Iconophobie des iconodules

Béatrice Joyeux-Prunel

Reconnaissons-le :
des barrières disciplinaires et symboliques solides ont empêché les sciences humaines de se confronter au déluge des images.

Outre la traditionnelle méfiance des philosophes envers l’image, dès la gravure puis l’imprimerie, le rôle de la technique dans la production et la circulation des images a compliqué leur appréhension par les humanités. Avec l’imprimerie et la photographie, on put désormais reproduire des visuels à l’infini, ce qui ébranlait les certitudes de l’esthétique : l’idée qu’une œuvre originale faite de main humaine est plus forte et belle qu’une copie n’avait plus de sens ; l’apport de l’intelligence de l’artiste, la richesse de son point de vue et le prix de son talent ne semblaient plus faire la différence. 

Terrible passage au multiple...

Le problème de la reproduction des images pose celui de leur unicité et de leur signification. La construction de valeur artistique d’une œuvre, tout comme celle de sa valeur économique, a longtemps nécessité que l’œuvre soit un objet unique, incarnation d’une vision de l'artiste. Ce concept est menacé par la nature même de la photographie. Lorsque la multitude prend le dessus, l'unicité de l'œuvre d'art perd son identité ; l’image, à laquelle l’œuvre se réduit désormais, est dispersée dans l'océan des possibilités. Dans cette multitude, comment est-il possible de saisir la valeur intangible de l'œuvre de l'artiste ? Comment peut-on reconnaître l'excellence de la richesse visuelle d'une seule image, si un nouveau support peut créer et diffuser une richesse similaire en la reflétant simplement ?

Walter Benjamin décrivait de manière lumineuse ce phénomène dans les années 1930 : les œuvres d’art, en devenant reproductibles à l’infini, perdent leur aura[1]. Imaginons ce que pouvait vivre une Européenne à l’époque de Benjamin : plus besoin d’aller au Louvre pour voir la Joconde, puisqu’on la trouvait désormais dans les revues illustrées, en cartes postales ou en reproductions de mauvaise qualité. Le jour où l’on se rendait au Louvre, quel effet produisait la « vraie » Joconde ? Une marée humaine empêchait de la voir, l’éclairage laissait à désirer, la taille de l’œuvre n’avait rien d’imposant… Aujourd’hui encore, dans le bruit qui entoure ce chef d’œuvre, la démarche esthétique relève du défi. 

 

 

"On a retrouvé la "Joconde" à Florence". Excelsior : journal illustré quotidien : informations, littérature, sciences, arts, sports, théâtre, élégances, Paris, 13 décembre 1913.

Les spécialistes de l’image rejettent peut-être d’autant plus les images en déluge qu’ils croient dans la puissance de l’image individuelle. Mais cette iconophobie d'iconodules se fonde aussi sur des considérations politiques.

 

Usages politiques des images

L'ubiquité des images ne complique pas seulement notre compréhension des œuvres. Ce nouveau statut a également suscité de nouveaux usages de l’image, d'autant plus efficaces que la reproductiblité est possible à une vitesse inédite. L’image est en effet une arme puissante, surtout lorsqu’on peut la faire circuler en quantité. C’était déjà un enjeu des querelles iconoclastes sous l’empire byzantin[2]. Quand un acteur politique peut disposer d’images en grand nombre, il gagne une puissance de conviction dangereuse. La propagande nazie rendit le problème encore plus actuel. Walter Benjamin fut lui-même témoin de ce changement dans l'Allemagne des années 1930.

 

Images et industrie culturelle

C’est dans cette perspective que les philosophes dits de l’Ecole de Francfort, Theodor Adorno et Max Horkheimer, ont approfondi dans l’après-guerre leur critique de ce qu’ils appelaient « l’industrie culturelle[3] ». Ces deux cerveaux de la civilisation du livre étaient capables de correspondre en latin avec leurs étudiants. Fuyant le nazisme vers les États-Unis dans les années 1940, voici qu’ils se retrouvent à devoir enseigner devant des jeunes gens gavés de magazines illustrés, de bandes dessinées et de cinéma, prompts à parler avec assurance de choses qu’ils n’ont pas lues en profondeur. Adorno et Horkheimer retrouvaient ce qu’ils avaient fui, en plus sournois : les publicités mensongères, l’inculture généralisée, l’échec de l’esprit critique, la chasse aux sorcières, l’asthénie politique d’une nation. L’industrie culturelle devint vite pour eux l’Ennemi Numéro Un ; un danger pour la démocratie autant que pour la liberté individuelle et la vie intérieure. 

Cette position s’est approfondie dans les années 1960 dans les milieux intellectuels et artistiques européens ; et les sciences humaines vivent encore dans cet héritage. 

Le flux visuel de la presse et de la télévision a nourri la critique du système économique et médiatique contemporain par les artistes et écrivains situationnistes dès la fin des années 1950. Les Situs firent la guerre au capitalisme et à sa capacité à entretenir, avec l’image, un désir incessant mais sans objet. 

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En illustration : Résultats d'une recherche d'images d'appareil de capture photographique du tournant des années 1930, sur le corpus de revues illustrées du projet Visual Contagions (plateforme de recherche : https://visualcontagions.unige.ch/explore).

La méfiance envers les données et les images en trop grande quantité semble d’autant plus justifiée aujourd’hui.

Personne n’échappe à l’industrie culturelle: internet, réseaux sociaux, jeux vidéo... Des vitrines des kiosques à journaux aux bornes publicitaires de nos gares, de nos ordinateurs à nos tablettes et nos téléphones mobiles, le déluge des images et la société du spectacle sont devenue notre vie-même. Même à ce stade, alors que notre monde est subjugué par la multiplicité omniprésente des images, le besoin de comprendre quelle source visuelle unique mérite notre attention reste entier. L'étude des images se bat encore pour démêler ce qui se passe, et notamment pour séparer la sérialité, la matérialité et la paternité de l’image. Les NFT sont le dernier artifice inventé pour se libérer de ce monde explosif. Ils semblent résoudre le problème, en liant sans contradiction l’œuvre unique, son sens, son exclusivité esthétique et matérielle, et la sérialité potentiellement infinie. Grâce à la pure computation, une image numérique peut se voir associé un prétendu certificat d'authenticité. Belle tentative pour restaurer l'ancien paradis des collectionneurs.


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I. Face au déluge


[1] Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1939), traduit par Frédéric Joly, préface d'Antoine de Baecque, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 2017.

[2] Marie-José Mondzain, Image, Icône, Economie. Les sources byzantines de l'imaginaire contemporain, Paris, Le Seuil, 1996.

[3] Theodor W. Adorno, "L'industrie culturelle", Communications, Année 1964, 3, p. 12-18. https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2012_num_91_1_2667?q=adorno+industrie+culturelle