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Un « Essai sur l’avenir » en 1948
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la bombe d’Hiroshima, je publiais un texte bref, qui me paraît, à le relire aujourd’hui, inaugural, et peut-être augural.
Essai sur l’avenir81
Parabole des fées
« Tout cela est très joli ! disait le Docteur, mais quoi, la science reste la science, la seule méthode honnête, rigoureuse, éprouvée, d’analyse ou de construction. La seule utile, la seule qui réussisse et qui progresse. Vous semblez croire que nous sommes libres, après Heisenberg et la Bombe, de penser n’importe quoi, et que cela changera tout. Pardon ! La science produit des preuves que vos superstitions seraient bien en peine de réfuter ou d’égaler. Elle guérit ! Elle invente des machines qui font déjà mille kilomètres à l’heure ! Elle vérifie par des faits éclatants, du genre de la bombe atomique, ses spéculations les plus “folles” ! Libre à vous de prendre pour but l’évocation des fées du Moyen Âge : jamais une fée n’a fait tourner le moindre moteur. Nous vous laissons à vos enfantillages. »
[124] « Bien, dis-je, la preuve que la science n’est pas folle, c’est qu’elle nous permet aujourd’hui d’aller beaucoup plus vite qu’il y a cent ans. Voilà qui est sérieux, me dites-vous. Et voilà qui est utile au surplus. Personne n’osant le contester autour de moi, je crois prudent de l’accepter. J’admets aussi que l’évocation des fées ne sert à rien et ne mène à rien… pour le moment.
» Mais veuillez supposer maintenant que dans quelques lustres, les hommes cessent de trouver amusant d’aller plus vite, et donc commencent à se demander à quoi cela sert. Supposez que leur plaisir nouveau et principal soit d’évoquer quelque chose comme les fées, et qu’ils y arrivent après deux ou trois siècles d’application des bons esprits. Voilà le sérieux nouveau, Futilité urgente. Ces fées donnent la paix du cœur dans la souffrance, inventent mille tours sentimentaux insoupçonnés de notre barbarie, créent l’immobilité dont le sous-produit nommé lenteur est vénéré par quelques sectes populaires, font de la mort une plaisanterie d’un goût sublime qui perd son sel à être répétée, étouffent d’une seule pensée les explosions cosmiques, etc. Libre à vous de prendre pour but la construction d’un moteur atomique : jamais un moteur atomique n’a évoqué la moindre fée. Nous vous laissons à vos enfantillages. »
Utopies et Prévisions
La faiblesse générale des utopies, c’est qu’elles paraissent moins riches d’avenir que le présent. On peut même dire que l’Utopie se définit comme un système sans avenir. C’est que la plupart des utopistes, en effet, font preuve de moins de liberté dans leur imagination du futur que la plupart des historiens dans leurs descriptions du passé. Comme l’a fait remarquer Toynbee, les Utopies sont en réalité des « programmes d’action déguisés en descriptions sociologiques imaginaires », et l’action qu’elles proposent n’est autre que l’arrêt artificiel, à un certain niveau, d’une société en décadence. On isole de cette société les éléments que l’on considère comme bons, et l’on en compose un système en équilibre permanent, à l’abri des menaces vulgaires comme des créations de l’esprit, insensible aux défis toujours renouvelés de la réalité toujours mouvante — bref, hors du courant de l’histoire.
[p. 125] Est-il possible d’imaginer l’avenir d’une manière moins statique par hypothèse ? Quelles seraient les conditions requises ?
Il faudrait se garder tout d’abord de composer un tableau cohérent. Ménager à chaque pas la liberté du choix, c’est-à-dire prévoir à chaque pas au moins deux solutions possibles. Détourner constamment l’imagination de la ligne de moindre résistance à ses désirs, et la ramener sur les obstacles qu’on pressent à gauche et à droite. (C’est le vrai moyen de la passionner.) Mimer enfin, par anticipation sur l’issue de nos efforts présents, les conduites qui pourront résulter du succès même de ces efforts. (C’est ce qu’oublient ou refusent d’imaginer beaucoup de nos meneurs politiques : ils voient les conditions de leur victoire, mais non ses suites82.)
L’effort le plus soutenu, le mieux organisé et le plus proche de son succès qu’ait fourni jusqu’ici le monde occidental, c’est celui de dominer la nature par la science, dans l’espoir d’augmenter le confort matériel, la vitesse de nos déplacements, et la durée moyenne de la vie.
L’effort métaphysique et religieux s’est relâché à partir du xviiie siècle ; l’effort pour trouver un équilibre humain plus large et plus fécond que celui du confort en a pâti. L’effort pour établir un ordre social acceptable, tantôt se disperse entre vingt sectes politiques contradictoires, tantôt se crispe en tyrannies, qui sont des désordres fixés. Seul l’effort de la science (dont le sous-produit est l’industrie) enregistre un progrès constant et mesurable, et semble se poursuivre avec des chances de succès toujours accrues.
Il en résulte, dans les masses, certaines croyances un peu folles, mais assez naturelles, dont je ne donnerai que trois exemples :
1.la science a toujours raison ;
[p. 126]2.le bonheur dépend de la possession de certains objets neufs ;
3.aller plus vite est un bien en soi.
La vitesse accrue est à nos yeux la preuve que la science « joue », donc qu’elle est « vraie ». En retour, nous refusons de croire ce que « l’état présent de la science » nie ou condamne, et nous accordons à cette science l’autorité que nous retirons à la religion et aux morales qui en dérivent.
La conception du monde la plus courante aujourd’hui est celle que les Occidentaux tiennent pour scientifique. Or, elle demeure matérialiste et mécaniste, quand la science est depuis trente ans énergétique et statistique…
Cependant, l’on peut imaginer qu’une large élite rejoindra peu à peu la science qu’elle vénère, ou pour le moins s’informera de ses dernières conclusions, à la faveur du temps d’arrêt marqué par l’avant-garde de la physique mathématique. Car celle-ci semble avoir atteint, provisoirement peut-être, une certaine limite. Je dirais qu’elle a touché le fond, et même qu’elle l’a déjà percé, en ramenant un atome à de l’énergie, donc en réduisant la matière à quelque chose d’immatériel, pour parler un langage grossier. (Mais c’est celui, précisément, dans lequel la grande majorité de nos contemporains traduisent les résultats de la science d’hier, qu’ils tiennent pour la suprême autorité.) Les notions de choix arbitraire, de subjectivisme, de transcendance, sont de nouveau reçues par les mathématiciens et les biologistes. D’autre part, la vitesse poussée à l’extrême ne peut nous rapprocher que de l’« à quoi bon ? », c’est-à-dire des questions métaphysiques que notre hâte même voulait et croyait fuir. Nous ne pensons encore qu’à gagner du temps. Mais quand nous aurons tout le temps, qu’en ferons-nous ?
Ainsi la science et la vitesse tendent par leur succès même à dépasser et à dénaturer les objectifs que le bon sens matérialiste leur assignait.
La domination complète du milieu naturel par nos techniques est déjà mieux qu’imaginable. Sa réalisation pratique et généralisée, pour toutes les classes et tous les peuples, est cependant freinée par diverses passions que notre effort [p. 127] technique a laissées se développer, ou même a provoquées. Par exemple, la passion nationaliste, indéfendable aux yeux de la science et de la raison, neutralise pratiquement la vitesse des transports. (Passer d’Europe en Amérique ne prenait guère moins de temps en 1946 qu’à l’époque de Christophe Colomb : une journée de vol plus trois mois de démarches afin d’obtenir les visas, devises, affidavits, etc.) La passion politique draine et enflamme nos facultés irrationnelles, superstitions et préjugés locaux. Ces deux passions produisent des guerres, à la faveur desquelles les possibilités destructrices de la technique sont « mises à la portée de toutes les bourses », beaucoup plus généreusement que ne le sont les possibilités constructrices pendant les périodes de paix. On peut penser que l’unilatéralité, la spécialisation de notre effort scientifique, provoque ainsi les forces les mieux faites pour mettre en échec son ambition prométhéenne.
Une autre conséquence indirecte de l’effort scientifique doit être indiquée ici. La vulgarisation de la notion de loi (au sens déterministe et mécaniste que lui donnait la science du siècle passé) favorise l’abdication des responsabilités personnelles. Les « lois » que nous multiplions avec une hâte suspecte dans des domaines encore mal étudiés, tels que l’économie, la psychologie, la sociologie, nous servent en fait d’alibis. Nous sommes tentés de justifier en leur nom des attitudes qu’en d’autres temps l’on eût appelées faiblesse de caractère, défaitisme ou lâcheté. Ainsi nous acceptons de perdre en liberté ce que nous gagnons en confort (qui est de l’ordre de la nécessité). Nous oublions que la liberté se réalise dans l’acte du choix ; nous allons même jusqu’à nous figurer qu’elle consiste à « avoir » la disposition d’un choix d’objets toujours plus étendu…
Surmonter la Guerre
S’il est vrai que les civilisations se développent en réponse à des challenges variés, et que chaque réponse victorieuse suscite un nouveau défi83, quels développements devons-nous prévoir à partir du complexe de tensions que l’on vient de caractériser ?
[p. 128] Au défi de la nature, nous n’avons pas encore répondu par une victoire totale, il s’en faut, mais les moyens de cette victoire sont désormais entre nos mains. La principale résistance au progrès technique déjà n’est plus dans la matière mais dans l’homme. Notre existence sur la planète n’est plus menacée par les éléments, mais par nos machines, c’est-à-dire par nos passions.
Deux issues me paraissent dès lors imaginables.
1. Nous poursuivons notre effort technique (maîtrise de l’énergie atomique) en laissant en friche le champ des passions (nationalisme, politique partisane). Les passions s’emparent de la technique et provoquent la guerre atomique. Les destructions sont telles, et le choc psychologique de telle nature, que la civilisation occidentale se disloque en îlots plus ou moins intacts dans une mer de ‘ruines, au-dessus de laquelle se meut l’esprit du nihilisme. Les derniers lieux communs moraux se désintègrent. Il reste assez d’hommes vivants, de livres, de machines-outils et de connaissances techniques pour maintenir ici et là des apparences de « vie normale », mais les liens profonds sont coupés. Plus rien ne va de soi. La méfiance règne. Ceux qui voyagent encore sont des agents secrets, des policiers ou des fugitifs. Les sociétés de gangsters se multiplient. Dans des communautés illuministes de tous ordres, on expérimente des morales nouvelles et des formes nouvelles de résistance contre l’État vainqueur et son empire, théoriquement universel. De ces communautés persécutées peut sortir une spiritualité nouvelle, mère d’une civilisation imprévisible.
2. Nous répondons au défi des passions nationalistes et politiques par une organisation mondiale contrôlant effectivement les armes atomiques. La guerre devient impossible. Les frontières deviennent insensibles. L’effort technique peut alors élargir ses triomphes : neutralisation du milieu naturel, longévité et santé accrues, déplacements libres et presque instantanés sur toute l’étendue de la Planète. Pour la première fois dans l’histoire du monde, il n’y a plus qu’une seule civilisation (l’occidentale, enrichie d’apports orientaux tardifs) ; une seule nation souveraine, de type fédéraliste ; et la question sociale, au lieu de s’exacerber, tend à se résorber dans la prospérité organisée.
En ce milieu du xxe siècle, on peut prévoir à chances [p. 129] égales la guerre et la paix ; soit que le défi de nos passions se révèle trop puissant et que notre civilisation y succombe, soit que nous y répondions victorieusement par l’établissement d’un gouvernement mondial, libérant l’effort scientifique. (Je note ce sentiment, incapable de preuve, à titre de curiosité pour l’historien futur.)
Surmonter l’Ennui
Dans l’éventualité d’une réponse victorieuse, à la dernière heure, quel serait le nouveau défi qui ne manquerait pas de confronter l’humanité, et qui résulterait du succès même de notre effort le plus constant ? Ce serait à coup sûr l’Ennui.
Ce sentiment spécifiquement moderne est apparu dans la littérature avec l’époque industrielle et ses grandes villes. Il est contemporain des horaires, qui furent probablement la création la plus typique du xixe siècle. (Sans horaires de tous genres, on ne pourrait imaginer le fonctionnement des grandes usines, l’alimentation, la circulation et les spectacles dans une agglomération vaste et dense.)
« L’ennui naquit un jour de l’uniformité », dit-on. Mais c’est l’excès de variété qui l’entretient. De fait, il est bien difficile de décider si la monotonie crée plus d’ennui que la multiplicité des impressions. L’Océan ou les chutes du Niagara ne m’ennuient pas, mais bien la traversée d’une grande ville inconnue. Ce qui provoque l’ennui, dans un cas comme dans l’autre, c’est l’absence de rythmes vivants, ou leur rupture fréquente et arbitraire. En d’autres termes, c’est la mécanisation de l’existence, ou encore : la répartition indifférente des efforts et des sollicitations, empêchant toute concentration sur un point choisi par quelque nécessité interne, en vue d’une création, d’une participation, d’une compréhension en profondeur. C’est donc un accroissement de l’entropie.
Or, l’ennui diffère en ceci de tout autre défi imaginable, qu’il naît de l’absence même de menaces définies. (On ne peut pas s’ennuyer dans une tempête, mais bien dans un appartement climatisé.) À ce défi en quelque sorte négatif, et par là même plus redoutable que tous ceux que la nature ou nos passions nous imposaient, l’humanité ne pourra répondre que par une prise de position métaphysique. [p. 130] Elle pourra choisir l’anesthésie spirituelle, ou l’aventure spirituelle.
1. L’anesthésie des masses ou insensibilisation à l’ennui, sera obtenue par des méthodes de conditionnement social et physiologique, dont le principe général sera d’obnubiler et de refouler avec une extrême vigilance toute question métaphysique que l’Ennui risquerait de mettre à nu. Dans ce cas, les spirituels-malgré-tout se verront persécutés et pourchassés avec une rigueur sans exemple dans notre passé : ils seront les criminels sociaux par excellence. Ils formeront dans la clandestinité un prolétariat secret, probablement nomade, qui pourra devenir la matrice d’une civilisation spirituelle et mondiale.
2. Si l’Humanité choisit au contraire l’aventure spirituelle, celle-ci sera sans doute initiée par une élite en tous points comparable à celle de nos savants actuels, dotée des mêmes prestiges populaires, exerçant une autorité analogue sur l’orientation de la recherche organisée, et définissant de facto les nouveaux standards d’utilité et de valeur. Mais l’effort de cette élite, au lieu de se tourner vers la matière — désormais « dépassée » — se tournera vers la découverte et la maîtrise de réalités d’un autre ordre, totalement ignorées ou négligées de nos jours, aussi peu imaginables pour nous que pouvait l’être pour les savants du xviiie siècle la destruction instantanée d’une ville par suite de la dissociation d’un invisible point de matière. Ce sont ces réalités indescriptibles, et sans nom dans notre langage, que je désignais en débutant par le terme symbolique de fées.