Partage-t-on ses blagues entre pays ?
L'humour en images, à l'échelle mondiale.

 

Béatrice Joyeux-Prunel & Nicola Carboni

"La gravure est de toute les langues..."

 

Lorsqu'est inauguré, en février 1864, le Journal illustré,  un hebdomadaire paraissant le dimanche, associé au groupe de presse du Petit Journal et vendu 10 centimes, Timothée Trimm, éditorialiste renommé du Petit Journal, présente le programme :

« vous aurez (…) la vue du monde entier, tous les édifices, toutes les végétations, tous les costumes des peuples de la terre (…) le panorama entier de l’univers ». Le tout, selon une certitude affirmée tambour battant: « La gravure est de toutes les langues (…). Elle représente, en chair et en os, de pied en cap, les héros de la narration (…). Elle est souveraine, absorbante, impérieuse ; et le texte, quel qu’il soit, ne doit être que son très humble subordonné »[1].

 

Le Journal illustré reprenait lui-même le modèle du Penny illustrated Paper paru depuis 1861 en Grande-Bretagne. Conçu pour concurrencer L'illustration, une revue vendue 75 centimes, il était vendu 10 centimes chaque dimanche, ce qui le rendait accessible aux classes moyennes.

Face au succès de l'entreprise, vingt ans plus tard le directeur du Petit Journal lance le Supplément illustré hebdomadaire, où l'illustration couleur vient faire la différence sur un marché des illustrés en pleine croissance. En 1890 le supplément illustré du Petit Journal finit par remplacer le Journal illustré.

Si l'idée que l'image s'impose quelles que soient les langues est ancienne - et très présente aussi dans la critique d'art de l'époque, à l'heure des Expositions internationales [2]-, elle ne se concrétise pas nécessairement dans tous les domaines. Notamment pour l'image de presse, et plus précisément pour l'image satirique.

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Au début du XXe siècle, les revues satiriques ont toutes leur page sur "l'humour étranger", et cette tradition n'a pas disparu aujourd'hui.

Entre la revue française Le Rire, ses équivalentes allemandes Fliegende Blätter, Lustige Blätter, certaines pages de Jugend, ou encore des revues anglaises Punch, Papitu à Barcelone, le Pasquino à Milan, La lente à Florence, ou des revues étasuniennes Puck et Judge, on voit se constituer un réseau de références où l'image joue un rôle central, lisible, compréhensible, vecteur d'informations efficaces sur l'actualité des autres pays.

Dans ces rubriques sur la presse satirique étrangère, chacun puise chez les autres des points de vue un peu distants sur l'actualité, qu'il s'agisse d'informations sur le pays concerné ou d'actualité internationale.

Cela signifie-t-il pour autant que les caricatures circulent vraiment à une échelle mondiale ?

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"L'humor extranger", Papitu, Barcelone, 3 juillet 1912, p. 430.

 

Il est en fait assez rare que ces rubriques partagent les mêmes caricatures.

 

La source, le pays et le contexte des scènes récupérées chez les autres sont explicités de manière plus ou moins claire - parfois pas du tout, comme l'illustre cette page de Papitu publiée à Barcelone le 3 juillet 1912; parfois beaucoup plus explicitement, avec cette suite de caricatures empruntées à l'hebdomadaire satirique turinois Pasquino. Les légendes des caricatures originelles sont en tout cas maintenues et traduites le plus souvent. En revanche, on soupçonne parfois certaines revues de composer leur rubrique étrangère à partir de la rubrique étrangère d'autres revues plus accessibles. Les chronologies de parution de certaines caricatures sont décalées (ci-dessous), et la qualité du dessin progressivement moins bonne.

 

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Le Rire, Nouvelle Série, Paris, N° 373 – 26 mars 1910. p. 11.

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"Revenez un autre jour, le lord n'est pas définitivement mort."

Le roi interpelle deux hommmes en vêtements civils prêts à emporter le corps du veillard dans un cercueil - le premier, à gauche, représente le Chancelier de l'Echiquier libéral, David Lloyd George, qui depuis 1909 tentait de faire voter un impôt sur les grandes fortunes, malgré l'opposition conservatrice.

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Jugend, n° 16, p. 377, Paris, 1910.

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Cette caricature représente le roi Edouard VII veillant sur un vieux Lord en fin de vie affalé dans un fauteuil.

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Papitu, Barcelone, année III, N° 71, 6 avril 1910, p. 222.

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Au printemps 1910, les institutions britanniques sont en pleine crise, à la suite du veto en novembre 1909 de la très conservatrice Chambre des Lords contre le projet de People's Budget. En janvier 1910, le roi convoque des élections anticipées, qui ne permettent pas de composer une chambre des Communes suffisamment unie pour régler la situation. La crise allait s'enliser jusqu'en 1911.

Il est probable que tirant parti des techniques récentes de transfert par photographie de l'illustration de presse[3], certaines caricatures aient elles-mêmes été le résultat de la reproduction de reproductions d'originaux de la presse étrangère.

 

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Défi de reproduction technique : A droite, une image de image de la reuve Jugend (Munich, Allemagne, 1899), à droite la même image trouvé dans Le rire : journal humoristique (Paris, France 1901). En cliquant sur chaque image, vous pouvez accéder à sa page d'origine. L'illustration a été empruntée à la revue Life. La différence de qualité entre les deux images est particulièrement révélatrice des défis techniques de la reproduction...

 

Les revues satiriques en général partagent assez peu de clusters d'images similaires. Les images de la presse humoristique traversent assez mal les frontières - ou pour qu'elles les traversent, il faut manifestement qu'elles traitent de crises assez graves pour susciter l'intérêt des pays étrangers.

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En illustration, le réseau des clusters d'images partagés par les revues humoristiques de notre corpus. Les couleurs des nœuds représentent le pays où la revue a été publiée. Le bleu représente l'Argentine, l'orange la France, le jaune l'Allemagne, le rouge l'Espagne et le violet le Royaume-Uni.

Le réseau révèle facilement la forte interconnexion entre les revues allemandes (en jaune), mais aussi le caractère international de certaines représentations (interconnexion entre la France, l'Argentine et l'Espagne).

 

Ce que partagent les périodiques, en revanche, c'est un style; celui du dessin satirique.

Nos algorithmes, lorsqu'on leur propose de chercher les images proches d'une caricature donnée, rapportent des dessins satiriques en noir et blanc, tirés d'un peu partout, sans qu'un thème particulier les rassemble. Ce sont des éléments visuels très génériques qui les rapprochent : le trait noir du dessin de presse, une ou deux surfaces complètement coloriées de noir, un fond gris, une multiplicité de personnages.

Toutes ces images sont en tout cas des dessins satiriques. La machine de s'y trompe guère.

 

Lorsque les caricatures sont en noir et blanc, l'algorithme regroupe un corpus mondial. Lorsqu'il s'agit d'illustrations en couleur, il rassemble des groupes beaucoup plus nationaux.

Les imprimés illustrés français forment un groupe particulièrement cohérent - selon les couleurs très caractéristiques des suppléments illustrés de la fin du XIXe siècle.

 

Faut-il voir dans ce regroupement un style national? Pas nécessairement. Ce corpus d'images aux couleurs proches semble plutôt sorti de la même imprimerie, celle qui à la fin du XIXe siècle fournissait à une soixantaine de journaux de province le même supplément illustré[4].

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Les Unes de plusieurs suppléments illustrés hebdomadaires, titrant le 22 avril 1900 sur l'inauguration de l'Exposition universelle de 1900. L’algorithme a réuni les titres suivants : Le Petit Dauphinois illustré (Grenoble, 22 avril), Le Petit Méridional (Montpellier, 22 avril), Le Télégramme d’Indre-et-Loire (Tours, 22 avril), L’Avenir du Cantal (Aurillac, 22 avril), La Semaine illustrée (Paris, 22 avril), le Supplément illustré du Moniteur des Côtes-du-Nord (Saint-Brieuc, 22 avril), le Journal de Dreux (Dreux) et L’Impartial de l’Est (Nancy). Seul L’Indépendant de Saint-Claude (Saint-Claude) semble publié en décalage des autres organes de presse (28 avril). La dernière image, en bas à droite, n’est pas identique aux autres (son score de similarité, 0,43, est bien moindre que celui des images précédentes, similaires entre elles).

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Au survol : suppléments illustrés divers, série « Histoire anecdotique de la guerre européenne » , vers 1915 (sans date – n°46, pour chacune des versions).

Les revues satiriques de notre corpus partagent aussi, au début du XXe siècle une tendance à diffuser et illustrer des idées reçues.

Leurs illustrations entretiennent souvent le nationalisme, le racisme et l'antisémitisme. Si nos algorithmes sont insuffisants pour réunir des groupes d'images qu'on pourrait mettre chacun sous une étiquette de ce type, les stéréotypes visuels sont pourtant nombreux - banquiers aux nez aquilins ou surallongés, bourgeois obèses, épouses plantureuses aux sourires stupides, Africains à moitié nus[5].

Quand on se moque, on déprécie l'autre.

Chacun à sa manière, même sans partager des motifs et des images spécifiques d'un pays à l'autre.

 

On ne partage pas beaucoup ses blagues, enfin, à l'échelle internationale, parce que l’humour n'est jamais seulement une histoire d'image. C'est aussi une question de langue, de mots, de culture.

 

Les images se comprennent dans un contexte de langage et de culture qu’on a un peu tendance à oublier. Preuve s’il en est, les caricatures du premier XXe siècle sont toujours accompagnées de textes qui les explicitent.

 

A l'époque d'explosion des illustrations dans la presse, les affiches, les livres, c'est une question qu'aborde, sans la formuler clairement, le philosophe Henri Bergson en 1900 dans la Revue de Paris[6] : cherchant à illustrer combien le comique est l'effet de l'automatisme - notamment celui du fonctionnaire appliquant de manière automatique des règles hors contexte, il se porte immédiatement vers un exemple tiré de la presse :

"Je cueille dans un journal, tout à fait au hasard, un exemple de ce genre de comique".. 

Et quelques lignes après avoir décrit la scène, Bergson d'en citer la légende :

"Il y a une dizaine d'années, un grand paquebot fit naufrage dans les environs de Dieppe. Quelques passagers se sauvaient à grand'peine dans une embarcation. Des douaniers, qui s'étaient bravement portés à leur secours, commencèrent par leur demander "s'ils n'avaient rien à déclarer"." (ici).

 


On a retenu du Rire de Bergson qu'il définissait surtout le comique par la raideur (plutôt que la laideur), le geste automatique et robotique tranchant avec l'attitude normale et habituelle d'un corps, d'un geste, d'une réplique. Mais Bergson posait, avant cette approche quasi visuelle du comique, une remarque essentielle :

"On ne goûterait pas le rire si l'on se sentait isolé. Il semble que le rire ait besoin d'un écho."

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Henri Bergson, "Le Rire", La Revue de Paris, janvier-février 1900, p. 514.

Rire, c'est une histoire de communauté.

 

"Le comique est inconscient". C'est "une espèce de geste social[6]".

Est-ce à dire qu'une machine ne pourra jamais repérer sur des corpus visuels les images susceptibles de faire rire ? Le comique est un effet mécanique, un automatisme ; mais il est assez clair que ni la mécanique ni l'automatisme ne permettront de le tracer visuellement.

 

 


Vers la suite :

Cet été, faites grossir vos seins et repousser vos cheveux...

Vers ce qui précède :

C'est les vacances : jouez avec nous !

Retour au chapitre :

Les surprises de la machine

 

Notes :

[1] Jean-François Tétu, « L’illustration de la presse au xixe siècle », Semen [Online], 25 | 2008, URL : http://journals.openedition.org/semen/8227 ; DOI : https://doi.org/10.4000/semen.8227. 

[2] Béatrice Joyeux-Prunel, "Nul n'est prophète en son pays"? L'internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, Musée d'Orsay/Nicolas Chaudun, 2009, chapitre 1, "La grâce divine du cosmopolitisme", p. 15-25.

[3] Thierry Gervais, L’illustration photographique. Naissance du spectacle de l’information (1843-1914), Thèse de Doctorat en Histoire, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2007.

[4]  Quelle imprimerie pouvait fournir un marché national aussi large ? Difficile de le déterminer, même en croisant les sources et les périodiques. Les pages de couverture mentionnent toujours l'"Administration" du supplément illustré, une adresse d'abonnement et un point de contact pour les annoncer; jamais l'imprimerie. On sait en tout cas, grâce au travail des bibliothécaires et des archivistes qui ont classé et numérisé les imprimés en question, que la plupart des suppléments illustrés étaient imprimés à Paris. Le Supplément illustré du Petit Méridional paraissant à Montpellier, par exemple, était imprimé dès les années 1880 par l'Imprimerie Tolmer et cie.

[5] Voir par exemple Alaistair B. Duncan et Anne Chamayou (dir.), Le rire européen, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2010, http://books.openedition.org/pupvd/3177. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pupvd.3177.

[6] Henri Bergson, "Le Rire", La Revue de Paris, janvier-février 1900, p. 520 et 521. Les articles de Bergson sur le Rire furent réunis en un livre, Le Rire, publié la même année chez Félix Alcan (consultable sur Gallica).