"Vous aurez beau fouiller tous les coins du monde..."

Béatrice Joyeux-Prunel

Quand la machine se moque de nous

Cette image est apparue un jour – lors d’une observation longue, pénible, cluster après clusters, de ce que la machine pouvait bien rapporter de son regroupement d’images similaires.

L'illustration, et la légende qui l'accompagne, nous sont apparues comme un flot, - dans un cluster énorme, répétitif, trop abondant pour passer inaperçu.

«Vous aurez beau fouiller tous les coins du monde... Vous pourrez chercher, étudier, investiguer, Jamais... »

Pour une équipe d'historiens qui travaillent sur la mondialisation, tomber sur un tel message est aussi drôle que douloureux.

Penché sur son globe avec sa loupe, ce personnage est un peu comme nous. S'il semble chercher partout, observe son globe et l’observe à nouveau, le message qui commente sa représentation est pourtant bien clair « Jamais vous ne trouverez… ».

Si encore l'image n'était apparue qu'une fois... Mais ce sont des centaines qui nous tombent dessus !

Or, depuis des mois, nous dépensons beaucoup d’énergie pour interpréter, regrouper, étudier, réinterroger, comprendre, compléter, analyser les résultats apportés par les algorithmes qui analysent nos corpus. Non seulement nous dépilons régulièrement des milliers de clusters d’images, que la machine crache à la suite les uns des autres, sans autre logique que le nombre de pays et de villes dans lesquels ils ont été publiés. Mais encore, tout reste alors à faire.

Une fois les clusters intéressants rassemblés, comment les analyser ? Sont-ils pertinent ? Il faut le vérifier. Que peut signifier la circulation des images qu’ils présentent ? il faut le visualiser. Et qu’est-ce qui circule lorsque cette image circule ?

Une idée ? un comportement ? un goût ? Qu’est-ce qui a enclenché la circulation de cette image – si ce peut être un phénomène homogène ?

Le doute est permanent.

Certaines images sont publicitaires. Certaines illustrent l'actualité. D'autres passent d'un type à l'autre, sans que la machine ne nous permette de le voir immédiatement. Pour les images d'art, par exemple, certaines circulent d’abord pour illustrer des comptes-rendus d’expositions ; puis pour illustrer des monographies d’artistes ; puis pour illustrer des publicités de marchands d’art. Bref, il nous faut "chercher, étudier, investiguer"...

Le travail déjà lourd des analyses algorithmiques en appelle assez vite un autre, tout aussi lourd : observer les images en contexte, ouvrir les pages des revues, s'informer sur ces revues, sur les passages illustrés de nos images; puis un autre encore : creuser davantage, à partir d’autres sources (archives, correspondances, sources imprimées), pour comprendre le phénomène qui fait qu’une image, un jour, a été fabriquée, imprimée, réimprimée, reprise et encore reprise.

«Jamais vous ne trouverez... ».

 

Alors oui, ce message nous est d’abord tombé dessus comme une tuile. Drôle de hasard, que l’algorithme de segmentation ait coupé cette publicité à ce niveau, surtout ! car la publicité est plus longue ; le texte plus verbeux – et plus explicite.

Cet encart est en fait une publicité pour les Etablissements Moderna, 10 rue Danton à Levallois-Perret, spécialisés en meubles et décoration d'intérieur. Un bazar.

Mais si le sens de cette image est  finalement clair, c'est comme un défi lancé par la machine qu'elle restera pour nous.

Est-ce une blague que la machine nous lancerait ? Un signe du destin ? Un hasard de la vie et de la recherche ? La petite pique moqueuse d’une intelligence artificielle plus intelligente que ce que nous pourrions penser ?

Les historiens (en tout cas notre équipe) ne croient pas à l’intelligence des algorithmes. Ce que nous retenons de cette image, c’est d’abord qu’on interprète beaucoup les choses – et les images et les textes avec elles – en fonction de ses attentes, de ses frustrations, de ses besoins.

Dans ce cas, la machine lance moins un défi qu'elle incite à se méfier de ses propres interprétations.

 

 Autre certitude : le travail ne sera jamais terminé. Après la première surprise, suivie d’un fou rire, on envoie l’image à toute l’équipe, on l'étudie, on s'en amuse; et l'on se remet au travail. C’est bien clair : on n’y arrivera jamais – mais c’est un dard pour chercher plus encore.