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Première histoire de fous : l’auto

Les jeunes gens d’aujourd’hui n’imaginent pas le monde et la vie quotidienne sans l’auto, ni par suite que l’auto puisse avoir une histoire, qu’elle ait donc commencé, voire à une date récente : le centenaire de sa conception dans l’esprit d’un petit campagnard d’Amérique tombait en 1975. C’était hier, et personne ne s’en est aperçu.

L’histoire de la nouvelle religion commence à l’automne de 1875. Elle est rapportée par Henry Ford dans ses mémoires, avec la simplicité qui convient.

« Le plus mémorable événement de ces années de ma jeunesse fut la rencontre d’une locomotive routière à huit miles de Detroit, un jour où je me rendais avec mon père à cette ville. J’avais alors 12 ans. Je me rappelle la locomotive comme si je l’avais vue hier, car c’était le premier véhicule non attelé que je voyais… Ce fut la rencontre de cet appareil98 qui m’orienta vers le transport automoteur… Dès l’instant où je l’aperçus, jusqu’au jour présent, ma grande et constante ambition a été de construire une bonne machine routière. »

Tel fut le « Chemin de Damas » du petit paysan, et c’est le titre qu’il donne au chapitre rapportant l’événement décisif de sa vie.

« En 1879, quatre ans environ après avoir vu la machine Nichols-Shepard, je trouvai le moyen d’en conduire une… Je me préoccupais plus spécialement d’un tracteur propre [p. 162] au travail si pénible du labourage. La pensée me vint alors à l’esprit que le même principe pouvait s’appliquer à une voiture de route. »

C’est alors qu’il entend parler de la machine « au gaz silencieux » (sic) à combustion interne, inventée par l’Allemand Otto. En 1887, il réussit à en construire une, actionnée par un moteur à quatre temps. Jusqu’au printemps de 1893, il s’affaire à perfectionner moteur et carrosserie. « Je n’étais pas le seul, je le savais, à m’occuper d’une voiture sans chevaux, mais je ne pouvais savoir ce que faisaient les autres. »

De fait, qu’en était-il à cette époque des recherches sur l’automobile ? Dans l’Est des États-Unis, mais surtout en Europe, les inventeurs paraissaient être en nombre égal ou à peine inférieur à celui des voitures effectivement construites, et ces prototypes n’étaient guère que de coûteuses curiosités pour millionnaires extravagants. En Allemagne, le Brockhaus (équivalent du Grand Larousse ou de l’Encyclopaedia Britannica) publie en 1880 cette définition : « Automobile : nom qui a quelquefois été donné à de curieux véhicules mus par un moteur à explosion… Cette invention aujourd’hui oubliée n’a connu qu’échecs et désapprobations des autorités scientifiques. » En France, Georges Clemenceau écrit en 1882 dans son journal La Justice : « Dangereuse, puante, inconfortable, ridicule assurément, vouée à l’oubli rapide, telle est la voiture automobile qu’en Allemagne MM. Benz et Daimler viennent de présenter au Kaiser Guillaume. » Le gouvernement anglais venait d’interdire ce nouveau moyen de transport, tandis que le gouvernement français tentait de l’adapter à la « science militaire ».

Le jeune Ford, lui, marche à l’étoile, avec toute l’assurance que peuvent donner aux ambitions d’un jeune paysan son ignorance du reste du monde, son puritanisme naïf, et le soutien de la morale utilitaire qui règne sans problème sur les États-Unis depuis l’époque de Benjamin Franklin.

Toute son œuvre est sortie de lui seul, et non d’on ne sait quelles « nécessités économiques », alors inexistantes. Elle exprime et traduit les données et les limites de son individu, non les besoins et possibilités de son époque. L’auto qu’il sera le premier à produire en série est à l’image de ce mécanicien têtu et sans culture (il se verra contraint d’avouer plus tard, au cours d’un procès, qu’il [p. 163] sait lire, oui, mais très lentement), ennemi juré de toute grâce et de toute gratuité, et dont la morale se résume dans une stricte et constante adaptation de l’individu au travail efficace « qui est la base du monde ». Son fameux modèle T sera donc robuste et laid, mais bon marché, fait pour la masse, adapté aux besoins bien définis des ouvriers allant à leur usine et des paysans allant parfois en ville, mais non pas aux loisirs et aux exploits sportifs. Au cours des ans, le modèle T ne changera pas plus que son auteur. Le Ford milliardaire et souvent ridiculisé de la maturité et de la vieillesse, n’est en rien différent du Ford entreprenant et souvent malchanceux de l’adolescence et de la jeunesse. Sous une écorce rude, il dissimule une stupéfiante insensibilité. Ce qui n’empêche nullement un désir très sincère de faire du bien à la pauvre humanité : c’est même là le motif principal de la discipline forcenée qu’il impose à ses ouvriers. Il entend les protéger du vice qui naît de loisirs excessifs — c’est-à-dire dépassant le temps de la simple récupération après une journée harassante. Il va donc les soumettre au rythme des machines — par le moyen de la chaîne d’assemblage, notamment — afin d’augmenter la production des voitures qu’ils pourront acheter en toujours plus grand nombre et de moins en moins cher avec leurs salaires sans cesse augmentés. Espionnage et surmenage seront les conditions dures, mais nécessaires, de cette action morale. « Si un homme était vu quittant l’usine une fois son travail terminé le sourire aux lèvres ou d’un pas trop léger, il était transféré dans un autre service qui corrigeait ce défaut », écrit l’un des biographes de Ford99. À partir des axiomes de toute éthique utilitaire et du principe de base de toute son œuvre qu’il formule en une phrase mémorable du dernier chapitre de Ma vie : « Faire passer l’intérêt de la production avant celui du producteur », le système se révèle d’une cohérence inattaquable : plus vite les ouvriers travaillent, plus ils produisent de modèles T et plus ils gagnent de dollars pour les acheter, « consommant » ainsi ce qu’ils produisent en un circuit fermé qui ne leur laisse plus le temps de « faire des bêtises » comme dit le patron. Quant à lui, il n’a même plus le temps de compter ses bénéfices, auxquels, [p. 164] d’ailleurs, il ne s’intéresse pas. Une rentabilité tout juste utile à la poursuite de la production lui suffit. Ford n’est pas un capitaliste. Il se voit au contraire philanthrope. Il veut protéger l’homme en général (mais d’abord le paysan et l’ouvrier parmi lesquels il a ses seuls amis) contre les mauvaises habitudes et les dangers qui menacent l’espèce : la cigarette, « le Juif international qui conspire contre le monde entier100 », et surtout la guerre. La plupart de ses initiatives pour sauver le monde échoueront dans le ridicule, ainsi la croisière-croisade pour la Paix, qu’il entreprendra en 1915 vers l’Europe. Sur le paquebot qu’il a frété, il emmène un plein chargement de fanatiques pacifistes, antitabagistes, et antialcooliques, mais aussi de journalistes narquois, de resquilleurs et de Scandinaves désireux de regagner leur pays pour les fêtes de Noël. Arraisonné par les Anglais, le paquebot touche à peine un petit port écossais, d’où il est renvoyé vers la Norvège neutre, où Ford écœuré l’abandonne, pour reprendre aussitôt à Détroit son œuvre propre, qui n’est pas uniquement de construire des autos, mais de fabriquer des hommes selon son idéal.

Ce qui est proprement effrayant, c’est de constater que si le modèle T est à l’image de son fabricant, il va bientôt communiquer ses caractéristiques principales à toute la société industrielle. Tel sera le « succès » majeur du mécanicien philanthrope. Reprenons le récit de sa vie.

« En 1892, j’achevai ma première voiture… Elle fut longtemps la seule automobile de Détroit. On la considérait plutôt comme une peste, à cause de son vacarme qui effrayait les chevaux… J’ai fait sur cette machine environ un millier de miles, et je la vendis ensuite à Charles Ainsley, de Détroit, pour 200 dollars. Ce fut ma première voiture vendue. »

En 1899, vingt-quatre ans après son « chemin de Damas », Ford abandonne un emploi bien rétribué de chef mécanicien à la Société Edison, pour fonder à ses risques et périls une première entreprise de construction d’automobiles.

Il note à ce moment-là avec une dramatique sobriété que sa résolution pouvait passer pour téméraire car, à cette époque-là (qui est le tournant du siècle) « il n’y [p. 165] avait pas de demande pour les automobiles ». Phrase inouïe, constat vertigineux, aveu du siècle !

En quelques décennies, Ford va changer tout cela : c’est dire qu’il va changer la nature même des besoins de l’homme occidental et surtout de la conscience que l’homme a de ses besoins, en faisant passer au premier rang le plus artificiel de tous et le dernier venu dans l’histoire de nos rêves. Voyons l’intrigue.

Ford observe d’abord que le public ne s’intéresse aux voitures automobiles que par esprit de compétition. L’idée d’aller plus vite amuse l’Américain. Ford, sans plaisir, décide de jouer ce jeu. La même année 1903, il gagne sa première course de vitesse. Et, dans la foulée de ce succès, il fonde la Ford Motor Company, qui va faire de l’histoire. Il a quarante ans.

Pour remédier à l’absence de demande, voire à la « répugnance du public devant la machine », il imagine le grand, le vrai, le seul moyen de créer un besoin là où il n’existe pas : la réclame, comme on dit alors.

Dans sa première brochure publicitaire, il fait écrire : « L’auto peut vous mener n’importe où, où il vous plaît d’aller… pour vous reposer le cerveau par de longues promenades au grand air et vous rafraîchir les poumons grâce à ce tonique des toniques : une atmosphère salubre. »

Il invente la technique des slogans, des histoires farfelues, des vantardises énormes : « Envoyez-nous vos vieilles boîtes de conserve, vous recevrez un camion ! » Et le quidam qui a envoyé deux boîtes reçoit huit jours plus tard cette dépêche : « Camion prêt. Que devons-nous faire de la seconde boîte ? »

En 1910, il introduit le modèle T, disgracieux mais facile à réparer, et qu’il va s’entêter à faire durer seize ans sans nul changement, même de couleur : elle restera noire jusqu’au bout, laide mais utile. D’ailleurs, il ne cessera de faire baisser son prix au fur et à mesure de l’accroissement de la production et des besoins artificiels créés par sa publicité. (La Volkswagen d’Hitler traduit la même idée.) En 1909, il vend 18 000 voitures. En 1919, près d’un million de voitures. En 1924, 7000 par jour. Aujourd’hui, les États-Unis en produisent 12 millions par an.

Quand Henry Ford meurt en 1947, rassasié de jours et milliardaire, la General Motors et la Ford Company sont les deux plus grandes firmes du monde. À peine âgée d’un [p. 166] demi-siècle, l’industrie de l’auto domine la conjoncture et détermine l’évolution mondiale de toutes les autres industries.

Elle est née du fantasme d’un préadolescent fasciné par l’idée de partir au hasard des chemins de campagne, « n’importe où il vous plaît d’aller », au volant d’une « machine de route » qui n’obéirait qu’à ses humeurs, tandis que la locomotive sur « voie ferrée », mise sur des rails une fois pour toutes, semble le symbole même de la contrainte.

Or, l’auto qui devait servir à l’évasion mène d’abord au bureau, à l’usine. Elle devait « rafraîchir les poumons », elle les pollue et cancérise. Elle devait permettre d’aller vite, et elle ne fait que 4 km à l’heure — qui est l’allure d’un piéton peu pressé — dans le centre de nos grandes villes, qu’elle asphyxie. Elle devait libérer, elle asservit. Ivan Illich a calculé que l’Américain moyen qui roule ses 10 000 km par an, se voit contraint pour payer sa voiture, son essence, son garage, ses impôts, de consacrer tant de journées de travail qu’au total ses 10 000 km lui auront pris 1700 heures de son temps, et cela fait du 6 km/h !

Le rendement de l’automobile est resté jusqu’à ce jour l’un des plus faibles dans le monde des machines : les voitures américaines rejettent par les tuyaux d’échappement 87 % de l’énergie qu’elles consomment. Mais le rendement négatif, en morts et en blessés, ne cesse de s’améliorer : le nombre des morts est actuellement de 280 000 par an, et celui des blessés de 13 millions. La voiture est la première cause de décès des moins de 25 ans aux États-Unis.

Il y a certes dans le monde plus de morts par le cancer que par l’auto, mais un grand nombre de cancers sont dus aux pollutions qui ont l’auto pour cause.

Et, surtout, la voiture devenue signe de statut social, ou de puissance, crée des besoins qui outrepassent largement la sobre utilité que Ford vénérait. Les jeunes gens prennent leur voiture pour faire 300 mètres, moins par paresse que par une petite peur d’avoir l’air bête si on les voyait marcher. Un chauffeur de taxi parisien me dit : — Je ne comprends plus les jeunes. Mon fils s’est acheté une voiture. Le dimanche soir, je lui demande : où as-tu été ? qu’est-ce que tu as vu ? qu’est-ce que tu as fait ? Il me répond : 300 kilomètres.

Partir au hasard sur les routes, c’était donc cela ? On [p. 167] a vu que le projet fondamental de Ford est né d’un rêve d’évasion campagnarde hors des voies imposées de la civilisation, ces « chemins de fer » au nom évocateur d’une dure contrainte, tandis que le préfixe auto évoque la liberté de l’individu. Mais il s’en faut que l’invention ait été adaptée à ces fins. Elle n’a même pas été calculée pour répondre aux besoins pratiques, utilitaires, comme on le voit dans nos villes embouteillées. Si je veux aller vite à coup sûr, ou si je veux rester libre de rêver, c’est justement un train que je vais prendre. Dans mon wagon, je lis, je dors, je mange, je puis marcher, regarder ce qui passe, fermer les yeux, méditer à loisir. Au volant, rien de pareil : tout ce que je puis lire, ce sont des chiffres, des panneaux publicitaires, des conseils ou des ordres de la police routière. Si je mange, ce n’est guère qu’un sandwich, et d’une main. Si je rêvasse, un klaxon me réveille brutalement. Et si je m’endors, c’est pour toujours.

Au lieu de la libération rêvée par Ford, nous avons accepté en fait l’asservissement au rythme des machines, et la manie de la compétition — vitesse, mode, ou prix — qui accentue les traits psychologiques les plus antisociaux de notre nature, et les plus névrotiques de notre société. Aller plus vite que les autres, aller plus vite en soi, donne aux impuissants de l’intellect, du sexe ou de l’affectivité, dès 18 ans, les moyens surpuissants de se venger sur le repos et la sécurité des autres. Rouler devient une fin en soi, et ce besoin dont on a vu qu’il est presque entièrement artificiel, a investi en moins d’un demi-siècle notre vie quotidienne et le budget de l’État.

Inversion des moyens et des fins, qui a trouvé sa formule prudhommesque dans la déclaration de Georges Pompidou à propos de la voie express qui menaçait de détruire les derniers quais de la Seine : « Il est temps que Paris s’adapte à l’automobile. »

Cela peut se corriger, dira-t-on ? Hélas non, car plusieurs séries de conséquences irréversibles, et au surplus indépendantes les unes des autres, sont d’ores et déjà déclenchées.

L’auto a provoqué le plus grand bouleversement de la société occidentale depuis Napoléon Ier.

L’auto a tué la ville en permettant de lui donner une extension kilométrique qui fait éclater toute communauté, et un encombrement qui rend impraticable l’usage quotidien [p. 168] des commodités qui font la raison d’être d’une cité — transports, marché, culture, beauté des perspectives, sécurité, surprises de la rue, vie des places. Chassant les piétons des artères livrées au « fleuve des voitures » et des places transformées en parkings, l’auto dévaste ou interdit les lieux où se formait l’opinion vivante au gré des rencontres et des attroupements. L’auto rend la ville invivable par des embouteillages qui ressemblent à des infarctus ; irrespirable par ses émanations asphyxiantes qui forment 69 % de la pollution atmosphérique de Tokyo, par exemple ; inadministrable, du fait que 40 % des investissements d’une capitale comme Paris sont absorbés par la « modernisation de la voirie » qu’exige l’auto, au détriment du logement et de la culture101 ; bref, l’auto a rendu la ville à tel point insensée que tous les samedis elle se vide — et c’est encore grâce à elle — d’un tiers de sa population qui fuit en masse vers la solitude des campagnes.

C’est ainsi que la pollution urbaine s’étend à l’ensemble du territoire. Parce qu’il ne peut plus vivre en ville, le citadin se rue sur la campagne et ne tarde pas à la dénaturer. Au sens écologique aussi, Paris crée le désert français. Du fait de l’auto, 18 % du territoire de la Hollande est bétonné, et ce sera sous peu 25 %. Chaque petit coin tranquille, aussitôt repéré, est envahi par mille campeurs. L’auto détruit tout ce qu’elle permet de découvrir, à commencer par les plus beaux paysages, que l’on tronçonne et que l’on saigne, et que l’on bétonne pour permettre à des foules d’aller voir où ils furent avant la ruée bovine de leurs admirateurs — mais ce qu’ils furent est à jamais perdu.

L’auto, qui a provoqué la demande de pétrole, lequel arrive par mer en Occident, est responsable de la pollution des océans par les tankers. Et cette pollution est la cause (voir plus haut, page 34) non seulement de la ruine de pêcheries prestigieuses, mais probablement des famines qui ravagent aujourd’hui l’Afrique noire. Des variations de 2 à 5 % dans l’évaporation des mers peuvent déterminer des [p. 169] changements de climat, qui à leur tour peuvent anéantir des millions d’hommes.

Ces enchaînements irrationnels et désastreux pour de très larges pans de l’humanité deviennent subitement ridicules, voire grotesques, si l’on passe au plan politique national et international. « Les grandes compagnies pétrolières financent les campagnes électorales et présidentielles », nous apprend Ralph Nader, qu’on n’a pas réfuté. À la corruption intérieure répond l’humiliation extérieure. En suspendant l’ensemble de ses industries à celle de l’auto, donc au pétrole, l’Occident s’est rendu dépendant de quelques petits émirats, du royaume saoudien, et de la dictature d’un colonel libyen, mahométan de l’espèce intégriste (on sait que les colonels « chrétiens » sont seuls « fascistes », les autres sont « anti-impérialistes »).

Il s’agit là de contrecoups plus ou moins accidentels du développement d’une industrie dont la croissance normale eût bien suffi à créer des désastres. Mais il y a mieux. L’accident totalement imprévisible selon le Hudson Institute, c’est la crise monétaire qu’à leur caprice peuvent provoquer les émirs pétroliers, le roi de droit divin et le colonel de gauche qui déclare au journal Le Monde qu’il peut « détruire l’économie européenne ». Les émirats détenaient en 1973 une vingtaine de milliards de dollars, car c’est en cette monnaie que le pétrole est payé. Vers 1980, si tout va dans le même sens, ce seront au moins 60 milliards de dollars qui chercheront où se placer dans le monde, une fois saturés les modestes réseaux d’autoroutes et les capacités de consommation de ces pays. La masse énorme de pétrodollars qu’ils peuvent jeter sur le marché mondial évoque l’image d’une très grosse boule de pierre libérée en pleine tempête sur le pont d’un bateau, dévastant tout.

L’épuisement des ressources connues de pétrole, exploitées aux prix d’aujourd’hui, est prévu pour l’année 2000, au rythme actuel du gaspillage motorisé. Nos gouvernements n’y croient pas ou du moins le disent publiquement : ils touchent 60 % sur la vente de chaque litre. Il s’agit donc d’étouffer dans le public jusqu’au pressentiment d’une fin possible du jeu de l’offre auto et de la demande pétrole ; mais, en même temps, de se préparer à la relève qu’on sait inévitable, d’où les investissements des pétroliers et des capitalistes du tiers-monde dans les centrales nucléaires. Vendre cinq fois plus cher fera vendre moins vite. Vendre [p. 170] moins vite fera durer le plaisir. La politique des princes arabes est cohérente, ils réagissent très raisonnablement au diagnostic du club de Rome. Ils amassent des fortunes en croissance exponentielle qui les mettraient, selon la déclaration récente du petit-fils de Henry Ford, en mesure de racheter la General Motors et la Ford Company, s’ils le voulaient : et voilà une boucle bouclée.

Résumons-nous : en 1899, personne n’a besoin de l’auto. Mais Henry Ford réussit à l’imposer au monde en quelques dizaines d’années, et voici nos villes invivables, le bétonnage universel, la nature défigurée, la morale quotidienne et publique dégradée, l’industrie et l’économie tout entières suspendues à l’auto, qui est elle-même suspendue aux ressources de pétrole, qui dépendent de la politique des Arabes, laquelle est déterminée par l’existence d’Israël, qui n’a été rendue possible et nécessaire que par les camps de la mort de cet Hitler qu’un Herman Kahn n’eût pas prévu.

Les effets de l’auto, difficilement prévisibles

Imaginons maintenant une équipe de futurologues, chargée de prévoir, aux débuts de ce siècle, l’histoire que l’on vient de résumer. Je dis que leur tâche est impossible. Trop de facteurs entreront en jeu, qui ne sont pas tous prédéterminés (comme la nature du combustible : le pétrole n’est pas seul possible, ou le réseau des autoroutes) et dont certains seront même purement fortuits (comme la localisation dans le monde arabe des principaux gisements pétrolifères). Surtout comment prévoir tout ce que nous savons bien qui est arrivé : les interactions de ces facteurs, leurs combinaisons par deux ou par trois, et les répercussions de ces combinaisons sur le corps social, sur la santé mentale des citadins, sur les mœurs sexuelles des jeunes gens, ou sur le sort du futur État d’Israël ?

Comment prévoir que la publicité — encore discrète à cette époque, c’est autant dire inexistante — réussira en une vingtaine d’années à faire changer de signe les pronostics tirés de la « répugnance » du public devant l’auto, laide, bruyante, qui empeste, et pour laquelle « il n’y a pas de demande », au point de rendre cette même machine bientôt acceptable, puis désirable et finalement indispensable ?

[p. 171] Comment prévoir le doublement de la population du globe entre 1930 et 1975, son incidence combinée avec celle de la technique du béton armé pour créer des villes énormes exigeant des transports par auto, d’où pollution de l’air, bruit et nervosité, que le citadin fuira dans les campagnes, par des autoroutes multipliées, lesquelles tueront l’humus, et la paix des campagnes, etc. ?

Comment prévoir les deux guerres mondiales, et même en les prévoyant, qu’elles multiplieront par cent, mille et cent-mille les « besoins » en pétrole pour les voitures militaires, les chars, les avions et les bateaux de guerre ?

Comment prévoir, enfin, la crise de 1973, née de la conjonction des deux séries que je nomme l’auto et Hitler, dans le monde arabe, premier fournisseur de pétrole, alors que Hitler lui-même n’était pas prévisible par la prospective scientifique, et que ne l’était pas davantage l’attitude « réaliste » de la plupart des gouvernants européens cédant au chantage pétrolier (émirs et sociétés complices) pour assurer leurs revenus fiscaux et ne pas indisposer l’électorat, dont on nous assure qu’il exige de passer ses dimanches sur les routes ?

Les prévisions elles-mêmes imprévisibles

Il y a plus. Par une sorte de suprême ironie de l’histoire, qui n’aime pas qu’on prétende la deviner, c’est l’intervention même de certaines prévisions qui a déclenché la crise, posant du même coup la limite autoréglée de toute prospective.

Car la crise de l’automne 1973 a bien sûr résulté sous nos yeux du conflit entre le monde arabe, détenteur d’un produit valorisé par le succès mondial de l’auto, et l’État d’Israël, créé en Palestine à la suite des forfaits hitlériens. Mais on sait aujourd’hui que le motif « sioniste » n’a guère servi que de prétexte. Les vrais motifs de l’embargo sur le pétrole ne sont pas là. Si l’on en croit le plénipotentiaire d’un émirat s’adressant au Premier ministrea japonais, ce sont les prévisions des « savants de Harvard » qui ont convaincu les émirs de l’épuisement probable de leur or noir avant trente ans au rythme actuel du gaspillage occidental. C’était aussi ce que prévoyait le Rapport Meadows. Les gouvernants de l’Occident n’en ont tiré nulle conséquence, parce qu’ils ne veulent croire qu’à la croissance102. [p. 172] Les émirs ont été plus réalistes. Saisissant le prétexte de la guerre du Kippour, où pas un seul d’entre eux ne s’était engagé, ils décident l’embargo, la réduction de la production et le triplement des prix du brut, toutes choses d’ailleurs très raisonnables, puisqu’il s’agit maintenant de faire durer le pétrole, dût-on investir à cette fin dans les centrales nucléaires de l’Occident, ce que font aussi les magnats du pétrole et les grands producteurs d’énergie électrique.

Et voilà la raison majeure de l’incapacité où nous étions de prévoir la crise du pétrole : nul ne peut prévoir aujourd’hui quelles prévisions seront faites demain, et encore moins dans quelle mesure elles seront crues, et dans quels délais, et par qui.

Cette action de la prévision sur l’événement, sur le présent, a de quoi rendre très sceptique sur la valeur des prévisions en général, du point de vue de la pure connaissance. Mais sans elle, tout demeure théorique et virtuel. L’agir et le savoir, variables conjuguées, sont donc en relation d’incertitude, tout comme le sont la vitesse et la position d’une particule, selon Heisenberg.

D’autres exemples de rétroaction de la prévision sur l’événement nous sont donnés par la régression du taux des naissances tant en Europe qu’au Japon. Je relevais, dès 1970, que « les prévisions si souvent publiées depuis le milieu de ce siècle quant aux effets de “l’explosion démographique” (2 500 000 hommes au km2 en l’an 2400 selon le rapport Nixon paru fin 1969), exercent d’ores et déjà des effets certains, même s’ils sont malaisément mesurables, sur l’évolution prévue : ils contribuent à la freiner. La vision angoissante projetée par les démographes a déclenché des processus variés d’inhibition, dont le plus évident est l’abaissement du seuil de résistance à la propagande pour les moyens de contraception en général et la pilule en particulier. On peut prévoir dès lors que les premières prévisions se révéleront inexactes en suite d’un phénomène de régulation de l’évolution démographique par la rétroaction de la vision d’avenir. En d’autres termes, la vision deviendra fausse parce qu’elle était juste au début ; [p. 173] ou, pour pousser à la limite : l’utilité (l’efficacité) de la prévision se mesurera à son inexactitude finale103 ».

Non, l’avenir de l’auto n’était pas prévisible, parce que le besoin de cette mécanique n’est pas inscrit au cœur de l’homme, n’y est pas lisible, et que sa production en masse n’était réponse à nul défi vital.

C’est Hitler, au contraire, qui, pour ces mêmes motifs, était bel et bien prévisible, était lisible dans les rêves qui trahissaient nos frustrations communautaires — et, de fait, a été prévu. (Comme on va le voir.)

Et cependant… Si l’évolution techno-économique de l’auto n’était pas inscrite dans les chiffres, son avenir de catastrophe sociale était bel et bien prévisible dans le sentiment de ce que, par le succès de Ford, elle menaçait de léser pour longtemps au plus intime de l’homme moderne : à savoir ses besoins réels, ses désirs et ses finalités. Je l’avais écrit dès 1928. Qu’on me permette de souligner la date : l’automobile avait à peine trente ans.

« Le péril Ford104 »

« On a trop dit que notre époque est chaotique. Je crois bien, au contraire, que l’histoire n’a pas connu de période où les directions d’une civilisation apparaissent plus nettement.

» Un certain ordre s’élabore, ou, pour mieux dire, une organisation générale de la vie mondiale. Toutes les forces du temps y concourent obscurément ; et, pour peu que cela continue, pour peu que la bourgeoisie intellectuelle persiste à jouer l’autruche, l’avènement de cette organisation toute-puissante n’est plus qu’une question de quelques années105. Mais peut-être est-il temps encore… Ici et là, quelques cris s’élèvent dans le désert d’une époque déjà presque abandonnée par l’Esprit. À l’heure de toucher aux buts que sa civilisation poursuit depuis près de deux siècles, [p. 174] l’Occidental est saisi d’un étrange malaise. Il soupçonne, par éclairs, qu’il y avait peut-être dans ces buts une absurdité fondamentale. L’infaillible progrès aurait-il fait fausse route ? Est-il temps encore de le détourner du désastre spirituel vers lequel il entraîne l’Occident ?

» Cris dans le désert. Déserts des villes fiévreuses où le fracas des machines couvre déjà la plainte humaine…

» …L’homme moderne recule devant l’évidence de la banqueroute prochaine de sa civilisation. Il répugne à admettre qu’une époque entière ait pu se tromper, et se tromper mortellement.

» Il suffit pourtant de regarder autour de nous et d’en croire nos yeux.

» Je prends Henry Ford comme un symbole du monde moderne, et le meilleur, parce que personne ne s’est approché plus que lui du type idéal de l’industriel dans le monde capitaliste. Le succès immense de ses livres, sa popularité universelle, sont signes que l’époque a senti en lui son incarnation la plus parfaite. »

« Se fordiser ou mourir », écrivait récemment un économiste.

Sous l’intertitre suivant : « M. Ford ou la philosophie de ceux qui n’en veulent pas » je donnais la recette de ses succès :

« Par le procédé très simple de la répétition, on fait croire aux gens qu’ils ne peuvent plus vivre heureux sans auto. Voilà l’affaire lancée. La passion de Ford se donne libre cours. Il ne s’agit plus maintenant que de lui donner une apparence d’utilité publique.

» À chaque page de ses livres, on pourrait relever les sophismes plus ou moins conscients par lesquels il prétend ramener le bénéfice de la production à celui du consommateur. Prenons cette petite phrase qui n’a l’air de rien : “Nul ne contestera que, si l’on abaisse suffisamment les prix, on ne trouve toujours des clients, quel que soit l’état du marché.” Il semble que cela soit tout à l’avantage du client. Mais quelles sont les causes réelles de cet abaissement de prix — la concurrence n’étant bien entendu qu’une cause accessoire ? Dire que l’état du marché est tel que le client n’achète plus, cela signifie parfois que la marchandise est momentanément trop chère, mais surtout que le besoin qu’on a de tel objet est satisfait ou a disparu. Il semble alors que l’industriel n’ait plus qu’à plier bagage. Mais c’est ici que Ford montre le bout de l’oreille, et que son but réel est la production pour elle-même, non pas le plaisir ou l’intérêt véritable du client. Le besoin ayant disparu, la production devant se maintenir, il n’y a qu’une solution : recréer le besoin. Pour cela, on abaisse les prix. Le client fait la comparaison. Il croit qu’il va gagner cinq francs en achetant cinq francs moins chers un objet que, sans cette baisse, il n’eût pas acheté du tout. Autrement dit, il est donc trompé par la baisse, et la tromperie était préméditée.

» Le scandale, à mon sens, n’est pas que l’industriel ait forcé (psychologiquement) le client à faire une dépense superflue ; le scandale est qu’il l’ait trompé sur ses véritables besoins. Car cela va bien plus profond, cette tromperie-là. Elle peut amener, en se généralisant, une sorte de suicide du genre humain, par perte de son instinct de préservation, d’autorégulation et d’alternances.

» Ford a créé un second dimanche dans la semaine, “retouché l’œuvre de la création”, comme dit Guglielmo Ferrero. Le bon peuple s’extasie. Il ne peut voir la duperie : ce jeu du chat et de la souris. Si Ford relâche les ouvriers, et leur donne une apparence de liberté, c’est pour mieux les prendre dans son engrenage. L’emploi de leurs loisirs est prévu. Il est déterminé par la réclame, les produits Ford qu’il faut user, etc. Il a pour but véritable d’augmenter la consommation. Il rend plus complet l’esclavage de l’ouvrier, puisqu’il englobe jusqu’à son repos dans le cycle de la production. Cercle vicieux : plus la production s’intensifie, plus il faut créer de besoins et de loisirs. Or, l’industrie ne peut subsister qu’en progressant. Mais la nature humaine a des limites. Et le temps approche où elles seront atteintes.

» On peut se demander jusqu’à quel point Ford est conscient des buts et de l’avenir de son effort. Pour mon compte, je crois que l’idée fixe de produire peut très bien envahir un cerveau moderne au point d’en exclure toute considération de finalité. »

Au sujet de ces finalités :

« Si l’esprit nous abandonne, c’est que nous avons voulu tenter sans lui une aventure que nous pensions gratuite : nous avons cherché le bonheur dans le développement [p. 176] matériel, avec l’arrière-pensée sournoise que, si cela ratait, on gardait toutes les autres chances. J’accorderai que le progrès matériel n’est pas mauvais en soi. Mais par l’importance qu’il a prise dans notre vie, il détourne la civilisation de son but véritable ; aller à l’Esprit, y conduire les peuples. Ainsi, détournant de l’essentiel une grande part des forces humaines, il travaille contre l’Esprit. »

Je voyais qu’il fallait choisir :

« 1. — Accepter la technique et ses conditions. Dans cette mécanique bien huilée, au mouvement si régulier qu’il en devient insensible et que la fatigue semble disparaître, l’homme s’abandonne à des lois géométriques. Un jeu de chiffres d’horlogerie calculé une fois pour toutes et qu’il sent immuable comme la mort le restitue au monde vers cinq heures du soir, dans la détresse des dernières sirènes. Au monde, c’est-à-dire à une nature dont l’usine lui a fait oublier jusqu’à l’existence, et à une liberté qu’il s’empresse d’aliéner au profit de plaisirs tarifés, soumis plus subtilement encore que son travail aux lois d’une offre et d’une demande sans rapport avec ses désirs réels, et dont il subit docilement l’abstraite et commerciale nécessité. Ennui, fatigue, sommeil sans prière106.

» Cela s’appelle encore vivre. Mais l’homme qui était un membre vivant dans le corps de la nature, lié par les liens les plus subtils et les plus profonds à tous les autres membres de la nature, choses, bêtes et anges — le voici devenu sourd à cette harmonie universelle, incapable d’en comprendre les correspondances divines et humaines, insensible même à sa déchéance, abandonné à la lutte tragique et absurde des lois économiques et des exigences les plus rudimentaires de son corps.

» Il a perdu le contact avec les choses naturelles, et par là même, avec les surnaturelles. Il en ressent une vague et intermittente détresse — qu’il met d’ailleurs sur le compte de sa fatigue. Neurasthénie.

» La conquête du confort matériel l’a laissé oublier les valeurs de l’esprit au point qu’il n’éprouve plus même cette carence ; seulement, peu à peu, il découvre qu’il s’ennuie profondément ; fatigué de trop de satisfactions matérielles, il a laissé se détendre, ou il a cassé les ressorts [p. 177] de sa joie : l’effort libre et généreux, le sentiment d’avoir inventé ou compris par soi-même, la liberté et une certaine durée normale et capricieuse dans le plaisir, la conscience de ses besoins et de ses buts propres, humains et divins.

» Mauvais loisirs. Ford lui a donné une auto pour aller admirer la nature entre 18 et 19 heures : vraiment, il ne lui manque plus rien — que l’envie.

» Mauvais travail. Il a perdu le sens religieux, cosmique, de l’effort humain. Il ne peut plus situer son effort individuel dans le monde, lui attribuer sa véritable valeur. Il sent obscurément que son travail est antinaturel. Il le méprise ou le subit, mais, jusque dans son repos, il en est l’esclave.

» Pour s’être exclu lui-même de l’ordre de la nature, il est condamné à ne plus saisir que des rapports abstraits entre les choses. Il ne comprend presque plus rien à l’Univers.

» Par la technique, l’Occidental a prétendu maîtriser la matière et parvenir à une liberté plus haute. Or, la technique a révélé des exigences telles que l’esprit ne peut les supporter. Il abandonne donc la place, mais c’est pourtant lui seul qui nous permettrait de jouir de notre liberté. La victoire mécanicienne est une victoire à la Pyrrhus. Elle nous donne une liberté, dont nous ne sommes plus dignes. Nous perdons, en l’acquérant, par l’effort de l’acquérir, les forces mêmes qui nous la firent désirer.

» 2. — Accepter l’esprit, et ses conditions. Je dis que les êtres encore doués de quelque sensibilité spirituelle deviennent par le seul fait de rester eux-mêmes dans un monde fordisé, des anarchistes. Car l’Esprit n’est pas un luxe, n’est pas une faculté destinée à amuser nos moments de loisir. Il a des exigences effectives ; et ces exigences sont en contradiction avec celles que le développement de la technique impose au monde moderne.

» Ces êtres, d’une espèce de plus en plus rare, qui savent encore quelque chose de la vie profonde, qui voient encore des vérités invisibles, qui gardent, par quelle grâce ? un peu de cette connaissance active de Dieu que nos savants nomment mysticisme et considèrent comme un “cas” très spécial — on les écarte des engrenages où ils risqueraient de faire grain de sable. Ils se réfugient dans ce qu’on pourrait appeler les classes privilégiées de l’esprit : fortunes oisives ou misères sans espoir. On en rencontre [p. 178] encore parmi les jeunes gens, jusqu’aux jours où, comme on dit, sans doute par ironie, “la vie les prend”.

» Irréguliers aux yeux du monde ; la proie d’on ne sait quelles forces occultes sans doute dangereuses, puisqu’elles les rendent inutilisables dans les rouages de la vie moderne.

» Le triomphe de Ford réduira l’Esprit à devenir l’apanage d’une sorte de franc-maçonnerie de quelques centaines d’individus. Et cette franc-maçonnerie sera bientôt traquée avec la dernière rigueur : avec la rigueur de la nécessité — puisqu’elle est inutile au grand dessein matérialiste de l’Occident.

» La logique, parlant par la bouche de Ford : “Inutile, donc à détruire.” Ford a raison, une fois de plus. Pas de compromis possible de ce côté. Mais du nôtre ?

» “Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon”, dit l’Écriture.

» Je ne pense pas qu’une attitude réactionnaire qui consisterait à vouloir en revenir à la période pré-industrielle soit autre chose qu’une échappatoire utopique. Nous avons mieux à faire, il n’est plus temps de se désintéresser simplement des buts — si bas soient-ils — d’une civilisation sous le poids de laquelle nous risquons de périr. Il se prépare déjà des révoltes terribles107, celles d’un mysticisme exaspéré, devenu presque fou dans sa prison.

» Les intellectuels d’aujourd’hui ont une tâche pressante : chercher s’il est possible d’échapper au fatal dilemme. Premier pas vers la solution : reconnaître l’existence du dilemme. Second pas : en poser les termes avec netteté et courage. Pour le reste, je pense que c’est une question de foi. »

 

À partir de cette prise de position qui n’était qu’un avertissement, il semble qu’on eût pu prévoir et modifier, intervenir dans le processus… L’écho fut nul, bien entendu. Que pouvaient signifier dans ces années des notions telles qu’autorégulation, limites, finalités, liens avec la nature, et ces irréguliers vivant en marge ?

Il est rare que celui qui voit et celui qui fait se confondent. Marx n’avait certes pas prévu l’ascension de la Russie au xxe siècle jusqu’au rang de deuxième Grand du monde. Tocqueville l’annonçait, en revanche, sur un ton de lucidité désabusée. Mais c’est grâce à l’action de Marx que la prédiction de Tocqueville s’est vérifiée. Ainsi Marx est devenu responsable de ce qu’il n’avait pas su prévoir. Et Tocqueville n’a rien fait — et ne pouvait rien faire — pour modifier ce qu’il avait exactement prévu.

Critères pour demain déduits des carences d’hier

Essayons après coup d’imaginer sinon une méthode véritable, du moins un ensemble de procédés prospectifs qui eussent été capables d’orienter une politique de l’innovation technologique en général, et tout d’abord de l’automobile.

Ces procédés ou critères prospectifs me semblent faciles à déduire de ce que l’on n’a pas fait dans les débuts, et que la suite a montré que l’on aurait dû faire.

Les futurologues supposés de 1900 eussent été hors d’état de prévoir l’histoire de fous qu’initiait Henry Ford sous leurs yeux, parce qu’ils partageaient avec lui le plus clair de leurs préjugés quant aux fins de notre existence. Comment prévoir les effets d’une machine sur l’humanité quand on ignore à ce point ce qu’est l’homme ? Quand on le réduit à des fonctions de main-d’œuvre et de consommation, sans même se rendre compte qu’on le réduit ? Quand on voit dans le travail la clé de toute morale, et quand on fait d’insensibilité vertu ?

Il eût fallu des sages, conscients de ce qu’ils étaient et des limitations qui en résultaient, et décidant en conséquence de recourir à des critères indépendants de leur milieu : donc à des critères spirituels, métaphysiques, éthiques et religieux, mais aussi aux avis de quelques hommes sensibles.

(En formulant maintenant ces critères d’exclusion, je pense bien entendu à leurs applications aux projets de centrales nucléaires.)

1. Personne, vers 1900, ne semble avoir pensé à calculer l’avenir prochain en tenant compte de l’hypothèse d’un succès total de l’auto, au point de vue de la production, de la vente et des profits, de leurs effets sur la société, sur la nature et, finalement, sur le bonheur humain.

Il est vrai que ce succès total a été rendu possible, en fait, par les deux guerres mondiales, dont Herman Kahn [p. 180] admet si facilement que sa méthode n’aurait pu les prévoir. Désormais, nous savons que le pire danger d’une innovation technique peut provenir de sa réussite et non pas, comme le pense un fabricant, de son seul échec.

La première question à poser devant une innovation technique sera donc celle-ci : en cas de succès total, quels seront ses effets ?

2. Le recours à des critères moraux respectés dans tout l’Occident eût induit à rejeter le travail à la chaîne, qui réduit la personne à l’état d’instrument, contrairement au précepte fondamental de Kant, et qui justifie la phrase de Marx sur l’ouvrier que le travail industriel transforme en « complément vivant d’un mécanisme mort ».

D’où un deuxième critère : écarter délibérément toute innovation dont l’une des conditions de succès s’annoncerait comme incompatible avec la liberté de la personne.

3. L’idée de créer de très grandes unités de production est née du seul souci de « rationaliser » pour augmenter le profit aux dépens de la main-d’œuvre, et la puissance de quelques-uns au mépris du mieux-être de la masse ouvrière. Ainsi naquit la ville enfer de Détroit. Ainsi se renforcèrent par la suite nos États, maîtres de grands, toujours plus grands travaux qu’ils sont seuls en mesure de financer grâce aux impôts qu’ils lèvent sur les hydrocarbures, et abusant de ce monopole pour accroître sans freins le pouvoir centralisé, et dévaster les champs d’intervention civique.

Notre troisième critère sera le complément du second, comme la responsabilité l’est de la liberté : refuser toute innovation qui entraînerait nécessairement ou favoriserait par sa nature des entreprises de taille monstrueuse, et des concentrations toujours croissantes de pouvoir, aux dépens de l’autonomie des communautés locales et régionales et de la participation des citoyens à leur gestion.

4. Le quatrième critère nous est devenu familier depuis quelques années seulement. Il nous commande d’éviter tout ce qui pollue notre milieu social ou naturel, et de même tout ce qui menace d’épuiser à court terme les ressources naturelles non renouvelables, en vertu d’une croissance exponentielle des besoins.

5. On a vu que les pionniers de l’automobile, puritains du petit peuple du Middle West, érigeaient en vertu virile l’insensibilité aux facteurs non mesurables de confort, de [p. 181] beauté, d’aisance à vivre. On comprend qu’ils n’aient pas enregistré tous les signes sensibles qui pouvaient avertir : fracas, laideur, fumées toxiques, danger permanent d’écraser le corps humain par le poids et la dureté des matériaux. Combien de nouveaux ouvriers n’ont-ils pas été traités de « femmelettes » pour leur réaction contre ce bruit que la médecine appelle aujourd’hui « agresseur de l’organisme », écrit Bertrand de Jouvenel108, et il déduit de cette observation l’une des rares idées neuves et hardies de ces dernières décennies : « Supposons qu’au lieu de tourner en dérision les hommes les plus sensibles, nous les utilisions comme des “indicateurs” enregistrant l’apparition des fléaux sociaux, bien avant que la foule en ait pris conscience ; et supposons que dès la première réaction de ces “indicateurs”, une amende soit imposée aux auteurs de ces méfaits ; il est probable qu’alors le coût de la production de ces fléaux sociaux pousserait à les éviter. » Notre cinquième critère consistera simplement à faire confiance au plus sensible.

Conclusions sur la prospective

Bien des problèmes posés par la prospective en général s’évanouiraient, si l’on s’en tenait à l’évidence que la futurologie « scientifique » ne peut prévoir que du calculable, et que le calculable est rarement décisif, quoique utile à savoir sectoriellement. Ce n’est pas la technique qui fait l’histoire, mais nos désirs, dont la technique n’est que l’outil.

La futurologie devrait prévoir ce qui met en danger notre avenir. C’est ce qu’a fait d’une manière exemplaire le club de Rome. C’est ce que ne font pas, bien au contraire, les experts des grandes entreprises parce qu’ils sont au service des États et concluent toujours à plus d’armes, plus d’autoroutes, plus de centrales nucléaires, c’est-à-dire plus de moyens de pouvoir nécessairement centralisé.

Il nous faut une prospective au service de l’homme, non de l’État.

Quant aux grands événements qui font l’histoire, et qui [p. 182] ne sont pas calculables, ils sont prévisibles par la sensibilité. On peut sentir d’autres réalités que physiques et physiologiques — réalités sociales, culturelles, politiques. Quand les « indicateurs vivants », en ces domaines, ressentent au fond d’eux-mêmes quelque profond malaise du corps social, on doit être certain qu’il en résultera tôt ou tard de grands événements.

Ainsi prévoyaient-ils, dès 1932, les triomphes et le désastre, également « nécessaires », d’Adolf Hitler.