IV. Blockbusters visuels du Vingtième siècle

Béatrice Joyeux-Prunel & Nicola Carboni

Les images à succès de la première moitié du vingtième siècle sont loin de ressembler à celles qui font notre quotidien en ces années 2020. Jusqu'aux années 1940, les illustrations partagées dans le monde entier par le biais des périodiques témoignent d'un monde très différent, presque fantômatique. Les visages y sont quasi omniprésents - mais pas n'importe quels visages.

Portraits et bustes en abondance: trombinoscope d'un occident mâle et super individualiste?

 

 Un premier groupe d'images, les plus nombreuses, rassemble des portraits et des photographies de bustes. L’algorithme les regroupe d’autant mieux que ces illustrations se ressemblent toutes : prises sur un fond neutre, gris ou blanc, et de manière frontale, elles exposent les visages de milliers d'inconnus qui pourtant à leur époque faisaient l'actualité, voire la pluie et le beau temps.

Tant de portrait, ce n'est pas neutre. Ce corpus est le plus gros, le plus homogène, le plus mondial. Mais très occidental. Depuis l’Antiquité, à laquelle la forme plastique du buste fait référence évidente, une vision précise de l’humanité s’est imposée : celle d’une espèce dominée par sa tête – son crâne et son cerveau, son visage, son cou et ses épaules - ; certainement pas par ses organes reproducteurs ou sa digestion.

 

Voyant lors de nos premiers tests venir en majorité des bustes masculins, nous avons pensé, d’abord, que s’esquissait un sujet parfait sur le passé patriarchal et logocentrique l’Occident.

 

Mais s'agit-il d'une histoire d'hommes seulement? Où sont les femmes dans ces images?

Le christianisme en fond d’écran

Notre corpus d'images révèle aussi le visage d’une civilisation : la civilisation chrétienne.

Quel volet du christianisme se diffuse en image ? D’abord celui de la femme – la vierge, parfois seule, parfois mère à l’enfant. Puis celui des églises, des architectures gothiques ou romanes, des frontons. Les objets de culte - nous nous y attendions peu - sont nombreux également (ostensoirs, reliquaires, encensoirs...). 

Les images du christianisme européen sont plutôt celles de mères, de bâtisseurs, de lieux de fierté comme de refuge. Pas d’images – du moins nous n’en avons pas encore trouvé – relatives à d’autres religions, et en particulier au judaïsme.

 

Est-ce une religion du rite et du dogme qui circule dans ces périodiques illustrés ? pas vraiment.

Les reliquaires sont des objets fabriqués pour contenir les restes de saints, ces reliques proposées à la vénération des fidèles dans une chapelle votive, lors d’une célébration ou d’une procession en l’honneur du saint. Mais les images qui les véhiculent sont publiées dans des contextes non religieux. Ces objets sont déjà considérés comme des objets d’art, des témoignages d’une excellence dans le maniement des métaux précieux et des pierreries. Ce sont des objets précieux, qu'étudient alors les historiens de l'art. On trouve peu voire pas de traces, dans les textes qui en accompagnent les images, d’une réflexion sur le rite et le culte. 

 

 

Pas, non plus, de photos de papes, peu ou pas de saints sauf la Vierge. L’image du Christ, qu’on aurait pu s’attendre à beaucoup retrouver, est beaucoup moins présente adulte qu'enfant, protégé par sa mère. Quant à la vierge, c'est bien l'image religieuse la plus représentée dans notre corpus de trois millions d'images. La géographie couverte par son iconographie (qu'il nous faudra préciser par une augmentation du corpus) est plus européenne, semble-t-il - mais ne se limite pas aux pays de tradition catholique.

Focus: Les vierges à l’enfant de l’Europe au premier Vingtième siècle

Les images d’art ont mieux circulé

 

Troisième groupe d'images plus international que les autres dans notre corpus : celui des images d'art. Par images d'art, nous entendons simplement des reproductions d'oeuvres d'art, peintures, sculptures ou gravures.

La plupart ont circulé dans les revues d'art - un type de périodique réservé à l'élite, une couche sociale plus internationalisée que celle des classes plus modestes.

Quels étaient les images favorites de cette élite, celles qui circulèrent le plus à l'échelle mondiale ?

Quelques blockbusters artistiques de la presse du premier XXe siècle...

Automobile, quand tu nous pris...

Quatrième et dernier gros blockbuster visuel du premier Vingtième siècle : l’ automobile.

 

 

Vue de profil le plus souvent, jamais vraiment de face, la voiture fait d’abord les plus belles pages des revues d’art de l’élite européenne de la fin de siècle. Puis elle se répand dans d'autres types de revues. Mais sous quelles formes ? Selon quels discours?

L'automobile ne fut pas acceptée tout de suite par les populations, bien au contraire. Comment comprendre son acceptation progressive ?

La circulation de plus en plus intense des images de voitures explique peut-être la familiarisation douce des publics internationaux à la civilisation de l'anthropocène...

 

Au fil des années, on voit s’élaborer des techniques publicitaires de plus en plus fines, pensées pour entretenir les logiques de désir et de mimétisme capables de créer des besoins incessants, dans le droit fil des meilleurs théories de la publicité (on pense à Propaganda d'Edward Bernays, paru aux Etats-Unis en 1928). De quoi comprendre notre dépendance ancienne à l'automobile, et les racines psychologiques de la civilisation de l'Anthropocène.

Avec moins d’images hier, y aurait-il eu aujourd'hui moins de désir pour les voitures, moins d'obésité, moins d'anxiété, moins de morts, moins de gaz polluants ?