais avec un grand effort pour changer la domination de la technique, de l’économie, de ce qu’on appelle le progrès, par une chose très simple : le bonheur de l’homme, le simple bonheur dans sa vie de tous les jours. Un idéal qui vaut la peine d’un effort immense, un idéal qui devait réunir les meilleurs cerveaux d’Europe autour d’un plan réaliste, pratique et réalisable.

Idéalistes, nous aurions voulu tout attaquer ; pratiques, nous nous sommes imposé un choix ; réalistes, nous avons calculé si ce choix avait des chances d’être financé.

[p. 63] Bref, des discussions à travers l’Europe avec des savants, intéressés dès le début par nos efforts, ont conduit à la conception du Plan Europe 2000, où quatre grands problèmes étaient posés : l’éducation, la région urbaine, la société rurale, l’homme dans le développement industriel. Mais toujours : l’homme au centre de ces problèmes. Si d’autres étudiaient le foudroyant développement technologique de notre société, notre souci se concentrait avant tout sur la situation de l’homme dans cet environnement créé par lui, mais dont il risquait de devenir la victime. « Sociological forecasting » à côté de et parfois en lutte avec le « technological forecasting ».

Je ne veux pas ici donner l’argumentation de ce plan et de ses composantes, ni pourquoi nous attachons une grande importance à ses principales caractéristiques, qui sont : orientation vers l’avenir à long terme, conception interdisciplinaire des problèmes et de leurs solutions, stratégies volontaristes dans le cadre d’une conception de vie démocratique et libre.

Je voudrais pourtant insister sur un élément qui, je crois, est à la base de tout changement dans notre société, à savoir un changement de mentalité, un changement d’attitude quant à la valeur de la vie de l’homme et de sa destinée. Pourquoi tant de jeunes se révoltent-ils, à travers le monde tout entier, contre une société qui danse autour du veau d’or, un veau d’or « streamlined », techniquement parfait, séduisant, bénéfique et superficiellement bien organisé, mais répandant en même temps autour de lui la pollution de l’air, la pollution de l’eau, la pollution des esprits, la consécration de vieilles synthèses que ces jeunes n’acceptent plus ?

Dans son esprit et dans ses buts, le Plan Europe 2000 s’attaque à tout cela. Non pour détruire, mais pour construire. Pour créer en premier lieu une mentalité différente, qui mettra l’homme en mesure de reconnaître sa destinée, qu’on ne peut pas symboliser par l’image d’une voiture, d’un frigidaire ou d’un ordinateur, mais au besoin par un cœur, une flèche et des initiales maladroitement gravés dans un arbre.

Tout ceci pour dire qu’à la base de tout changement dans notre société, de tout changement de mentalité capable de mener à une existence plus paisible et plus heureuse, se trouve la formation de l’homme, en d’autres mots : son éducation à travers sa jeunesse et à [p. 64] travers toute sa vie. Ce n’est pas pur hasard si le projet « Réforme de l’éducation », « Repenser l’éducation de l’homme du xxie siècle » est notre projet numéro un, un projet dont plusieurs études entrent directement dans le champ d’intérêt du Centre européen de la culture.

Tout ce que nous imaginons pour améliorer le cadre de vie de l’homme par les moyens techniques que nous avons et que nous aurons à notre disposition, tous ces efforts n’auraient pas de sens si, dans un environnement différent, éliminant pollutions et nuisances, nous ne pouvions placer un homme différent, c’est-à-dire un homme qui comprend et qui accepte que son bonheur n’est pas fait exclusivement de ces progrès technologiques dont il est devenu l’apprenti sorcier.

Voilà quand même un fragment de l’idéologie qui nous a incités à lancer à travers l’Europe — et au-delà — ce Plan « Europe 2000 » et qui nous a fourni l’énergie et l’enthousiasme pour essayer de recruter les cerveaux et les fonds, tous deux indispensables à notre entreprise. Les cerveaux, parmi les meilleurs d’Europe, déjà réputés ou encore jeunes, se sont déclarés prêts à collaborer. Quant aux fonds nécessaires pour financer des études dont le budget d’ensemble s’élève à 4 millions de dollars environ — une somme que la Fondation européenne de la culture est loin de pouvoir fournir toute seule — nous pouvons nous féliciter d’avoir obtenu la coopération très efficace de plusieurs grandes fondations européennes, notamment du Portugal, de Suède, d’Italie et d’Espagne, de quelques grandes entreprises parmi lesquelles je cite deux grandes anglo-néerlandaises, la Shell et Unilever, et le support, moral surtout, d’organisations intergouvernementales telles que le Conseil de l’Europe, les Communautés, et l’OCDE.

Aucune immixtion des financiers dans les travaux. Le Plan Europe 2000 maintient jalousement une liberté académique totale.

Un mot sur l’état actuel des travaux. Pour fournir une base de départ aux quatre projets, et « bâtir sur du neuf », nous avons lancé une série de seize études prospectives générales. Seize auteurs éminents d’Europe et d’Amérique ont donné leur vision du développement des principaux secteurs de notre société jusqu’à l’an 2000. Denis de Rougemont a traité du problème des responsabilités sociales, [p. 65] civiques et politiques. Ces travaux sont terminés, les publications vont paraître dans quelques mois en plusieurs langues. Un bulletin d’information sur ces études est à votre disposition ici.

Le projet « L’éducation de l’homme du xxie siècle » est à mi-parcours. Chacun des quatre projets a son comité scientifique international et multidisciplinaire, et un directeur de projet, dont le rôle est très important. Le comité scientifique du projet « Éducation » est présidé par le professeur Janne de Bruxelles. Ici aussi, les premiers rapports vont être publiés en 1971.

Le projet « Urbanisation — créer un cadre de vie pour l’Européen » — est présidé par le professeur Haegerstrand de l’Université de Lund en Suède. Les premières études ont été lancées cette année. L’élaboration du « programme d’études » exige pour chaque projet plusieurs années, pendant lesquelles on consulte nombre d’experts et d’instituts dont certains se verront confier les recherches. Il en est de même pour le projet « La société rurale en l’an 2000 », présidé par le professeur Koetter, de Bonn.

Seul le projet « L’avenir de l’homme dans l’industrie » n’a pas encore atteint le stade opérationnel, bien qu’il doive faire partie intégrante du Plan. Plus nous avançons, plus nous voyons que la coordination de ces grands projets est une condition essentielle à la réussite de l’ensemble.

Une dernière question que vous pourriez vous poser : quel résultat concret espérez-vous obtenir de tout cela ?

Eh bien, il n’existe pas une seule organisation privée au monde qui pourrait s’imaginer pouvoir réaliser elle-même des changements de structure et d’infrastructure dans notre société actuelle. Cela, c’est la tâche des gouvernements. Mais nous espérons que les résultats de nos études, les rapports qui seront produits, les stratégies ou les alternatives qui seront indiquées ou suggérées, seront de telle valeur que les politiciens et dirigeants appelés à prendre les décisions, devront en tenir compte. Au cours des cinq années d’étude des projets, nous communiquerons les résultats aux experts, aux parlementaires, à la presse, au public, aux jeunes, et nous les appellerons à une discussion ouverte. Nous souhaitons susciter ainsi un intérêt général pour ces dramatiques problèmes d’avenir, un intérêt qui malheureusement fait encore souvent défaut.

[p. 66] Si nous réussissons, par le résultat des études, à réveiller et influencer l’opinion publique, scientifique et politique, la réalisation des solutions que les experts proposeront dans le cadre de leurs études fondamentales aura fait un grand pas en avant.

Vous, Mesdames et Messieurs, vous avez accepté de participer à ce colloque du Centre européen de la culture dont le nom, presque identique au nôtre, vous oblige à élargir votre intérêt, au-delà de vos frontières nationales, aux problèmes de l’Europe tout entière.

Je souhaite vivement qu’en suscitant autour de vous une prise de conscience des problèmes cruciaux devant lesquels l’Europe se trouve placée, vous aidiez toutes les organisations qui sont impliquées dans la recherche et l’étude des solutions nécessaires, comme — pour n’en nommer que quelques-unes : la Fondation européenne de la culture, le Conseil de l’Europe et, last but not least, le Centre européen de la culture.

Nos vœux les plus sincères, Monsieur de Rougemont, accompagnent le Centre dans ses activités au cours des décennies à venir. Elles seront la suite logique des nombreuses et importantes initiatives que vous avez développées durant les vingt dernières années. La Fondation, votre enfant, a été heureuse d’être associée étroitement à quelques-unes de ces initiatives. Tous deux, nous dépendons pour vivre et pour travailler de l’intérêt du public. Je pense que, profondément convaincus de la nécessité d’aider l’Europe à bâtir un avenir plus harmonieux, nous réussirons à créer cette atmosphère générale de confiance, d’attention et d’intérêt qui est notre véritable appui.