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Les variétés de l’expérience régionale
Alors que les Communautés de Bruxelles abordaient la région, au départ162, comme un problème de développement, j’en parle ici comme d’un problème décisif de participation civique et d’animation, ou réanimation in extremis — d’une société menacée à la fois d’anémie politique (mal compensée par ses fièvres politiciennes), de désertion civique, et de colonisation économique.
C’est le tissu de la vie sociale qu’il s’agit de reconstituer dans toute l’Europe ; et les variétés du tissu préfigurant les organes en formation.
S’il s’agit de « reconnaître » une région, ce ne sera pas seulement en la tâtant du doigt sur une carte en relief, mais en vivant dans son climat social et coutumier, en évoquant les possibilités communautaires latentes dans certains milieux, villes et villages, et qu’il serait tentant de faire émerger, d’inciter à une prise de conscience. Non, ce n’est pas au terme d’une enquête sociologique ou économétrique qu’aura lieu la « reconnaissance » créatrice, mais plutôt au cours d’une soirée de discussions « sur tout et le reste » avec les animateurs de tous âges d’un mouvement régionaliste.
Que leurs motivations soient très diverses on s’en apercevra bientôt, et l’on jugera que ces diversités mêmes rendent ces motivations valables — à la seule condition qu’aucune ne soit tenue pour exclusive des autres, ni suffisante en soi.
[p. 290] Car ce n’est pas l’homogénéité des aspects géographiques, des productions agricoles ou industrielles, de la langue ou des statuts sociaux qui détermine une région, mais souvent, au contraire, la variété des structures et des sols, des cultures, des paysages, contribuant à faire un vrai « pays »163. Voyons d’un peu plus près les composantes d’une région qui serait complète — ce que n’est aucune des régions existantes, pour la simple raison qu’elles ne sont pas théoriques.
Facteurs géographiques. On s’imagine trop facilement que la région est d’abord un bassin, une entité topographique ou orographique délimitée par des accidents naturels, fleuves ou montagnes. On parle ainsi de la « cuvette genevoise » entre les Alpes et le Jura : une région « naturelle » divisée par l’histoire, qui a violé la géographie une fois de plus. Mais Neuchâtel et la Franche-Comté, un peu plus au Nord, n’ont jamais été séparées mais bien plutôt reliées par le Jura ; de même que les Basques et les Catalans de France et d’Espagne ne sont pas séparés mais reliés par les Pyrénées, comme bien d’autres régions par les Alpes ; et que les Badois, Bâlois et Alsaciens ne sont pas séparés mais reliés par le Rhin. Quant à la Savoie et au Val d’Aoste si longtemps liées par la langue et les appartenances historiques, quoique séparées par la masse colossale du Mont-Blanc, elles ont vu cette relation entre histoire et géographie s’inverser aux lendemains de la dernière guerre : ce n’est plus le Mont-Blanc désormais percé par un tunnel routier, qui les sépare, mais les décrets de Rome et de Paris.
La géographie n’a pas de vertu communautaire en soi. Quand se manifeste le désir d’autonomie d’une communauté régionale, le problème n’est donc pas du tout de définir d’abord son territoire, comme nous y incitent ces technocrates agressifs dont la première question, à propos d’une région, est pour savoir comment la « découper ».
[p. 291] Car une région écologique (le lac Léman et ses affluents, par exemple), n’aura pas nécessairement la même extension qu’une ethnie, ou qu’un système de flux économiques, ou qu’une tradition historique. Le territoire de l’une n’est pas celui de l’autre ou plutôt ne le recouvre qu’en partie. Il convient donc de prévoir d’abord autant de régions qu’il y a de fonctions régionalisantes, chacune ayant pour extension le territoire de sa réalité.
Pratiquement, ce territoire ne peut être que celui de l’ensemble des communes intéressées à l’exercice de telle fonction — enseignement, environnement, production et distribution d’énergie, transports, hygiène, implantations industrielles, planification agricole, etc.164
Facteurs ethniques. L’histoire récente nous l’a fait voir : selon les temps et les espaces régionaux, certains facteurs priment tous les autres. Ainsi l’ethnie peut devenir l’agent déterminant d’une prise de conscience régionale, et l’est devenue effectivement au cours de la dernière décennie, en Bretagne comme en Corse, dans le pays de Galles comme en Écosse, en Catalogne comme en Euskadi, comme en Occitanie, comme en Alsace, et même dans le Jura naguère bernois.
De la notion très composite d’ethnie, nous pouvons écarter sans dommage la composante raciale, contestée par beaucoup de savants rigoureux, bien qu’alléguée par les massacreurs que l’on sait. Parmi les autres composantes, telles que l’unité de culture, de mœurs et de coutumes, les stéréotypes, les structures sociales, les ressources naturelles, et la langue, c’est cette dernière qui prime évidemment dans l’esprit des contemporains : si l’on demande à l’homme de la rue de définir les Basques ou les Flamands, les [p. 292] Occitans ou les Gallois, il le fera par la langue d’abord, et le plus souvent s’en tiendra là, ignorant les coutumes sociales et politiques et tous les autres caractères de l’identité de ces peuples. Et sans doute aura-t-il raison, à toutes fins politiques dans ce siècle.
Rien n’est plus propre à la personne que l’usage qu’elle fait de la langue, manifestation la plus subtile et la plus quotidienne à la fois. La langue est donc, et de très loin, le facteur communautaire le plus efficace, le mieux lié à l’affectivité autant qu’à la pensée et au jugement moral. Dès qu’un homme est ému, ou se met à jurer, l’accent de sa première adolescence se déclare. Priver un homme de son dialecte, c’est-à-dire de cette langue première, c’est en faire la victime désignée du monde de l’uniformité subie, de la banalité aisément exploitée, de la passivité civique, et de la servitude stato-nationaliste. L’empêcher de jurer dans sa langue, c’est en faire un furieux séparatiste ; ou un inerte.
Une ethnie c’est une langue d’abord, ou en fin de compte. Et cela vaut pour celles que je viens de citer, et pour vingt autres ou plus dans l’Europe intégrale, j’entends celle qui comprend les sept pays de l’Est, les plus riches en minorités niées, négligées, opprimées, interdites ou déportées ; et les trois anciens pays baltes.
Mais à partir de ces données premières, incontestables : 1. la diversité des ethnies ; 2. qu’elle est nécessaire à l’Europe ; 3. que l’Europe sera fédérée ou asservie ; 4. mais qu’il n’y aura point d’Europe fédérée sans régions — le jugement se met à fonctionner en clignotant.
Car dans les cas que j’ai décrits, s’agit-il vraiment de régions, de communautés régionales, ou seulement de nations, au sens ancien du terme ? L’Irlande (3 millions d’habitants), la Catalogne (4 millions), l’Écosse (5,5 millions) ne sont-elles pas beaucoup trop grandes pour présenter les avantages décisifs de la région, j’entends les possibilités de prises concrètes du citoyen sur la chose publique, tant par ses initiatives que par l’exercice effectif et permanent de ses droits de contrôle ? De plus, la revendication des « ethnies sans État » ne risque-t-elle pas d’aboutir, en cas de succès, à des mini-États-nations, c’est-à-dire à l’inverse des formules préconisées par les fédéralistes ?
Je serai le dernier à prendre à la légère une confusion [p. 293] qui porte en fait sur la définition même des régions. Certes, l’inconvénient sémantique est peu de chose au regard de l’impact qu’exerce déjà sur l’opinion et les gouvernements la révolte des ethnies brimées, car cette révolte ébranle les bases mêmes de l’État-nation, la croyance qu’entretiennent les capitales en la valeur sacrée, tabou, et à jamais indiscutable de la souveraineté absolue, une et indivisible de l’État.
Mais l’avantage tactique trop évident acquis à la faveur d’un malentendu risque de compromettre à long terme le succès des formules authentiques de la région.
Pour évaluer le sens réel de la lutte des mouvements de libération autonomistes ou séparatistes, il faut tenter de saisir dans sa globalité et dans ses dynamismes spécifiques le conflit qui oppose les régions émergentes à des États-nations qui se savent menacés et se font d’autant plus menaçants.
Reprenons le paradoxe des autonomistes : sans les plasticages en Bretagne et les fusillades en Corse, l’opinion française ne se serait pas intéressée à ce qu’on nomme le régionalisme. Mais ni en Corse, ni en Bretagne il ne s’agit d’abord de la région : une nationalité minoritaire exige son propre État, et ce projet peut apparaître comme relevant encore du système de valeurs de l’État-nation, c’est-à-dire de l’antirégion, et non pas d’un projet communautaire.
Toutefois, cette conclusion, sans doute correcte quant aux définitions formelles, serait dangereusement fausse et mystifiante quant aux réalités politiques et culturelles. La liberté de s’exprimer dans sa langue natale est l’une des revendications fondamentales de tout régionalisme authentique. Cela ne signifie pas du tout qu’à chaque langue doive correspondre un État, mais que l’État ne possède aucun droit sur la langue — ni celui d’en interdire l’usage ou l’enseignement, comme l’a fait l’État français en Bretagne et en Alsace, ni celui de l’imposer — et encore moins celui de réunir des territoires où la même langue est parlée, comme fit l’État nazi annexant les Sudètes puis l’Alsace avec un œil sur la Suisse alémanique.
Si le petit État national se rapproche du grand État-nation quant à son inconvénient majeur : la fixité d’une frontière identique posée à des fonctions diverses et diversement variables, il s’en distingue en revanche par sa taille [p. 294] réduite, qui entraîne une différence qualitative quant à la participation civique, c’est-à-dire au tonus communautaire — et par-là, le petit État se rapproche pratiquement de la région.
En second lieu, quant au maintien de la paix, la taille réduite entraîne un avantage certain. Car un petit État-nation ne peut pas conduire une grande guerre, ce qui représente un progrès absolu : on ne saurait, en effet, imaginer quels avantages détenus par les Grands surpasseraient éventuellement les inconvénients de leurs guerres.
Ces ethnies minoritaires et ces langues brimées ou interdites ne sont pas encore les régions, mais ne sont déjà plus l’État-nation, « formé par la guerre et pour la guerre » (C. N. Parkinson). Leur anticentralisme ouvre la voie vers les régions communautaires et agit en faveur de leur instauration.
De plus, la cause des ethnies sans État est de loin la meilleure qu’on puisse imaginer dans une époque qui a pris pour thèmes majeurs la décolonisation, le droit de libre disposition des peuples, la décentralisation dans tous les domaines et l’autogestion.
Dès 1940, Simone Weil écrivait :
« Le patriotisme actuel consiste en une équation entre le bien et une collectivité correspondant à un espace territorial, à savoir la France ; quiconque change dans sa pensée le terme territorial de l’équation, et met à la place un terme plus petit, comme la Bretagne, ou plus grand, comme l’Europe, est regardé comme un traître. Pourquoi cela ? C’est tout à fait arbitraire. » (L’Enracinement.)
Plus près de nous, Herman Kahn (qui n’avait pas même mentionné le terme de région dans son fameux An 2000, daté de 1967) découvre le phénomène en 1972, et y consacre dans l’un de ses derniers ouvrages165 des pages d’une objectivité et d’un bon sens impitoyables :
« Aujourd’hui nous tenons pour acquise la légitimité des États-nations existant en Europe occidentale… Certains d’entre eux remontent à plusieurs siècles. L’existence de ces États-nations nous paraît tellement normale qu’il nous arrive d’oublier que leurs frontières actuelles… sont fondées sur [p. 295] une longue série d’accidents et de coïncidences historiques… Chacun s’est forgé une histoire nationale qui démontre que son développement était inévitable, et son destin arrangé par la Providence, comme le mythe français des “frontières naturelles”… »
Le grand État unifié offre-t-il à ses habitants plus et mieux que le petit État ? se demande H. Kahn. Et de constater que « la France n’a pas une économie nécessairement plus saine que celle de la Belgique, et aucune des deux n’a une économie plus saine que le Luxembourg ». « La France n’est pas plus en sécurité que la Belgique et aucune des deux n’est plus en sécurité que le Luxembourg (lequel d’ailleurs a dissous son armée). »
Pourquoi, dans ce cas, un Breton (ou un Sicilien, ou un Écossais ou un Flamand) devrait-il continuer à tolérer de faire partie d’un État plus grand qui lève ses impôts, se moque de ses allures et de son dialecte ?… Il est peut-être temps que les nations submergées de l’Europe renaissent…
De sérieux troubles pourraient être provoqués par les luttes de quelques autonomistes pour l’égalité des droits, un gouvernement propre, une autonomie régionale ou même l’indépendance totale… Le processus pourrait s’étendre à l’Europe tout entière. Le rôle essentiel d’un État-nation — la défense — s’est fortement amenuisé. Les raisons essentielles de l’existence des États-nations européens sont en train de disparaître ; il se peut qu’elles soient historiquement dépassées ; elles peuvent alors être remplacées… Une Europe constituée d’États-nations éclatés pourrait former une communauté politique plus effective que le système actuel.
(Les ministres qui parlent encore de la nécessité de défendre la République une et indivisible doivent se sentir étrangement à côté des réalités humaines contemporaines. Cette expression emphatique et abstraite, à quoi peut-elle correspondre aujourd’hui en termes de vie quotidienne ? d’économie ? de finalités de la personne ?)
Objectivement, la percée du régionalisme contre l’État-nation, dans tous les pays que j’ai cités, a été le fait de la révolte des ethnies. Et peu importe qu’il s’agisse de vraies « régions » ou seulement de « nations primaires » comme dit Robert Lafont : ce qui compte, c’est d’accroître les chances de la paix en même temps que les possibilités de participation civique : or, les deux causes sont également [p. 296] servies par le passage du grand État-nation à l’ethnie révoltée qui en appelle à l’Europe, comme jadis les communes d’Italie, ou des Alpes, du Rhin ou des Flandres en appelaient au Saint-Empire contre les Princes.
Cependant, dans d’autres contrées, comme le Mezzogiorno toujours cité, le Sud-Ouest de la France ou certaines contrées du Nord de la RFA, faute de conflit en milieu homogène, les facteurs ethniques demeurent nuls. Les structures géographiques, des problèmes brûlants d’économie agricole, d’emploi, ou d’environnement, manifestent alors un pouvoir plus actif de mobilisation communautaire — pour un temps de crise du moins : car une analyse historique et psychologique des jugements et des motivations conscientes ou non, dans le climat social et culturel de telles régions, peut très bien révéler — et révèle en effet dans la plupart des cas — l’influence de facteurs ethniques effacés par l’action de l’État central, mais régnant au secret de la psyché collective. L’école aux trois degrés, principal agent colonisateur de l’ethnie dominante dans la Capitale, n’a pas mal réussi en moins de deux siècles. On peut s’en assurer si l’on se reporte à cette déclaration de l’abbé Grégoire qui date de 1793, et selon laquelle plus de treize millions de Français — soit un peu plus de la moitié de la population d’alors — « ignorent totalement la langue de la nation ». Voilà qui a changé, certes, selon toutes apparences… Mais deux siècles, c’est peu pour l’âme d’un peuple, pour ces réalités irréductibles à l’analyse rationaliste et que C. G. Jung voyait vivre dans ce qu’il nomme l’Inconscient collectif. De même que l’analyse par radiation ultraviolette fait reparaître sous la peinture visible une première exécution — parfois la meilleure — de tel tableau célèbre, une radioscopie historique de nos régions révélerait des « états antérieurs » linguistiques, culturels, et socioéconomiques dont nul ordinateur jamais n’abolira les leçons surprenantes.
Un triangle magique
La collaboration entre les universités cantonales de la Suisse romande, Neuchâtel, Fribourg, Lausanne et Genève, s’avère déjà très difficile et très ténue, mais elle est quasi nulle ou négative entre universités suisses et françaises. Les professeurs français peuvent être [p. 297] nommés en Suisse, mais non l’inverse. La mobilité des étudiants, un peu plus égale en droit, se voit limitée en fait par l’absence d’équivalence des diplômes. Quant au droit d’exercice d’une profession libérale (effectus civilis) pour les diplômés d’une université « étrangère », il est quasi nul. Pourtant, l’extraordinaire densité des établissements d’enseignement supérieur dans la région lémano-alpine (seize pour le moment, dans une région qui va de Saint-Étienne à l’ouest, à Besançon au nord et Aoste à l’est166), invite à imaginer la richesse des possibilités de coopération qu’ouvrirait l’organisation d’une région universitaire. Englobant celles déjà citées plus haut, cette nouvelle région fonctionnelle contribuerait à former la conscience d’une entité transfrontalière réunissant la Franche-Comté, la Suisse romande, le Val d’Aoste et plusieurs départements de Rhône-Alpes. Entité que je croyais accidentelle d’ailleurs, mais je me trompais. Car la région universitaire dont j’avais esquissé la possibilité devant plusieurs recteurs suisses et présidents d’université française, se trouve coïncider très exactement, comme le fit observer l’un d’entre eux, avec l’aire du franco-provençal, qui y fut parlé, écrit et chanté du ixe siècle jusqu’aux débuts du xixe (Pictet de Rochemont, négociateur en 1815 des actuelles frontières franco-genevoises, avait écrit trois opuscules dans cette langue, dont ne sont plus utilisés que quelques mots mêlés au parler quotidien, mais qui a sans aucun doute marqué toute la culture de la région et laissé des traces profondes dans l’inconscient de ses habitants.)
J’ajoute que cette plus grande région se trouve être aussi celle où l’on produit 85 % de l’horlogerie européenne, et celle de la clientèle principale de l’aéroport de Genève. Elle fut aussi le deuxième royaume de Bourgogne de 888 à 1032, avant son rattachement au Saint-Empire.
Je ne puis que constater toutes ces coïncidences. Elles détiennent le mystère de la région.
[p. 298] L’âme de la Bretagne est sans nul doute dans la forêt de Brocéliande, auprès de la fontaine Baranton, qui fut le lieu, dans le temps légendaire, de la rencontre de Merlin et de Viviane. Mais la Bretagne bretonnante ne vivra pas sans le pays gallo, sans Rennes et Nantes ; sans un corps et qui parle français dès qu’il compte, pèse et mesure, ou lève des taxes pour la capitale…
Facteurs économiques. En revanche les réalités économiques, dont la vertu communautaire reste à tout le moins incertaine, ne sauraient définir une région que d’une manière accidentelle, tout éphémère. Le Mezzogiomo ne connaît aucun problème linguistique mais une immense pauvreté. Si la communauté européenne et le gouvernement italien donnaient une solution à ce problème — dit de « déséquilibre économique » — que deviendrait la raison d’être d’une région comme la Calabre, la Campanie ou les Pouilles ?
Le fait patent, bien qu’il doive apparaître scandaleux aux yeux de l’aménageur du territoire, c’est qu’il n’existe — hors d’une coïncidence miraculeuse, par définition peu durable — pas d’unités économiques correspondant à une région ethnique, écologique ou historique ; et donc, à proprement parler, pas de régions économiques. Il n’y a que des aspects économiques, — conditions générales d’existence ou problèmes conjoncturels — qui « permettent » la vie d’une région, tout comme un minimum vital assuré à l’artiste « permet » son œuvre.
On a faussé dès le départ — et pas spécialement à Bruxelles — le problème des régions, en le posant sur le plan de l’efficacité (industrielle et agricole), alors qu’il s’agissait de communauté. Cette erreur est typique de la mentalité de l’établissement stato-nationaliste, en laquelle se confondent les deux superstitions du « réalisme » des grands et petits bourgeois du xixe et du matérialisme déclaré des marxistes vulgaires du xxe siècle. Les uns croyant que l’argent peut tout, les autres que les « processus de production » déterminent tout. En foi de quoi les fonctionnaires de la capitale — socialistes ou capitalistes — découpent des régions déterminées par leur « potentiel économique ». C’est renverser une fois de plus le rapport des moyens et des fins, qui veut que l’économie, loin de [p. 299] déterminer la communauté — locale, régionale ou fédérale — soit mise à son service.
Aujourd’hui, c’est l’État-nation qui prétend mettre au pas l’économie, mais celle-ci se joue de lui, en réalité, par le biais des multinationales. S’il n’y avait plus d’États-nations, et une monnaie commune pour l’Europe, les multinationales deviendraient des sociétés de production comme les autres. Elles perdraient en pouvoir de manipulations monétaires (désormais sans objet) ce qu’elles pourraient retrouver en utilité publique.
Resterait cependant l’inconvénient majeur de leur taille. Contre ce danger, une défense : l’autogestion de la région.
Facteurs écologiques. Comment expliquer la colère que provoquent chez beaucoup de mes contemporains dans l’establishment et la presse, l’énoncé d’un souci relatif à l’environnement, ou le simple mot d’écologie utilisé hors des laboratoires ?
Voici les scientifiques fort agacés parce qu’on répète le mot sans même savoir qu’il désigne une science des plus spécialisées en même temps que des plus interdisciplinaires, mais on en fait une « mode » dont se réclament aujourd’hui des incompétents désinvoltes qui ne connaissent rien de nos travaux. Voici les technocrates qui tiennent le souci de l’environnement pour du « sentimentalisme ». Voici les promoteurs, les petits industriels, les gros commanditaires, et dans tous les partis les démagogues qui enflent la voix pour dénoncer « ces fauteurs de crise dont l’action irresponsable n’aboutit qu’à créer du chômage ». Voici enfin ceux qui répètent en chœur parlé qu’on n’arrête pas le progrès, et qui l’arrêtent par là même à l’idée que s’en faisait le siècle dernier.
Je réponds aux savants que ma réaction de « laïc » aux agressions contre l’environnement n’est pas comptable envers leur science, mais provient de mes sens agressés (l’odorat et l’ouïe en premier lieu). Compétent ou non à leurs yeux, je suis, aux miens en état de légitime défense.
Aux technocrates qui me traitent de sentimental (voulant peut-être dire sensible ?), je réponds par un hémistiche de Racine, qui aurait de quoi les inquiéter : « Il perd le sentiment » veut dire : il devient fou.
Aux démagogues de droite et de gauche, aux promoteurs [p. 300] et aux ministres qui nous font le coup du chômage, je réponds que la lutte contre la pollution pourrait créer dès l’an prochain bien plus d’emplois — c’est calculé — que « Concorde » et toutes les centrales ensemble pendant les dix années qui viennent.
Et je réponds aux progressistes à la mode d’hier que les centrales qu’ils défendent sont toutes de modèles périmés, d’où la hâte des États-nations et de leurs banquiers à les construire avant que cela ne s’ébruite…
Enfin, je ferai remarquer à certains journalistes que les « maniaques de l’environnement », quand ils invoquent l’écologie contre le « tout électrique, tout nucléaire » ne sont pas plus fauteurs d’une « crise de l’énergie » que le thermomètre n’est cause de la fièvre.
Derrière ces attitudes hautaines ou rageuses, quelquefois désintéressées, quoi de commun ? Je vois la peur croissante d’une nature imprévisible, et périssable comme la vie même ; je vois l’anxieuse aspiration à un monde entièrement calculable, métallique, cristallin, abstrait ; je vois une volonté de puissance mise sur la défensive ; et tous les symptômes habituels de la schizophrénie technologique.
Mais en face, je vois toute une jeunesse qui trouve dans le scandale des nuisances favorisant « l’emploi », et des destructions d’écosystèmes justifiées par la préparation à la guerre atomique, ses plus fortes motivations à revendiquer les régions.
J’ai dit plus haut tout ce qu’a mobilisé l’occupation non violente des sites de Wyhl en RFA, de Kaiseraugst en Suisse, puis de Creys-Malville en France. Et voilà qui situe le problème écologique à son niveau de réalité la plus intense, qui est celui d’un problème immédiat à résoudre, et non pas d’une définition « scientifique » (c’est-à-dire conventionnelle) à préciser dans un sens compatible avec les « grands intérêts » engagés.
Écologie, le terme est ambigu, mais certainement pas davantage, et plutôt moins que ne le sont État-nation, progrès, socialisme et capitalisme, PNB et bonheur des masses.
Je prends ici le terme en son sens le plus large de système des échanges et des interactions entre nature, cité, personnes. Et je tiens qu’il s’agit de gérer ce système de telle manière que la résultante vécue en soit constamment [p. 301] positive, c’est-à-dire qu’elle permette l’évolution des équilibres successifs vers un pouvoir croissant d’intégration des déséquilibres créateurs (inventions, innovations, « percées » de toute nature) en une synthèse de plus en plus complexe ; et donc de mieux en mieux autoréglée. Une résultante négative serait celle qui provoquerait le blocage du système et des déséquilibres irréversibles, par destruction de l’un des termes en tension, entraînant l’accroissement accéléré de l’entropie dans le système entier.
On ne fera pas honte au citoyen moyen de son souci écologique en alléguant qu’il n’a pas maîtrisé tous les savoirs acquis et les techniques actuelles dans chacune des branches de cette science — ce que personne encore n’a fait — pas même dans une seule de ces branches. Car l’écologie, c’est d’abord, pour chacun de nous, un problème très concret à résoudre en vue de certaines fins. C’est un objet de recherches « scientifiques », sans aucun doute, dans les limites que tout savant sérieux sait reconnaître à cette appellation. C’est une sagesse aussi, peut-être un art. Mais surtout, ce doit être une politique et dans ce sens, vraiment, l’affaire de chacun de nous. Une sage politique écologique visera donc à nous affranchir — et la nature à travers nous — de notre actuel asservissement aux prétendus « impératifs technologiques ». Elle nous aidera à nous délier de « ce rapport au monde défini par la technique » dont Heidegger a décrit le premier les vertiges « néantisants »167.
Quant aux rapports entre l’écologie et les régions, on peut les résumer en quatre points majeurs :
1. — Nulle pollution n’a jamais été arrêtée par une frontière nationale : ni les tempêtes, ni les contagions, ni le déversement du mercure dans nos lacs et du pétrole dans nos eaux territoriales, ni les ondes des Radios et TV, ni les insinuations ni les éclats des fanatismes idéologiques. (Les enfants des écoles sont très sensibles à cette impuissance des frontières que leurs atlas tendaient à présenter comme des barrières absolues.)
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2. — En revanche, l’application des mesures écologiques est nécessairement locale et régionale dans la grande majorité des cas : choix du site d’une centrale nucléaire, option pour d’autres sources d’énergie, tracé des autoroutes et des canaux, grands travaux potentiellement destructeurs de forêts, d’humus et de paysages ; implantation d’usines ; monocultures. Le traitement de ces problèmes demande que les régions soient dotées de pouvoirs de décision, c’est-à-dire d’un régime d’autogestion.
3. — Quant aux problèmes dont l’ordre de grandeur s’annonce continental (climats, matières premières, monnaies, grandes voies de communication), ou planétaire (océans, stratosphère, couche d’ozone protectrice de la vie sur la Terre, certes plus rares, mais non moins vitaux), ils demandent l’intervention d’autorités continentales, dont on a vu qu’elles ne pourront se constituer que sur la base des régions, non des États-nations actuels.
4. — L’impuissance des États dans la lutte vitale contre les pollutions terrestres, maritimes, aériennes, est constitutive : elle est déterminée par leur prétention même à la souveraineté absolue. Mais le sentiment d’impuissance (civique) de l’individu n’en est pas moins inévitable, tant que l’État souverain prétend tout régler mais ne règle rien. « Que peut-on faire ? Tout se décide là-bas ! » L’existence de pouvoirs régionaux, à portée de voix, changerait tout cela. Ma voix compterait, et je pourrais enfin savoir de quoi l’on parle, m’en informer, et décider en connaissance de cause.
Nous l’avons vu : c’est au carrefour de l’énergie et de l’économie que l’échelon écologique régional se constitue et se charge d’affectivité. Il y a, dans la révolte civique contre le diktat stato-nationaliste une puissante incitation à la région.
Mais là aussi se manifeste la liaison nécessaire régions-fédération. Car c’est dans les régions que se décide normalement l’application des mesures écologiques, mais c’est au niveau de la fédération que les études fondamentales peuvent être faites, les études régionales financées et la politique continentale élaborée.
Hiérarchie des motifs
Le motif ethnique ou linguistique a servi ici ou là, de détonateur, souvent au sens technique du terme. Les motifs économiques se sont révélés partout actifs et nécessaires mais nulle part suffisants ni durables. C’est donc le besoin d’une communauté nouvelle, structurée par et pour la participation civique, qui s’avère le motif le plus sérieux, le plus profond et le plus général de la création des régions.
La participation civique signifie simplement mais pleinement ceci : que chacun de nous puisse enfin, ou de nouveau, se sentir libre et responsable dans la cité de sa naissance ou de son choix. Ni perdu dans de trop vastes dimensions, ni confiné dans des unités closes. L’enjeu qui est la survie de l’espèce nous enjoint de faire ici l’économie des chicaneries habituelles sur les appartenances partisanes du concept.
Tout ce qu’on a dit jusqu’ici dans ce livre appelle, prépare et qualifie la participation civique. Or, celle-ci implique et appelle comme condition première de son exercice ce qu’on nommait l’autonomie dans la cité-État des Grecs anciens — le fait de se donner ses propres lois — et ce qu’on nomme aujourd’hui l’autogestion — le fait de décider soi-même de ses affaires.