Le cosmos des périodiques illustrés

Béatrice Joyeux-Prunel & Nicola Carboni

Les illustrations qui se ressemblent sont-elles publiées toujours dans le même type de revue ? ou traversent-elles les disciplines et les milieux sociaux ? Sont-elles capables de traverser les frontières, ou sont-elles condamnées à des espaces visuels nationaux ?

Une visualisation cosmique...

Voilà qui permettrait d’entrer en matière et de mieux comprendre ce qui relie nos images dans la mondialisation ; une cartographie dans l’espace et le temps, susceptible d’aider à repérer des constellations, des étoiles plus brillantes que d’autres, des météorites, des mobilités autant que des fixités dans cet espace multidimensionnel que construisent nos images.

Il nous a fallu du temps pour obtenir la visualisation la plus adaptée : une représentation spatiale de ces milliers de périodiques illustrés que nous avons rassemblés, liés les uns aux autres selon les villes qui se partagent leur publication. Il ne reste alors qu’à évoluer dans cet espace, et à en observer la géographie.

Villes en réseaux

 

Un graph qui présente les différentes revues publiées dans chaque ville. Chaque couleur représente un type de revue différent

 

On note, d’abord, des agglomérats plus gros que d’autres.

Ils traduisent la surreprésentation de certaines villes dans le corpus dont nous avons exploré et comparé les images. Plus exactement, certaines villes ont manifestement un rôle plus important dans une culture visuelle partagée internationalement au début du XXe siècle. Paris, Toulouse, New York, Marseille, Mulhouse, Buenos Aires, Hanoi, Tokyo, Barcelone, Cincinnati sont les dix villes les plus représentées. Nous n’imaginions pas avoir moissonné autant d’images pour Hanoi, Buenos Aires, Cincinnati ou Mulhouse et Toulouse. Il faut y voir pour une part un effet de source (certaines revues sont plus accessibles numériquement pour certains lieux, notamment pour Paris), mais aussi l’effet de la surreprésentation de certaines villes dans la mise ou remise en circulation d’images du monde entier. Un effet, donc, du système de production des images imprimées au début du XXe siècle.

 

La circulation des images ?
Une logique encore très nationale

 

Si certains groupes d’images proches connectent des villes, c’est le plus souvent au sein d’un même pays. Les logiques de la circulation des images sont d’abord très nationales.

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Les titres de la presse illustrée à grand tirage diffusent des corpus visuels traversant fort peu les frontières.

La publicité notamment, particulièrement répandue dans ces organes de presse, suit en grande majorité, et ce jusqu’aux années 1950, des logiques tout aussi nationales. On y reviendra dans un autre chapitre.

Seules quelques images traversent les frontières et font coaguler des périodiques d’origines nationales très différentes.

 

Nous pouvons toutefois déjà remarquer certaines tendances.

Les images provenant d'Allemagne sont plus interconnectées avec celles d'Europe de l'Est et avec le monde américain. La circulation visuelle entre Turin, Varsovie, Munich, Gdansk, Stuttgart et Heidelberg (pour ne citer que les plus présentes) est manifeste.

 

Autre tendance  importante dans nos données : le rôle de Paris, porte d'entrée dans le monde français.

 

Alors que la production visuelle est assez diffuse et présente dans tout le pays, les échanges visuels au niveau international ont Paris pour principal protagoniste. 

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Ci-dessus, un graphe qui affiche les échanges d'images entre différentes villes/pays. En vert les villes des États-Unis, en rouge celles d'Allemagne et en bleu clair celles de la France. Les détails sont plus visibles dans l'image ci-dessous, qui montre une riche interconnexion de groupes d'images entre différentes villes américaines, allemandes, polonaises et autrichiennes. A noter le rôle de Paris, principale interconnexion entre ces pays et la France.

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Revues en réseaux

Quels sont les images qui traversent le mieux les frontières ? Pour mieux le voir, changeons le référentiel de notre cosmos computationnel, en répartissant nos groupes d’images selon les domaines de prédilection des revues dans lesquelles les images sont publiés. Nous avons choisi de colorier les revues selon leur type (revue d’art, journal illustré, revue féminine, quotidien, revue d’avant-garde, etc.).

Au premier vingtième siècle, c’est d’abord par les revues d’art que les images traversent les frontières.

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Ce graphe illustre l'interconnexion entre nos périodiques et les groupes d'images proches isolés par la machine (clusters). Les nœuds sont colorés en fonction du type de revue considéré. La présence généralisée de nœuds verts et roses, met en évidence le rôle dans la circulation internationale des images des revues d'art et d'art moderne. Le troisième groupe de revues qui fait circuler le plus d'images entre périodiques est celui des revues humoristiques.

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Les revues d’art partagent, à l’échelle internationale, le plus grand nombre de groupes d’images similaires.

C’est assez logique : elles reproduisent souvent les mêmes œuvres, notamment lors de certaines grandes expositions internationales dont elles couvrent en même temps la critique.
 

Les journaux illustrés , au contraire, forment des groupes très nationaux.

Ici, ce ne sont pas des images similaires qui circulent, mais des copies exactes. Pour la France, les journaux illustrés du tournant du XXe siècle étaient souvent produits par une même imprimerie parisienne, qui les diffusait dans toute la France sous des titres locaux ou régionaux à chaque fois différents. Notre corpus n’en contient qu’un extrait, pour l’année 1900. On sait d’après le Journal de la société statistique de Paris que le lot pourrait être beaucoup plus gros : dès 1883 cet organe mentionne ainsi « 60 publications illustrées, qui sous des noms divers, sont imprimées et exploitées pour la publicité par une maison parisienne qui, moyennant une faible rémunération, les expédie aux journaux de province à titre de supplément illustré[1] ».


[1] Journal de la société statistique de Paris, « Variétés », tome 24 (1883), chap. 1, « La presse française », p. 164-165. URL : http://archive.numdam.org/article/JSFS_1883__24__164_0.djvu, cité par Elisa Grilli, Revues en réseaux et Renaissance. (Grande-Bretagne, France, Italie, Espagne et Catalogne, 1890-1909), thèse de doctorat non publiée, université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines, 2022, p. 53.